Cela correspond à l’un des impératifs de notre temps, les personnes publiques doivent mettre en valeur les biens de leur patrimoine dans l’intérêt de tous, au moyen d’une gestion rentable et efficace. Pour ce faire, il n’est pas rare que l’administration s’attache le concours d’un ou de plusieurs opérateurs privés. La forme que peut revêtir la participation privée et ses modalités diffèrent cependant selon le bien public concerné. Le régime des biens publics belge s’articule autour de la distinction entre les biens du domaine privé et les biens du domaine public1. Cette summa divisio, héritée de la pensée juridique française du xixe siècle2, est solidement ancrée en droit positif. La distinction est d’importance, car s’il est traditionnellement affirmé que les biens du domaine privé de l’administration demeurent, par principe, soumis au droit commun des biens, les dépendances du domaine public relèvent d’un régime juridique exorbitant, que l’on désigne communément sous le nom de domanialité publique. Le régime de la domanialité ne constitue pas un régime spécial de propriété, mais un régime de protection d’une affectation. Il s’en déduit qu’un bien qui relève du domaine public continue à appartenir à son propriétaire, qui dispose sur sa chose d’un droit de propriété régi par le Code civil. La domanialité publique se superpose à cette propriété afin de protéger le maintien et la poursuite du but fixé par l’affectation spéciale du bien, à l’encontre des tiers tout comme à l’encontre de l’administration3. Pour y parvenir, les biens du domaine public sont placés hors commerce, ce qui se traduit par leur inaliénabilité, leur imprescriptibilité et leur insaisissabilité de principe. C’est dire l’enjeu qui s’attache à cette qualification juridique… et à la foule de questions qu’elle suscite. Parmi les controverses entourant la consistance du domaine public, la plus remarquable, et la seule qui retiendra ici notre attention, est celle qui concerne l’objet de l’affectation déclenchant le régime de la domanialité. Dans la première partie de notre contribution, nous retracerons les développements les plus significatifs intervenus sur ce point. Nous exposerons la jurisprudence classique de la Cour de cassation – cantonnée au critère de l’affectation à l’usage de tous –, et son évolution (incertaine) vers l’adjonction d’un nouveau critère d’incorporation au domaine public – celui de l’affectation à un service public –, avant d’évoquer l’occasion manquée du législateur de mettre un terme à ces discussions à l’occasion de la réforme du droit des biens de 20204. Une fois esquissés les contours flous des biens du domaine public, dans la seconde partie de notre contribution, nous proposons d’envisager plus concrètement leur valorisation par l’octroi de droits d’usage à des personnes privées. C’est, à nouveau, à la Cour de cassation que l’on doit d’avoir balisé le régime des occupations privatives. D’après la haute juridiction, celles-ci doivent être compatibles avec l’usage public du bien et ne pas porter atteinte au droit de l’administration de régler cet usage d’après les besoins et l’intérêt de la collectivité. Cette fois, la réforme du droit des biens a fait œuvre utile. Elle s’est emparée de la problématique dans la perspective de consolider les acquis jurisprudentiels. Il est désormais légalement inscrit que le domaine public peut, à certaines conditions, être grevé de droits au profit de personnes privées. Reste encore à savoir si ces droits satisfont les besoins de la pratique. Nous pointerons l’une ou l’autre de leurs faiblesses, nuisant à leur attractivité auprès des investisseurs.
1. La définition incertaine des biens du domaine public
Quoique le droit domanial belge ait continué à entretenir un lien étroit avec le Code civil, le lecteur n’y trouvera que peu d’indices sur la composition du domaine public. À la vérité, il n’est pas tout à fait certain que la lecture de la jurisprudence l’éclaire davantage. La définition des biens du domaine est une véritable bouteille à encre5, que les décisions des cours suprêmes n’ont pas contribué à épuiser. Pour introduire les controverses qui ont partagé la doctrine et la jurisprudence, on partira d’une définition qui, si elle doit être précisée et nuancée, a pour elle le mérite de la simplicité : les biens du domaine public s’entendent des biens qui appartiennent à une personne morale de droit public et qui sont affectés à un besoin public particulier. En droit belge, les débats se sont principalement noués autour du critère d’affectation.
L’affectation est le noyau dur du régime de la domanialité ; elle est tout à la fois l’objet de sa protection, la condition de son déclenchement et son instrument de mesure. L’incertitude persiste pourtant quant à l’objet de cette affectation. Pendant longtemps, la jurisprudence de la Cour de cassation belge a été fixée en ce sens qu’un bien appartient au domaine public en raison du fait que, par une décision explicite ou implicite de l’autorité, il est destiné à l’usage de tous, sans distinction entre les personnes6. Tel est, par exemple, le cas de la voirie ou d’un parc public, lesquels sont ouverts à un nombre indéterminé d’usagers non individualisés. Ce critère de l’affectation à l’usage de tous ne satisfaisait pas la majeure partie de la doctrine, qui était d’avis que ce critère, trop restrictif, avait pour effet d’exclure du champ de la domanialité des biens pourtant dignes de sa protection. Les auteurs, suivis par le Conseil d’État7, plaidaient pour une extension de la domanialité à certains biens par le biais desquels les services publics s’exercent. À certains de ces biens seulement : il faudrait, selon la majorité de la doctrine8, se garder d’englober dans le domaine public tous les biens affectés à un service public, sous peine de méconnaître le caractère exceptionnel de ce régime. Si l’on s’accorde généralement pour exiger que, pour bénéficier du régime de la domanialité, le bien affecté à un service public doive présenter certaines caractéristiques particulières, les avis divergent lorsqu’il s’agit de déterminer lesdites caractéristiques. Plusieurs formules sont proposées au titre de correctif du critère de l’affectation à un service public. On peut ainsi citer, en vrac, « les biens affectés à un service public et spécialement aménagés à cet effet », « les biens qui, par leur nature ou leur aménagement sont indispensables au fonctionnement du service public », ou encore ceux qui « sont, par nature ou par des aménagements spéciaux, adaptés exclusivement ou essentiellement au but particulier du service considéré ». Cette conception plus large des biens du domaine public avait été reçue de plus en plus fréquemment par les juges du fond.
Tel était, en bref, l’état du droit belge avant l’arrêt du 15 mars 20189 de la Cour de cassation. Dans cet arrêt, la première chambre néerlandophone de la Cour a décidé que « [u]n bien appartient au domaine public lorsque, par une décision expresse ou tacite de l’autorité compétente, il est affecté à l’usage de tous ou à un service public ». Faut-il comprendre de ce considérant que la Cour admet désormais deux critères d’appartenance au domaine public, celui – traditionnel – de l’affectation à l’usage de tous et celui – inédit – de l’affectation à un service public ? Le doute est permis. Sans disserter à l’infini, on relèvera, à la suite de Jürgen De Staercke10, que le pourvoi en cassation ne remettait pas en cause la définition du domaine public adoptée par l’arrêt attaqué, mais soulevait la question de la possibilité de grever un bien du domaine public d’un droit d’emphytéose que la Cour résout par ailleurs en se référant aux seuls « bien[s] du domaine public affecté[s] à l’usage de tous ». Dans ces conditions, la nouvelle définition des biens du domaine énoncée par la Cour revêt l’apparence d’un obiter dictum plutôt que d’un soutènement nécessaire à sa décision de rejeter le pourvoi. Il n’en reste pas moins que la doctrine majoritaire11 a vu dans cet arrêt le revirement de jurisprudence tant attendu, par lequel le critère de l’affectation à un service public rejoint le critère de l’affectation à l’usage de tous au rang des critères d’appartenance au domaine. Faut-il comprendre que le bien affecté à un service public ne doit pas présenter des caractéristiques particulières ? Certains l’affirment, d’autres, plus réservés, estiment que cet arrêt laisse augurer des ajustements ultérieurs. Un arrêt du 10 septembre 202012, rendu par la première chambre francophone de la Cour de cassation cette fois, vient encore ajouter à la confusion existante. La Cour de cassation décide que « [l]es biens du domaine public des personnes morales de droit public et ceux de leur domaine privé qui sont affectés à un service public ou d’intérêt général ne sont, de leur nature, pas susceptibles d’être soumis à l’impôt ». La doctrine est partagée quant à y voir un pas en arrière ou la confirmation que le critère d’affectation à un service public est appelé à connaître des ajustements dans la jurisprudence de la Cour13. Cette décision peut en effet, selon les sensibilités, être lue comme rangeant les biens affectés à un service public dans le domaine privé – et, partant, comme un retour au seul critère de l’affectation l’usage de tous pour définir le domaine public14 – ou être interprétée comme confirmant que tous les biens affectés à un service public ne relèvent pas du domaine public. En ce sens, on peut citer Dorothy Gruyaert et Laura Neven, pour qui cet arrêt corrobore leur idée selon laquelle « l’affectation d’un bien à un service public n’entraîne pas automatiquement l’application du régime de la domanialité publique, en l’absence d’adaptation spéciale du bien à ce service15 ».
Dans le contexte d’une vaste réforme du droit civil belge initiée sous le gouvernement Michel, sous l’impulsion du ministre de la Justice Koen Geens, une Commission de réforme du droit des biens fut établie à la fin de l’année 201716. Cette commission, présidée par les Professeurs Pascale Lecocq (ULiège) et Vincent Sagaert (KU Leuven), se donna notamment pour objectifs de moderniser le droit des biens et de lui imprimer plus de lisibilité et de flexibilité17. Au sein de son document – déposé initialement à la Chambre des représentants sous la forme d’un projet de loi le 31 octobre 201818, redéposé à l’identique sous la forme d’une proposition parlementaire le 16 juillet 201919 en vue d’un relevé de caducité sous la nouvelle législature20 –, on découvre un article 3.59 qui débute par ces termes : « [l]es biens qui sont affectés explicitement ou implicitement soit à l’usage de tous, soit à un service public, constituent le domaine public ». Les travaux préparatoires révèlent que cette définition des biens du domaine public, directement inspirée de l’arrêt du 15 mars 2018 de la Cour de cassation21, a été libellée largement « afin de fusionner en quelque sorte doctrine et jurisprudence sur cette question » et de laisser toute latitude à la doctrine et à la jurisprudence de « concrétiser ou même restreindre » celle-ci22. Il faut dire qu’au cours de la consultation publique, de nombreuses voix s’étaient élevées pour dire qu’il revenait au droit administratif, et non au droit privé des biens, de déterminer quels biens relèvent du domaine public de l’administration23. La définition proposée n’a néanmoins pas échappé aux critiques. Elles émanaient principalement de l’Ordre des barreaux néerlandophones de Belgique (Orde van Vlaamse Balies). En substance, ce dernier recommandait l’abandon pur et simple de cette définition imprécise, qui aurait créé plus de problèmes qu’elle n’en aurait réglés24. Cela fut chose faite : à la faveur d’un amendement parlementaire25, la définition du domaine public est supprimée. En bout de course, l’alinéa 1er de l’article 3.4526 inséré dans le Code civil par la loi du 4 février 2020 se borne à affirmer que les « biens publics appartiennent au domaine privé, sauf s’ils sont affectés au domaine public », consacrant par-là le caractère exceptionnel de ce régime27. Ainsi, si la réforme du droit des biens se montre décisive lorsqu’elle réglemente les droits d’usage réels et personnels qui peuvent être concédés sur le domaine public, elle n’a en revanche aucunement contribué à dissiper l’imbroglio du critère d’incorporation des biens au domaine28.
On terminera sur ce point par quelques propos de nature à relativiser la portée de ces discussions. Sans nier l’importance de pouvoir identifier avec précision les biens qui relèvent du domaine public et ceux qui ressortent du domaine privé, on remarquera que, par le biais du critère de l’affectation à l’usage de tous sans distinction entre les personnes, la Cour de cassation a déjà admis que des biens pourtant affectés à un service public fassent partie du domaine public, dès lors qu’ils étaient également affectés à l’usage de tous. En est-il ainsi des voies ferrées et de leurs dépendances que la Cour range dans le domaine public, au motif qu’ils seraient affectés à l’usage de tous29. De la même manière, la Cour classe les objets et collections des musées publics comme les bâtiments qui les abritent parmi les biens du domaine public30, alors même que ces biens paraissent davantage être rendus accessibles au public en raison du « service public culturel » pour lesquels ils sont mobilisés. Il semble s’en déduire que malgré l’existence de certains arrêts qui exigent un usage direct et/ou immédiat par le public31, le critère de l’affectation à l’usage de tous pourrait être interprété largement et comprendre également les biens affectés à un service public dès lors qu’ils peuvent être utilisés par chacun en qualité d’usager de ce service32, à l’inverse de l’opinion généralement retenue en France à ce propos33. On constatera, enfin, que la Cour de cassation n’a, dans certains cas, pu qualifier certaines choses de biens du domaine public qu’en recourant au procédé, décrié34, de la fiction, ces choses n’étant pas, quoiqu’elle en dise, véritablement affectées à l’usage de tous. Certains arrêts de la cour suprême énoncent ainsi que font également partie du domaine public des biens qui en dépit d’une destination publique discutable pourtant reconnue par la Cour, – comme les gares ferroviaires à l’égard des voies du chemin de fer –, sont nécessaires à l’exploitation35, à l’utilisation, ou à la conservation d’un bien faisant partie du domaine public, ou en constituent l’accessoire36, comme les tableaux placés dans les églises37 ou les arbres plantés sur une voirie38-39.
2. Les conditions d’octroi des droits d’usage sur le domaine public et leurs faiblesses
2.1. Le régime des occupations privatives du domaine public
Puisqu’ils sont destinés à une destination collective, les biens du domaine public sont traditionnellement étiquetés comme étant « hors commerce ». Leur extra-commercialité n’est cependant pas synonyme d’indisponibilité complète. Pour reprendre l’élégante formule de Henri De Page et René Dekkers, « les droits du public n’excluent pas ceux des particuliers ; mais ils les dominent, de telle sorte qu’ils étouffent les prétentions des particuliers qui seraient incompatibles avec celles du public. [Ils] laissent le champ libre aux autres40 ». Dit plus prosaïquement, une occupation privative d’une portion du domaine public, qui la dérobe à l’utilisation collective à laquelle elle est destinée41, est admissible lorsqu’elle est compatible avec l’obligation de l’administration d’assurer l’usage dicté par l’affectation. Quant au véhicule juridique utilisé, de longue date, on admet qu’une occupation privative du domaine puisse être octroyée par le truchement d’une autorisation ou d’une concession domaniale42. Ces droits, qui relèvent du droit administratif, sont, par essence, précaires et révocables ad nutum43. L’administration peut les modifier ou y mettre un terme à tout instant, moyennant néanmoins, en règle, une indemnisation lorsqu’il s’agit d’une concession. Dans ces conditions, on conçoit aisément que ces titres d’occupation n’entravent pas l’obligation de l’administration44 d’assurer l’usage public auquel il est destiné. Était en revanche plus douteuse la possibilité de grever le domaine public de droits d’usage réels ou personnels issus du droit privé. En ce cas, il faut en effet s’accommoder des rigueurs de la forme juridique que l’occupation privative épouse ; l’administration ne peut en particulier se départir des dispositions impératives et d’ordre public qui gouvernent le droit d’usage concédé ou méconnaître l’essence de ce droit. Ainsi, la Cour de cassation a toujours exclu que le domaine public soit donné en location45. Cela tombe sous le sens si on se rappelle que la durée et la fin des contrats de bail commercial, de bail à ferme ou de bail de résidence principale46 sont strictement encadrées par la loi et que l’administration n’a dès lors pas les coudées franches pour modifier ces droits. En ce qui concerne les droits réels, il a parfois été soutenu que le fondement même de la domanialité publique s’opposait à ce que l’administration confère des droits réels sur les biens qui en relèvent47. Ce n’est pas l’opinion actuelle de la Cour de cassation belge. Depuis la deuxième moitié du xxe siècle, la haute juridiction a, au fur et à mesure des espèces qui lui ont été soumises, reconnu que, à certaines conditions, un droit réel puisse porter sur le domaine public. Le droit de servitude a fait office de pionnier. Le 6 décembre 195748, le 11 septembre 196449, puis le 27 septembre 199050, la Cour de cassation a décidé qu’une servitude peut être établie sur un bien appartenant au domaine public, « à condition qu’elle ne soit pas incompatible avec la destination publique de ce domaine, ne fasse pas obstacle à son usage public et ne porte pas atteinte au droit de l’administration de régler cet usage d’après les besoins et l’intérêt de la collectivité ». Sans doute la servitude était-elle le droit réel qui se prêtait le mieux à une telle évolution : s’agissant d’un droit réel de jouissance spéciale51, le plus souvent non exclusive, son impact sur l’utilisation collective des biens du domaine est assurément moindre que celui qu’engendrerait un droit réel de jouissance exclusive, tel que le droit d’usufruit, le droit d’emphytéose ou le droit de superficie. D’aucuns ont d’ailleurs douté que la jurisprudence de la Cour sur les servitudes puisse leur être transposée. On doit à l’arrêt du 18 mai 200752 d’avoir levé les doutes à ce sujet. Aux termes de cette décision, « dans la mesure où un droit privé de superficie ne fait pas obstacle à la destination [du bien à l’usage de tous], il peut être établi sur un bien du domaine public ».
Aussi, a fini par s’imposer l’idée que les droits d’usage privés, qu’il s’agisse de droits réels ou personnels, de jouissance spéciale ou exclusive, peuvent porter sur un bien du domaine public, pour autant qu’ils n’entravent pas sa destination publique et qu’ils ne portent pas atteinte au droit de l’autorité de les réglementer comme elle l’entend. L’octroi de ces droits est donc soumis à un double contrôle, à l’aune du critère de la compatibilité et du critère de la précarité. Si l’assertion est simple, sa mise en œuvre concrète n’est pas toujours aisée. En particulier une question échauffe les esprits : le droit d’emphytéose – qui est un incontournable de la pratique immobilière belge53 – peut-il porter sur un bien du domaine public ? Pour comprendre la controverse, un bref mot sur les caractéristiques essentielles de l’emphytéose s’impose. L’emphytéose est définie par l’article 3.167 du Code civil comme « le droit réel d’usage conférant un plein usage et une pleine jouissance d’un immeuble par nature ou par incorporation appartenant à autrui ». L’emphytéote dispose de larges prérogatives sur l’immeuble grevé : il peut en jouir à sa guise, même en modifier la destination, pour autant qu’il n’en diminue pas la valeur. L’article 3.169 du Code fixe une durée maximale, de nonante-neuf ans, mais aussi, et c’est une particularité du droit d’emphytéose54, une durée minimale de quinze ans55. C’est précisément ici que le bât blesse : des termes mêmes de l’article 3.169, les parties au contrat constitutif ne peuvent déroger à cette durée minimale. Selon la doctrine dominante56, à laquelle nous nous rallions, l’article 3.169 entre en conflit avec l’exigence de précarité, dans la mesure où il fait obstacle à l’insertion d’une clause autorisant l’administration à mettre unilatéralement un terme à l’emphytéose au cours des quinze premières années57. La discussion a été ravivée par l’arrêt, déjà évoqué, du 15 mars 201858 de la Cour de cassation. Cet arrêt énonce qu’« une commune peut, par le truchement d’une agence autonome externe [constituée conformément au] décret du 15 juillet 200559 […] grever d’un droit d’emphytéose un bien du domaine public destiné à l’usage de tous, pour autant que cela ne porte pas atteinte à son droit de réglementer cet usage à tout moment ». Une lecture hâtive de ce considérant pourrait amener à croire que la Cour a proclamé la compatibilité du droit d’emphytéose avec la condition de précarité. La première impression n’est cependant pas la bonne. À notre avis, l’interprétation proposée par Samuel De Winter60 doit être préférée : la Cour se borne à affirmer in abstracto que l’administration pourrait concéder un droit d’emphytéose sur son domaine public, à la condition, appréciée in concreto, que ce droit n’empêche pas de le modifier ou d’y mettre fin si les nécessités de l’intérêt général le commandent. Cette décision du 15 mars 2018 laisse donc, à notre avis, intactes les discussions existantes puisque, sauf circonstances exceptionnelles ou dérogation légale, un droit d’emphytéose n’est pas, per se, précaire.
À l’occasion de la réforme du droit des biens, le législateur a entendu couler en force de loi l’indisponibilité relative du domaine public. L’article 3.45, alinéa 2, du Code civil porte que « [l]es biens du domaine public ne sont pas susceptibles de prescription acquisitive par une autre personne privée ou publique et ne peuvent faire l’objet d’une accession en faveur de toute autre personne privée ou publique ou de tout autre mode originaire d’acquisition », mais qu’il peut toutefois « exister un droit personnel ou réel d’usage sur un bien du domaine public dans la mesure où la destination publique de ce bien n’y fait pas obstacle ». Sont ici exprimées, d’une part, l’interdiction (absolue) d’acquérir la propriété d’un bien du domaine public par l’effet d’un mode originaire d’acquisition des droits réels et, d’autre part, la possibilité d’obtenir, que ce soit par le biais d’un mode originaire61 ou d’un mode dérivé, un droit réel ou personnel d’usage, « dans la mesure où la destination publique de ce bien n’y fait pas obstacle ». Les travaux préparatoires suggèrent que les quelques mots précités entérinent les deux conditions habituelles de compatibilité et de précarité des occupations privatives62, bien que, à proprement parler, l’absence d’obstacle renvoie, au premier chef, à la compatibilité avec l’usage public du bien. Dans une tentative de concilier le texte de loi avec l’intention de ses auteurs, on peut également y voir une allusion toute indirecte à l’ancienne condition prétorienne de la précarité63. En effet, l’économie du régime de la domanialité publique ne s’oppose-t-elle pas à ce que la comptabilité du droit d’usage avec l’affectation domaniale fasse uniquement l’objet d’un contrôle, ponctuel et statique, au moment de l’octroi du droit d’usage ? N’exige-t-elle pas que l’administration soit en mesure de vérifier à tout instant cette compatibilité et, le cas échéant, de remettre en cause les droits concédés ?
2.2. Les faiblesses des droits d’occupation privative du domaine public
Au vu de la jurisprudence de la Cour de cassation, consacrée, à tout le moins dans son esprit, à l’article 3.45 du Code civil, on serait tenté de croire qu’en Belgique, l’administration dispose d’un arsenal juridique (presque) complet, apte à rentabiliser son domaine public. Il n’en est rien. Si cette jurisprudence constitue incontestablement un pas vers une meilleure valorisation du domaine, il reste encore du chemin pour répondre de manière satisfaisante aux besoins de la pratique. La problématique de l’adéquation des rigueurs du régime de la domanialité publique avec les réalités économiques s’adresse à l’administration gestionnaire avec une acuité particulière maintenant que le domaine apparaît comme un véritable bien économique, qu’il convient de mettre en valeur dans l’intérêt commun64. La participation d’acteurs privés peut en outre s’avérer souhaitable pour accroître l’utilité collective65 ou pour réaliser et financer des équipements d’intérêt collectif, tels que des infrastructures médicales, scolaires ou sportives, des dispositifs de traitement des eaux usées ou de gestion des déchets. Dans une optique de rentabilisation économique, les titres d’occupation du domaine public présentent deux faiblesses majeures : leur précarité et, en ce qui concerne les titres administratifs, leur incessibilité.
Premièrement, on l’a dit, l’autorité publique est en droit de révoquer ou de résilier les droits concédés sur le domaine public à tout moment. Certes, elle ne peut exercer ce pouvoir de manière arbitraire et sans égard pour les droits et les libertés fondamentales de l’occupant à titre privatif du domaine public. On songe tout spécialement au droit au respect de ses biens, protégé par l’article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits de l’homme. L’existence d’attentes légitimes dans son chef, l’absence de contrepartie pécuniaire, la gravité du préjudice subi, une attitude ambiguë de l’administration sont autant d’éléments susceptibles de caractériser une ingérence disproportionnée au droit de propriété de l’occupant66. Certes encore, la légalité interne et externe des actes de révocation ou de résiliation des droits d’occupation est susceptible d’être contrôlée par le juge judiciaire ou administratif, selon le cas67. Saisi de la contestation de l’occupant domanial, le juge pourrait sanctionner, entre autres vices de légalité, une illégalité relative aux motifs de droit ou de fait ou un détournement de pouvoirs68. C’est un trait de l’action de l’administration dans son ensemble, elle doit poursuivre la satisfaction de l’intérêt général69. L’acte individuel de révocation ou de résiliation d’un droit d’occupation domaniale n’échappe pas à la règle : il doit reposer sur des motifs d’intérêt général70, clairs, exacts et pertinents, qui doivent, en principe, figurer dans le corps de sa décision71. Il n’en reste pas moins que le pouvoir de l’administration de mettre fin aux titres d’occupation est discrétionnaire et met à mal la sécurité et la stabilité juridiques recherchées par les candidats à l’investissement et les bailleurs de fonds.
Deuxièmement, l’incessibilité de principe des titres administratifs d’occupation du domaine participe également à freiner les initiatives privées. Cela dérive de la circonstance que, sauf dérogation légale, ces droits sont octroyés intuitu personae. L’autorisation et la concession sont personnelles à l’occupant, qui ne pourrait en transférer le bénéfice sans y être autorisé par l’administration. Leur cessibilité s’avère pourtant indispensable à la constitution de sûretés réelles ou à la mise en place de montages complexes (leasing, par exemple)72. C’est le cas de l’hypothèque qui retiendra notre attention, s’agissant, le plus souvent, d’une formalité indispensable au financement des équipements à réaliser par l’occupant. Les dépendances du domaine public, en tant que telles, ne peuvent être mises en hypothèque. Cela résulte de l’article 45, 1°, de la loi hypothécaire, qui dispose que seuls les biens dans le commerce sont susceptibles d’être hypothéqués. Du reste, l’utilité d’une telle hypothèque serait limitée – si pas nulle –, dès lors que le créancier hypothécaire ne pourrait poursuivre la vente forcée d’un bien du domaine, qui demeure inaliénable jusqu’à sa désaffectation73. En revanche, sous l’ancien Code civil, une fraction notable de la doctrine a défendu qu’une hypothèque pourrait grever les ouvrages élevés par le bénéficiaire d’une autorisation ou d’une concession domaniale74, dont ce dernier est propriétaire par superficie-conséquence, sous réserve de l’accord du pouvoir concédant. Dans la pratique, même en l’absence de disposition légale l’autorisant expressément, il n’était d’ailleurs pas rare qu’un concessionnaire propose les immeubles à bâtir75 en garantie de l’emprunt contracté à cet effet. Le bien-fondé de ce procédé a été remis en cause par certains civilistes, pour des raisons tenant notamment au lien de dépendance qu’entretient le droit de superficie-conséquence avec le droit d’usage dont il découle. Vincent Sagaert était de ceux-là76. Selon lui, l’occupant d’un immeuble ne pourrait hypothéquer les ouvrages qu’il a érigés sans hypothéquer le droit principal d’usage qui s’y rapporte, sous peine de méconnaître le caractère accessoire du droit de superficie-conséquence ; en décider autrement conduirait en outre à attribuer une propriété temporaire et accessoire qui ne serait justifiée par aucun droit sous-jacent. C’est cette vision qui l’a emporté lors de l’adoption du Livre 3 du Code civil. Aux termes de l’alinéa 2 de l’article 3.182, « le droit de superficie-conséquence et la propriété des ouvrages et plantations en découlant ne peuvent être cédés, saisis ou hypothéqués isolément du droit dont ils découlent ». Ce parti pris de la réforme du droit des biens ne suscite pas de difficulté lorsque le droit de superficie-conséquence découle d’un droit réel d’usufruit, de superficie ou d’emphytéose77, lesquels sont des droits hypothécables en application de l’article 45, 2°, de la loi hypothécaire. Elle pose par contre de sérieux problèmes lorsque la superficie-conséquence est l’accessoire d’un droit de concession, qui n’est, sauf disposition légale contraire, pas susceptible d’être hypothéqué78. L’encre de la loi du 4 février 2020 était à peine sèche que le texte de l’article 3.182 du Code civil était déjà amendé. Une loi du 12 juillet 202179 insère un nouvel alinéa 3 à l’article 3.182, qui porte que l’interdiction de « l’alinéa 2 ne s’applique pas en ce qui concerne la saisie et l’hypothèque80 lorsque le droit de superficie-conséquence découle d’un droit d’usage administratif ». Les travaux parlementaires confirment, si besoin en était, que la volonté du législateur était de sauvegarder la pratique des concessionnaires de grever les ouvrages réalisés ou à réaliser par eux d’une hypothèque en garantie des financements des ouvrages d’infrastructure, « pratique bien établie [qui] ne crée dans l’effet aucune difficulté81 ». Voici donc résolue la question de la légalité des hypothèques sur les biens bâtis ou à bâtir par un concessionnaire sur le domaine public. Mais on ne s’y trompera pas : ces sûretés – comme celles qui reposent sur un droit réel d’usufruit, d’emphytéose ou de superficie sur le domaine public d’ailleurs – sont loin d’offrir au créancier la même sécurité qu’une hypothèque « classique ». Elles suivent le sort du droit, précaire, de l’occupant et sont par conséquent tributaires des décisions de l’administration quant à l’usage de son domaine. L’hypothèque ne survivra à la disparition du droit d’occupation qui la sous-tend que si elle peut se reporter, par subrogation, sur une indemnité payée à l’occupant par l’administration en contrepartie de la fin anticipée de son droit82.
Conclusion
En Belgique, le domaine public est une institution séculaire, mais aussi un sujet permanent d’interrogations. Nous avons abordé deux d’entre elles. La première portait sur l’identification du critère d’incorporation au domaine : quelle affectation déclenche le régime de la domanialité ? On a vu que la doctrine et jurisprudence sont partagées quant à admettre, aux côtés du critère de l’affectation à l’usage de tous sans distinction entre les personnes, le critère de l’affectation à un service public. Synthétiser les différentes conceptions qui s’affrontent à ce sujet est un exercice laborieux. Nous sommes toutefois d’avis qu’une contribution sur la domanialité publique belge ne pourrait en faire l’économie, tant la question est récurrente, mais aussi fondamentale puisqu’elle touche à la définition même du domaine public. Notre choix de traiter cette problématique dans sa globalité a évidemment supposé que nous en passions d’autres sous silence. Afin de ne pas les occulter complètement, on mentionnera que d’autres éléments de définition du domaine public sont sujets à controverses, et en particulier la condition d’appropriation publique83 et l’exigence de réalisation de l’affectation84. La seconde question que nous avons abordée concernait les possibilités de valoriser le domaine public par l’octroi de droits d’usage à des personnes privées. Après avoir retracé les évolutions jurisprudentielles sur ce point, nous avons mis en lumière que les opérations prenant place sur le domaine présentent un degré d’aléa supplémentaire en raison de la précarité inhérente aux droits de l’occupant. Cela refroidit inévitablement les investissements privés, ce qui est d’autant plus regrettable que le domaine public est devenu une véritable ressource, que son gestionnaire doit rentabiliser dans l’intérêt collectif.