1/ Votre formation universitaire ou professionnelle vous a-t-elle préparé au maniement du droit comparé ? Si oui quel a été l’apport de cet enseignement dans votre travail de juge ?
Dans ma vie professionnelle, le droit comparé a progressivement pris sa place, au fur et à mesure que l’espace juridique européen se construisait. L’influence du droit communautaire s’est accrue. Le droit de la Convention européenne des droits de l’homme est apparu après que la France a ratifié la convention en 1974 puis adhéré en 1981 au droit de recours individuel. Ces deux sources européennes appelaient une connaissance de la manière dont elles étaient appliquées par les autres pays. Plus largement, il s’est avéré qu’un droit européen naissait de la conjugaison du droit de l’Union, du droit de la Convention et des différents droits nationaux, qui interagissent les uns sur les autres. Participer à la construction de ce droit européen appelait à s’intéresser non seulement au droit de l’Union et au droit de la Convention mais aussi au droit des autres pays.
C’est dans ce contexte que j’ai été conduit à pratiquer le droit comparé, au travers d’une approche pragmatique, sans formation particulière, même si à Sciences Po, le droit comparé était présent dans les enseignements que j’avais suivis, en particulier en droit constitutionnel.
2/ Les recherches en droit comparé sont-elles organisées sur le plan institutionnel au sein de la juridiction dans laquelle vous avez exercé ?
Le travail de membres du Conseil d’État est un travail individuel, qui demeure en grande partie de nature artisanale, sur le droit comparé comme sur les autres sujets. Dans un souci de meilleure efficacité, des équipes d’aide à la décision ont néanmoins été créées. Pour ce qui concerne le droit comparé, une cellule spécifique a été mise en place en 2008, au sein du Centre de recherches et de diffusion juridiques. Placée sous l’autorité des trois membres du Conseil d’État qui dirigent ce centre, elle comprend un agent recruté sur contrat ainsi que des assistants de justice et des stagiaires, qui sont de jeunes diplômés en fin d’études. Depuis l’origine, un de ces jeunes est un diplômé de l’université américaine de Cornell, qui assure à un de ses doctorants francophones un séjour de travail d’une année en France. L’équipe groupe des compétences linguistiques diversifiées, anglais, allemand et espagnol notamment. La cellule accomplit un travail de veille juridique en suivant les décisions des deux cours européennes et des principales cours constitutionnelles et cours suprêmes nationales. Elle accomplit des recherches à la demande des chambres de la section du contentieux comme des sections administratives du Conseil d’État.
3/ Lorsque vous avez eu recours au droit comparé, avez-vous suivi une méthode particulière ? Comment avez-vous procédé (avez-vous effectué les recherches vous-même et si oui, comment ? Ou avez-vous eu recours à une cellule dédiée, et dans ce cas, comment avez-vous traité les informations reçues) ?
Au départ, notamment lorsque j’étais commissaire du gouvernement, j’ai effectué mes recherches de droit comparé, comme mes autres recherches, et comme tous mes collègues, par des travaux individuels, au travers d’ouvrages, d’articles, de bases de données. Lorsque la cellule de droit comparé a été créée, j’étais président de la section du contentieux. Je l’ai alors sollicitée à de nombreuses reprises, en précisant autant que possible l’objet précis de mes interrogations. Les informations documentées apportées par la cellule m’ont été très souvent précieuses. De manière générale, les membres du Conseil d’État combinent ainsi les travaux individuels de recherches et le recours à la cellule.
4/ Quelles sont les sources que vous avez mobilisées pour mener à bien les recherches sur des droits étrangers (législation, jurisprudence, doctrine universitaire) ?
Les différentes sources se combinent naturellement. Toutefois la jurisprudence des cours européennes, des cours constitutionnelles et des cours suprêmes nationales occupe une place particulièrement importante et significative.
5/ Que vous apportent les échanges avec les juges ou les universitaires étrangers lors de rencontres officielles et/ou informelles ? Cela vous permet-il de mieux comprendre le droit et la culture étrangère, ou même votre propre droit ?
Ces rencontres sont à la fois diversifiées, nombreuses et essentielles. Des échanges bilatéraux sont régulièrement organisés entre les juridictions nationales. Le Conseil d’État français entretient des liens étroits avec, en particulier, ses homologues de Belgique, des Pays-Bas, d’Italie, de Grèce. Il a noué un partenariat très solide avec le Judicial Commmittee de la Chambre des lords puis avec la Cour suprême du Royaume-Uni qui lui a succédé en 2009. Il rencontre la Cour de Karlsruhe comme la Cour administrative fédérale allemande de Leipzig. Hors d’Europe, il échange avec les juridictions suprêmes de nombreux pays, du Liban à la Colombie, de la Tunisie à la Thaïlande, du Sénégal à Israël. Des associations internationales organisent des contacts multilatéraux, en particulier l’Association internationale des hautes juridictions administratives, qui compte parmi ses membres les juridictions de 86 pays et dont le siège est au Conseil d’État français, ainsi qu’au sein de l’Union européenne, l’association Aca-Europe, qui groupe les cours des pays de l’Union statuant en dernier ressort en matière administrative. Avec la Cour de justice et la Cour européenne des droits de l’homme, les échanges, facilités par des réseaux internet, sont constants. Le séminaire de rentrée lors duquel la Cour de Strasbourg réunit l’ensemble des juridictions suprêmes des pays du Conseil de l’Europe constitue chaque année un moment fort. Aux liens institutionnels s’ajoutent de nombreux contacts plus informels entre juges et universitaires. Ces échanges confèrent aux travaux juridiques une dimension davantage personnelle. Ils sont un élément déterminant de la compréhension réciproque. Pour reprendre l’expression de Mireille Delmas-Marty, ils conduisent « sur les chemins d’un jus commune universalisable ». Ils aident aussi à mieux comprendre son propre pays. « J’avoue que dans l’Amérique, j’ai vu plus que l’Amérique », écrivait déjà Tocqueville.
6/ Selon vous, est-il légitime, du point de vue démocratique, que le recours, par un juge, au droit comparé ou aux précédents étrangers puisse conduire à la production de nouvelles normes juridiques ?
La question du pouvoir normatif de la jurisprudence revêt une portée générale. Tout est en vérité question d’équilibre. Le juge ne peut se borner à être « la bouche de la loi » car celle-ci ne saurait avoir tout prévu. Son application appelle des interprétations et demande des appréciations. Mais les exigences démocratiques interdisent au juge de se substituer aux autres pouvoirs, législatif et exécutif, qui tirent leur légitimité du suffrage et ont leur propre marge de décision, de choix, d’impulsion. Il est vrai qu’avec la place croissante des droits fondamentaux, garantis par des contrôles de constitutionnalité et de conventionnalité, le rôle du juge tend à s’élargir. Il est toutefois des limites que, par une forme de « self restraint », il lui incombe de respecter.
Dans ce cadre, le recours par le juge au droit comparé, aux précédents étrangers trouve toute sa place puisque l’univers juridique est aujourd’hui gagné par la mondialisation et se trouve en quête d’harmonisation. Le droit s’écrit, se construit, s’applique au-delà des frontières. Un juge dont le regard se bornerait à son espace national ne remplirait pas complètement son office. Il lui appartient de connaître les évolutions étrangères et de les intégrer à son propre raisonnement, non comme des impératifs mais comme des sources de réflexion et d’inspiration. Sans méconnaître les particularités nationales, la convergence est à rechercher dès lors qu’il n’existe pas de raison de se différencier. L’unité n’est toutefois pas l’uniformité. De larges marges nationales d’appréciation sont à respecter. L’exercice se pratique de toute façon à l’intérieur de ce qui revient au juge. En toutes circonstances, celui-ci doit veiller à ne pas céder à une sorte d’« ubris » qui le conduirait à empiéter sur les autres pouvoirs et à compromettre ainsi les fondements de l’édifice démocratique.
7/ Pourriez-vous nous fournir des exemples d’affaires que vous avez eu jugées, dans lesquelles le recours au droit comparé s’est imposé comme une nécessité, et expliquer pourquoi ?
Le premier exemple que j’ai rencontré, alors comme commissaire du gouvernement, concernait la compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme de la loi française du 15 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse. La question s’est posée devant le Conseil d’État après la reconnaissance par l’arrêt Nicolo du 20 octobre 1989 de la pleine supériorité des traités sur les lois, même plus récentes. Pour bien éclairer le Conseil d’État, qui s’est prononcé par une décision du 21 décembre 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques, il était important de lui indiquer que la totalité des cours constitutionnelles et des cours suprêmes qui avaient eu à s’interroger sur la compatibilité de lois autorisant l’interruption volontaire de grossesse avec le droit à la vie avait répondu par l’affirmative, dès lors bien sûr que la loi apportait aussi un encadrement suffisant. Mes conclusions – et c’était pour moi une première – contiennent ainsi des développements de droit et de jurisprudence comparés. J’ai retrouvé à de nombreuses reprises par la suite ce besoin de droit comparé, par exemple, dans les années plus récentes, pour statuer sur la douloureuse affaire de fin de vie de Vincent Lambert ou pour apprécier la compatibilité avec les droits fondamentaux des mesures prises pour lutter contre le terrorisme. La crise sanitaire conduit aujourd’hui aussi à des analyses de droit comparé.
8/ À votre avis et selon votre expérience, existe-t-il une spécificité du droit public comparé par rapport au droit privé comparé ?
Je ne suis pas sûr qu’il existe une différence de nature entre droit public comparé et droit privé comparé. Mais peut-être parce qu’il porte par définition sur des questions d’intérêt général, sur des thèmes de large portée, qui se retrouvent dans les divers pays, le droit public recourt-il plus naturellement au droit comparé que le droit privé.
9/ Existe-t-il une branche du droit public se prêtant plus qu’une autre à la comparaison ou pour laquelle l’exigence de comparaison se pose avec une particulière acuité ? Si oui, pourriez-vous nous en donner une ou deux illustrations ?
Là aussi il me semble que la question est affaire de degré plus que de nature. L’ensemble du droit public est de plus en plus irrigué par le droit comparé. Mais le droit de la fonction publique ou celui de la commande publique sont moins concernés que des branches plus ouvertes sur le monde, comme le droit des libertés ou celui des grandes politiques publiques menées à l’échelle internationale. À l’intérieur du droit des libertés, des questions comme le séjour et l’éloignement des étrangers, l’extradition, le droit d’asile sont particulièrement marquées par le droit comparé. Parmi les grandes politiques publiques, la régulation de l’internet et des réseaux numériques, la protection de l’environnement, notamment la lutte contre le réchauffement climatique, ne se conçoivent qu’au niveau international et font dès lors un large appel au droit comparé.
10/ Quelle différence faites-vous entre l’application du droit comparé dans le cadre de l’exercice de votre fonction juridictionnelle et la réflexion autour du droit comparé dans les écrits de doctrine que vous avez pu rédiger ?
Il y a naturellement des liens et des interactions entre les deux. Toutefois les deux sphères sont bien distinctes. L’activité juridictionnelle est profondément collégiale. Si elle se nourrit de la réflexion de ceux qui y participent, elle est fondamentalement le fruit de débats, d’échanges, qui s’enrichissent des travaux individuels mais ne se confondent pas avec eux. En outre le juge donne de manière pragmatique la réponse qui lui paraît appropriée à une question déterminée qui lui est soumise. Il procède pas à pas à la construction de la jurisprudence. L’approche systématique de la doctrine l’éclaire mais, dans l’exercice quotidien de son office, il raisonne de manière empirique à partir des données de l’espèce, sans chercher à édifier à partir de chaque cas une théorie à vocation générale.
11/ La prise en compte du droit de l’Union européenne ou du droit de la Convention européenne des droits de l’homme lors de l’exercice de votre fonction juridictionnelle constitue-t-elle, pour vous, un exercice de comparaison ?
L’ordre juridique intégré de l’Union européenne a sa propre logique. À un moindre degré de précision, il en va de même de l’ordre juridique de la Convention. Ces deux ordres s’influencent en outre mutuellement. Leur prise en compte et l’analyse de leurs rapports relèvent de l’étude de systèmes plus que du droit comparé. Toutefois ces deux ordres européens se construisent à partir des ordres juridiques nationaux. Ils en élaborent une forme de synthèse tout en contribuant à leur évolution. Ce mouvement incessant d’incidences réciproques, de fertilisation croisée, de construction de réseaux interactifs confère à la dynamique européenne, de l’Union comme de la Convention, une forte dimension de droit comparé. Le droit de l’Union et le droit de la Convention appellent tous deux une approche comparative pour comprendre leur portée, mesurer leurs effets, définir leurs perspectives.