Il n’est pas rare de lire que le droit comparé est la science des droits étrangers. En ce sens, le professeur Étienne Picard définit de cette manière le droit comparé : il s’agirait d’une « discipline scientifique cherchant à connaître et surtout — ce à quoi, néanmoins, il ne tend pas toujours assez, en fait — à comprendre les droits étrangers1 ». Le droit comparé est donc, si l’on suit ce point de vue, essentiellement un savoir sur les droits étrangers. Cela voudrait dire qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre le droit étranger et le droit comparé. Bien au contraire, une étude en droit étranger serait, dans cette perspective, nécessairement une étude en droit comparé.
Mais l’ensemble des auteurs ne partage pas cette assimilation du droit comparé au droit étranger. La professeur Marie-Claire Ponthoreau réfute ainsi l’assimilation du droit comparé au droit étranger. Selon elle, le droit étranger et le droit comparé se distinguent pour plusieurs raisons, et notamment en raison de leur finalité. Elle écrit :
« le comparatiste vise à proposer un autre regard sur son propre droit à la différence du spécialiste d’un droit étranger qui a avant tout pour but d’étudier un cas étranger en soi et pour soi2 ».
C’est la même idée qu’avance la professeur Élisabeth Zoller lorsqu’elle remarque qu’il est
« parfaitement concevable d’étudier les droits étrangers en eux-mêmes sans qu’une réflexion comparative les relie aux institutions nationales[…] c’est un genre de travail académique qui a ses exigences, mais qui ne relève pas de la méthode comparative au sens strict 3 ».
Pour ces deux autrices, il y a donc bien une différence entre le droit étranger et le droit comparé, en ce sens qu’une étude en droit étranger n’est pas nécessairement une étude en droit comparé.
De ce point de vue, la principale différence entre un travail en droit comparé et un travail purement en droit étranger tient, très simplement, à l’objectif visé par le chercheur. Le chercheur qui fait du droit comparé se donne fondamentalement pour objectif de comparer, c’est-à-dire, si on prend la définition du Larousse, d’examiner les rapports de ressemblance et de différence, en l’occurrence entre au moins deux systèmes juridiques nationaux différents dans leur globalité ou sur un point de droit précis. Au contraire, la comparaison n’est pas au cœur de la démarche du chercheur qui « se contente » de faire un travail purement en droit étranger, car, par définition, ce chercheur se donne pour objectif central d’analyser un seul système juridique de manière générale ou sur une question donnée sans que son objectif soit la comparaison avec le système juridique du pays d’où il vient ou avec un autre système juridique.
Évidemment, rien n’empêche un travail purement en droit étranger de contenir des éléments de comparaison. En effet, on peut parfaitement réaliser une étude sur le Tribunal constitutionnel espagnol ou sur le principe de laïcité en droit canadien en intégrant des éléments de comparaison dans l’étude, et ce afin de donner du relief à l’analyse. Mais la simple présence d’éléments de comparaison au sein d’une thèse en droit étranger ne saurait, nous semble-t-il, suffire à attribuer le « label » de droit comparé à une étude en droit étranger. Sinon, il faudrait attribuer l’étiquette de « droit comparé » à l’ensemble des thèses de doctorat qui, en France ou ailleurs, mobilise, de manière éparse, des éléments de comparaison avec l’étranger. Il y a fort à parier qu’un grand nombre de thèses soutenues dans les universités françaises pourraient alors prétendre au « label » de droit comparé !
Le professeur Otto Pfersmann apporte un autre argument en faveur d’une nette distinction entre le droit étranger et le droit comparé. Selon lui, rien n’empêche de conférer l’étiquette de droit comparé à « un cours ou un à ouvrage concernant le droit espagnol professé ou paru en France4 ». Mais l’auteur précise immédiatement :
« une telle conceptualisation est possible, mais dénuée d’intérêt puisqu’elle n’est qu’une fonction contingente de l’endroit où se trouve un ouvrage, un lecteur ou de celui où se déroule un enseignement. Le droit comparé serait simplement une expression indexicale comme “moi” ou “ici”, dont la signification dépend des paramètres de la situation où elle est utilisée5 ».
Autrement dit, soutenir que toute thèse en droit étranger est nécessairement une thèse en droit comparé revient à définir le droit comparé de manière purement contingente. Ainsi, un travail en droit comparé ne serait pas un travail qui se singulariserait par la comparaison, mais par le fait que l’auteur à l’origine de l’étude s’intéresse à un droit qui n’est pas celui de son pays d’origine. Cette contingence, si elle est problématique dans la définition du droit comparé, qui aspire à la catégorie de discipline ou à tout le moins de méthode, ne l’est pas en ce qui concerne le droit étranger, puisque celui-ci est par définition contingent : le droit espagnol, allemand ou anglais n’est étranger au chercheur français qu’en raison de sa nationalité.
Pour toutes ces raisons, il nous apparaît plus pertinent de poser une distinction claire et nette entre le droit étranger et le droit comparé. Le premier est l’étude d’un droit étranger, sans ambition de comparaison systématique et globale, même si la comparaison peut évidemment apparaître incidemment dans l’étude. L’autre consiste à présenter de manière systématique les ressemblances et les dissemblances entre deux droits de manière générale ou sur une question donnée.
Si l’on reprend ces éléments de définition, on peut clairement qualifier la thèse que nous avons soutenue sur le conflit opposant la Catalogne à l’Espagne de thèse en droit étranger et non en droit comparé. Il y aurait sans doute une thèse ou une monographie à faire en droit comparé sur la manière dont les différentes démocraties occidentales – le Canada, l’Espagne, la Belgique et le Royaume-Uni principalement – gèrent constitutionnellement et politiquement la question des minorités qui aspirent à l’indépendance. Mais tel n’était pas l’objectif dans notre thèse qui portait sur le seul cas hispano-catalan.
Il faut immédiatement préciser que notre étude est marquée par la méthode dite « du droit politique ». Il ne s’agit donc pas seulement d’étudier le droit positif espagnol sur la question de l’autodétermination. Nous partons de l’idée que, pour comprendre la nature profonde du conflit constitutionnel opposant la Catalogne à l’Espagne, il est indispensable d’élargir les perspectives d’approche en s’ouvrant à d’autres disciplines que le droit constitutionnel, à savoir fondamentalement l’histoire constitutionnelle, l’histoire des idées politiques, la philosophie politique et la philosophie du droit. De ce point de vue, que nous avons adopté dans notre travail, l’objet d’étude du constitutionnaliste n’est pas seulement le droit positif, mais aussi le processus de construction étatique, le pouvoir tel qu’il est encadré et divisé par des normes ou des formes de normativité, et aussi, la façon dont le pouvoir est légitimé – ou contesté – par des discours politiques et doctrinaux qui, bien souvent, s’appuient sur des arguments de nature juridique et constitutionnelle.
Ainsi, notre thèse se veut un travail non pas en droit comparé, mais en droit étranger marqué par la méthode dite du droit politique, c’est-à-dire que l’objectif n’était pas de comparer le problème catalan, et les questions juridiques qu’il suscite, avec le problème écossais ou le problème québécois, mais de restituer un seul conflit, celui opposant l’Espagne à la Catalogne, dans toutes ses dimensions historiques, politiques et constitutionnelles.
Quel est l’intérêt de procéder de la sorte pour un constitutionnaliste français ? Outre que cela permet de s’ouvrir à un système constitutionnel relativement peu connu – l’Espagne demeure beaucoup moins étudiée en France que les États-Unis, la Grande-Bretagne ou encore l’Allemagne – il nous semble que l’un des intérêts principaux qu’il y a d’étudier un cas étranger est que cela permet de mettre en perspective, à travers l’étude d’un cas concret, des concepts importants de la théorie constitutionnelle et politique. S’agissant de notre étude, il s’agit, principalement, d’une part, du fédéralisme (1.), d’autre part, de la sécession (2.).
1. Le fédéralisme mis en perspective
L’objectif de notre étude est d’analyser un conflit constitutionnel, celui qui se manifeste par la « question catalane ». Il s’agit de mettre en perspective la tentative de sécession unilatérale de la Catalogne de 2017, laquelle a pu donner l’impression d’un conflit portant sur l’indépendance de la Communauté autonome. Mais, si l’on affine les visions des différents acteurs intéressés et des multiples enjeux qui sous-tendent le conflit, l’on s’aperçoit que celui-ci porte sur la forme de l’unité de l’Espagne.
L’ambition historique de la Catalogne depuis la suppression de ses institutions en 1714 n’a jamais été l’indépendance, mais le fédéralisme. Le fédéralisme fut d’ailleurs, pendant plusieurs siècles, dans le cadre de la monarchie composite espagnole, la réalité institutionnelle des rapports entre la Catalogne et les autres royaumes espagnols, une réalité que le catalanisme ambitionnera, par la suite, dans le cadre de l’État unitaire espagnol, après que le fédéralisme aura été supprimé par la force, non pas tant d’instaurer que de restaurer.
Cette ambition catalane de restaurer le fédéralisme nous a conduit à chercher à identifier les fondements de la pensée fédéraliste catalane. Pour ce faire, nous mobilisons trois sources principales : les écrits fédéralistes de trois des pères fondateurs du catalanisme (Valentí Almirall, Enric Prat de la Riba et Antoni Rovira i Virgili), les projets de réformes territoriaux portés par les forces politiques catalanistes et les controverses parlementaires et juridiques ayant opposé les forces catalanistes aux forces majoritaires espagnoles.
L’analyse systématique de ces sources nous a permis de dégager les trois « piliers » doctrinaux de la pensée fédéraliste du catalanisme. Il s’agit, premièrement, du contractualisme comme processus de formation de la Fédération espagnole ; deuxièmement, du dualisme comme méthode de répartition des compétences entre les autorités fédérées et les autorités fédérales ; troisièmement, de la plurinationalité. Le contractualisme implique que l’unité espagnole résulte d’un pacte fédératif librement conclu entre les unités fondatrices de la fédération espagnole et non d’une constitution adoptée unilatéralement par le peuple espagnol. Le dualisme implique une nette séparation des compétences dévolues par le pacte fédératif aux entités fédérées et aux autorités fédérales. Idéalement, cette répartition des compétences devrait être garantie par un Tribunal paritaire. Enfin, la plurinationalité conduit les catalanistes à plaider pour une union dont les parties seraient les « vraies » nationalités espagnoles, à savoir la Castille, la Catalogne, le Pays basque et la Galice, ce qui implique un refus de la part des catalanistes de fédéraliser toute l’Espagne.
Il va sans dire qu’un tel projet politique – que la Catalogne tentera très concrètement de mettre en œuvre à trois reprises avec les déclarations de « l’État catalan » de 1873, de 1931 et de 1934 – est rejeté par les forces politiques majoritaires espagnoles, y compris par les démocrates et les républicains espagnols, et, encore plus radicalement, par les forces conservatrices et réactionnaires espagnoles.
Si la Catalogne a, un temps, pu croire que cette ambition fédéraliste avait été assouvie par la Constitution espagnole de 1978, c’est parce que celle-ci reposait sur un compromis dilatoire. À la question de savoir si l’Espagne était un État-nation décentralisé ou une fédération plurinationale, la Constitution n’avait pas tranché. Le texte constitutionnel était suffisamment ambivalent pour donner le sentiment que l’ambition fédéraliste avait été atteinte ou, du moins, qu’elle pouvait l’être dans un cadre territorial qui se caractérise par son ouverture et sa flexibilité. Plus précisément, le compromis dilatoire de 1978 repose sur le principe dispositif. Ce dernier, qui avait pour effet de « déconstitutionnaliser » le modèle territorial, c’est-à-dire d’ajourner la décision constituante relative à la forme de l’unité politique de l’Espagne, rendait possibles deux lectures de l’État des autonomies.
Concrètement, l’ambivalence portait, d’une part, sur la nature juridique des Statuts d’autonomie de l’article 151 de la Constitution espagnole. Selon une première lecture, ces Statuts n’étaient rien d’autre que des lois organiques. Selon une seconde lecture, bien plus fédéraliste, il s’agissait de véritables lois contractuelles dotées d’une valeur constitutionnelle. Cette seconde lecture du Statut, au contraire de la première, maximisait les possibilités de modifier bilatéralement les relations entre l’État et la Communauté autonome, tout en conférant une protection juridique formelle à ces modifications, et ce sans avoir à passer par une révision constitutionnelle. L’ambivalence, liée à l’ouverture du modèle territorial portait, d’autre part, sur la question de savoir si certaines Communautés autonomes, au motif qu’elles seraient des nations minoritaires, jouiraient d’une autonomie plus importante que celle des Communautés autonomes régionales appartenant à la nation majoritaire castillane/espagnole.
Avec ces deux éléments combinés – la nature contractuelle du Statut et la reconnaissance d’une asymétrie territoriale consacrant symboliquement la plurinationalité de l’Espagne – le catalanisme politique pouvait espérer l’adoption d’un modèle territorial consacrant son ambition historique. Il est vrai que, dès les années 1990, la lecture homogénéisatrice du modèle territorial va finalement prendre le dessus en raison de la généralisation et de l’égalisation de l’autonomie. Mais cela ne fermait pas pour autant définitivement la porte à la réactivation de l’asymétrie et de la plurinationalité, dès lors que l’on interprétait largement le principe dispositif et le rôle constitutionnel du Statut.
C’est le Tribunal constitutionnel espagnol, dans sa célèbre sentence 31/2010 sur le Statut catalan de 2006, qui a pris le risque de mettre un terme à cette ambivalence constitutive. En niant explicitement que le Statut de la Catalogne de 2006 soit un pacte quasi constitutionnel et en affirmant avec emphase qu’il n’y a qu’une seule nation en Espagne, le Tribunal a, mis fin à l’ambiguïté constitutive sur laquelle reposait le système des autonomies.
En effet, avec la sentence 31/2010, on sait désormais que le seul moyen pour faire de l’Espagne une fédération plurinationale est qu’advienne, un jour, un consensus national indispensable à une révision constitutionnelle, consensus dont tout le monde sait qu’il peinera à venir, tant la droite espagnole est réticente à tout approfondissement de l’autonomie politique des Communautés autonomes, et ce encore plus s’il s’agit de consacrer des différences entre les Communautés autonomes. En jugeant qu’il n’y a qu’une seule nation en Espagne et que le Statut n’est pas un pacte constitutionnel, le Tribunal a ouvert la voie à une revendication jusqu’alors marginale : celle du droit de décider.
Cette étude du cas catalan nous a permis de tirer un certain nombre de conclusions plus générales sur le fédéralisme. Celle qui nous semble la plus importante est celle consistant à défendre, pour plus de clarté conceptuelle, une conception du fédéralisme qui se caractérise par l’idée selon laquelle il implique nécessairement – à défaut on ne saurait parler d’un système politique authentiquement fédéral, mais seulement politiquement décentralisé – une « égalité principielle » entre les autorités centrales et les autorités fédérées. Cette égalité entre des corps politiques résulte fondamentalement d’une culture et d’une pratique politique avant de résulter d’outils formels ou même du processus historique de formation de l’unité politique. Elle ne peut exister et perdurer que si elle est accompagnée d’une reconnaissance et d’une volonté politique de maintenir le pluralisme démotique du système politique comme fondement légitimant de ce dernier.
Par ailleurs, l’étude du cas catalan conduit aussi à ouvrir une réflexion portant sur le concept de fédéralisme « asymétrique » ou « plurinational ». À l’occasion de nos recherches, nous avons pu constater que la conception actuellement dominante du fédéralisme est excessivement marquée par l’influence des modèles américain et allemand, c’est-à-dire par deux systèmes fédéraux caractérisés par une homogénéité nationale et une certaine tendance à l’uniformisme découlant, précisément, de cette homogénéité nationale sous-jacente. Or, il apparaît nécessaire, s’il l’on veut penser non seulement la question des nations sans État, mais aussi celle de la construction européenne, d’élargir les perspectives d’approche du fédéralisme, en y intégrant une dimension sociologique : celle de la plurinationalité.
Outre le fédéralisme, c’est aussi la sécession que cette étude nous a permis de mettre en perspective.
2. La sécession mise en perspective
Après cette analyse des origines du conflit, notre étude s’intéresse naturellement à la question de la sécession. Elle le fait à travers l’étude de la notion introduite dans le débat public espagnol par les indépendantistes basques et catalans : le droit de décider. Nous proposons une distinction entre deux significations du droit de décider : un sens fort (droit de faire sécession) et un sens faible (droit d’être consulté sur la question de l’indépendance).
Nous montrons, dans un premier temps, que ni le droit constitutionnel espagnol, ni le droit international, ni le droit de l’Union européenne ne confèrent à la Catalogne un droit de décider au sens fort de l’expression, c’est-à-dire un droit de faire sécession d’avec l’État espagnol. Le droit de décider au sens fort ne saurait être déduit du processus historico-politique qui a vu naître la Constitution ou l’État espagnol, car l’unité espagnole ne résulte pas d’un pacte constitutionnel. Ceci nous conduit donc à écarter les thèses défendues par l’un des pères fondateurs de la Constitution espagnole – Miguel Herrero y Rodríguez de Miñón6 – qui a soutenu des thèses sécessionnistes assez proches de celles défendues par John Calhoun au xixe siècle aux États-Unis.
Le droit de sécession ne saurait non plus être déduit du contenu de la Constitution espagnole qui, comme l’immense majorité des Constitutions actuellement en vigueur, ne consacre aucun droit de sécession. Nous nous appuyons ici sur le droit constitutionnel comparé en mobilisant les exemples jurisprudentiels américain, italien, allemand et, bien sûr, canadien avec le célèbre Avis consultatif concernant la sécession du Québec rendu par la Cour suprême du Canada en 1998.
Le droit de décider au sens fort n’existe pas non plus en droit international. Pour parvenir à cette conclusion, nous nous appuyons notamment sur les travaux de Théodore Christakis7, mais aussi sur l’avis de la Cour internationale de Justice, concernant la Déclaration d’indépendance du Kosovo, rendu le 22 juillet 2010. Enfin, nous montrons que le droit de l’Union européenne ne consacre pas non plus le droit de décider au sens fort.
En somme, ni le droit constitutionnel espagnol, ni le droit international, ni le droit de l’Union européenne ne confèrent à la Catalogne un droit de décider au sens fort de l’expression, c’est-à-dire un droit de faire sécession d’avec l’État espagnol.
Dans un deuxième temps, nous montrons que le droit de décider au sens faible n’existe pas non plus. En effet, une Communauté autonome n’a pas le droit d’organiser un référendum non décisionnel sur quelque question que ce soit, car la compétence pour autoriser un tel référendum est, en droit constitutionnel espagnol, une compétence exclusive de l’État. Par ailleurs, les citoyens catalans n’ont aucun droit opposable, tiré du principe démocratique, à ce que l’État organise – ou autorise – un référendum sur l’autodétermination ou un autre sujet, car il n’existe pas de droit au référendum.
Bref, l’idée que nous avançons est que le droit de décider n’existe pas plus au sens fort (droit de sécession) qu’au sens faible (droit d’être consulté) et aussi que dans aucune des démocraties avancées dans lesquelles la question de l’indépendance s’est posée avec la même intensité politique qu’en Catalogne, l’organisation d’un référendum sur l’indépendance n’a été présentée comme l’exercice d’un droit des citoyens.
Au Québec, il fut possible, car la Province dispose de la faculté constitutionnelle d’organiser un référendum quand bon lui semble, faculté dont ne dispose pas la Catalogne en raison du cadre constitutionnel espagnol, qui diffère du cadre canadien. En Écosse, l’organisation en 2014 d’un référendum sur l’indépendance de la région, ne fut pas la manifestation de la reconnaissance d’un quelconque droit de décider. En effet, le référendum a préalablement nécessité une autorisation constitutionnelle de la Grande-Bretagne, laquelle autorisation, comme le démontre l’actualité, est purement discrétionnaire.
Pour autant, sans avoir à accepter la thèse de l’existence d’un quelconque droit à ce qu’un référendum soit organisé ou autorisé par l’État espagnol, d’aucuns pourraient penser que l’Espagne aurait pu suivre l’exemple écossais. Le gouvernement espagnol a néanmoins toujours rejeté de manière intransigeante cette option, en arguant qu’un tel référendum serait radicalement inconstitutionnel.
Contre cette idée, nous montrons qu’il est possible de soutenir, sans avoir à accepter la thèse de l’existence d’un quelconque droit à ce qu’un référendum de cette nature soit organisé ou autorisé par l’État espagnol, que la Constitution espagnole n’interdit pas l’organisation d’un référendum amiable sur l’indépendance. Ceci revient à prendre le contrepied de la doctrine et de la classe politique majoritaire espagnole, qui se sont opposées à l’organisation d’un référendum amiable en avançant un argument de nature constitutionnelle : un tel référendum serait inconstitutionnel, même avec l’accord de l’État. Elles soutenaient – et elles continuent de soutenir – qu’un référendum sur l’indépendance d’une partie du territoire est hors de portée des pouvoirs constitués, y compris donc des autorités centrales.
De ce point de vue, également adopté par le Tribunal constitutionnel, une consultation sur l’indépendance ne peut donc non seulement pas être organisée unilatéralement par une communauté autonome – ce qui est indiscutable – mais elle ne pourrait pas non plus être réalisée avec l’accord de l’État. Pour la doctrine majoritaire espagnole, la classe politique et le Tribunal constitutionnel espagnol, un tel référendum ne pourrait avoir lieu qu’à la suite d’une révision constitutionnelle intervenant par la voie ultra-rigide de l’article 168 CE. Certains constitutionnalistes espagnols soutiennent même qu’il existerait une limite matérielle au pouvoir de révision constitutionnelle interdisant une révision permettant l’organisation d’un référendum d’autodétermination.
La position du Tribunal constitutionnel espagnol est qu’il n’existe pas de limite matérielle au pouvoir de révision, mais qu’un référendum sur l’indépendance nécessiterait effectivement de passer par une révision suivant la procédure prévue à l’article 168 de la Constitution espagnole, ce qui revient à dire que le référendum est, en pratique, quasi impossible. En effet, cet article 168 est, en réalité, une sorte de clause d’éternité déguisée.
Après avoir analysé la controverse sur le droit de décider, nous nous sommes intéressés aux conséquences du refus de mise en œuvre de ce prétendu droit par l’État espagnol. Les conséquences de ce refus sont connues. L’intransigeance de l’État espagnol a conduit à la tentative de sécession unilatérale de la Catalogne durant la période de septembre à octobre 2017.
Nous montrons que les événements de septembre-octobre 2017 peuvent être considérés comme une tentative de « révolution juridique » tant au sens kelsénien qu’au sens schmitien de la notion. Il s’agissait, en effet, d’une tentative d’abrogation de la Constitution antérieure en dehors des formes prévues par cette dernière, doublée d’une tentative d’implanter un nouveau principe de légitimité constitutionnelle : la souveraineté du peuple catalan en lieu et place de celle du peuple espagnol.
Cette qualification repose sur une analyse des lois dites de « rupture » adoptées par le Parlement catalan en septembre 2017, lesquelles lois peuvent s’analyser comme un droit constitutionnel transitoire dont l’objet était de légitimer et d’organiser, par le droit, la rupture d’avec l’État espagnol. Mais, il ne suffit pas de décréter qu’une nouvelle légalité est instaurée pour qu’il en soit réellement ainsi. Dans ce type de situation où sont en concurrence deux ordres juridiques, l’ordre juridique valide est celui qui parvient à s’imposer dans les faits, ce qui suppose, pour ceux qui veulent mener à bien une révolution juridique, d’avoir la capacité d’implanter leur nouvel ordre juridique, c’est-à-dire de le rendre efficace. La Catalogne a manifestement échoué dans cette entreprise.
Cette étude du cas catalan nous a aussi permis de tirer un certain nombre de conclusions plus générales sur la sécession. La plus importante porte sur l’intérêt qu’il peut y avoir à constitutionnaliser le droit de sécession. Contre la thèse avancée par le philosophe et juriste Cass Sunstein8 selon laquelle l’intégration d’un tel droit dans les constitutions aurait pour effet d’augmenter considérablement la conflictualité politique et les luttes ethniques, de bons arguments peuvent être avancés en faveur de l’insertion dans la Constitution de règles claires et précises concernant la sécession.
D’une part, l’existence d’une clause de sécession peut, dans certains contextes politiques caractérisés par l’existence d’un mouvement sécessionniste, aussi paradoxal que cela puisse paraître, contribuer à la stabilisation et au maintien de l’unité de ce système constitutionnel. Sur ce point, on peut s’appuyer sur les travaux de Daniel Weinstock9 qui ont bien montré, en réponse aux travaux de Cass Sunstein, que l’absence de clause de sécession n’est en rien une garantie de stabilité politique. Ce qui génère inévitablement de l’instabilité politique c’est, avec ou sans clause de sécession dans la Constitution, l’existence, en fait, d’un mouvement sécessionniste.
L’avantage d’une telle clause est qu’elle permettrait une meilleure intégration des minorités nationales à l’ordre constitutionnel et politique, puisque lesdites minorités pourraient, sans avoir à sortir de la légalité, entrevoir l’espoir d’une séparation légale. À cet argument d’ordre pragmatique, on peut, d’autre part, en ajouter un autre d’ordre éthique ou moral : une communauté politique, dont la très grande majorité des membres estime qu’ils forment ensemble une nation, devrait, sous certaines conditions, se voir reconnaître, par le droit constitutionnel positif, le droit de décider de son avenir politique.
En ce sens, de nombreuses théories normatives ont soutenu que la sécession pouvait être considérée comme l’exercice d’un droit moral. On pense évidemment aux travaux du philosophe Allen Buchanan10. Ces théories ont le plus souvent été mobilisées pour justifier de l’existence d’un droit erga omnes et antépositif de faire sécession. Mais elles peuvent également servir à plaider la cause non pas de l’existence d’un droit de faire sécession avant l’éventuelle constitutionnalisation d’un tel droit, mais celle de l’insertion d’un droit de sécession dans le droit constitutionnel positif de certains États ou de certaines fédérations au sein desquels cohabitent différents groupes nationaux.
En conclusion, nous pouvons dire que l’un des principaux intérêts qu’il peut y avoir à réaliser une thèse en droit étranger est que cela permet de mettre en perspective des concepts importants de la théorie constitutionnelle et politique, en l’espèce, le fédéralisme et la sécession. L’étude d’un cas étranger peut aussi avoir un intérêt indirect pour le droit constitutionnel français. Même si ce n’est pas l’objectif premier du chercheur à l’origine d’un travail en droit étranger, il est tout à fait envisageable de transposer des solutions tirées d’une expérience étrangère à la France. S’agissant de l’Espagne, le modèle des autonomies, dans sa version initiale, qui avait octroyé une autonomie plus importante à certaines communautés autonomes qu’à d’autres, pourra ainsi, peut-être, servir un jour de référence pour le « problème corse11 ».