Le caractère chinois 法fa, que nous traduisons habituellement et rapidement en français par « droit », ou par « loi » lorsqu’il est l’abréviation de 法律falü, existe depuis probablement trois millénaires1 : il est profondément enraciné dans la civilisation chinoise et, associé à deux autres notions aussi fondamentales que traditionnelles - 情 qing et 理 li-, il forme le triptyque情-理-法 qing-li-fa (sens commun de valeurs humaines et sociales, principes célestes, lois pénales), quintessence de la culture juridique traditionnelle chinoise2. Mais au début du xxe siècle le caractère chinois 法fa va recouvrir de nouvelles significations, venues de l’étranger. Vers la fin de la dernière dynastie impériale qui tombe en 1911 et pendant la république de Chine (1911-1949), le pays entend s’ouvrir à la modernité : il va, notamment, chercher au Japon ce que les Occidentaux nomment droit. Des codes, des lois, des dictionnaires, des manuels venus de l’étranger, reçus au Japon, et traduits en kanjis – caractères sino-japonais – sont alors à leur tour traduits en chinois ; et le caractère chinois 法fa est choisi pour traduire la notion occidentale de droit3. Toutefois les ingérences du pouvoir politique en particulier, puis la guerre sino-japonaise (1937-1945) et la guerre civile, ne permettent pas une réception durable de ces législations étrangères.
En 1949, le Parti communiste chinois (ci-après PCC) dirigé par Mao Zedong l’emporte sur le Parti nationaliste de Chiang Kaishek et de nouveau le pays connait une rupture politique avec la fondation de la république populaire de Chine (ci-après RPC). Les quelques législations introduites par le régime précédent sont abrogées4 et la toute nouvelle République populaire se tourne résolument vers l’Union soviétique, y compris dans le domaine du droit, qu’il s’agisse d’institutions juridiques, de lois ou de l’enseignement du droit. La première constitution chinoise, adoptée en 1954, fait explicitement référence à la constitution soviétique de 19365.
Par deux fois donc, au début puis au milieu du xxe siècle, la Chine importe de l’étranger un droit dont elle ne dispose pas encore : un droit d’origine occidentale, en partie d’abord passé par le Japon, puis un droit soviétique. Ce sont des pans entiers de systèmes juridiques et judiciaires étrangers qui sont introduits dans le pays : ils ne marqueront pas la Chine de la même façon.
Les premiers emprunts de droits d’origine occidentale, essentiellement droits allemand et français, ne se posent pas sur une terre vierge : l’empire du Milieu avait sa propre tradition juridique que l’on peut récapituler sous le triptyque情-理-法 qing-li-fa comme souligné plus haut. La réception de règles et d’institutions juridiques et judiciaires étrangères est alors d’une certaine façon animée, informée (au sens philosophique du terme) par la tradition juridique chinoise. Ce phénomène est d’autant plus naturel qu’à cette époque le droit français en particulier s’est coupé de ses origines. Tributaire de l’évolution de la pensée philosophique, et de la grave crise intellectuelle des xviie-xviiie siècles, la notion de droit s’est émancipée de ses racines gréco-romaines. Et si des fils peuvent être tissés entre la tradition juridique chinoise et le droit romain, notamment autour des notions d’ordre, de justice et de concorde, tel n’est plus le cas avec les droits occidentaux du début du xxe siècle, marqués par la modernité6.
Il n’est donc pas juste à notre sens d’affirmer que la Chine aurait une tradition de droit continental pour la raison essentielle qu’elle a importé du droit occidental -français et allemand- au début du xxe siècle. La Chine avait et garde sa propre tradition juridique, même si celle-ci est largement réinterprétée aujourd’hui.
Ces premières importations de droits étrangers seront stoppées par l’emprise complète du PCC au milieu du xxe siècle et le rejet d’un droit bourgeois. Il demeure toutefois qu’elles ont été essentielles par leur apport de la terminologie juridique7.
En revanche, l’empreinte soviétique sur les institutions de la Chine et son droit demeure. Han Dayuan, le grand constitutionaliste contemporain que nous citerons longuement plus loin, le reconnait lorsqu’il écrit récemment : « La Chine doit non seulement siniser le marxisme, mais aussi siniser le droit constitutionnel ». Il ajoute : « Pour réfléchir à l’avenir de la constitution socialiste chinoise, il faut étudier le processus de traduction et de diffusion de la constitution soviétique en Chine, et lire divers documents chinois sur la constitution soviétique. 8 » Relevons par parenthèses qu’il s’agit bien là, aussi, de droit public comparé.
Un autre élément fondamental de continuité avec le droit et les institutions soviétiques doit être souligné. Depuis la victoire du PCC et la proclamation de la RPC le 1er octobre 1949, le Parti communiste est tout et l’État n’est rien ou presque rien. C’était vrai à l’époque de Mao Zedong, c’est encore vrai à l’ère Xi Jinping, peut-être dans une moindre mesure parce que – probablement pour des raisons de survie – le Parti a aujourd’hui le souci de ce qu’on pourrait appeler la « juridicisation » de ses politiques. Des institutions étatiques existent cependant ; le chapitre trois de la constitution de 1982 leur est entièrement consacré : il y a une Assemblée populaire nationale (ci-après APN), un président de la République, un Conseil des affaires de l’État (国务院 guowuyuan, aussi appelé gouvernement central), une Commission militaire centrale, des assemblées populaires locales et des gouvernements locaux, des organes d’administration autonome pour les régions autonomes, une commission de surveillance créée lors de la révision de la Constitution en 2018, et, enfin, dans la dernière section de ce chapitre, sont mentionnés les tribunaux et les parquets populaires. Mais ce sont aujourd’hui encore largement des institutions de façade ; il faut sans cesse le rappeler : l’État en RPC est un Parti-État9.
Le Parti communiste, et lui seul, tient les rênes du pouvoir, conduit, dirige, guide, gouverne le pays (治国 zhi guo). Il qualifie cela de leadership du PCC (中国共产党领导 Zhongguo gongchandang lingdao)10 et il le revendique clairement. Ce pouvoir, qui est une puissance d’orientation, de direction, de pilotage de la nation est posé dans les statuts du Parti11, et, depuis peu, également dans la Constitution de 1982. L’article 1er disposait : « Le régime socialiste est le régime fondamental de la RPC ». Lors de l’amendement de la Constitution en 2018, est ajoutée aussitôt après la précision suivante : « Le leadership du PCC est la caractéristique essentielle du socialisme aux caractéristiques chinoises. »12
Dans ce contexte, les normes effectives sont d’abord politiques. Certaines deviennent éventuellement juridiques après être passées par des canaux étatiques ; mais c’est bien toujours le Parti qui en a l’initiative, en maîtrise l’application et même la contrôle, parfois au travers du juge, du procureur, de la sécurité publique ou de la police. Nous reprenons volontiers le récent propos un peu cynique (ou réaliste ?) du professeur Steve Tsang13, spécialiste de la Chine contemporaine, à propos de l’enjeu de sécurité biologique et de la loi dans ce domaine adoptée en 2020, peu de temps après la découverte du covid-19 (nous évoquons cette loi longuement plus loin) : « Il est bien sûr positif que le gouvernement chinois estime devoir prendre un tel défi au sérieux [le défi de la sécurité biologique], mais l’adoption d’une loi dans un système léniniste n’entraîne généralement pas les changements escomptés ».14
Il n’empêche qu’un des derniers slogans officiels, sur la gouvernance du pays (par le PCC) en s’appuyant sur la loi ( 依法治国yi fa zhi guo) 15, met précisément la loi au centre de toutes les attentions. Est-ce parce que la loi peut être perçue comme dissociée du Parti, moins arbitraire ? Cette interprétation est d’autant plus plausible que la règle s’applique aussi pour le Parti est-il régulièrement rappelé : « le PCC exerce le pouvoir politique en s’appuyant sur la loi (以法执政 yi fa zhi zheng) » Aujourd’hui, même la gouvernance de la rue s’appuie sur la loi (依法治路yi fa zhi lu) ; le slogan est inscrit sur des pancartes bleues un peu partout dans les villes. Et, a fortiori, la mise en quarantaine d’une ville doit s’appuyer sur la loi (依法城锁yi fa cheng suo), comme si le recours à la loi était une garantie de légitimité, de protection des citoyens.
Soulignons ici un paradoxe. La loi est visiblement devenue le fondement officiel de toute décision, de tout programme, à tous les niveaux, dans toutes les sphères. Mais dans le même temps, les dirigeants du pays se désolent du peu d’application des lois. Le président Xi Jinping déplorait par exemple dans cette même Décision de 2014 (note 15) :
Il y a des lois mais on ne s’y conforme pas, il y a une application de la loi mais elle n’est pas rigoureuse, les violations de la loi ne font pas l’objet de poursuites : ces phénomènes sont relativement graves (有法不依、执法不严、违法不究现象比较严重, you fa bu yi, zhi fa bu yan, wei fa bu qiu xianxiang bijiao yanzhong). […] Il arrive que la loi soit sciemment violée, qu’un mot (ou la parole) remplace la loi, que le pouvoir écrase la loi, et que la loi soit détournée à des fins personnelles (知法犯法、以言代法、以权压法, 徇私枉法 zhi fa fan fa, yi yan dai fa, yi quan ya fa, xun si wang fa)16.
Et en 2021 encore, au lendemain de l’adoption du Code civil, présidant une étude du bureau politique du comité central du Parti sur la mise en œuvre effective de ce Code, le secrétaire général du Parti, Xi Jinping, regrettait la non efficience de la loi, et détaillait même ses limites ; il posait la question de savoir comment améliorer le plus vite possible le système de lois (法律体系 falu tixi) et proposait : « Pour renforcer la pertinence, l’applicabilité et l’opérabilité de l’activité normative (增强立法的针对性、适用性、可操作性), nous pouvons nous attaquer à de “gros morceaux”, mais aussi à des “petits rapides et agiles (malins, maniables, incisifs)” (可以搞一些‘大块头’,也要搞一些‘小快灵’ keyi gao yi xie « da kuai tou », ye yao gao yi xie « xiao kuai ling ») »17. Xi Jinping signifiait par-là la possibilité d’accélérer la procédure législative en simplifiant la forme de la loi18.
Soulignons aussi que le département de la propagande du PCC et le ministère de la Justice ont adopté récemment le huitième plan quinquennal (2021-2025) de vulgarisation du droit (« 八五 » 普法规划 « ba wu » pufa guihua) : c’est dire que la marche vers le respect habituel de la loi est encore longue.
Le citoyen chinois est naturellement méfiant par rapport à la loi, peut-être précisément parce qu’il y a une certaine confusion entre le Parti et la loi. Il y a, en tous cas, une confusion certaine entre le pouvoir politique et le pouvoir administratif, entre le Parti et la loi administrative. Il n’est alors pas surprenant d’observer que, si l’on considère l’ensemble des lois adoptées par l’APN (les lois fondamentales du pays) ou par le Comité permanent de l’APN (les autres lois), les lois administratives sont les plus nombreuses ; il y en a même trois fois plus que de lois civiles et commerciales. L’APN référence 131 lois administratives depuis septembre 1958, dont 128 depuis 1994 seulement19, alors qu’elle référence à peine 43 lois civiles et commerciales depuis 198520.
Parmi les lois administratives les plus récentes, on citera les lois sur l’éducation de juin 2022, sur le classement des soldats de l’armée populaire de libération en service de février 2022, sur la prévention et le contrôle de la pollution sonore de décembre 2021, sur le service militaire et les médecins d’août 2021, sur les sanctions administratives de janvier 2021, sur l’évaluation des incidences sur l’environnement de juillet 2016, sur les prisons d’octobre 2012. Une loi sur la sécurité biologique d’octobre 2020 retiendra notre attention plus loin.
Par cette longue introduction, nous voulions préciser le contexte historique, politique et juridique de notre réflexion, souligner combien l’État et ses institutions sont « guidées » par le Parti, et le juridique soumis au politique. Pour éviter de considérer le « droit » chinois à l’aune du droit français, nous mettrons le terme « droit » entre guillemets lorsqu’il s’agit du « droit » chinois. Il importait de souligner aussi la prépondérance du « droit » public dans le paysage juridique chinois.
Le droit public comparé (比较公法bijiao gongfa), en tant que discipline ou pratique, occupe une place nettement plus récente et moindre. Certains grands noms de la doctrine juridique chinoise s’intéressent en particulier au droit constitutionnel comparé, dans un but précis (1). Le Parti-État s’intéresse également à des notions de droit constitutionnel ou à des réglementations administratives étrangères, lorsqu’il y est contraint (2).
1. La doctrine juridique chinoise et le droit public comparé
Il existe un site national chinois de droit public comparé. Créé en 2003 sous un autre nom, il fonctionne sous sa forme actuelle depuis 2020 : http://calaw.cn21. Il y a deux versions, une en chinois, l’autre en anglais. La version en anglais n’est pas la traduction de la version en chinois : nettement plus courte, elle est limitée à une présentation générale. Nous nous référons à la version en chinois du site, avec parfois des extraits de la version en anglais. Quant aux articles que nous commentons plus loin, ils existent seulement dans leur version originale en chinois.
Le site est élaboré au sein de la prestigieuse et très politique université du peuple à Pékin (Renmin daxue). Dès les toutes premières lignes, il est présenté – seulement dans la version en chinois – comme concernant des « disciplines nationales essentielles », à savoir le droit administratif et constitutionnel. D’où son appellation officielle, en anglais : « calaw », pour « Constitutional and Administrative Law ». L’expression « disciplines nationales essentielles » nous paraît un peu exagérée : l’omniprésence du PCC et la confusion entre le politique et l’administratif ne leur laissent en réalité pas beaucoup de place.
La portée internationale du site est clairement recherchée et affichée. Il est écrit à la fin de cette brève présentation que le site voudrait devenir un forum pour la recherche et la pratique judiciaire en matière de droits constitutionnel et administratif en Chine, ainsi qu’un site académique spécialisé avec une grande influence en Chine et à l’étranger, reconnu par la communauté académique, afin de contribuer à la recherche en théorie du droit en Chine, et à l’établissement d’un pays socialiste conduit en s’appuyant sur la loi.
Le site est présenté en cinq onglets différents dont nous reprenons les titres dans la version en anglais : Public Law Scholars, Constitutional Law Study, Administrative Law Study, Law Reviews, Legal Essay. Sur la page d’accueil du site, parmi les noms d’auteurs qui figurent dans une première colonne, sous la rubrique intitulée staffs dans la version anglaise, nous retrouvons une personnalité déjà célèbre lorsque nous commencions en Chine nos propres recherches en droit constitutionnel chinois dans les années 2002-2004 22 : le professeur Xu Chongde, décédé en 2014. Plusieurs de ses articles concernent le droit constitutionnel comparé, et il nous parait pertinent de nous arrêter sur l’un d’entre eux, à propos du constitutionnalisme (1.1). Un autre très grand nom de la doctrine, contemporain, est cité : le professeur Han Dayuan, lui aussi constitutionnaliste et comparatiste. Nous nous pencherons sur un de ses articles, consacré aux droits de l’homme (1.2).
1.1. Le professeur Xu Chongde (许崇德) et le « constitutionnalisme » (宪政 xianzheng)
Le premier ouvrage de Xu Chongde sur le droit constitutionnel a été publié en 2003, par l’École du Parti communiste chinois. Le site référence aussi 242 articles ! Plusieurs sont mis en ligne sur le site lui-même, parmi lesquels « le constitutionnalisme et le choix inévitable du socialisme » paru en 2011 dans une collection intitulée Socialisme constitutionnel (宪政社会主义论丛 xianzheng shehuizhuyi luncong)23. Il y a de nombreux éléments de droit constitutionnel comparé dont nous allons tenter de rendre compte.
Une première remarque, d’ordre terminologique, nous parait essentielle. Le terme constitutionnalisme, objet même du propos de l’auteur, est la traduction habituelle en français du terme chinois 宪政 xianzheng : elle nous pose problème. Soulignons d’abord que deux autres expressions, 立宪主义 lixianzhuyi et 宪法主义 xianfazhuyi, sont toutes deux également traduites en français par constitutionnalisme, alors qu’elles sont différentes en chinois. Cela témoigne à notre sens d’une difficulté. Relevons aussi que les termes avec un suffixe en « isme » (léninisme, capitalisme, socialisme) sont rendus en chinois par 主义 zhuyi, ce qui est bien le cas des deux dernières expressions mais pas de 宪政 xianzheng. Enfin, si 立宪主义 lixianzhuyi et 宪法主义 xianfazhuyi ont un sens immédiatement compréhensible24, tel n’est pas le cas de 宪政 xianzheng. Il est plus complexe parce qu’il est une contraction en deux caractères d’une expression en cinq caractères 依宪法行政 yi xianfa xing zheng qui signifie administrer en s’appuyant sur la constitution : tel n’est pas le sens de la notion de constitutionnalisme. En outre, il s’agit d’une expression verbale et non pas nominale. Ces remarques linguistiques devraient suffire pour considérer que la traduction habituelle de 宪政 xianzheng par constitutionnalisme n’est pas la meilleure. Si, malgré tout, nous l’adoptons, nous entrons dans un dialogue de sourds : les traductions nous piègent parfois.
De fait, il nous parait inapproprié de parler de constitutionnalisme dans la Chine du xxe ou début xxie siècle, du moins pas dans le sens contemporain du terme25. Sans doute est-il possible d’utiliser cette expression pour qualifier le mouvement en faveur d’un régime de monarchie constitutionnelle vers la fin du xixe siècle (fin de la dynastie Qing), puis les débats qui continueront au début du xxe siècle. Mais depuis la fondation de la RPC en 1949, évoquer la question du constitutionnalisme en Chine, c’est la dissocier d’une conception libérale du droit public (selon la remarque du professeur Philippe Raynaud ci-dessous), étendre la notion à un contexte singulier et tendre nous semble-t-il vers une assimilation abusive. Le lecteur s’en rendra compte lui-même un peu plus loin.
Mais alors comment traduire l’expression 宪政 xianzheng, notamment lorsqu’elle est utilisée par Mao Zedong ? En réalité, nous n’avons pas le choix parce que 宪政 xianzheng est le terme chinois qui a été choisi pour traduire le terme anglais constitutionalism. Si constitutionalism est traduit par 宪政 xianzheng, alors il est difficile de traduire 宪政 xianzheng autrement que par constitutionalism, ce qui devient constitutionnalisme en français. Il importe toutefois de réaliser que, ce faisant, d’une part on assimile le constitutionalism anglais et le constitutionnalisme français, ce qui ne devrait pas aller de soi, et d’autre part on traduit une traduction.
Ayant averti le lecteur de la difficulté, et notre propos principal étant de considérer le droit public comparé en Chine, nous gardons le terme constitutionnalisme pour traduire 宪政 xianzheng mais nous le mettons entre guillemets.
Dans son article, le professeur Xu Chongde commence naturellement par faire référence à l’autorité suprême, Mao Zedong, et à la définition du « constitutionnalisme » donnée par ce dernier.
Dans sa publication de 1940, « Le “constitutionnalisme” de la nouvelle démocratie (新民主主义的宪政 xin minzhuzhuyi de xianzheng) », Mao Zedong a proposé une définition classique du « constitutionnalisme » : « Qu’est-ce que le “constitutionnalisme” ? C’est la politique de la démocratie (民主的政治 minzhu de zhengzhi) »26.
Le professeur Xu rappelle ensuite l’analyse marxiste faite par Mao Zedong qui distingue un « constitutionnalisme » capitaliste, socialiste, et un « constitutionnalisme » de la nouvelle démocratie ; Mao avait prédit : « dans le futur tout le monde pratiquera la démocratie socialiste (社会主义的民主 shehuizhuyi de minzhu) ».
Suit une analyse sémantique de l’expression 宪政 xianzheng. Le fait, explique-t-il, que dans 宪政 xianzheng le premier caractère soit 宪xian (premier caractère du terme constitution en chinois -宪法 xianfa-), « montre qu’il s’agit d’une politique qui fonctionne conformément aux dispositions de la constitution. Donc “constitutionnalisme” et constitution sont dans leur essence les deux faces d’une même réalité : la constitution est la prémisse et la base du “constitutionnalisme” et le “constitutionnalisme” est le fonctionnement et la mise en œuvre de la constitution ».
Faisant référence à des pays étrangers, le professeur en conclut : « Les pays occidentaux comme les États-Unis, la France, et l’Angleterre ont des constitutions capitalistes, donc le constitutionnalisme de ces États est un constitutionnalisme capitaliste. »
Xu Chongde se tourne alors vers la constitution de son pays :
La constitution de la RPC est une constitution socialiste, c’est l’expression unifiée de ce que prône le Parti et de la volonté du peuple ; en conséquence, notre « constitutionnalisme » est un « constitutionnalisme » socialiste, et notre socialisme est un socialisme constitutionnaliste, au sein duquel le peuple est vraiment le maître, sous la direction du Parti communiste.
Tout est dit.
Xu Chongde cite ensuite l’article 5 de la constitution, bien connu : « La République populaire de Chine pratique la conduite du pays (la gouvernance) en s’appuyant sur la loi, édifie un État socialiste gouverné en s’appuyant sur la loi. »27
L’auteur explique alors ce qu’il faut entendre par « conduire le pays en s’appuyant sur la loi » : « C’est exercer le pouvoir dans le cadre de la constitution et des lois, et ce que nous nous efforçons de mettre en place, c’est une politique avec le peuple comme maître, fondée sur la constitution. »28
Il reste à préciser ce que représente cette constitution. Xu Chongde rappelle la définition posée en 2003 lors de la troisième session plénière du 16e comité central du PCC29 :
La constitution de la République populaire de Chine est la loi fondamentale du pays, la règle générale pour gouverner et pacifier le pays, le fondement légal pour maintenir l’unité nationale, l’unité des différentes nationalités, le développement économique, le progrès social, la paix et la stabilité à long terme.
Il avait été ajouté à cette époque : « La pratique prouve que la constitution actuelle est une bonne constitution qui correspond aux conditions du pays ». Cet argument fondé sur les conditions, les circonstances ou sur la situation propre à la Chine est régulièrement mobilisé pour justifier les choix particuliers des autorités.
C’est dans les paragraphes suivants qu’il est question de comparaisons avec l’Occident, et dans un but précis : montrer qu’il n’est pas nécessaire pour la Chine de s’occidentaliser parce que ce qui existe ailleurs, et paraît aujourd’hui incontournable, existe déjà dans le pays, depuis bien longtemps.
Utiliser le terme « constitutionnalisme » ne signifie pas que nous devons adopter le système politique de l’Occident. […] Notre « constitutionnalisme » relève bien sûr du socialisme. Les Chinois parlent de « constitutionnalisme » depuis des centaines d’années, et le socialisme chinois se développe, les voies de la réforme et de l’ouverture s’élargissent, et on ne voit pas que parler de « constitutionnalisme » nuise au développement vigoureux du socialisme.
Il est intéressant de noter que Xu Chongde parle bien du terme « constitutionnalisme », c’est à dire 宪政 xianzheng, et non pas ici de la notion occidentale.
Allant encore plus loin, et dans une démarche identique à celle du professeur Han Dayuan à propos des droits de l’homme, que nous évoquons plus loin, Xu affirme :
Si nous considérons l’histoire de la Chine, le « constitutionnalisme » n’est pas un produit étranger, mais il est proprement chinois. Il est mentionné dès la période des Printemps et Automnes et des Royaumes combattants [viiie-iiie siècles avant notre ère], dans le Livre des Shang […] puis dans le Livre des Tang […]. Il existe beaucoup de registres de ce type en Chine, qui remontent à une époque bien antérieure à la montée du constitutionnalisme (立宪主义 lixian zhuyi) en Occident. Ce n’est qu’à la fin de la dynastie Qing que les Chinois ont abordé le régime constitutionnaliste occidental (西方立宪制度xifang lixian zhidu) ; comme ils n’avaient pas de nom pour ce système, ils ont utilisé l’appellation que l’on trouve dans les anciens livres chinois et l’ont désigné sous le nom de « 宪政 xianzheng, constitutionnalisme ».
Le célèbre professeur continue sa démonstration et, pour nous convaincre de l’origine chinoise de la notion de « constitutionnalisme », va jusqu’à utiliser un argument linguistique :
Il est superflu de préciser que si cette terminologie occidentale était arrivée en Chine, elle aurait fait l’objet d’une équivalence chinois/anglais en vis-à-vis. Par exemple, 民主, democracy en anglais ; 自由, feedom [sic] en anglais ; 平等, equality en anglais, etc., permettant de voir au premier coup d’œil qu’il s’agit de termes importés. Mais pour 宪政 xianzheng, comme il s’agit d’un terme né en Chine, il n’existe pas d’équivalent exact tout prêt en anglais. […]
Cette dernière remarque confirme aussi notre propos : la traduction de 宪政 xianzheng en anglais par constitutionalism n’est pas la meilleure. Nous ne pensons pas que le professeur Xu lisait couramment l’anglais, et s’il avait accès aux notions occidentales de démocratie, liberté, égalité, ou constitutionnalisme, c’est par le truchement de traductions en chinois ; tel était le cas à l’époque pour beaucoup d’intellectuels, ce qui explique aussi des équivalences chinois/anglais parfois rapides et gêne une juste compréhension tant du système occidental que du système chinois.
Il n’est pas nécessaire pour notre propos de continuer la lecture de l’article de Xu Chongde. Nous voulions seulement montrer que l’objectif de la comparaison est bien de se démarquer d’un modèle occidental. Il y a là une récupération politique : ce qui au fil de l’histoire est perçu en Chine comme inévitable est forcément chinois.
Dix ans plus tard, la même rhétorique est utilisée par le professeur Han Dayuan à propos des droits de l’homme.
1.2. Le professeur Han Dayuan (韩大元) et les droits de l’homme
Le site universitaire http://calaw.cn rappelle tous les titres du professeur Han Dayuan. Né en 1960, il a été doyen de la faculté de droit de l’université Renmin et membre de nombreux cercles académiques mais aussi gouvernementaux30. Directeur de l’Institut du droit d’« un pays et deux systèmes » à la faculté de droit de Renmin, il est considéré comme un expert de la récente loi sur la sécurité nationale de Hong Kong31. C’est donc un grand juriste, bien en phase avec le Parti-État d’aujourd’hui.
Une de ses premières études porte sur les « constitutionnalismes asiatiques ». Publiée en 1996 par les presses de l’université de la sécurité publique populaire de Chine – relais du Parti –, elle a fait l’objet d’une deuxième édition en 2008, toujours aux mêmes presses32. Il s’agit bien de droit public comparé et plus précisément de droit constitutionnel comparé, déjà en 1996 et encore en 2008. Dès 2003, Han Dayuan publie même un manuel au titre clair : Droit constitutionnel comparé. Une deuxième édition est publiée en 2008 et une troisième en 202133.
Le professeur Han Dayuan s’est aussi longuement intéressé aux droits de l’homme34. En septembre 2021, il publie dans la revue Droits de l’homme (人权 renquan) un article sur lequel nous nous arrêtons : « Le discours sur les droits de l’homme et son évolution dans les premières années du parti communiste chinois : 1921-1927 »35. Le titre laisse songeur. Rappelons que 1921 marque la naissance du PCC à Shanghai ; la RPC a fêté en 2021 le centenaire de la fondation du PCC. Cet article est disponible en ligne sur le site calaw.cn. Il nous semble pertinent et intéressant d’en relever quelques passages qui montrent, comme les travaux du professeur Xu Chongde, que le droit constitutionnel comparé est d’actualité en Chine, mais parfois manié dans le seul but de justifier le Parti. La démarche est la suivante : une notion d’origine occidentale, en l’occurrence celle des droits de l’homme est, dans un premier temps, traduite en chinois à la lettre : 人权 renquan ; après quelques décennies, elle devient un nouveau terme chinois qui reste néanmoins marqué par son origine étrangère. Enfin, elle est insérée par la doctrine juridique, les historiens ou le Parti dans un contexte historique national plus ou moins lointain, montrant ainsi combien elle est depuis longtemps une réalité importante en Chine, étant entendu que l’histoire du pays se confond avec celle du Parti. L’auteur affirme alors dans son résumé : « On peut dire que les cent ans d’histoire du PCC sont aussi les cent ans d’histoire d’investigations, de luttes pour les droits de l’homme et de pratique des droits de l’homme par le peuple chinois ».
Dans ses sources, le professeur Han cite ses études de 2012 et 201836, fait référence à des discours du président Xi Jinping37, à quelques textes de Mao Zedong, aux œuvres des principaux intellectuels du début du communisme chinois ainsi qu’à des documents du Parti. Il n’y a aucune source étrangère, et pourtant il s’agit bien, au départ, de la notion occidentale de droits de l’homme. L’auteur le reconnait lui-même : « Il est généralement admis dans les milieux académiques que les droits de l’homme ne sont pas un concept originaire de la Chine, mais un produit importé (舶来品 bolaipin, au sens littéral produit importé par bateau) du Japon ».
Le constitutionnaliste relate ensuite le rôle important joué par Kang Youwei (1858-1927), un intellectuel réformateur dont Han Dayuan dit qu’il « a été le premier intellectuel chinois à introduire en Chine la terminologie des droits de l’homme en kanji japonais », ce qui permet d’affirmer :
On peut dire que le terme « droits de l’homme (人权 ren quan) » est apparu en Chine il y a déjà plus de cent ans et qu’il est devenu l’un des vocables les plus influents dans l’évolution de la société chinoise, soutenant un siècle de changements et de progrès sociaux.
Han Dayuan enchaîne alors sur la belle appropriation par le Parti communiste de la notion des droits de l’homme :
Depuis sa naissance, le Parti communiste chinois a brandi haut la bannière des droits de l’homme et a fait de ses efforts, de l’instauration et de la protection des droits de l’homme, le but de sa lutte, enrichissant sans cesse le contenu et la réalisation des droits de l’homme.
Puis il cite longuement le secrétaire général du PCC, Xi Jinping, dans une allocution de 2015 à l’occasion du Forum de Pékin sur les droits de l’homme :
Le PCC et le gouvernement chinois ont toujours respecté et protégé les droits de l’homme. Depuis longtemps, la Chine s’efforce de combiner le principe d’universalité des droits de l’homme avec la réalité chinoise, en promouvant continuellement le développement économique et social, en améliorant le bien-être de la population, en promouvant la justice sociale, en renforçant la protection juridique des droits de l’homme, en s’efforçant de promouvoir le développement complet et coordonné des droits économiques, sociaux et culturels ainsi que des droits civils et politiques, en élevant de manière significative le niveau de protection du droit à la vie et au développement du peuple, avançant sur une voie de développement des droits de l’homme adaptée aux conditions de la Chine.
Bref, Han Dayuan l’affirme :
Dès les premiers jours de la fondation du Parti, les droits de l’homme deviennent l’objectif du Parti communiste chinois et font partie de son ADN. On peut dire que l’histoire centenaire du PCC est l’histoire d’investigations, de pratique et de luttes pour les droits de l’homme en Chine.
Ici encore, tout est dit. Un peu plus loin, le professeur qualifie même les droits de l’homme de « gène rouge (红色基因 hongsi jiyin) » et de « valeur intrinsèque (内在的价值ney zai de jiazhi) » des communistes chinois.
Il commente également plusieurs propos de Mao Zedong sur la notion d’homme, en 1919, et souligne :
Dans la Revue Xiangjiang, qui a été publiée pour la première fois cette année-là [1919], Mao a donné son point de vue sur la renaissance et l’émancipation de la pensée, comme par exemple « Comment l’humanité vit-elle ? », ainsi que sur la liberté de religion et la question du pouvoir et de la liberté. L’attention portée tôt par Mao aux questions relatives aux droits de l’homme a été très large et a été comprise sous l’angle de la capacité de l’individu libre à se déterminer et de la dimension sociale de l’être humain (社会属性 shehui shuxing). Bien qu’il n’ait pas employé littéralement le terme « droits de l’homme », néanmoins le cœur de sa philosophie est pleine d’attention portée à la valeur de l’homme et à l’humanité.
Le professeur Han fait ensuite un détour par une période nettement plus récente et remarque :
Soixante-dix ans plus tard, en 1991, le gouvernement chinois a publié un « livre blanc sur la situation des droits de l’homme en Chine », soulignant que « le droit à la vie est le premier droit de l’homme du peuple chinois », plaçant le droit à la vie au sommet du système chinois des droits de l’homme. Des premiers propos théoriques de Mao Zedong sur la question des droits de l’homme au Livre blanc sur les droits de l’homme publié par le gouvernement chinois, cela reflète la conception et la ligne de pensée du Parti communiste chinois sur les droits de l’homme. En fait, la vision des droits de l’homme du PCC a évolué parallèlement aux changements de la constitution moderne. La pratique et la réflexion théorique du PCC sur les droits de l’homme ont sans aucun doute contribué, de manière enrichissante, à diversifier la conception des droits de l’homme dans le monde et ont gardé vivante la mémoire que la Chine a de sa propre histoire.
Le propos est clair : la notion universelle de droits de l’homme n’a rien apporté à la Chine déjà familière de la notion, grâce au Parti communiste, en revanche l’apport du Parti au monde – et à la Chine – est riche.
Que dire après cette longue démonstration fondée sur des affirmations posées comme des évidences ? Peut-être suffit-il de souligner que la notion de droits de l’homme a été insérée dans la constitution de la RPC en 2004 seulement, et d’une façon générale et laconique : « L’État respecte et garantit les droits de l’homme » (article 33, alinéa 3).
Nous nous sommes intéressés aux propos de deux juristes célèbres, représentatifs de la doctrine juridique (autorisée) en Chine populaire. Universitaires et membres de nombreux cercles académiques et politiques, ils sont chargés, aussi, de la bonne formation des étudiants et de tous dans le domaine du droit : ce sont des relais précieux du Parti.
2. Le Parti-État chinois et le droit public comparé
Il y a en Chine, quoiqu’il puisse paraître vu de l’extérieur et dans la limite d’un périmètre à la fois mouvant et strict, de grands débats. De nombreux intellectuels, et en particulier des juristes, se sont interrogés par exemple sur les notions de séparation des pouvoirs et d’indépendance judiciaire, jusqu’à ce que le Parti-État soit acculé à s’emparer lui-même du sujet. Le but est alors de justifier et défendre l’ordre politique et social instauré, et s’il y a comparaison avec des institutions ou notions occidentales, c’est pour les critiquer et les rejeter (2.1). Mais il arrive aussi que le Parti-État doive initier une nouvelle réglementation juridique, qu’il en ait besoin pour éventuellement compléter son corpus législatif, ou par nécessité, d’affichage vis-à-vis de l’extérieur. Il a alors recours à la comparaison avec des lois étrangères ; mais c’est toujours dans des domaines techniques, qui ne risquent pas de remettre en cause le système politique national (2.2).
2.1. Le rejet absolu de notions occidentales, notamment celles de séparation des pouvoirs et d’indépendance de la justice
Rappelons d’abord que la Chine n’a pas adopté le principe de séparation des pouvoirs. « Tout le pouvoir en République Populaire de Chine appartient au peuple » est-il précisé au tout début de la Constitution de 1982, dès l’article 2 qui poursuit : « Les organes par lesquels le peuple exerce le pouvoir d’État sont l’Assemblée Populaire Nationale et les assemblées populaires locales aux différents échelons ». C’est pourquoi la Chine qualifie son régime de régime d’assemblées populaires (人民代表大会制度 renmin daibiao dahui zhidu).
L’APN est donc officiellement « l’organe suprême du pouvoir d’État » (art. 57 de la Constitution). Tous les autres organes étatiques leur sont subordonnés, y compris les organes du pouvoir judiciaire dont nous parlerons plus loin. Le Conseil des affaires de l’État (国务院 guowuyuan, gouvernement populaire central), est officiellement « l’organe suprême du pouvoir administratif » (art. 85 de la Constitution) et l’organe exécutif de l’organe suprême du pouvoir d’État, c’est-à-dire de l’APN.
L’APN élit le président et les vice-présidents de la République, le Premier ministre, le vice-premier ministre, le président de la Commission militaire centrale, le responsable du Comité de surveillance (la nouvelle institution introduite dans la constitution en 2018), ainsi que les présidents de la Cour populaire suprême et du Parquet populaire suprême. Elle est en outre chargée de l’adoption des lois fondamentales.
Il n’est donc pas question de séparation des pouvoirs, ni entre l’APN et le Conseil des affaires de l’État (gouvernement populaire central), ni entre l’APN et le pouvoir judiciaire. Et ainsi que nous l’avons souligné plus haut, au-dessus de ces organes, le PCC gouverne le pays. Le secrétaire général du PCC, Xi Jinping, a souvent l’occasion d’« interpréter pour notre époque » – selon l’expression chinoise – le sens d’un régime d’assemblées populaires. Il rappelle par exemple en 2015, à l’occasion des soixante ans de l’APN : « Un régime d’assemblées populaires, c’est un régime organisé fondamentalement comme un tout unifiant le leadership du Parti, la souveraineté du peuple (ou le peuple comme maître du pays) et la conduite du pays en s’appuyant sur la loi »38. Il ne fait que reprendre, en des termes identiques, le leitmotiv qui figure au début des statuts du PCC, dans le programme général : « le Parti communiste chinois maintient un tout unifiant le leadership du Parti, la souveraineté du peuple et la conduite du pays en s’appuyant sur la loi »39.
Il y a un lien particulier entre l’APN dans sa fonction législative et la Cour populaire suprême (ci-après CPS). Cette dernière peut adopter des « interprétations judiciaires (词法解释 sifa jieshi) » qui, visant plus ou moins formellement un article d’une loi existante qu’il faudrait « interpréter », sont en réalité de nouvelles dispositions législatives ad hoc, qui ont force de loi40. Cette procédure permet finalement de court-circuiter l’APN, en particulier lorsqu’il faut agir vite : si l’adoption d’une loi prend du temps et doit respecter un certain formalisme, l’« interprétation judiciaire » est rendue rapidement. Quoiqu’il en soit de la légitimité de ces « interprétations judiciaires » adoptées par des juges, il n’est pas possible de séparer la loi de son « interprétation judiciaire » ; ainsi par exemple, le 15 mars 2021, le comité de jugement de la CPS dispose, dans une « interprétation judiciaire » sur l’application du Code civil (entré en vigueur le 1er janvier 2021) par les tribunaux, que le juge doit maitriser de façon précise les anciennes et les nouvelles lois ainsi que les « interprétations judiciaires » correspondantes41. L’autorité suprême du pouvoir judiciaire, la CPS, peut donc aussi « faire la loi », et même d’une certaine façon primer sur l’APN lorsqu’elle adopte des « interprétations judiciaires » de la loi. On peut également considérer que la CPS « coiffe » l’APN lorsque, appliquant les politiques du PCC, elle met en place des plans quinquennaux sur la réforme des tribunaux judiciaires, faisant ainsi finalement œuvre de législateur.
La CPS est à son tour supervisée et contrôlée par l’APN et son comité permanent devant lesquels elle est responsable42. Il en est de même pour le Parquet populaire suprême (article 138)43. Dans ces conditions, il ne peut y avoir d’indépendance judiciaire, ni sur le papier, ni dans les faits.
En outre, le juge fait l’objet d’un contrôle et politique et hiérarchique, ce qui limite encore davantage son action. En effet, la commission politico-judiciaire du Parti supervise l’activité de la Cour populaire suprême et du Parquet populaire suprême (ainsi que du ministère de la Justice, du ministère de la Sécurité publique, du ministère de la Sécurité d’État). Au niveau local, tribunaux et parquets sont contrôlés par les commissions politico-judiciaires du Parti aux échelons correspondants44.
Néanmoins, la notion de séparation des pouvoirs telle que pratiquée en Occident et celle, liée, d’indépendance judiciaire ont été l’objet de nombreux débats en Chine. Le 14 janvier 2017, Zhou Qiang (周强), à la fois président de la CPS et secrétaire de la cellule du Parti de la Cour, tente d’y mettre fin. Il déclare :
Nous devons résister résolument à l’influence des idées occidentales fausses, telles que la démocratie constitutionnelle (宪政民主 xianzheng minzhu), la séparation des pouvoirs (三权分立 sanquan fenli) et l’indépendance du pouvoir judiciaire (司法独立 sifa duli). […]
Zhou Qiang considère ces idées comme des « erreurs de l’Occident », des « pièges ». Les réactions à cette déclaration sont vives ; elles soulignent, à juste titre, que « sans indépendance de la justice, il n’y a pas de justice »45. Le président de la CPS est alors contraint de rappeler :
L’organe suprême du pouvoir en Chine est l’Assemblée populaire nationale, et l’article 3§3 de la constitution dispose que les organes de l’administration de l’État, les organes judiciaires et les organes du ministère public sont tous créés par l’Assemblée populaire nationale, devant laquelle ils sont responsables et par laquelle ils sont supervisés.
[…]
Dans le cadre constitutionnel existant, les pouvoirs exécutif et judiciaire ne peuvent être indépendants par rapport aux assemblées populaires. Et il n’est pas possible que les pouvoirs exécutif et judiciaire soient au même niveau et de même rang que le pouvoir des assemblées populaires.
Zhou Qiang en vient alors à évoquer le pouvoir judiciaire aux États-Unis, et il souligne la position centrale et supérieure de la Cour suprême américaine, pour réaffirmer qu’en Chine il ne peut en être de même puisque la Constitution établit que les organes du pouvoir judiciaire doivent être en dessous des assemblées populaires (司法机关地位必须在人民代表大会之下 sifa jiguan diwei bixu zai renmin daibiao dahui zhi xia).
Il y a donc bien comparaison, mais ordonnée à la conclusion que ces idées occidentales à propos du système judiciaire sont des erreurs, qu’il n’est pas possible de les importer ou de se laisser influencer par elles, à aucun prix : ce serait saper le système politique chinois.
Est-il néanmoins possible pour le juge de prendre en compte une législation ou une jurisprudence étrangère ? On aurait pu le penser à un certain moment. L’action du juge est en effet régulièrement cadrée par des réglementations d’origines diverses. En 2009 par exemple, le comité de jugement de la CPS en adopte une qui a l’autorité d’une « interprétation judiciaire ». Il est précisé dès le premier article quel doit être le fondement des jugements judiciaires, et comment il doit lui être fait explicitement et précisément référence : « Les jugements rendus par les tribunaux populaires doivent citer les documents juridiques normatifs, notamment les lois et les règlements, comme fondements du jugement. »
Et la Cour spécifie qu’il faut indiquer « le titre de la loi, le numéro de l’article, et s’il est nécessaire de citer un article précis, alors il faut citer tout l’article46 ». Il n’y a donc a priori pas de place pour une source étrangère.
Mais en 2018, un avis directeur de la CPS élargit considérablement le champ des fondements possibles d’un jugement judiciaire et évoque même la possibilité d’une méthode comparative d’interprétation :
En dehors des lois, règlements et interprétations judiciaires, pour renforcer la légitimité et l’acceptabilité de ses conclusions, le juge peut fonder sa décision sur : les cas directeurs (指导性案例zhidaoxing anli) publiés par la Cour populaire suprême ; […] les principes communément acceptés, le légitime et le raisonnable (情理 qingli), les règles tirées de l’expérience, les pratiques commerciales, les conventions populaires, l’éthique professionnelle ; les ressources législatives comme l’explication de l’élaboration de la loi ; la théorie du droit et les opinions académiques courantes utilisés pour adopter des méthodes historiques, systématiques et comparatives d’interprétation […].47
Toutefois, dans le même temps, les « douze valeurs centrales du socialisme aux caractéristiques chinoises », préconisées lors du XVIIIe Congrès national du PCC en 201248, doivent être pratiquées et cultivées comme le déclare le XIXe Congrès du PCC en 2017. En 2018, le nouvel article 24 alinéa 2 de la Constitution amendée dispose : « Le pays promeut les valeurs centrales du socialisme, et prône les morales publiques – aimer le pays, aimer le peuple, aimer le travail, aimer la science, et aimer le socialisme ». Depuis lors, les douze valeurs sont omniprésentes dans la société chinoise. Il est requis qu’elles aient aussi une influence certaine sur la loi, le législateur, le juge : elles doivent « assister » la loi – selon la terminologie officielle –, et être prises en compte par le juge. Progressivement les lois de l’APN et de son comité permanent ainsi que les « interprétations judiciaires » de la CPS prennent donc en compte les douze valeurs.
Et le 19 janvier 2021, la CPS réduit encore la liberté d’évaluation du juge. Elle adopte, le jour même de l’entrée en vigueur du code civil, un « avis directeur » afin d’améliorer l’application des valeurs centrales dans les décisions judiciaires49. Il est notamment fait référence, une fois encore, à l’attente du peuple dans le domaine de la justice et de l’équité. La Cour détermine six types d’affaires dans lesquelles les valeurs centrales doivent obligatoirement être le fondement du jugement, notamment les affaires susceptibles de générer une réaction populaire importante, et celles qui touchent à de nouvelles questions ou situations.
Finalement, nous sommes toujours dans la même cohérence et le même mot d’ordre : « 良法善治 liang fa shan zhi », littéralement « bonne loi (ou bon droit), bonne gouvernance ». Tout est ordonné à la gouvernance du pays, sous le leadership du Parti. La bonne loi, c’est celle qui est « assistée » par les douze valeurs. Et il faut entendre loi dans un sens large qui inclut notamment l’application de la loi par le juge. Ce dernier, aussi, est appelé à rester dans le monde chinois.
2.2. Le recours à des législations administratives étrangères dans des domaines techniques, celui de la sécurité biologique par exemple
Le Parti-État, grâce aux universitaires mais aussi grâce aux experts chinois des domaines concernés, a une longue habitude des traductions en chinois de pans entiers de législations étrangères50. C’est parfois un premier pas vers la comparaison des droits, c’est-à-dire l’étude de différentes réglementations pour éventuellement s’en inspirer. Mais c’est aussi souvent le début d’un processus d’une simple importation de dispositions étrangères traduites en chinois, puis insérées parfois telles quelles dans l’ordre normatif chinois. L’applicabilité et l’effectivité de ces législations en partie « venues d’ailleurs » est variable…
Habituellement, le Parti-État calque des dispositions étrangères lorsqu’il y a une volonté d’affichage vis-à-vis de l’extérieur ou dans des domaines techniques ou pointus pour lesquelles une législation propre fait défaut, et qui ne remettent en cause ni la suprématie du PCC, ni l’organisation du pouvoir : tel est le cas par exemple du droit aérien, du droit de la cyber sécurité, en partie du droit de l’environnement, et en grande partie du droit de la sécurité et de la sûreté biologique sur lequel nous nous arrêtons maintenant à titre d’illustration.
Dans le domaine de la sécurité et de la sûreté biologique, et en particulier au niveau des laboratoires biologiques de haute sécurité, la Chine cherchait dans les années 2009 et 2010 à compléter et perfectionner son propre système ; elle s’est attelée à un travail considérable de traductions de législations étrangères, notamment françaises et de l’Union européenne, mais ne semble pas avoir emprunté ou copié de dispositions conséquentes à cette époque. En réalité, il lui était particulièrement difficile d’apprécier une réglementation juridique étrangère, et de comparer avec le « droit » chinois, même dans un domaine réduit à celui portant sur la sécurité d’un laboratoire biologique de haute sécurité. Plusieurs raisons peuvent être rapidement avancées ici.
Peut-être du fait des limites de son « droit » et de son système législatif en particulier, la Chine privilégiait, dans le domaine de la sécurité et de la sureté biologique, une réglementation sur la base de normes techniques et non pas juridiques. Et a contrario des normes techniques françaises, les normes chinoises dans ce domaine étaient pour la plupart d’application obligatoire. En outre, sur certains points, elles étaient plus restrictives que les normes techniques françaises ou européennes, et étaient de ce seul fait considérées comme meilleures.
Une règlementation juridique existait néanmoins. Mais, dans ce champ de la sécurité biologique comme dans beaucoup d’autres, les normes juridiques étaient nombreuses et disparates ; fragmentées entre le niveau national et le niveau local, elles étaient élaborées ou appliquées par des ministères ou des agences étatiques différentes (ministère de l’Environnement, de l’Industrie, de l’Agriculture, des Sciences et technologies, de la Santé) avec le risque que les domaines de compétence de ces autorités se chevauchent, ou soient concurrents, ou se contredisent ou, pire s’agissant d’un domaine particulièrement sensible et dangereux, qu’aucune agence ne soit compétente pour édicter, adopter ou appliquer certaines mesures.
Par ailleurs, à l’époque – et tel est encore largement le cas aujourd’hui –, ces normes n’étaient pas intégrées dans un corpus unique : il n’existait aucun code juridique et il n’y a aucun équivalent à un Journal officiel. La recension de tous les textes juridiques était et reste forcément laborieuse, aléatoire, et la compatibilité des diverses réglementations entre elles jamais assurée.
Enfin, si le respect des normes techniques chinoises était considéré comme incontournable puisqu’il conditionnait la certification de tout laboratoire de haute sécurité, se posait en revanche un problème sérieux d’applicabilité et d’effectivité des normes juridiques dans ce domaine, ce qui biaisait toute comparaison.
Une dizaine d’années après les traductions massives de législations étrangères, notamment françaises, sur la sécurité et la sureté biologique (2009-2010), quelques mois après le début de l’épidémie de covid-19 et la mise en cause du laboratoire de biologie de haute sécurité (P4) de Wuhan, le Comité permanent de la XIIIe Assemblée populaire nationale adoptait le 17 octobre 2020 une loi nationale d’envergure sur la sécurité biologique51. Les autorités chinoises ont-elles alors réalisé que leur système de normalisation ne suffit pas à lui seul pour assurer la sécurité biologique (une réponse positive supposerait que la nouvelle loi comble ce déficit et soit « pertinente, applicable et opérable » selon les termes de Xi Jinping) ? Dans un contexte marqué par le covid, fallait-il pouvoir montrer au monde que la Chine dispose bien d’une « bonne » et longue loi sur la sécurité biologique (notons cependant que le premier projet de loi avait été discuté et revu par le comité permanent de la 13e APN en octobre 2019, avant donc le début probable de l’épidémie à Wuhan) ? Fallait-il être plus en phase avec les traités internationaux auxquels la RPC est partie ? Fallait-il rattraper le retard pris dans ces domaines par rapport aux réglementations américaine, britannique ou européenne ?
Entrée en vigueur le 15 avril 2021, la loi compte quatre-vingt-huit articles, répartis en dix chapitres. Elle est située dans le cadre général de la sécurité nationale, un des soucis majeurs du PCC. Plusieurs points attirent l’attention, mais nous ferons seulement quelques remarques sur les dispositions dont on peut penser qu’elles ont été influencées par des législations étrangères.
Alors que contrairement à la France, l’Union européenne et l’OMS en particulier, la Chine ne distinguait pas jusque-là la dimension de sécurité biologique et celle de sûreté biologique52, s’intéressant à la sécurité, la nouvelle loi intègre clairement des aspects de sûreté biologique. Dès l’article 2, est inclus dans le domaine de la sécurité biologique le bioterrorisme qui relève pour nous de la sûreté biologique. Le chapitre VII (articles 61 à 65) est consacré à la prévention des menaces liées au bioterrorisme et y associe celles liées aux armes biologiques. La Chine lie donc aujourd’hui bioterrorisme et armes biologiques, et y inclut les biens à double usage sans toutefois reprendre l’expression telle quelle. Il demeure aussi que le titre de la loi ne fait pas référence à la sûreté biologique, et que l’expression elle-même – sûreté biologique (生物安保 shengu anbao) – n’est jamais utilisée.
On soulignera aussi qu’un chapitre entier est consacré à la « sécurité biologique des laboratoires de micro-organismes pathogènes » : le chapitre V (articles 42 à 52) est au centre de la loi. Il y est aussi précisément question de sujets relevant de la sûreté biologique, notamment dans les laboratoires sous haute sécurité dans lesquels sont menées des recherches sur des agents extrêmement pathogènes (communément appelés P3 ou P4 pour pathogènes de niveau 3 ou 4). On peut retrouver dans les articles 49 et 50 de la loi un souci d’adoption de « mesures d’ordre administratif et de gestion du personnel, en vue de réduire le risque de perte, de vol, d’utilisation à mauvais escient, de détournement ou de libération délibérée d’agents pathogènes ou de toxines ». C’est la définition de la sûreté biologique proposée par l’OMS (voir note 52) et reprise notamment par la France et l’Union européenne.
Précisons enfin que dans le dernier chapitre (chapitre X), sous l’intitulé « dispositions générales », le très long article 85 donne la définition, au sens de la présente loi, de plusieurs termes essentiels : c’était inhabituel dans les lois chinoises, contrairement à l’habitude française et surtout européenne. Sont données en particulier la définition des armes biologiques puis celle du bioterrorisme.
Notre propos ici était de relever une influence probable de législations étrangères dans la nouvelle loi chinoise et non pas de chercher à savoir si cette dernière est applicable, effective et efficace. Quelques remarques s’imposent néanmoins.
La Chine – qui n’est pas familière de la notion de responsabilité juridique – a repris sur ce point si fondamental ses schémas habituels. Sous le titre « responsabilité juridique (法律责任 falu ziren) » (titre du chapitre IX, articles 72 à 84), il n’est question en réalité que de sanctions financières et de sanctions administratives légères eu égards aux dommages potentiels aux personnes et aux biens. C’est pourtant dans ce domaine de la responsabilité juridique qu’une réglementation juridique apporte un complément essentiel par rapport à un système de normalisation.
D’une façon générale, cette loi – comme c’est habituellement le cas – manque de dispositions précises et particulières pour pouvoir être appliquée. Elle devra être assortie de bien d’autres réglementations. Nous relevons à cet égard que dans le 14e plan quinquennal adopté par l’APN en mars 2021, une brève section est consacrée au renforcement de la prévention et du contrôle des risques dans le domaine de la sécurité biologique (15e partie, article 52) ; il y est question, notamment, de renforcer la construction et la gestion des laboratoires de haute sécurité, et de promouvoir l’application de cette loi sur la sécurité biologique53.
Enfin, ainsi que tel est habituellement le cas, la loi exclut explicitement de son champ d’application toutes les activités menées par l’Armée populaire de libération ou les forces armées de la police populaire. La réglementation relève ici de la Commission militaire centrale…
Conclusion
Le recours à un site universitaire chinois comme source principale de notre première partie nous permet d’être factuels et de rendre compte d’une réalité contemporaine avec des éléments de première main. Le droit public comparé est bien une discipline académique vivante.
Pour autant, au-delà du nombre d’articles, d’ouvrages ou de thèses sur le droit comparé et le droit constitutionnel comparé en particulier, il faut entrer profondément dans la matière et considérer, aussi, le discours officiel chinois pour saisir les limites de la comparaison : le droit constitutionnel comparé, manié par de grands noms de la doctrine ou par le Parti-État, est un outil au service de la justification des systèmes politique et juridique nationaux.
Le droit administratif comparé est également cadré ; on y retrouve les mêmes handicaps qu’en droit constitutionnel comparé, aggravés par la confusion entre le politique et l’administratif mentionnée plus haut. S’il peut y avoir pour le Parti-État une comparaison avec les lois étrangères, voire de larges emprunts comme nous l’avons vu à propos de la sécurité biologique, c’est uniquement sur des points techniques précis – dont la maitrise est garante de la légitimité du Parti – qui ne mettent pas en cause la préservation ou la survie du système : « la sécurité idéologique est devenue la “tête de pont” de la sécurité nationale (国家安全的“桥头堡”guojia anquan de qiao tou bao) » explique un des plus influents juristes contemporains54.
Le maintien du Parti à la tête du pays, que le Parti soit tout et l’État pas grand-chose, n’est jamais acquis. Un tel enjeu existentiel pour le PCC passe par un contrôle fort de la loi, du 法 fa « droit » chinois et des institutions étatiques : la construction des « douze valeurs centrales du socialisme aux caractéristiques chinoises » pour « assister » la loi et orienter toute activité judiciaire, ainsi que la création de commissions étatiques amarrées à des commissions du Parti – la commission de surveillance mentionnée plus haut par exemple – sont à cet égard essentielles. Il est entendu et sans cesse rappelé que ce système « aux caractéristiques chinoises » selon l’expression utilisée par la Chine elle-même pour justifier toute spécificité chinoise par rapport à un « modèle » occidental ou même soviétique, est le seul qui convienne pour le pays. Cette rhétorique limite considérablement le regard du juriste comparatiste.
Soulignons également la continuité affichée dans l’évolution du 法 fa « droit » chinois ; chacun, secrétaire général du PCC ou universitaire célèbre, s’attache à inscrire ses propos dans la tradition, plus ou moins ancienne. En 2021, le professeur Han reprend un sujet qui date des débuts du PCC en 1921, bien avant la proclamation de la RPC en 1949, et le professeur Xu prend comme point de départ de sa réflexion un texte de Mao Zedong de 1940. Remontant dans le passé impérial du pays, le Parti explique même enraciner dans la culture juridique traditionnelle chinoise les « douze valeurs centrales du socialisme aux caractéristiques chinoises ». Il y a dans ce regard vers le passé une dimension de récupération politique, sans doute plus évidente pour un regard extérieur à la Chine. Ce n’est pas nouveau : des éléments de la tradition (juridique) chinoise sont régulièrement mis en lumière, et réinterprétés pour légitimer et même fonder des orientations inédites.
Bien au-delà des juristes, beaucoup d’intellectuels chinois sont aujourd’hui interpellés par ces comparaisons et enrichissent le débat. Toutefois, suivant en cela la propagande officielle, ils insistent sur la « sinité », c’est-à-dire ce qui est proprement chinois. Les élites intellectuelles chinoises, et les juristes en particulier, se sentent assez sûres d’elles-mêmes pour revendiquer leurs propres valeurs, les justifier, les enraciner dans la construction d’une histoire et d’une identité nationale.