1/ Votre formation universitaire ou professionnelle vous a-t-elle préparé au maniement du droit comparé ? Si oui, quel a été l’apport de cet enseignement dans votre travail de juge ?
J’y étais assez bien préparé. Certes, il n’y avait pas de cours de droit comparé dans mes études en Allemagne, mais après avoir obtenu mon diplôme, j’ai étudié pendant un an à la faculté de droit et des sciences économiques à Paris et à la Harvard Law School aux États-Unis. Ensuite, j’ai commencé ma carrière professionnelle à l’Institut Max-Planck pour l’histoire européenne du droit à Francfort, où la recherche en droit comparé occupait déjà une place essentielle. Ensuite, en tant que juge constitutionnel à la Cour de Karlsruhe (1987-1999), le droit comparé m’a surtout servi à élargir mon horizon : j’ai pu mieux évaluer la contingence de mon propre droit et j’avais un réservoir d’alternatives ou d’arguments provenant d’ordres juridiques étrangers, auxquels je pouvais recourir. Je dois toutefois ajouter que, pendant cette période à la Cour constitutionnelle fédérale, seuls peu de juges avaient une expérience en droit étranger. Outre moi-même, il n’y avait qu’une seule collègue, Helga Seibert (juge de 1989 à 1998), qui avait étudié à l’étranger (aux États-Unis et en Italie) et qui avait travaillé quelque temps pour l’Union européenne à Bruxelles. La situation est différente aujourd’hui, et la Cour compte bien plus de juges ayant une expérience à l’étranger.
2/ Les recherches en droit comparé sont-elles organisées sur le plan institutionnel au sein de la juridiction dans laquelle vous exercez ou vous avez exercé ?
Non. L’utilisation de l’argument comparé dépend en grande partie du rapporteur. Les conditions à cet égard sont toutefois bonnes à Karlsruhe : la bibliothèque de la Cour constitutionnelle fédérale dispose en effet d’une importante littérature étrangère. Il arrive en outre que la Cour demande des expertises sur le droit étranger, par exemple aux instituts Max-Planck, ou qu’elle s’adresse à des experts en droit étranger lors de certaines audiences orales.
3/ Lorsque vous avez eu recours au droit comparé, avez-vous suivi une méthode particulière ? Comment avez-vous procédé (avez-vous effectué les recherches vous-même et si oui, comment ? Ou avez-vous eu recours à une cellule de droit comparé, et dans ce cas, comment avez-vous traité les informations reçues) ?
Les tribunaux ont affaire à des cas : le besoin d’informations sur le droit étranger n’apparaît donc qu’à l’occasion d’un cas à trancher. Je me suis dès lors moi-même informé sur le droit étranger au cas par cas. Le plus souvent, l’occasion était donnée par de nouveaux problèmes, pour lesquels il n’existait pas encore de précédent, et pour lesquels il était intéressant de s’informer sur les manières dont d’autres juridictions avaient pu traiter les questions posées. Pour ce faire, je me suis servi de mes propres ressources ou de la bibliothèque de la Cour ; l’aide de mes collaborateurs scientifiques était également importante lorsqu’il s’agissait de faire une étude plus complète sur le droit étranger. S’agissant de votre question sur la méthode, je crois qu’il n’existe pas de méthode spécifique pour l’utilisation de sources étrangères. J’hésite également à considérer la comparaison des constitutions comme une méthode d’interprétation, comme certains le font.
4/ Quelles sont les sources que vous avez mobilisées pour mener à bien des recherches sur des droits étrangers (législation, jurisprudence, doctrine universitaire…) ?
La plupart du temps, il s’agit de textes constitutionnels et de décisions de la Cour constitutionnelle, plus rarement de littérature scientifique d’un autre pays. On travaille toujours dans l’urgence ; il y a toujours de nombreux cas en suspens qui attendent d’être traités : c’est pourquoi on est contraint de faire une sélection, tant au niveau des pays que des sources. Il ne s’agit pas d’écrire un traité scientifique, mais de trancher un cas, et les informations comparatives sont intégrées, si elles sont utiles, dans le rapport (Votum) présenté par le rapporteur de la décision. Conformément au procédé allemand, ce rapport présente le cas, analyse les décisions des juridictions inférieures, évalue la littérature scientifique et – si le rapporteur le souhaite – les expériences étrangères. Le rapporteur élabore ensuite un avis (Gutachten) sur le cas et propose une décision. Mais celle-ci ne s’apparente pas à un projet de jugement ; il s’agit seulement de proposer la base de la délibération du tribunal. Ce n’est que sur la base de cette délibération et du vote s’ensuivant que le projet de jugement est rédigé, puis examiné une nouvelle fois, page par page. La décision finale est généralement plus courte que le rapport proposé par le rapporteur, et les ressources issues de la doctrine et des jurisprudences étrangères n’y sont pas nécessairement reprises. Si l’on ne trouve pas de références à des jugements étrangers dans une décision, cela ne signifie donc pas qu’ils n’ont pas joué un rôle dans la délibération.
5/ Que vous apportent les échanges avec les juges ou bien les universitaires étrangers lors de rencontres officielles et/ou informelles ? Est-ce que cela vous permet de mieux comprendre le droit et la culture étrangère ? Est-ce que cela vous éclaire sur votre propre droit ?
L’échange d’expériences avec des juges d’autres juridictions a toujours été particulièrement précieux pour moi. Lorsque l’on fait du droit constitutionnel comparé, il ne suffit pas de comparer les textes constitutionnels et les textes des différents arrêts auxquels on peut avoir à faire. Il faut aussi connaître le contexte dans lequel ils ont été élaborés et appliqués ; il faut connaître les pratiques informelles qui peuvent jouer un rôle dans la formation des jugements ; il faut connaître la place de la Cour dans le système politique et l’impact de ses décisions. Or, précisément, les livres et les textes ne suffisent pas pour appréhender l’ensemble de ces éléments : c’est quelque chose que l’on apprend aussi en échangeant entre collègues et pairs !
Ma période en tant que juge à Karlsruhe a coïncidé avec le « tournant » de 1989/90 (chute du mur de Berlin, Réunification). De nombreux anciens régimes socialistes, militaires, racistes ou autoritaires se sont alors dotés de nouvelles constitutions et ont établi de nouvelles cours constitutionnelles. Des délégations de ces cours n’ont pas manqué de venir à Karlsruhe. C’est ainsi, par exemple, que la Cour constitutionnelle sud-africaine s’est rendue à Karlsruhe immédiatement après sa mise en place par le président Mandela. La Cour constitutionnelle russe est venue pas moins de trois fois pour différents entretiens avec nous. De même, les contacts avec des cours constitutionnelles déjà établies se sont intensifiés.
Je peux en outre mentionner l’importance toute particulière qu’a joué pour moi le séminaire sur le constitutionnalisme global (Global Constitutionalism Seminar), organisé chaque année depuis 1996 par la Yale Law School. Il s’agit d’une rencontre réunissant 12 à 15 juges constitutionnels ou juges suprêmes de différents pays, lesquels discutent trois jours durant avec les professeurs de droit constitutionnel de la Law School. Or les discussions se font sur la base de droit comparé/étranger, que chaque participant reçoit avant la conférence. Cela a donné aux discussions un caractère très concret. Les actes publiés de ces séminaires sont un véritable trésor pour la comparaison constitutionnelle (ils sont désormais accessibles par voie électronique). S’agissant des participants français (du Conseil constitutionnel), Noëlle Lenoir a participé au début, puis Olivier Dutheillet de Lamothe. Aujourd’hui, Laurent Fabius vient à New Haven. Ces discussions ont énormément enrichi mes connaissances en droit comparé. Et, comme toujours pour l’apport du droit comparé, je connais aujourd’hui beaucoup mieux les spécificités de mon propre système juridique : elles n’apparaissent comme des particularités que lorsqu’on les compare à d’autres systèmes constitutionnels !
Plus encore, les contacts se sont poursuivis après les discussions. Il n’était pas rare de recevoir des appels de juges de nouveaux tribunaux confrontés à un problème et souhaitant savoir s’il existait déjà une jurisprudence en la matière en Allemagne. D’autres conséquences pourraient également être mentionnées : vous n’imaginez pas le nombre de fois où des juges de cours constitutionnelles plus récentes m’ont demandé d’écrire très précisément comment fonctionne le principe de proportionnalité !
6/ Selon vous, est-il légitime, du point de vue démocratique, que le recours au droit comparé ou bien aux précédents étrangers par les juges puisse conduire à la production de nouvelles normes ou bien à des interprétations jurisprudentielles très créatives du droit ?
Je n’ai aucune difficulté à prendre en compte les connaissances issues du droit constitutionnel comparé. Simplement, je ne les applique pas de la même manière que lorsqu’il s’agit d’appliquer la loi fondamentale allemande. En tant que juge allemand, je ne suis lié que par celle-ci (lorsqu’il s’agit de déterminer le sens d’une norme de droit allemand) et la connaissance du droit étranger peut simplement être utile dans certains cas. Il en va du droit comparé comme de la littérature scientifique. Elle m’inspire, mais ne me lie pas.
7/ Pourriez-vous nous fournir des exemples d’affaires que vous avez eu à juger, dans lesquelles le recours au droit comparé s’est imposé comme une nécessité, et expliquer pourquoi ?
Oui, il arrive bien sûr que l’application du droit allemand présuppose la connaissance du droit étranger. C’est plus rare en droit constitutionnel qu’en droit privé, mais pas impossible : cela arrive par exemple pour les extraditions (article 16, alinéa 2 de la loi fondamentale) qui ne peuvent être autorisées que si un traitement conforme à l’État de droit et à la dignité humaine est assuré à l’étranger. Seule la connaissance du droit étranger et de sa pratique d’application permet de déterminer si cette condition est remplie.
8/ À votre avis et sur la base de votre expérience, existe-t-il une spécificité du droit public comparé par rapport au droit privé comparé ?
Je ne vois pas de différences fondamentales entre le droit public comparé et le droit privé comparé ; mais je sais simplement que le droit privé comparé a une tradition plus ancienne.
9/ Au sein du droit public, existe-t-il une branche du droit qui se prête le mieux à la comparaison ou dans le cadre de laquelle l’exigence comparative se pose avec une particulière acuité ? Si oui, pourriez-nous en donner une ou deux illustrations.
Il existe une différence entre le droit constitutionnel et le droit ordinaire. Le premier n’est certes pas permanent, mais il est en grande partie bien plus vague et ouvert que ne l’est le droit légiféré. L’ensemble du catalogue des droits fondamentaux laisse presque toutes les questions importantes ouvertes, et il s’agit ensuite d’y répondre en appliquant les droits fondamentaux. La part d’éléments « volontaires » est donc ici bien plus importante que la part d’éléments « cognitifs ». En conséquence, la possibilité d’utiliser des expériences de comparaison des constitutions lors de l’interprétation est également plus importante.
10/ Quelle différence faites-vous entre l’application du droit comparé dans le cadre de l’exercice de votre fonction juridictionnelle et la réflexion autour du droit comparé dans les écrits de doctrine que vous avez pu rédiger dans ce domaine ?
En tant que juge, je ne suis tenu que par le droit national (et, dans la mesure où il est applicable en Allemagne, par le droit de l’Union et par la Convention européenne des droits de l’homme). Comme je l’indiquais plus haut, le droit comparé ne peut jamais être pour le juge qu’une aide à la connaissance du droit national. Du reste, lorsque j’agis en tant que juriste, lorsque je fais un travail de dogmatique juridique, c’est-à-dire que je cherche à interpréter et à appliquer correctement le droit national, il n’en va pas autrement. Et si, toujours en tant que juriste, je choisis de ne pas faire de dogmatique juridique, mais de faire une étude théorique, historique, sociologique ou politique, alors je ne suis pas lié par le droit national : ce qui compte dans ce cas, ce n’est pas la solution dogmatiquement correcte, mais la connaissance correcte.
Dans tous les cas, le droit comparé n’a de sens que si l’on ne s’arrête pas aux textes, mais que l’on prend en compte le contexte du droit étranger. C’est ce qui rend le droit comparé si difficile, mais aussi si attrayant.
11/ Est-ce que la prise en compte du droit de l’Union européenne ou du droit de la Convention européenne des droits de l’homme lors de l’exercice de votre fonction juridictionnelle constitue pour vous un exercice de comparaison ?
Pendant les années où j’étais juge à Karlsruhe, les questions de droit de l’Union et de CEDH ne jouaient pas encore de rôle important. En ce qui concerne le droit de l’Union, il y avait peut-être une fois tous les deux ans une affaire liée au droit européen. Aujourd’hui, de telles affaires arrivent tous les deux mois ! La situation était similaire avec la CEDH. Le droit allemand se caractérise en effet par un niveau très élevé en matière de protection des droits fondamentaux. Les conflits avec la CEDH ont ainsi longtemps été rares. Mais cela aussi a changé : la Cour de Strasbourg s’est affirmée et, à Karlsruhe, il n’est plus rare d’interpréter les droits fondamentaux de la loi fondamentale en cherchant à éviter les conflits avec les droits fondamentaux de la CEDH, tels qu’interprétés par la Cour de Strasbourg. Il reste cependant que, s’il y a un conflit qui ne peut être résolu, les droits fondamentaux de la loi fondamentale priment. Je peux rappeler que l’Allemagne, pays « dualiste » d’un point de vue du droit international, a ratifié la CEDH au rang de droit simple, c’est-à-dire inférieur à celui de la loi fondamentale. En ce qui concerne le droit de l’Union, la Cour constitutionnelle fédérale s’efforce également de trouver des solutions compatibles. Mais elle rencontre des limites, comme l’a récemment montré l’affaire du programme d’achat d’obligations de la Banque centrale européenne (arrêt du 5 mai 2020, largement commenté en Allemagne et à l’étranger !).