1. Introduction. Propriété publique et transformations de la forme d’État
La présente étude se propose d’analyser le thème de la propriété publique en Italie, en relation avec les processus évolutifs des formes d’État. La catégorie juridique étudiée se décline en fonction des transformations des structures économiques, des évolutions des communautés politiques et des relations établies dans le rapport entre autorité et liberté. En particulier, en observant les transformations de ces relations, et en analysant les transitions qui marquent les mutations des formes d’État, on peut comprendre les changements qui traversent aussi bien les implications juridiques du thème, que les fonctions auxquelles il est attribué.
Il suffit de considérer que dans l’État absolu, la relation entre les droits de propriété et l’autorité politique remonte en fait au territoire, en tant que propriété exclusive du souverain, et aux droits de propriété en tant que concessions de celui-ci1. Alors qu’à l’époque libérale la propriété était considérée comme un droit subjectif, sacré et inviolable, et donc opposable à la puissance publique. Dans la période libérale, en particulier, avec l’affirmation des revendications économiques privées, la propriété publique a été, en fait, dégradée en un simple attribut de la souveraineté de l’État, dont le paradigme, comme on le sait, est représenté par le territoire, en tant que pertinence de l’État2.
L’analyse de la pensée libérale, sur le thème de la propriété, permet d’approfondir le passage, en Italie, d’une conception dans laquelle le droit de propriété est considéré comme un droit subjectif plein et absolu, à une perspective dans laquelle les libertés des individus trouvent une limite dans l’affirmation du principe d’égalité. Cela découle de l’émergence de nouveaux droits, de nature collective, liés à la fonction des biens et aux utilités qui en découlent, et se reflète dans la pensée de l’École historique du droit3, en particulier celle de Savigny4, qui met en évidence comment les relations privées sont fortement conditionnées par les besoins de la généralité des citoyens. Les premières répercussions de cette nouvelle perspective se trouvent dans le Code civil italien de 1942, dans lequel, avec une approche dynamique, le droit de propriété est soumis à des limites et à des obligations législatives5, même si la discipline du Code apparaît parfois incohérente et, de toute façon, inadéquate pour valoriser la fonction de la propriété publique dans une clé solidaire et égalitaire6.
Le changement de perspective n’intervient qu’avec le développement de l’État pluraliste et la promulgation de la Constitution de 1948. La nouvelle collocation de la propriété en Constitution, dans la sphère des relations économiques, et l’empreinte solidariste de la Charte – dont la fonction sociale est une expression – traduisent la structure de la nouvelle forme d’État-providence.
Néanmoins, la discipline de la propriété publique qui se définit dans la pratique ne semble pas s’adapter de manière appropriée aux changements de la forme d’État et l’inadéquation de la discipline du Code civil, ainsi que le laconisme de la disposition de l’article 42 de la Constitution italienne, rendent complexe une reconnaissance adéquate de la catégorie. En effet, la généralisation des processus de privatisation depuis les années 1990 a contribué à dévaloriser la fonction sociale de la propriété publique et à diffuser des politiques économiques – également influencées par la gouvernance supranationale – souvent assumées par des organismes dépourvus de légitimité démocratique.
Dans ce contexte, les difficultés liées à la reconnaissance de la propriété publique se placent dans le sillon de problèmes plus larges, liés à la crise de la représentation politique et des relations institutionnelles.
Dans cette perspective, il est possible de trouver un fil rouge reliant la difficile reconnaissance de la catégorie de bien public en Italie à l’expérience politique de la Constitution de Weimar. Dans celle-ci, en effet, on peut percevoir les transformations sociopolitiques qui ont eu lieu au xixe siècle et l’affirmation d’un État qui reconnaît les premières formations politiques dans lesquelles se réalisent les réalités associatives. En effet, à côté des droits de l’homme et des droits politiques, les droits d’association et, en particulier, les droits économiques commencent à être reconnus. Ces droits représentent la ligne de démarcation entre les textes constitutionnels du xixe siècle et la Constitution de Weimar. Néanmoins, le processus de reconnaissance des droits économiques est lent et difficile et il montre les signes de conflits sociaux et de divergences, mais il parvient, en tout cas, à servir d’expérience pour les démocraties successives7.
La République de Weimar est née, en effet, dans un climat politique et social confus – caractérisé par des contrastes entre les instances de préservation et de réforme – et a été le résultat d’un compromis social qui résulte dans la partie relative à la Constitution économique et dans le catalogue des droits fondamentaux. Cette Constitution représente donc le premier exemple de dépassement de l’idéologie typique de l’État libéral vers la reconnaissance d’un ordre pluraliste, que l’on retrouve ensuite dans la Constitution italienne. En effet, certains aspects de la Constitution de Weimar étaient totalement innovants et constituaient un tournant radical par rapport à la centralité du dogme de la souveraineté de l’individu8.
En particulier, le cadre des droits fondamentaux a trouvé une expression exemplaire dans l’art. 153 de la Constitution de Weimar, relative au droit de propriété. Ce droit exprimait pleinement le compromis entre le besoin de protection et de valorisation des droits et intérêts individuels et la protection des demandes collectives par l’intervention de l’État9. Il y avait donc une médiation entre la protection constitutionnelle de la propriété et les espaces d’intervention laissés au législateur. Cela représentait une solution de compromis qui exprimait la coexistence, dans la reconnaissance constitutionnelle de la propriété, d’une garantie de stabilité du droit (Bestandgarantie), qui assiste la position du propriétaire, avec la sauvegarde des besoins liés à l’exercice de pouvoirs d’autorité affectant les droits patrimoniaux, dans lesquels consiste la particularité de la garantie juridique de la catégorie10.
Par conséquent, la propriété publique dans la Constitution de Weimar reflète les conflits de la période politique, mais, en même temps, les tentatives d’atteindre la paix sociale et un ordre démocratique, tout comme on le trouve dans la discipline de propriété de la Constitution italienne. Il s’ensuit qu’en Italie même la forme actuelle de l’État-providence est caractérisée par un défi aux démocraties, même s’il est désormais étendu à d’autres fronts, où la crise de la représentation démocratique et de la fonction publique repropose des questions jamais dépassées, relatives à la légitimation des circuits démocratiques nationaux et supranationaux. Pour autant, c’est avant tout à partir de la valorisation de la souveraineté populaire qu’il faut repartir pour récupérer la centralité de la catégorie de bien public. À la fois, l’effritement des frontières traditionnelles du territoire étatique et, par la suite, du lien étroit entre souveraineté et territoire, fait resurgir des problèmes qui ont des racines profondes dans l’évolution des formes étatiques.
En Italie, la réaction à la crise de la propriété publique et la nécessité d’une révision de la relative discipline, adaptée au contexte constitutionnel de la forme d’État-providence, se reflètent dans les études qui se sont répandues depuis les travaux de la soi-disant Commission Rodotà11, visant à réformer le Chapitre II, Titre I, du Livre III du Code civil relatif à la propriété publique. La doctrine12 développée à partir de cette époque, en plus de proposer l’introduction d’une nouvelle catégorie juridique de biens communs, entendus comme des biens fonctionnels au développement de la personne, se traduit par de nombreuses initiatives législatives locales13 et des prononcés jurisprudentiels14, visant à l’affirmation de la souveraineté populaire et au développement de formes de démocratie participative15.
Dès lors, l’objectif de la recherche est de proposer – également à partir de l’étude de la Constitution de Weimar – quelques solutions applicatives aux problèmes rencontrés dans le contexte italien, dans le but de renforcer la fonction sociale de la propriété publique et de la placer dans le périmètre constitutionnel.
2. Les biens publics entre structure et fonction
L’étude de la dimension juridique des biens publics16 est étroitement liée à l’occupation et à la jouissance du sol par la collectivité. Ceci est confirmé par l’article 1 de la Constitution italienne, qui confère la souveraineté au peuple, entendu comme une universalité de citoyens.
L’appartenance collective au territoire est un objectif atteint avec la reconnaissance des droits constitutionnels, qui sont également protégés face à l’ingérence des pouvoirs publics : au début, la souveraineté appartenait au Roi, puis à l’État, entendu comme entité collective, et enfin au peuple.
La protection des biens publics rappelle directement la protection de la dimension collective de la souveraineté : « les biens de l’État étant des biens [...] détenus et administrés par l’État, en retracer l’histoire, c’est retracer l’histoire de l’État lui-même et de la propriété17 ».
Mais la question principale de la catégorie juridique des biens publics vise à comprendre : « qui est le véritable sujet de la propriété publique ? Est-ce l’État hiérarchique ? Est-ce le peuple ou la collectivité ? Est-ce les individus ?18 », le sujet étant entendu ici comme le sujet réel de la propriété publique. Cette question semble actuellement d’un intérêt renouvelé, alors que nous assistons à une saison disruptive de privatisation des biens publics, parfois incohérente et disproportionnée, souvent justifiée par la nécessité de respecter des contraintes économiques imposées par l’Union européenne, qui conduit à une érosion progressive de la souveraineté populaire et, plus généralement, de l’ordre constitutionnel défini par les Constituants. Ce processus, qui semble concerner également la configuration même de la forme de l’État, a un double effet : « d’une part, la rupture du lien, jusqu’ici considéré comme inséparable, entre la propriété dite publique, c’est-à-dire appartenant à une collectivité territoriale publique, et la destination publique des biens qui en font l’objet » ; d’autre part, « la “restitution” des biens concernés par les opérations susmentionnées à la sphère de la propriété privée, c’est-à-dire à l’appropriation selon les modalités prévues pour l’ensemble des sujets de l’ordre juridique19 ». Ce processus s’identifie à la crise de la catégorie des biens publics et rend nécessaire de s’interroger sur la compatibilité de ces processus avec le système constitutionnel20. En effet, d’une part, le statut juridique des biens publics semble calquer le modèle de la propriété individuelle typique de la propriété privée, en devenant la prérogative exclusive de l’État, entendu comme personne morale, au détriment du modèle constitutionnel égalitaire et solidaire qui devrait caractériser l’État de droit, en vue de fonctionnaliser les biens publics dans l’intérêt de la communauté21. D’autre part, l’extension des privatisations conduit à un recours excessif au modèle de la propriété privée dominante, affectant remarquablement « la formation et la persistance des ordres territoriales générales22 ».
Ces événements sont le résultat d’un processus de distorsion des modèles, dû au décalage progressif de la production législative et des pratiques par rapport à la Constitution italienne23 et aux difficultés du modèle de la propriété publique à se libérer du statut propriétaire de l’État libéral, qui ramène la propriété à la souveraineté de l’État, en permettant une gestion totalement discrétionnaire. En effet, la dichotomie des modèles affirmés dans les différentes formes d’État, libéral et social, se retrouve précisément dans l’idée, d’une part, de la propriété publique, relevant de la logique dominante privée, fondée sur la souveraineté de l’État libéral ; d’autre part, de la propriété publique de l’État démocratique-social, fondée sur la souveraineté populaire, où le sujet public agit comme un simple détenteur d’un bien à administrer dans l’intérêt de la communauté.
Cependant, l’aptitude nécessaire de certains biens à la satisfaction d’intérêts publics, qui trouve son fondement dans la fonction sociale inscrite dans la Constitution italienne, devient « un profil [...] souvent négligé et réduit à la conclusion que la mention, dans l’article 42 de la Constitution de la propriété publique suffit à conférer une légitimité au modèle de propriété des biens fondés sur le modèle individuel typique du droit privé24 ». Cela dépend du fait que l’influence du modèle libéral de la propriété publique et l’attraction conceptuelle de la propriété publique dans la sphère de la propriété privée sont encore très marquées. Cette difficulté dans l’affirmation du modèle constitutionnel de la propriété publique – mise en œuvre des articles 1, 2, 3 et 4 de la Constitution italienne – se situe également dans la rupture des frontières traditionnelles du territoire de l’État25, qui fait resurgir des problèmes profondément ancrés dans l’évolution des formes de l’État.
Dans ce contexte, la notion de territoire n’est pas caractérisée comme un attribut nécessaire de la souveraineté, mais, au contraire, rappellerait une conception dépassée du domaine public, qui se manifeste aujourd’hui comme un simple pouvoir réglementaire et, surtout, qui n’est ni utile ni fonctionnel aux principes fondateurs de notre forme d’État, qui voit la primauté de la personne sur l’État. Il apparaît, de toute façon, que le régime de la propriété représente « un point capital dans la fondation de l’État moderne : c’est la première manifestation concrète de l’affirmation d’une possession territoriale unitaire et de la constitution d’un ordre général originel dont dépendent tous les titres de propriété ».
3. L’émergence de revendications collectives dans la Constitution de Weimar : la relation directe entre la forme d’État et la propriété publique
Le premier exemple de reconnaissance normative des demandes collectives à côté des intérêts individuels se trouve dans la Constitution de la République de Weimar de 1919. La République de Weimar était une « démocratie improvisée26 », le résultat de contrastes et de compromis entre différentes forces sociales. La Constitution elle-même montre des signes de conflits sociaux et de divergences. Néanmoins, elle sert de paradigme pour les démocraties ultérieures, car certains aspects de la Constitution – et, en particulier, la reconnaissance des droits fondamentaux – sont totalement novateurs et constituent « une rupture radicale avec la centralité du dogme de la souveraineté de la personne de l’État et le cadre du Staatsrecht d’avant Weimar27 ».
Il faut toutefois tenir compte du fait que la République de Weimar est née dans un climat politique et social complexe28 – dû principalement aux résultats du traité de Versailles et à la fin du deuxième Reich – caractérisé par des contrastes entre des instances de préservation et des poussées réformatrices, comme le montrent la réglementation des libertés économiques et le catalogue des droits fondamentaux, « inspirés par un projet de réforme dans le domaine économique et social visant également à maîtriser les poussées réactionnaires encore fortes dans les mailles d’un fédéralisme républicain (art. 17)29 ». La Constitution reconnaît la souveraineté du peuple et place le Parlement et la représentation démocratique au centre du système, qui s’accompagne d’une valorisation des instituts de démocratie directe « largement utilisés comme dispositifs de régulation du circuit représentatif et comme la plus haute expression de légitimation du pouvoir souverain30 ». Elle représente donc une étape fondamentale dans le dépassement de l’idéologie libérale et est reconnue comme l’idéaltype du constitutionnalisme démocratique du xxe siècle.
En effet, « le déplacement du centre de gravité de la Staaslehre vers la Verfassungslehre, […] reposait sur des options significatives de la nouvelle constitution, comme l’ouverture aux “principes fondamentaux reconnus par le droit des gens”, rappelée par l’art. 4 WRV […] comme une norme pionnière qui indiquait une voie de désengagement progressif de la souveraineté interne de l’État des Constitutions, devenue perméable à l’intégration matérielle avec d’autres systèmes. Et surtout […] l’ouverture à la société d’un catalogue de Grundrechte attentif à la sphère des besoins et des Lebensverhältnisse, et aux diverses manifestations de la vie individuelle, collective, économique, culturelle et religieuse31 ».
En particulier, la Constitution de Weimar dépasse la dichotomie entre droit et société, entre liberté et autorité, qui jusqu’à présent s’est toujours déclinée sous une forme oppositionnelle, en représentant la réalité sociale en elle-même32. Paolo Ridola parle de la Constitution de Weimar comme d’un « paradigme » et d’une « expérience », où « la liberté humaine s’exprime dans la réalité sociale33 ».
Il y a un « abandon du dogme de la souveraineté et une construction du droit public basée sur l’absolutisation des manifestations de la volonté de l’État et le “démantèlement” du concept de souveraineté dans un pluralisme qui aurait dû construire la chaîne d’une participation politique de la société “d’en bas”34 ». Le rôle du législateur est renforcé et devient déterminant dans la réglementation du contenu du droit : la Constitution lui renvoie l’indication de l’objet et des limites du droit, qui repose sur l’hypothèse que la propriété oblige et que l’usage des biens doit viser à la réalisation du bien commun.
En particulier, l’article 153 stipule que « [...] la propriété est obligatoire. Son usage, en plus de l’usage privé, doit être fait pour le bien commun ». Cette norme a toutefois une portée programmatique et a, au fil du temps, été interprétée différemment par différentes forces politiques.
La norme réconcilie l’expérience sociale avec l’expérience normative ; le droit devient un instrument de la construction de la société. Dans ce scénario, la représentation politique joue un rôle fondamental – en tant qu’instrument de synthèse entre des instances opposées – qui permet d’éviter le décalage entre la Constitution matérielle et la Constitution formelle.
La doctrine allemande déduit de la lecture de la disposition de l’article 153 trois types de limites : la première, négative, selon laquelle il n’est pas possible de porter atteinte au droit de propriété d’autrui ; la deuxième, selon laquelle il existe un devoir de supporter les limites imposées à son propre droit de propriété ; la dernière, selon laquelle il existe un « devoir de faire » lorsque la règle impose un certain comportement au propriétaire.
Selon la doctrine civiliste italienne, le libellé de l’article 153 de la Constitution de Weimar, selon lequel la propriété oblige et sert le bien commun, permet de « rompre violemment le principe de l’extranéité des obligations par rapport à la structure du droit subjectif35 ». Sur le droit de propriété se grefferait déjà le devoir, qui intègre le droit. La conception individualiste de la société serait alors dépassée, au nom des représentations démocratiques de la participation.
Ce point de vue se retrouve également dans la proposition de l’article 39 rédigée par Sinzheimer au sein de la Commission constitutionnelle, selon laquelle : « le Reich doit veiller à ce que la vie économique ne serve pas le gain de l’individu, mais la réalisation d’une réalité digne pour tous les hommes36 », fusionnée plus tard dans l’article 151 de la Constitution de Weimar. Par conséquent, la liberté économique de l’individu existerait dans les limites de la réalisation d’une fonction sociale, puisque l’affirmation des droits économiques individuels est subordonnée à l’intérêt commun. Cependant, le processus de démocratisation de la société et d’ouverture des systèmes juridiques aux exigences pluralistes et égalitaires, entamé avec la Constitution de Weimar, s’est rapidement interrompu avec la diffusion de la culture ordolibérale37 et l’avènement des régimes totalitaires.
La doctrine s’est diversement interrogée sur les causes de l’échec de la République de Weimar, probablement en raison de ses contradictions excessives et de ses lacunes insurmontables. La principale aporie de la Constitution de Weimar se trouve dans le choix « de sacrifier la mise en place de barrières pour limiter le pouvoir et la fonction oppositionnelle des droits à l’expérimentation de solutions organicistes visant à préserver la cohésion sociale et à celle de structures gouvernementales qui n’ont pas présidé à l’équilibre et au contrôle mutuel des pouvoirs, mais ont jeté les bases d’une condition de conflit permanent entre les organes constitutionnels, qui finissent par se disputer l’alma de la personnification de la souveraineté populaire38 ». Ce modèle était cependant mal adapté pour faire face aux crises économiques résultant des développements du traité de Versailles. À cela s’ajoutent l’absence de consensus à la base de la République de Weimar, la fin d’une classe dirigeante qui avait dominé la politique, l’économie et la société, et la critique du parlementarisme comme simple idéal étatiste39. En effet, « sans communauté de valeurs politiques, il n’y a pas de volonté politique commune, ni de communauté de droit40 ».
4. La diffusion de la doctrine ordolibérale entre « ordre économique » et « ordre démocratique »
On ne peut « comprendre la qualification du droit de propriété en tant que droit fondamental, issu des révolutions bourgeoises, si on ne l’intègre pas à ces valeurs politico-juridiques qui ont impliqué l’adoption de cette législation subversive41 ». En effet, « les idéologues de l’État libéral ont eu raison de poser le problème de “l’origine” ou du “fondement” de la propriété privée, étant donné la place qu’elle occupait dans les Constitutions matérielles des États et la valeur politique qu’elle avait dans les mouvements politiques et les révolutions bourgeoises [...] en tant que droit “essentiel” de l’individu ». Cependant, à la fin du xixe siècle, « le pacte fondateur de la société bourgeoise, celui par lequel le souverain concentrait l’empire et assurait en contrepartie la propriété de l’individu, était depuis longtemps en crise42 ». Il était désormais clair que l’économie était incapable de s’autoréguler et nécessitait l’intervention des pouvoirs publics43.
Dans ce contexte, se développe l’idée que « l’ordre propriétaire » doit prévaloir même sur « l’ordre démocratique » et que l’intérêt collectif doit s’identifier à l’intérêt individuel. Ceci se concrétise dans la pensée de la doctrine des ordolibéraux, selon laquelle le politique l’emporte sur l’économique, mais doit en déduire des règles, de sorte que les règles du marché deviennent des lois étatiques.
L’idée ordolibérale d’une « économie incorporée et fondée sur un ordre juridique “posé” par le pouvoir étatique et soumis à une intervention publique visant continuellement à dissoudre les positions du pouvoir économique privé et à réaliser artificiellement l’idéal de la concurrence parfaite44 », typique de la pensée de l’École de Fribourg, diffère de celui de l’École de Vienne, fondé sur le laisser-faire total et le rejet de toute forme d’interventionnisme étatique. Toutefois, tant l’École de Vienne du début du siècle que l’École de Fribourg de l’ordolibéralisme partagent une vision du rôle de l’État en tant que garant de la protection et de la valorisation de la propriété, de l’entreprise et de la concurrence.
La doctrine ordolibérale45 contribue au démantèlement des approches démocratiques qui se développent avec la Constitution de Weimar : elle critique sévèrement la notion de pluralisme, considérée comme coupable de la crise du capitalisme, et affirme la nécessité de supprimer les institutions parlementaires et les institutions de médiation politique visant à garantir les revendications sociales. Selon les ordolibéraux, « la crise des institutions républicaines ne provient pas de leur incapacité à traiter la question sociale et les conflits sociaux qui y sont liés, considérés le plus souvent comme le résultat d’une action irrationnelle. Le problème résidait dans l’octroi par l’État de pouvoirs de décision aux centres d’intérêt formés lors du passage de la société bourgeoise à la société industrielle46 ».
D’autre part, l’interventionnisme étatique, qui s’est développé dans la République de Weimar, aurait créé des distorsions et des courts-circuits dans la prise de décision politique, l’État devenant la « proie » des citoyens47. Le pluralisme et la démocratie parlementaire auraient entravé l’ordre économique et érodé la propriété, le libéralisme aurait été « submergé par la démocratie48 ».
Toutes les « impulsions venant de la société […] auraient sapé le modèle qui, par son ordre, aurait dû garantir le bon fonctionnement des marchés et en particulier le principe de la libre concurrence et de la croissance économique49 ». La conséquence du développement de cette idéologie, qui dans les années suivantes a également soutenu le régime fasciste, a conduit à une crise de l’institution de la propriété et des demandes sociales qui y sont liées : « l’ordre économique devait se développer selon les lignes indiquées par une entité placée au sommet de l’ordre politique, et donc structurée comme une partie intégrante de ce dernier. Mais l’ordre politique, placé à la tête de l’ordre propriétaire, finit par en absolutiser la dynamique, précisément parce qu’il revendique le point de vue d’une économie dirigée par l’État50 ». Dans ce cadre, la propriété publique devient un simple instrument d’affirmation des pouvoirs de l’État, au détriment des intérêts des citoyens.
5. Remarques conclusives
Dans la seconde moitié du xxe siècle, la législation mettant en œuvre la fonction sociale de la propriété publique s’est développée de manière cohérente, en réaction à l’individualisme de l’État libéral, et s’est concrétisée dans l’industrialisation et le développement urbain, en accord avec un ordre politique fondé sur la représentation démocratique. Cependant, progressivement, si, d’un point de vue formel, l’entrée en vigueur de la Constitution a défini un cadre pour le travail de systématisation ultérieur du législateur, cela n’a pas été suivi d’une réponse législative homogène. Les politiques économiques liées aux processus de gouvernance européenne, ainsi que l’influence de la jurisprudence supranationale ancrée dans une vision de la propriété comme droit fondamental, avec une traction individualiste, ont diversement entravé la nouvelle perspective constitutionnelle, ou en tout cas ignoré le projet original, conduisant à un désalignement progressif du modèle constitutionnel décrit maintenant et ouvrant la voie à l’irruption du modèle néolibéral. De ce point de vue, les restrictions à la propriété sont autorisées principalement dans le but de protéger la concurrence ou de réaliser les objectifs économiques de l’Union européenne.
Cette tendance – où le législateur n’a pas conformé la réglementation des biens publics aux caractéristiques constitutionnelles indiquées – s’est à nouveau manifestée dans l’expérience récente. En particulier, on peut observer deux modèles dysfonctionnels : celui des processus de privatisation, souvent indistincts en ce qui concerne l’identification des biens et indéfinis en ce qui concerne la définition des règles relatives ; celui de la gestion des plages, par le biais de concessions perpétuelles de l’État, qui sont en fait devenues synonymes de monopoles privés, exempts de critères destinés à protéger les intérêts publics en jeu.
La preuve tangible en est une série de réformes adoptées en Italie à la fin des années 1990, comme celle du loyer équitable pour les baux d’habitation51, qui laissent le champ libre à l’expansion des politiques néolibérales. Dans ce nouveau contexte législatif – et culturel – la fonction sociale devient un instrument de (re)consolidation de la centralité de la propriété privée. Et il ne fait aucun doute que cette transformation est également affectée par la lecture qui, de la catégorie juridique de la propriété, est faite par le droit supranational, corroborée par la jurisprudence de la Cour de justice et de la Cour européenne des droits de l’homme, qui « tendent à proposer une idée de la propriété plus proche du droit libéral classique que des Constitutions d’après-guerre52 ».
La critique des processus de privatisation – ainsi que des mises en concession – est étroitement liée à au fait juridique et à la dissonance avec l’esprit qui se dégage du système constitutionnel complexe et de la forme de l’État-providence. Et il ne pourrait en être autrement : il est possible de se référer au contexte, ou plutôt aux modalités, dans lesquelles ces hypothèses opèrent. En effet, en dehors des principes constitutionnels, ces hypothèses s’articulent à travers des solutions – tant internes que supranationaux – entre les mains d’organes purement techniques ou technico-exécutifs : des organes de facto étrangers aux circuits de légitimation démocratique et, par conséquent, à la nécessité d’assurer la mise en œuvre des principes constitutionnels.
Tout cela a conduit, dans la société dite post-démocratique53 à une érosion progressive et inexorable de la souveraineté populaire, affectant le statut de la propriété publique et la conformation de la fonction sociale. Le débat institutionnel qui s’est développé en Italie – mais aussi en France, par exemple – souligne les distorsions du modèle et tente d’élaborer des solutions. En particulier, en Italie, à partir des travaux de la Commission Rodotà, un courant doctrinal s’est consolidé54, visant à modifier la discipline de la propriété contenue dans le Code civil italien et à introduire, entre autres, une nouvelle catégorie juridique de biens communs.
La voie indiquée par cette expérience institutionnelle a eu des échos spécifiques, au niveau jurisprudentiel et de législation locale, mais n’a pas conduit à une réforme organique au niveau national. Dans ce cadre, la pratique a continué à se consolider vers l’affirmation de politiques, en matière de propriété publique, détachées du périmètre constitutionnel, démontrant peut-être aussi la faiblesse du modèle décrit par l’article 42 de la Constitution italienne.
Dans un tel scénario, le rôle du législateur, qui s’est avéré totalement inadapté pour répondre aux exigences d’équité sociale, est substitué par la jurisprudence, qui, cependant, s’avère intrinsèquement inadaptée pour répondre aux exigences requises55 ; « dans un contexte sociohistorique dans lequel le conflit des valeurs ne peut plus trouver de solution et de synthèse dans les déterminations de la législation et de la politique […] la réponse ponctuelle de la jurisprudence s’avère inadéquate pour faire face aux inégalités sociales, surtout lorsque les attentes des plus faibles sont en jeu56 ». Cela donne lieu à la diffusion de processus qui s’éloignent des circuits classiques de la représentation démocratique, pour se disloquer dans d’autres lieux institutionnels, avec une faible résilience de la représentation, ce qui entraîne un décalage par rapport aux principes constitutionnels connotant la forme d’État-providence.
En conclusion, il semble important de répondre à deux principales questions. La première, de nature théorique, visant à vérifier s'il est possible de reconstruire un statut juridique de la propriété publique à usage public distinct de celui de la propriété publique des biens économiques. Une deuxième question, problématique et dynamique, orientée aux modèles décisionnels et aux politiques législatives en la matière, au niveau national et supranational. Cette perspective est liée à l’analyse de l’actualité des processus décisionnels : gouvernance économique à différents niveaux, déplacement des centres d’influence vers les exécutifs, politiques inspirées par le système économique et difficilement équilibrées par rapport aux besoins publics.
L’examen de ces profils permet de formuler quelques propositions visant à renforcer la fonction sociale des biens publics conformément à la Constitution. En ce sens, afin de valoriser la fonction sociale des biens publics dans une clé constitutionnelle, il est souhaitable, comme étape préliminaire, que les sièges de représentation démocratique dans les différents niveaux de gouvernement retrouvent leur centralité : c’est en effet dans ces enceintes que les biens publics doivent trouver des motifs de légitimation démocratique. Il est souhaitable que les formes de participation – face au déplacement de la prise de décision entre les mains de l’exécutif ou de centres d’influence qui ne remontent pas au circuit représentatif – acquièrent une plus grande vigueur, sous une forme directe ou participative, grâce à la contribution active des citoyens.
Et ce, tant au niveau de la proposition, dans la planification législative des biens publics, qu’au niveau de la collaboration institutionnelle et sociale, dans leur gestion. En ce sens, il semble utile de proposer des processus participatifs, d’inclusion et d’intégration des modèles traditionnels de représentation, dans une logique d’interaction permanente entre la participation et la représentation démocratique.
Cela ne devrait pas s’appliquer uniquement au niveau politique national, puisque l’impact de la production législative supranationale et les politiques publiques qui sont produites au-delà des frontières nationales ont un effet profond sur la catégorie en question : les actions visant à renforcer la représentation démocratique, par le biais de solutions institutionnelles et politiques, devraient également être promues dans ces contextes. Dans ce sens, il faut encourager la formation de partis européens capables de redonner une place centrale au Parlement européen, en plaçant la question des droits sociaux, et les objectifs qui y sont liés, à côté des objectifs de politique économique.
Sur le plan interne, en revanche, les conclusions institutionnelles de la Commission Rodotà et les élaborations doctrinales menées dans son sillage devraient servir de point de départ pour suggérer au législateur des solutions utiles dans la ligne des thèses envisagées. Sur le fond, une réforme du Chapitre I, Livre II, Titre III du Code civil italien sur la propriété publique est souhaitable, visant à une classification correcte de la propriété publique, orientée vers la Constitution. En particulier, dans le genre des biens publics, il convient de distinguer deux espèces de biens : les biens appartenant à l’État (appelés biens économico-patrimoniaux de l’État), en tant que tels utilisables par l’État à des fins économiques et pour la réalisation d’objectifs préétablis ; et les biens publics à usage public, entendus comme des biens spécifiquement destinés aux intérêts de la collectivité.
Cette dernière catégorie de biens devrait alors être valorisée pour les utilités supplémentaires liées à certains biens (comme les ressources naturelles) afin de garantir la plénitude des droits des citoyens à leur égard.
L’objectif est de protéger ces biens dans le périmètre indiqué par la Constitution et par l’État-providence et par rapport aux fonctions qu’ils assument à cet égard. En ce sens, il faut des modèles qui accordent une place centrale aux sujets de droit public, y compris par le biais de schémas typiques de la démocratie participative, ou alternativement, par la configuration d’un régime de concession dans lequel, en présence d’un État qui maintient des pouvoirs d’intervention, de contrôle et de régulation, et la fixation de tarifs adéquats, la règle de la concurrence peut être articulée, afin d’éviter l’exploitation privée dans un régime de monopole.
La priorité reste d’assurer l’accessibilité collective de ces biens, c’est-à-dire de garantir leur fonction sociale, conformément aux principes constitutionnels d’égalité et de solidarité.