« Dans tout raisonnement ce n’est que par comparaison que nous connaissons exactement la vérité »
R. Descartes, Règles pour la direction de l’esprit, Gallimard, 1952, p. 96.
Plus d’un an après le début de la pandémie, la gestion de la crise sanitaire a donné matière à plusieurs états des lieux, recensant les solutions politiques et juridiques adoptées pour y faire face. Au regard du caractère exceptionnel du contexte et de la nécessité de penser une réponse plus ou moins globalisée, les autorités comme les commentateurs sont invités à se tourner régulièrement vers l’étranger, que ce soit dans une perspective positive d’inspiration ou, au contraire, pour tirer les conséquences de certains échecs. Outre les décisions politiques, les dispositifs juridiques pensés pour accompagner la gestion de crise continuent d’interroger, révélant dans le même temps certaines spécificités propres aux droits nationaux. Partant, si le droit comparé constitue classiquement un instrument idoine pour identifier un objet ou un phénomène difficilement saisissable1, il devient un « outil de découverte »2 incontournable, une aide à la compréhension d’une manifestation en cours de réalisation ; le manque de visibilité liée à l’absence recul dans le temps se compense par un pas de côté dans l’espace.
Le droit brésilien offre à cet égard de riches pistes d’analyses pour le publiciste français, car, en plus de l’intérêt que présente intrinsèquement l’étude de ce droit, les réponses apportées à la crise sanitaire mettent en relief certains points communs ou, à l’inverse, des divergences profondes évocatrices des particularismes inhérents aux systèmes juridiques : au-delà des choix et décisions politiques, ce sont aussi des spécificités institutionnelles, juridictionnelles, voire matérielles, qui doivent être mobilisées pour éclairer les solutions retenues et appréhender les enjeux sous-jacents. Tout d’abord, le droit brésilien matériel repose sur une hybridation de ses sources3 : bâti sur des fondations provenant tant du droit français4 que du droit nord-américain5, son droit public a également développé une originalité propre6, fournissant des éléments susceptibles d’alimenter une réflexion plus globale sur l’adaptabilité ou les insuffisances du droit public dans la gestion des crises.
Ensuite, le système institutionnel brésilien s’articule autour d’une logique fédérale annoncée dès l’article 1er de la Constitution et précisée dans son article 18, selon lequel « l’organisation politico-administrative de la République fédérative du Brésil comprend l’Union, les États, le District Fédéral et les Municipalités, tous autonomes au sens de cette Constitution »7. Outre le District Fédéral de Brasilia qui dispose d’un statut particulier, ce sont 26 États et pas moins de 5570 municipalités répartis sur le territoire, qui bénéficient tous de la compétence législative et qui ont pu apparaître comme des relais salvateurs face à un pouvoir fédéral défaillant.
Enfin, au moment de son indépendance en 1822, le Brésil a expressément adopté le modèle de séparation des pouvoirs, au sein d’une monarchie constitutionnelle consacrant le dualisme juridictionnel dans lequel un Conseil d’État à la française8 chapeautait la juridiction administrative. Ce modèle a toutefois été abandonné lors de la proclamation de la république en 1889, date à partir de laquelle le Brésil préféra le système de l’unité juridictionnelle pour le pouvoir judiciaire. La prévalence de ce système a été réaffirmée postérieurement à la période dictatoriale par la Constitution fédérale de 19889 – toujours en vigueur –, qui confirme également l’existence de trois juridictions spécialisées10. Par rapport au rôle que le Conseil d’État français a pu endosser au cours des derniers mois, celui assumé par les juridictions brésiliennes, notamment par le Tribunal suprême fédéral (STF) ou le Tribunal supérieur de justice (STJ), donnait moins de prise aux contestations. Ni l’influence de la jurisprudence sur le droit public, ni les liens fonctionnels, voire organiques, entre les autorités administratives et judiciaires, ni la fonction consultative de la juridiction administrative ne se retrouvent au Brésil, l’appréhension contentieuse de la gestion de la crise soulevant par conséquent des objectifs bien différents de ceux en jeu devant le juge administratif français.
En outre, après plus d’un an de gestion de la crise sanitaire, l’exemple brésilien offre aussi un exemple ouvert aux critiques, dans le sens où la situation sanitaire dans le pays a été aggravée par le manque de coordination politique, généré par les tendances autoritaires et les convictions personnelles (idéologiques, religieuses et affichant un scepticisme scientifique) du président de la République. Bien que relevant principalement de l’ordre factuel ou politique, ces remarques permettent d’éclairer le raisonnement juridique et, particulièrement, celui à l’œuvre dans la jurisprudence du Tribunal suprême fédéral. Ce dernier s’est bien souvent placé en réaction face aux menaces de rupture de l’ordre constitutionnel, qui pouvaient inférer – de manière plus ou moins explicite – de la conduite du chef de l’exécutif. Le STF a donc occupé une place centrale dans l’élaboration de réponses juridiques à la crise sanitaire et dans la légitimation des restrictions à la liberté individuelle au profit de la santé publique, les preuves scientifiques étant mobilisées, à ce titre, comme argument essentiel11.
Le phénomène de « politisation de la justice », conséquence de l’équilibre des pouvoirs tel que façonné par la Constitution de 198812, témoigne particulièrement de la dynamique actuelle du contrôle juridictionnel et, notamment, du contrôle juridictionnel de constitutionnalité au Brésil. En effet, la Constitution en vigueur a sensiblement augmenté les pouvoirs ainsi que les techniques juridictionnelles, afin que le pouvoir judiciaire exerce un réel contrôle sur les actes législatifs et administratifs13. Dans ce cadre, et sans qu’il s’agisse d’une intrusion volontaire du pouvoir judiciaire dans la sphère décisionnelle des autres pouvoirs14, celui-ci a progressivement été amené à connaître, dans son contrôle des actes juridiques, des questions de politiques publiques, traditionnellement affiliées à un pouvoir discrétionnaire législatif ou administratif. Le contexte relatif à la pandémie de covid-19 constitue alors un laboratoire intéressant, en ce qu’il fait émerger des tendances apparemment contradictoires : la tendance à l’autolimitation du pouvoir judiciaire face aux décisions politiques côtoie celle conduisant à un accroissement du contrôle de « légalité » au moyen d’arguments « technico-scientifiques ». La prise en compte de ces mouvements demeurera en marge de cette étude, les analyses critiques autour de la consolidation d’un nouvel équilibre des pouvoirs au Brésil nécessitant sans doute une distanciation historique. Quoi qu’il en soit, la comparaison avec le cas français se révèle, sur ce point également, fondamentale dans la perspective d’une compréhension réciproque de deux systèmes, qui, bien que s’étant différenciés dans leurs évolutions, partagent une proximité originelle. Elle offre ainsi un nouveau regard sur le modèle français de juridiction administrative, perçu comme une solution potentielle pour dépasser les impasses, toujours plus prégnantes, entre le pouvoir judiciaire et les autres pouvoirs15.
Les interrogations qui ont émergé quant au rôle que les juridictions suprêmes doivent endosser dans la gestion de la crise sont par ailleurs communes à la France et au Brésil. Qu’il fasse ressortir – schématiquement – la contradiction (au Brésil) ou un certain effacement (en France) vis-à-vis du pouvoir en place, il éprouve inévitablement les rapports du droit et de la politique. Reste à savoir si cette valorisation du pouvoir judiciaire brésilien est à analyser au prisme des circonstances particulières (la figure controversée du président Bolsonaro) ou s’il témoigne d’une tendance à l’affirmation d’une forme de « légitimité de réflexitivité » au profit des juridictions suprêmes16. Une réflexion identique guidera l’observation des relations entre les territoires, dès lors que le Brésil montre, là encore, un déclin du pouvoir central au profit des échelons fédérés. Reste à savoir, toutefois, si cette préférence locale dans la gestion de crise relève de la relation de subsidiarité, tient à la forme de l’État, ou témoigne, plus globalement, de la nécessité d’affirmer une « légitimité de proximité »17 par rapport à un État qui serait déconnecté des préoccupations concrètes. En France, le Gouvernement a entendu faire passer un message relativement fort sur le rôle de l’État, qui devait apparaître comme l’échelle à privilégier, gage de stabilité et de cohérence, et dont la forte présence médiatique du chef de l’État se faisait l’allégorie. Cette gestion centralisée n’a pourtant pas manqué de susciter des réserves, lesquelles se sont accompagnées de nombreuses propositions de transformation des rapports entre État et territoires, allant dans le sens d’une revalorisation du rôle des derniers.
L’étude comparée du droit brésilien et du droit français souligne ainsi les tensions mises en évidence par la gestion de la crise sanitaire dans le fonctionnement des institutions, interrogeant des rapports de force entre elles et révélant, en creux, des enjeux de légitimité. Ces derniers font particulièrement ressortir les évolutions du rôle de l’État (1) et de celui du juge (2) dans le panorama des institutions juridiques françaises et brésiliennes.
1. Le rôle de l’État repensé
Au-delà de leur spécificité, les missions dont ont été investis les États dans la gestion de la crise sanitaire fournissent un point de départ inédit pour observer les lames de fond travaillant le droit public, un dépassement du cadre circonstancié permettant peut-être de dégager des tendances susceptibles de perdurer. En ce sens, les solutions juridiques à la crise mettent en évidence, en même temps qu’elles confirment, un mouvement de remise en cause de l’émission des décisions à la fois centralisées et contraignantes comme moyen de réponse immédiate aux événements extrajuridiques (1.1). Cette interrogation autour du rôle de l’État se prolonge au sujet de la manière dont les pouvoirs centraux se sont positionnés, que ce soit au sein d’un État fédéral comme le Brésil ou d’un État unitaire et décentralisé comme la France, remettant ainsi en perspective les rapports décisionnels entre le centre et les territoires (1.2).
1.1. Une normativité fluctuante : incertitudes autour de la contrainte comme réponse légitime
Les mesures prises pour lutter contre la pandémie, en application de la contrainte étatique, postulent une conciliation entre une réponse efficiente à la crise et la protection nécessaire des droits et libertés fondamentaux. La dénonciation d’un déséquilibre entre les deux côtés de cette balance s’est traduite juridiquement par une kyrielle de recours contentieux (sous la forme privilégiée, en France, du référé-liberté18), de laquelle se dévoile un sentiment de « trop plein » d’interdictions. Pour pallier un recours systématique aux impératifs autoritaires, les appels à la responsabilité individuelle se multiplient19, reposant sur un présupposé peu analysé tenant à « la confiance des élites dans la population »20 (en témoigneraient les reconfinements « allégés »). Non seulement cette tendance interroge en creux la contrainte comme forme de réponse légitime, mais elle est également vectrice de transformations juridiques.
En découle concrètement un affaiblissement de la portée normative de certaines mesures annoncées à l’échelle gouvernementale. En France, les solutions annoncées par le Président de la République dans son interview télévisée du 14 octobre 2020 l’illustrent : cohabitent une mesure de couvre-feu, dont le non-respect se traduira par une amende de 135 euros (il s’agit là d’une interdiction, sanctionnable juridiquement, car fondée sur une base légale) et une mesure visant à limiter les réunions privées à six personnes (il s’agit là d’une recommandation, sans portée juridique contraignante). Les outils de communication déployés pour encourager au téléchargement de l’application gouvernementale « TousAnti-Covid »21 s’inscrivent dans une démarche similaire, de même que l’adoption de « recommandations » visant à orienter la gestion de la crise au sein des services publics22. Ces invitations aboutissent à faire coexister des actes de droit dur avec des actes de droit souple, ces derniers devant bénéficier d’une portée moins coercitive et plus incitatrice23. L’utilisation du droit souple offre ainsi un moyen de promouvoir la responsabilité individuelle – sans sanction à la clé, refluant la perception croissante d’un paternalisme juridique – et de viser l’adhésion à la norme24 et à l’action politique. Cette cohabitation répond donc à la recherche d’un certain équilibre entre gestion de la crise et atteinte aux droits et libertés, mais génère aussi une importante perte de lisibilité25 pour les citoyens quant à la valeur juridique des mesures annoncées.
Le flottement ayant entouré l’interdiction de circuler à vélo en temps de confinement en constitue un exemple paradigmatique. Il s’est installé à la suite d’un visuel représentant un cycliste pratiquant le vélo de loisir associé à un pictogramme matérialisant l’interdiction. Ce communiqué, d’abord diffusé par le ministère de l’Intérieur sur les réseaux sociaux, se propagea rapidement. Avec lui, un sentiment d’interdiction s’est répandu, sans qu’une expression juridique de l’impérativité de cette annonce ne fût recherchée. C’est cette ambiguïté, que traduisait « l’absence de diffusion publique de la position gouvernementale », et que critiqua le Conseil d’État à l’occasion d’un recours conduisant la juridiction administrative à enjoindre au Premier ministre « de rendre publique, sous vingt-quatre heures, par un moyen de communication à large diffusion »26 une position clarifiant l’autorisation de la pratique du vélo de loisir. Cette annonce présentée comme une interdiction alors qu’elle était dénuée d’effets juridiques a ainsi été perçue comme contraignante, y compris sur le plan juridique. L’on sait que le critère de juridicité d’un acte n’épouse plus à l’identique les contours de sa justiciabilité et que la perspective finaliste de l’appréciation de l’acte susceptible de recours permet d’ouvrir les portes du juge administratif à la contestation d’une décision qui produit d’importants effets, même non juridiques27. Sans doute la communication relayée par le ministère de l’Intérieur avait-elle généré de tels effets ou influencé certains comportements, constituant notamment le support d’autres actes matériels28 (au point de fonder des procès-verbaux de contravention ou des interdictions d’accès à des pistes cyclables par exemple).
Cette illustration est révélatrice d’une tendance imprégnant les rapports qu’entretiennent droit et contrainte, dont la portée dépasse sans doute le cadre de la gestion de crise. D’abord, cette volonté de « dissuader l’usage au titre de l’activité physique »29 du vélo ne pouvant s’assimiler à une interdiction montre la difficulté de percevoir la frontière entre orientation des comportements et contrainte, ou autrement dit, de penser la contrainte sans la sanction juridique. Ensuite, le prisme contentieux ne caractérise plus seulement l’appréhension de l’acte administratif, mais aussi, plus largement, celui de l’action de l’administration. À partir du moment où elle manifeste une forme d’impérativité, même non juridique, elle est soumise au contrôle du juge. Cette juridictionnalisation conduit alors à une forme de contrainte sans le droit, mais avec le juge. Elle souligne, enfin, les limites bornant le recours à des mesures non sanctionnables juridiquement pour orienter ou dissuader des comportements. L’exemple du communiqué ministériel révèle précisément le caractère inadapté d’un contrôle de l’instrumentum, augurant une transfiguration du référentiel de légalité pour ce type de mesures.
Ces mêmes tensions fondamentales, opposant l’intervention étatique contraignante aux libertés individuelles et entre l’adoption de techniques de droit dur et de droit souple se retrouvent aussi au Brésil, comme en témoigne la loi fédérale n° 13.979, du 6 février 202030, adoptée pour faire face à la pandémie. Cette loi autorise – classiquement – que des mesures administratives (autrement dit, des mesures de police) puissent venir restreindre la liberté individuelle pour protéger la santé publique – ce qui revient finalement à protéger la vie des individus31. Parmi ces mesures, prévues à l’article 3 figurent l’isolement, la quarantaine, la détermination de la pratique obligatoire d’examens médicaux, de tests en laboratoires et de vaccination, la restriction exceptionnelle et temporaire de l’entrée et de la sortie du pays ou encore la réquisition de biens et services appartenant à des personnes physiques ou morales moyennant une indemnisation postérieure32. Mais cette loi revêt aussi certaines caractéristiques moins classiques dans la pratique législative, et qui méritent d’être exposées : elle favorise un exercice décentralisé du pouvoir de police ; elle exalte le rôle de la science comme fondement du contrôle de légalité ; et, cela étant, elle favorise une attitude d’« auto-restriction » de la part du pouvoir judiciaire. Ce sont donc essentiellement ces trois aspects qui alimenteront les développements dans la suite de cette étude.
Au regard des observations formulées précédemment s’agissant du droit français, il est d’ores et déjà possible d’effectuer un parallèle avec le cas brésilien, lequel a visiblement tenté de mettre en œuvre une solution mixte, entre le droit dur et le droit souple, comme une formule de conciliation entre la liberté et la restriction. Cette recherche de compromis se rencontre dans les décrets d’application de la loi précitée, lesquels emploient fréquemment le terme de « recommandation », sans que ne lui soit associée ni contrainte ni sanction. Une telle technique permet de privilégier la notion de liberté, tout en introduisant des préconisations empreintes d’un certain sens moral, dans le but de créer une prise de conscience auprès de la population et de susciter une adhésion spontanée à un comportement socialement souhaité. Même s’il n’est pas dénué de toute forme de prescription normative et qu’il se prolonge par des décrets réglementaires, le texte d’une recommandation ne produit pas, en lui-même, d’effets juridiques en droit brésilien.
Au regard, notamment, des déclarations des autorités publiques dans la presse, il apparaît toutefois que cette préférence pour les mécanismes de droit souple relève moins du véritable choix – ou de l’option idéale –, que du pragmatisme face au constat de l’impossibilité de fait de contrôler et de sanctionner, ajouté à la crainte politique de réactions hostiles au sein de la population. Cela n’a pas empêché que, tout au long de la pandémie, plusieurs États ou municipalités adoptent des mesures plus sévères de restriction dans le fonctionnement des activités de commerce et de service, à l’exception des « activités essentielles ». Dans cette hypothèse, les mesures de recommandation cédaient devant de nouveaux décrets prévoyant, pour certaines périodes, une interdiction totale de fonctionner pour les entreprises ou un couvre-feu pour la population, sauf à ce que soit démontrée une nécessité justifiée par l’urgence ou la santé33. Au regard de solutions si différentes et de la complexité d’une gestion fédérée – et non fédérale – de la crise, le pouvoir judiciaire, et spécialement le STF34, a été appelé à se prononcer sur la constitutionnalité de ces mesures restrictives, à la suite de recours formés soit par des individus ou des représentants de secteurs économiques, soit directement par le président de la République. Celui-ci s’est toujours opposé aux initiatives plus restrictives des libertés de la part des États ou des municipalités, supposées préjudiciables au développement économique du pays35, alimentant les tensions entre les différents échelons territoriaux.
1.2. Les rapports juridiques entre échelons territoriaux : transformation des équilibres institutionnels
L’intervention de l’État dans la gestion de la crise sanitaire appelle la recherche d’une conciliation entre deux objectifs a priori antithétiques : prendre en compte des réalités territoriales distinctes d’une part, et proposer une réponse homogène et globale à l’échelon national d’autre part, qui permettrait de dessiner derrière l’idée d’effort commun les contours d’une cohésion voire d’une adhésion à l’action de l’État. Rapidement, la question de l’échelle territoriale idoine a donc émergé. Alors qu’en France, le cadre de l’État s’est d’abord imposé, tout en suscitant des interrogations autour des pistes d’évolution dans l’articulation des compétences entre l’État et les collectivités, un mouvement radicalement différent naissait au Brésil, qui assistait au déclin de la légitimité politique de son pouvoir fédéral. Des initiatives locales ont alors fleuri, encouragées par le pouvoir judiciaire, qui ont fini par faire de l’échelle fédérée (des États ou des municipalités) le terrain privilégié de la prise de décisions et de la réflexion sur la gestion de la crise. Prédomine alors une action discordante de l’État fédéral et des États fédérés : d’un côté, l’action politique locale émerge comme un contrepoids salutaire aux défaillances du pouvoir central ; de l’autre, se propagent des dissonances entre les différents niveaux de l’État, multipliant les risques de réponses à double vitesse et, partant, d’inégalités entre les territoires. Plus encore, les municipalités font office de véritables laboratoires dans la construction de réponses innovantes et localement adaptées à la gestion de la crise sanitaire, ces initiatives accentuant, aussi, les particularismes territoriaux.
En France, c’est au contraire le cadre étatique qui est apparu, dans un premier temps, comme le mieux à même de gérer la crise36, ce dont témoigne surtout l’accaparement d’un pouvoir de police administrative spéciale par le Premier ministre37. Si cet interventionnisme (re)centré autour de l’État38 ne doit pas étonner outre mesure39, il a eu pour conséquence de reléguer les maires et leurs pouvoirs de police administrative générale en matière de salubrité publique au second plan de l’action publique40, alors même qu’on aurait pu s’attendre à les retrouver en « première ligne ». Ce « paradoxe communal »41 fut pourtant conforté à de nombreuses reprises sur le plan contentieux, le juge administratif se bornant à appliquer rigoureusement le principe d’exclusivité de la police administrative spéciale. Il s’agissait, sans doute, de donner la priorité à une réponse homogène, de faire prévaloir « le souci de cohérence nécessaire à l’effectivité de la mesure prise »42.
Bien que la neutralisation des initiatives locales ait été largement tempérée par un mouvement à rebours ayant pour objectif de revaloriser le rôle des collectivités dans la crise sanitaire – et plus particulièrement du maire43 –, elle donne aussi aux élus locaux l’occasion de revendiquer un renforcement de leurs compétences. Le constat de ce dialogue insuffisant invite en effet à se pencher sur l’organisation de l’État territorial, afin de chercher à « renforcer la solidarité territoriale et les coopérations » entre les échelons territoriaux et en leur sein. Pour parvenir à une meilleure articulation des compétences en matière de santé, plusieurs pistes peuvent être suivies.
D’abord, les conventions territoriales d’exercice concerté des compétences, au potentiel sous-exploité, pourraient constituer un nouvel outil de dialogue entre les collectivités, potentiellement utile sur un plan sanitaire. Créées par la loi MAPTAM du 27 janvier 201444, elles ont pour objet de mettre en œuvre une action commune dans le cadre d’un exercice concerté de compétence entre les collectivités, leurs groupements ou leurs établissements publics45. Le faible enthousiasme qu’a suscité cet outil auprès des collectivités a été souligné par un rapport de l’Inspection générale de l’administration en 2017, qui révélait aussi la logique « opportuniste » prévalant dans la conclusion de tels accords, essentiellement guidés par la volonté de « lever les contraintes sur les cofinancements »46. La portée pratique de ces conventions mérite donc d’être observée au regard actualisé de la recherche d’une meilleure coopération, notamment en ce qu’elles offrent des potentialités de dépassement de la spécialisation des compétences47, susceptible de concerner le domaine de la santé. Ensuite, poussant plus loin cette logique, un nouveau rebondissement au sujet de la clause générale de compétence pourrait être attendu. Sa suppression pour les départements et les régions48, lesquels, en l’état actuel du droit, ne peuvent intervenir en dehors de leur champ de spécialité, y compris dans « les domaines pour lesquels aucune autre personne publique ne dispose d’une compétence attribuée par la loi »49, s’analyse aussi sous l’angle des limites à la coopération entre les collectivités et celui de la carence de l’État. Sans aller jusque‑là, François Barouin, président de l’Association des maires de France, invite à réfléchir à de nouvelles répartitions des compétences entre les structures déconcentrées et décentralisées, plaidant notamment en faveur d’un transfert des pouvoirs en matière sanitaire des agences régionales de santé vers les départements50. Partant des atermoiements ayant obscurci l’efficacité de la gestion politique et l’encadrement juridique de la crise sanitaire, des appels favorables à une relocalisation de la mise en œuvre et de la gestion des politiques publiques se font entendre51. Face à de telles attentes, le projet de loi « 3DS » (déconcentration, décentralisation, différenciation et simplification) annoncé comme un nouvel acte de décentralisation a ainsi de quoi nourrir quelques espoirs52, notamment dans le sens d’une meilleure coordination institutionnelle53. On le voit, la question de l’adéquation de l’échelle territoriale dans la gestion de la crise sanitaire se prolonge par une remise en cause, plus générale, de l’articulation des compétences entre l’État et les collectivités en matière de santé.
Cette influence de la gestion de la pandémie sur le fonctionnement et le rapport des institutions se retrouve au Brésil, au point qu’elle pourrait aussi être appréhendée par des études sociologiques ou politiques sur la fabrique du droit. En effet, la tendance à une interprétation constitutionnelle centralisée au sein de la fédération brésilienne54, aboutissant à privilégier les compétences législatives de l’union fédérale en cas de conflits entre les entités fédérées55, s’est inversée en situation de pandémie ; très probablement, l’explication (non juridique) d’une telle mutation réside dans la volonté des pouvoirs judiciaires et législatifs de s’imposer en réaction, face à un président de la République imprudent et dépourvu de toute considération humanitaire. Au-delà de ses ressorts politiques et sociologiques, cette affirmation des compétences décentralisées pour affronter la pandémie résulte clairement des décisions du STF56.
Peu de temps après l’entrée en vigueur de la loi nationale créant un régime de police administrative réduisant les libertés pour protéger la santé57 a été introduite une action directe en inconstitutionnalité, dans laquelle l’avocat général de l’union soutenait l’incompétence des États et des municipalités pour adopter ces mesures restrictives. Par un jugement non définitif58, le STF a validé l’option décentralisatrice du législateur, affirmant la compétence législative concurrente des entités fédérées en matière de protection de la santé. Cette compétence commune n’exclut pas, néanmoins, que le président de la République définisse par décret les services publics et les activités essentielles qui doivent continuer à fonctionner, bien que des mesures plus restrictives puissent toujours être prises par les autorités locales, en vertu du principe d’autonomie.
Dans une autre affaire jugée le 8 avril 2020, et qui devait constituer l’un des leading cases de la jurisprudence sur la pandémie, le Tribunal a affirmé que :
« le pouvoir exécutif fédéral n’est pas compétent pour écarter, unilatéralement, les décisions prises par les gouvernements des États, du district ou des municipalités lesquels, dans l’exercice de leurs compétences constitutionnelles, ont adopté ou vont adopter, sur leurs territoires respectifs, d’importantes mesures restrictives comme l’obligation d’isolement ou de distanciation sociale, la quarantaine, la suspension des activités d’enseignement, les restrictions dans le commerce, les activités culturelles ou encore la circulation des personnes, entre autres mécanismes reconnus comme efficaces pour réduire le nombre d’infections et de décès »59.
Cette tendance a été réaffirmée au sein de plusieurs jugements, mais celui rendu le 6 mai 2020 mérite singulièrement d’être cité, au moins pour son résumé officiel, car il commence par une déclaration qui synthétise bien l’esprit du STF lorsqu’il s’est emparé de ce sujet, n’hésitant pas à intégrer des considérations politiques à côté des arguments juridiques.
« 1. Dans ces moments de crise aggravée, le renforcement de l’union comme l’élargissement de la coopération entre les trois pouvoirs, au sein de toutes les entités fédérées, constituent des instruments essentiels et indispensables dont tous les dirigeants en charge de l’intérêt public doivent se saisir avec un absolu respect des mécanismes constitutionnels de l’équilibre constitutionnel et du maintien de l’harmonie et de l’indépendance entre les pouvoirs, lesquels doivent être chaque fois plus valorisés, en évitant tout individualisme préjudiciable à la conduite des politiques publiques essentielles à la lutte contre la pandémie de covid-19.
2. La gravité de l’urgence causée par la pandémie de coronavirus (covid-19) exige des autorités brésiliennes, à tous les niveaux de gouvernement la mise en œuvre concrète de la protection de la santé publique, avec l’adoption de toutes les mesures possibles et techniquement durables pour soutenir et maintenir les activités du Système unique de santé »60.
En effet, le président de la République n’a cessé de chercher, tout au long de la pandémie, à limiter le pouvoir des gouverneurs et des maires dans la restriction de la circulation des personnes et du fonctionnement des activités économiques. Après plus d’un an d’opposition, le président de la République est même allé jusqu’à introduire, en mars 2021, une action directe en inconstitutionnalité contre les trois décrets étatiques qui instauraient un couvre-feu. L’originalité de cette affaire réside dans le refus de l’avocat général de l’union de porter le recours61, conduisant le président de la République à le déposer personnellement (et à demander la révocation de l’avocat général). C’était la première fois qu’un président de la République formait un recours devant le STF, lequel estima sans ambages que le « chef de l’exécutif personnifie l’union, tandis que l’avocat général se voit attribuer la représentation judiciaire et la capacité d’ester en justice. Une erreur si grossière fait obstacle à toute régularisation procédurale »62. Et le Tribunal d’ajouter, dans une perspective évidemment politique, que « par ces temps actuels de démocratie, toute vision totalitaire est impropre. Il incombe au président de la République de diriger le pays et de coordonner les efforts visant au bien-être des Brésiliens »63.
Illustrant, une nouvelle fois, l’ouverture de la jurisprudence vers l’autonomie des entités fédérées, le STF a également autorisé un État (l’autorisation valant alors pour tout autre État ou municipalité) à « importer et distribuer des vaccins enregistrés par au moins une des autorités sanitaires étrangères et faisant l’objet d’une distribution commerciale libre dans ces pays »64. Pour adopter une telle solution, il s’est appuyé, d’une part, sur les compétences communes dont disposent les entités fédérées pour adopter des politiques publiques en matière de protection de la santé et, d’autre part, sur le retard du Gouvernement pour prendre en charge le système de vaccination.
Néanmoins, cette interprétation en faveur de l’autonomie des entités fédérées ne signifie évidemment pas que n’importe quelle décision protectrice de la santé sera validée par le STF. Il y a plusieurs affaires dans lesquelles des mesures restrictives ont été considérées comme excessives, en raison d’un défaut de fondement adéquat ou d’une violation de la norme constitutionnelle. Au sujet, par exemple, d’un décret municipal qui interdisait à une usine industrielle de production alimentaire de fonctionner, le STF a considéré que « le décret manquait de fondement technique, ce que la simple existence de la pandémie qui ravage le monde ne peut venir à elle seule justifier »65.
D’autres exemples pourraient être cités, tels que ceux de maires de municipalités qui ont eu l’intention de restreindre l’accès à leurs villes aux seuls résidents. Dans ces situations, les tribunaux régionaux, rejoints ensuite par le STF66, se sont fermement opposés à ces prohibitions de circulation selon un critère de résidence – dans la mesure où la Constitution de la République interdit aux États ou aux municipalités de créer des distinctions entre Brésiliens ou une préférence au sein d’eux (CR, art. 19, III), ou même d’adopter des impôts qui aboutiraient à freiner la circulation des personnes entre les territoires (CR, art. 150, V) – sans préjudice de la possibilité laissée aux municipalités de déployer des barrages de police à l’entrée de certaines zones pour, notamment, effectuer des contrôles de température. Une telle limitation de la circulation vise à endiguer GALLET Laurent2023-09-07T10:38:00GLles symptômes du covid, sa portée dissuasive contribuant à contenir les flux touristiques.
La pandémie a ainsi donné lieu à une certaine inclinaison jurisprudentielle, allant dans le sens d’un accroissement de la décentralisation et, plus généralement, d’une transformation des rapports entre l’État et les autres échelons territoriaux. Et la comparaison entre les contextes français et brésilien révèle que cette altération est alimentée par les décisions de justice ; or, par un effet ricochet, celle-ci se perçoit également dans l’office du juge, interrogeant la place de ce dernier dans le jeu institutionnel en situation de crise sanitaire.
2. L’office du juge bousculé
Un grand nombre de normes – plus ou moins dérogatoires – a été adopté pour traduire ou appliquer des choix politiques relatifs à la gestion de la crise sanitaire. A parallèlement émergé devant les juridictions françaises et brésiliennes un contentieux de la crise sanitaire. Entre un rôle réactif ou plus actif, les juges ont généralement penché en faveur d’une large marge d’appréciation laissée à l’administration (2.1). Cet office, plutôt en retrait, s’explique en partie par l’importante prise en compte des données scientifiques dans le contrôle juridictionnel (2.2).
2.1. Le contrôle juridictionnel face à la marge d’appréciation administrative
L’épidémie de covid-19 a entraîné des ajustements dans la pratique du contentieux administratif français. D’une part, la loi du 23 mars 2020 déclarant l’état d’urgence sanitaire a mis en place des règles dérogatoires censées adapter la procédure contentieuse au contexte67 et garantir le bon fonctionnement du service public de la justice68. D’autre part, la crise a donné lieu, en France comme au Brésil, à une inflation contentieuse, dessinant une tendance identique vers le rejet quasi systématique des recours intentés contre les décisions administratives prises pour lutter contre la pandémie69 – peu importe que ces recours dénoncent leur bien-fondé, leur insuffisance, voire leur absence (mettant en cause la carence de l’action publique).
Une impression quasi unanime émerge alors dans le sens d’un « front commun », qui aurait rassemblé l’ensemble des pouvoirs derrière une cause fédératrice. Cette apparente déférence ne s’est toutefois pas manifestée de la même manière. Au Brésil, l’absence de censure juridictionnelle se justifiait sans détour par la nécessaire marge d’appréciation dont devait disposer l’administration pour gérer la crise, argument confinant à l’opportunité politico-administrative. En France, elle pourrait sans doute trouver une explication similaire, bien que plus insidieuse. Cette marge d’appréciation apparaissant en creux des décisions rendues par le juge administratif, elle s’illustre notamment par une certaine vigilance portée à une application uniforme des mesures prises par le Gouvernement, conduisant le juge à sanctionner les initiatives locales qui s’en détournaient : que ce soit par des mesures plus coercitives70 ou plus libérales71. Elle s’incarne encore dans les différents refus du juge administratif de sanctionner d’éventuelles carences sur le terrain du référé-liberté72 ; autrement dit, les juridictions excluent le prononcé d’obligations d’agir – pour généraliser le port du masque, accroître les tests, ou racheter des entreprises en difficulté par exemple73. Quelques décisions font toutefois figure d’exception, comme celle du tribunal administratif de Guadeloupe, enjoignant au centre hospitalier universitaire et à l’agence régionale de santé de commander des doses d’hydroxychloroquine et d’azithromycine et des tests de dépistage covid74 – mais sévèrement contredite en cassation75 –, ou celle du Conseil d’État enjoignant finalement la fourniture de masques de protection aux détenus à l’occasion de leurs contacts avec l’extérieur76.
Cette marge de manœuvre laissée à l’administration pour gérer la crise s’est donc traduite par une certaine « tolérance juridictionnelle » dans l’appréciation de la décision nationale.
À défaut d’incarner un « contre-pouvoir » virulent, le juge administratif n’a pas non plus pêché par atonie, en ce qu’il – en particulier le Conseil d’État – s’est attribué un nouveau rôle : celui de participer à une application harmonieuse des mesures prises dans le contexte sanitaire dans le pays, s’érigeant en gardien de la cohérence de l’action administrative. D’une part, le Conseil d’État affichait la volonté d’assurer – plus encore qu’à l’habitude – l’harmonie de la jurisprudence administrative sur le territoire77. La première ordonnance rendue en formation collégiale le 22 mars 2020 avait bien pour objectif de « fix[er] le cadre général »78 d’une politique jurisprudentielle coordonnée. Intervenant au stade de la cassation, le Conseil d’État a validé les dispositifs instaurant le port du masque obligatoire sur la voie publique, alors que les tribunaux administratifs de Strasbourg et Lyon avaient entendu limiter la portée de l’obligation79. Cette solution, comme celle rejetant le recours dirigé contre la fermeture des salles de sport80, entend bien représenter une position de principe, exportable auprès des juridictions inférieures. D’autre part, la simplicité et la lisibilité sont devenues des conditions œuvrant à l’efficacité d’une mesure de police administrative et, partant, à l’examen de sa proportionnalité. Par exemple, l’exécution de l’arrêté du maire de Colmar autorisant l’ensemble des commerces non alimentaires de vente en détail de sa commune à rouvrir a été suspendue par le tribunal administratif de Strasbourg, car cette mesure était « susceptible de compromettre la cohérence, l’efficacité et la lisibilité de celles prises dans ce but par les autorités compétentes de l’État »81. Ce complément inédit au triptyque traditionnel rythmant le contrôle des mesures de police82 permet une application monochrome de la décision nationale sur l’ensemble du territoire.
Enfin, le pouvoir d’injonction dont dispose le juge administratif dans le cadre du référé-liberté83 devait se manifester sous des formes constructives : demandes de précisions, de clarifications ou de réexamens notamment. Il en est allé ainsi au sujet de la position du Gouvernement sur les marchés couverts84. Peut-être plus encore qu’en excès de pouvoir, le pouvoir d’injonction du juge des référés se révèle ici dans le prononcé de « directives didactiques et pragmatiques »85, laissant apparaître toute sa vocation préventive. Certes, l’utilisation du pouvoir d’injonction s’est bien traduite par l’adoption de véritables mesures de sauvegarde86, mais elle s’est aussi manifestée par le prononcé de préconisations, révélant moins une transfiguration du juge des référés que la malléabilité de son office selon les circonstances – de l’espèce et au-delà.
Le constat d’une certaine « tolérance juridictionnelle » en faveur d’une marge de manœuvre laissée à l’administration pour gérer la crise se dessine également au Brésil.
Au moment de l’entrée en vigueur de la Constitution de 1988, le pouvoir judiciaire brésilien a commencé à jouer un rôle dans un phénomène de politisation progressive au sein d’un scénario de « constitutionnalisation du droit », dans lequel tous les juges se voient attribuer la compétence pour interroger la constitutionnalité des lois, appliquant souvent à des cas concrets des principes directement issus de la Constitution – Constitution qui devient « extrêmement omniprésente, envahissante et débordante »87. Néanmoins, le pouvoir judiciaire, notamment le STF a délibérément affiché tout au long de la pandémie de covid‑19 une posture de retenue dans la révision des décisions techniques de l’administration88. C’est une précision d’importance dès lors que la tolérance juridictionnelle en faveur de la décision administrative s’explique moins par une volonté in abstracto d’octroyer une marge politique dans les choix de l’administration que par une appréciation in concreto des fondements technico-scientifiques de la décision.
Pourtant, en observant l’argumentation rhétorique des décisions juridictionnelles, l’on remarque que sont ravivées certaines idées relatives à la libre marge d’appréciation politique de l’administration, lesquelles semblaient empreintes de désuétude depuis quelques années. En témoigne, par exemple, une recherche de jurisprudence sur le site Internet du STF relative aux matières liées au covid prenant comme critère de recherche l’expression littérale selon laquelle « il n’appartient pas au pouvoir judiciaire de se substituer au jugement en opportunité »89 de l’administration qui aboutit à 25 résultats. Et il y en avait bien d’autres si l’on ajoutait toutes les variations de cette même idée.
L’expression d’un discours favorable à la marge d’appréciation administrative se vérifie encore à la lecture de certaines décisions du STF. Il considère, par exemple que « le pouvoir judiciaire, dans son unité, et le Tribunal suprême fédéral, en particulier, doit agir avec une extrême prudence compte des graves proportions prises par la pandémie de covid-19 »90, précisant également qu’« il revient à la Cour suprême de traiter la question soumise à examen avec une juste précaution, en cherchant à préserver autant que possible le texte normatif attaqué »91. Dans le même sens, il remarque qu’
« il n’appartient pas au Tribunal suprême fédéral de se substituer aux administrateurs publics des différentes entités fédérées dans l’adoption de mesures qui relèvent de leur compétence, ainsi qu’en raison du fait qu’il ne dispose par des instruments adéquats pour mesurer les divers défis que chacun d’eux affronte dans le combat contre la covid-19 »92.
Il est vrai qu’en considérant le pouvoir judiciaire dans son intégralité, tenant compte des nombreuses juridictions qui le composent, l’on aurait certainement pu rencontrer des décisions de justice qui auraient empiété sur le pouvoir de décision politique de l’administration. Mais il s’agit surtout de mettre en évidence un phénomène d’ensemble qui s’observe avec force dans la position adoptée par les juridictions supérieures et par le STF, convergeant vers une valorisation du rôle de l’administration publique dans la gestion de la crise sanitaire. D’autant qu’une telle valorisation porte en elle une importante nouveauté dans la manière de concevoir le contrôle juridictionnel de légalité : l’intégration du fondement scientifique aux motifs et à la motivation de l’acte administratif.
2.2. L’influence des données scientifiques sur le contrôle juridictionnel
La prise en compte des données scientifiques a abouti au Brésil à une évolution du référentiel de légalité, intégrant la conformité à ces données comme condition de la validité de l’acte administratif. Le poids de la science ne s’est pas fait sentir de la même manière devant le juge administratif français. Néanmoins, le contentieux relatif à l’état d’urgence sanitaire repose sur des arguments scientifiques invoqués par le requérant, que le juge ne peut ignorer. Cette emprise scientifique sur le procès emporte plusieurs conséquences diffuses, annonçant certaines transformations du contentieux résultant du contrôle juridictionnel de l’administration93.
En premier lieu, elle intègre le vaste champ des contentieux technico-scientifiques, dans lesquels la compétence du juge recule au profit de celle des spécialistes – ceux qui détiennent la science. L’examen des mesures prises pour lutter contre la pandémie devait mettre en exergue des situations dans lesquelles les experts scientifiques deviennent indispensables à la prise de décision juridictionnelle, interrogeant subséquemment – mais classiquement – la légitimité du juge face à l’expert intervenant « au nom de l’objectivité »94. Alors qu’au Brésil, la science revêt un rôle déterminant dans la légalité de l’acte administratif adopté dans le contexte pandémique95, elle constitue en France un élément de preuve au cours de l’instruction96, de nature à éclairer le raisonnement du juge dans sa prise de décision.
En second lieu, les premiers temps de la crise ont dévoilé une connaissance scientifique insuffisante dont le juge administratif français prenait acte, soulevant par exemple le fait que « les études à ce jour disponibles souffrent d’insuffisances méthodologiques »97, ce qui entachait nécessairement leur force probante98. Cet argument a été particulièrement mobilisé lors de l’examen de recours tendant à enjoindre au Gouvernement la production et la constitution de stocks d’hydroxychloroquine, permettant ainsi au juge de ne pas se prononcer sur l’efficacité clinique du traitement99. Contrairement au Brésil, les données scientifiques n’ont pas été considérées comme suffisantes pour constituer des recommandations susceptibles d’intégrer le référentiel de légalité du juge administratif. Dès lors, le manque de légitimité scientifique des rapports, études ou autres expertises est susceptible de rejaillir sur le juge, ce dernier se bornant à constater ces ambiguïtés et recentrer le débat contentieux sur le terrain de sa connaissance. La jurisprudence administrative des premiers mois est alors davantage éclairée par la prise en compte des incertitudes entourant les données scientifiques que par ces données elles-mêmes100. Au sujet des rapports entre science et droit, le juge français semble donc faire sienne la posture de Tchekhov vis-à-vis des liens qu’entretiennent pour lui science et littérature : « je me suis toujours efforcé, lorsque c’était possible, de prendre en considération les données scientifiques ; lorsque c’était impossible, je préférais ne pas écrire du tout »101. De la même manière, et bien qu’il ne puisse s’abstenir de juger, le juge peut préférer ne pas écrire à partir des données scientifiques.
Aussi l’évolution des connaissances scientifiques entraîne-t-elle parallèlement l’évolution du contrôle juridictionnel. Cette synchronie est particulièrement visible dans les recours dirigés contre le port du masque imposé par arrêtés préfectoraux dans certaines villes en septembre 2020. Le Conseil d’État se réfère désormais à « des avis et recommandations tant de l’Organisation mondiale de la santé que du Haut Conseil de la santé publique ou du conseil scientifique covid-19, appuyés sur les études épidémiologiques récentes et la revue de la littérature scientifique existante ». Dans ce sens, l’avis du 20 août 2020 du Haut Conseil de la santé publique (HCSP) adoptant une « doctrine »102 vient étoffer le référentiel de légalité, permettant ainsi au juge administratif d’exclure dans ces espèces l’atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale103. De la même manière, c’est au regard d’un avis du HCSP du 17 septembre 2020104 et d’un avis du comité de scientifiques du 19 octobre 2020 qu’une mesure de couvre-feu n’est pas manifestement injustifiée par la situation sanitaire spécifique105.
Alors que l’introduction de l’argument scientifique au sein de la juridiction administrative française ne tient qu’au contexte, son incorporation à la grille du contrôle de légalité au Brésil possède une base législative explicite. Sa portée a cependant – et sans aucun doute – été exacerbée par l’environnement politique créé par le président de la République et le « noyau idéologique » de son Gouvernement, promouvant un discours antiscientifique, mêlant des éléments tenant aux fondements religieux106 et à la croyance en un mouvement des forces internationales réunies pour nuire économiquement au pays. Dans ce contexte, plusieurs hommes et femmes politiques de l’opposition au gouvernement ont adopté – le plus souvent, il faut l’admettre, davantage par opportunité que par franche conviction – une posture proscience.
S’agissant de la base légale, la loi n° 13.979/20, dans son article 3§ 1, dispose que
« les mesures prévues par cet article107 pourront seulement être prises sur la base de preuves scientifiques et d’analyses relatives aux informations stratégiques en matière de santé ; elles devront être limitées dans le temps et dans l’espace au minimum indispensable à la protection et à la préservation de la santé publique »108.
Bien entendu, la loi elle-même ne définit pas les critères pour qu’une « preuve » soit considérée comme « scientifique ». Il est cependant implicitement entendu que les critères qui devront être suivis sont ceux reconnus au sein des moyens de production de la connaissance scientifique, admis comme tels par le pouvoir judiciaire.
Par conséquent, la jurisprudence du STF fournit plusieurs illustrations dans lesquelles le paramètre scientifique est convoqué dans le contrôle de légalité ou de constitutionnalité, ainsi que des situations dans lesquelles le Tribunal considère que certains fondements (supposés technico-scientifiques) ne sont pas suffisants (contredits, par exemple, par les arguments techniques d’autres organes dans le domaine de la santé109). De la même manière, l’idée selon laquelle « la gravité de la situation exige que des mesures étatiques soient adoptées dans tous les champs d’actions, mais toujours au travers d’actions coordonnées et planifiées entre les organes compétents, et fondées sur des informations et des données scientifiques vérifiées »110 apparaît dans plusieurs jugements du STF – la formulation variant parfois.
Il arrive même que des références soient faites aux études scientifiques internationales :
« Il n’appartient pas au pouvoir exécutif fédéral d’écarter, unilatéralement, des décisions des gouvernements des États, du district ou des municipalités lesquels, dans l’exercice de leurs compétences constitutionnelles, adoptent ou vont adopter au sein de leurs territoires respectifs, d’importantes mesures restrictives telles que l’obligation d’isolement ou de distanciation sociale, la quarantaine, la suspension des activités d’enseignement, des restrictions dans le commerce, les activités culturelles ou encore la circulation des personnes, entre autres mécanismes reconnus comme efficaces pour réduire le nombre d’infections et de décès, comme le démontrent la recommandation de l’OMS et plusieurs études techniques et scientifiques, comme, par exemple, les études réalisées par l’Imperial College of London, à partir de modèles mathématiques »111.
Cette mobilisation de la science dans les prétoires ne se retrouve donc pas avec la même intensité selon les juges français ou brésilien, celui-ci intégrant pleinement la donnée technique dans son contrôle de légalité de la décision administrative. Ils ont néanmoins en commun d’assister à la prolifération d’arguments extrajuridiques, qu’ils sont amenés à manier, au titre de preuve ou de base légale. Dès lors, si les domaines scientifiques et juridiques n’ont jamais été hermétiques, la science devenant parfois objet du droit, leurs frontières se meuvent à nouveau pour faire de la première une source alimentant le second. Dans cette insertion de la science dans le droit, se niche aussi la quête d’une « légitimité d’impartialité »112, visant à pallier les insuffisances du politique et illustrant une tendance commune à la France et au Brésil à mobiliser des relais scientifiques ; le recours à l’expert apparaît bien comme une caution de la décision publique (voire de la décision juridictionnelle au Brésil).
De la comparaison entre ces deux pays dans leur appréhension juridique de la crise sanitaire, des enseignements plus transversaux se dévoilent, et se cristallisent autour de la mise à l’épreuve de la légitimité électorale, dans une ampleur certes différente. Face à un État en proie à une gestion de crise tout entière marquée par l’idéologie antiscientifique et complotiste promue par un président élu, l’échelle fédérée s’est imposée. À l’inverse, en France, les premiers temps de la crise sont marqués par une centralisation de la prise de décision, qui s’explique certes par une conjoncture politique bien éloignée de celle du Brésil, mais aussi par une structure institutionnelle radicalement différente. Pour autant, des questions relativement similaires ont émergé autour de la nécessité de faire évoluer le rôle des territoires, ravivant la nécessité de penser le politique plus près des citoyens. Enfin, les failles de la légitimité démocratique au Brésil ont redonné à voir le juge dans sa fonction de contre-pouvoir, avec une pleine conscience de son rôle, comme en témoignent les argumentations de ses décisions. La réception de la décision juridictionnelle par le public français ne s’est pas faite de la même manière, le faible nombre de censures dans les premiers mois de la crise alimentant plutôt les soupçons de rapprochement entre le Conseil d’État et le Gouvernement. De cette comparaison ressort alors un mouvement de valorisation – en même temps qu’est rendue visible la nécessité de se tourner vers GALLET Laurent2023-09-07T12:45:00GL– d’autres formes de légitimité dans les périodes de crise, en particulier lorsque celle résultant de l’élection montre de telles limites.