Introduction
La médiation, en tant que mécanisme non juridictionnel de règlement des litiges, n’est pas une figure couramment utilisée en droit administratif colombien. Il ne s’agit pas là d’une quelconque déficience normative, mais d’une culture qui n’est pas, traditionnellement, favorable à ce genre de processus. Il existe néanmoins un dispositif légal, certes très limité, mais qui pourrait témoigner d’une certaine ouverture envers cet instrument. Ce développement timide s’explique par un phénomène plus large : l’essor d’un modèle juridictionnel de contrôle de l’activité administrative destiné à monopoliser le contentieux administratif1, qui s’est toutefois avéré défaillant ; face à la crise provoquée par la lenteur et le nombre cumulé d’affaires à trancher2, le modèle juridictionnel a fait l’objet de modifications organiques, processuelles, constantes et progressives ; autant de retouches d’un système clairement inapte à répondre à la demande croissante de justice3.
Dans ce contexte, les moyens non juridictionnels du contentieux administratif, tels que la conciliation et la médiation, connaissent, aujourd’hui, une lente progression ; certains apparaissent pour la première fois ; d’autres font l’objet d’adaptations ; d’autres encore sont redécouverts et peu à peu rétablis. Tel est le cas, notamment, de la fonction administrative de résolution des litiges par l’Administration4. Aussi, existe-t-il des raisons justifiant un parallèle entre l’activité contentieuse de l’Administration et la médiation administrative : d’une part, elles sont toutes deux des moyens d’accès à la justice, entendue de façon large et non pas uniquement comme synonyme de juridiction5. Pour cela, il est possible d’évoquer différentes voies ou systèmes de justice6. D’autre part, même si son étude initiale a été menée en partant du système juridictionnel, la doctrine spécialisée cherche à trouver une identité propre à ce moyen de justice7. Par conséquent, la médiation cherche à ne pas être perçue comme un moyen alternatif au juge, mais, comme un instrument de justice à part entière8. Pour la Cour Constitutionnelle colombienne, « des moyens tels que la médiation et la conciliation, bien plus que des mécanismes pour désencombrer le pouvoir judiciaire, sont des instruments favorisant un accès effectif à la justice, et qui visent à promouvoir une solution pacifique des conflits9 ». Or, il existe une claire différence entre l’activité contentieuse de l’Administration et la médiation administrative : cette dernière ne peut être conçue qu’à travers l’intervention d’un tiers face aux parties10, ce qui n’est pas le cas de l’activité contentieuse de l’Administration, dans laquelle, l’autorité peut être, à la fois, partie au litige et autorité chargée de sa résolution.
Grâce au développement de ces autres moyens de justice, il est possible de relativiser l’assimilation traditionnelle entre juridiction et contentieux (substituer ainsi l’expression « procédure administrative contentieuse » à celle de « procédure administrative juridictionnelle » ; ou encore celle de « recours contentieux » à celle de « recours juridictionnel »). Dans un effort de définition réelle du contentieux administratif, le panorama des horizons du contentieux a ainsi permis de le diviser en deux grandes catégories11 : d’un côté, le contentieux administratif juridictionnel et, d’un autre côté, le contentieux administratif non juridictionnel, qui renferme tant celui réglé directement par l’Administration dans l’exercice de sa fonction administrative (activité contentieuse de l’Administration), que celui qui est régi par l’« auto-composition ».
En droit colombien, la conciliation, la transaction, l’amiable composition, et la médiation sont des mécanismes proches, qui font partie de cette seconde catégorie. La proximité des notions est importante, parce que l’accord de conciliation et celui résultant de l’amiable composition ne peuvent porter que sur des affaires susceptibles de transaction12 ; de plus, la loi dispose que la décision de l’amiable compositeur possède les mêmes effets qu’une transaction13. De même, la médiation peut conduire à la conclusion d’une transaction.
Cette proximité conceptuelle n’empêche néanmoins pas leur définition par le droit positif colombien, à l’exception notable de la médiation. D’une part, la conciliation est un moyen de résolution des litiges dans lequel, les parties s’accordent elles-mêmes sur la résolution définitive du contentieux, via l’intervention d’un tiers dénommé « conciliateur », qui leur propose des formules d’arrangement à l’amiable14. D’autre part, la transaction est un type de contrat défini à l’article 1625 du Code civil, permettant l’extinction des obligations. Selon l’article 2469 du même Code, il s’agit d’un accord par lequel les parties règlent un litige existant ou en préviennent la naissance. Enfin, l’amiable composition est définie par la loi comme un mécanisme de résolution des litiges résultant d’un contrat (« contrat de composition15 »). Les parties confient ainsi la résolution du contentieux à un tiers, dénommé « amiable compositeur », dont la décision unilatérale a les mêmes effets qu’une transaction16. À la différence de l’arbitrage, la fonction qu’exerce l’amiable compositeur n’est pas de nature juridictionnelle.
Même si, traditionnellement, on englobe les moyens non juridictionnels de résolution du contentieux dans le concept de Modes Alternatifs de Résolution des Conflits (MARC), expression inspirée de celle de « Alternative Dispute Resolution » (ADR), en réalité, ces mécanismes ne sont pas tous conçus et aptes à la résolution des conflits ; la plupart ne résolvent que des litiges.
Cette affirmation requiert une explication : conflit et litige ne sont pas synonymes. Le conflit est un concept social, qui fait référence à une forme non apaisée de rapport humain et qui a différentes causes et solutions, qui n’ont pas nécessairement une consistance juridique. On parle notamment de conflit dans le couple17, au travail18, dans le milieu scolaire19 ou militaire20. Compte tenu de cette diversité, les moyens de résolution des conflits sont aussi variés : les différentes thérapies, le dialogue, etc. Certains éléments ou manifestations du conflit peuvent toutefois se transformer en litiges, en y intégrant des problèmes purement juridiques. Ainsi, la fonction du juge aux affaires familiales n’est pas de résoudre le conflit du couple, mais de trancher le litige concernant le divorce et la garde des enfants. Ainsi, souvent, la résolution du litige ne met pas un terme au conflit. De même, la fonction du conciliateur ne consiste pas à réconcilier, mais bien à concilier.
Or, dans la catégorie des instruments non juridictionnels de résolution du contentieux, la médiation est le seul moyen qui va « plus loin » en cherchant à résoudre les conflits, sans s’en tenir à trancher les litiges. Il s’agit là d’une spécificité. Par le recours à un tiers inspirant confiance aux parties en conflit, étant donné son impartialité et ses qualités (intellectuelles, morales, etc.), il s’agit d’un moyen de recomposition de la relation dégradée, de rétablissement d’un dialogue interrompu et de construction des bases de la relation future, afin d’éviter le retour du conflit ou l’émergence de nouvelles causes de ce dernier21. Dans ce contexte, le médiateur ne remplit pas sa fonction avec la seule célébration d’un accord entre les parties revêtu de la force de la chose jugée ; il accomplit aussi une fonction de vérification et d’accompagnement lors de l’exécution de l’accord. Voilà l’une des principales différences entre médiation et conciliation.
Partant de ce cadre conceptuel, cet article a pour objet de déterminer la place qu’occupe la médiation dans le droit administratif colombien. Pour cela, il ne traitera pas d’autres formes de médiation, telles que la médiation en matière pénale définie à l’article 523 du Code de procédure pénale comme « un mécanisme qui conçoit un espace institutionnel pour que la victime et son agresseur échangent des avis et exposent leurs points de vue afin que, par l’aide d’un médiateur neutre, celles-ci puissent résoudre le conflit résultant du délit22 ». Précisons seulement que cette médiation n’est possible que pour les délits d’une peine inférieure à cinq ans. L’accord ne peut porter que sur la réparation des victimes, la cessation du comportement ou la réalisation de travaux d’intérêt général, et il devra être pris en compte par le parquet au moment de l’exercice de l’action pénale.
Afin de déterminer la place de la médiation en droit administratif colombien, il est nécessaire de mentionner la tendance à légiférer sur le plan national. En effet, dans la culture juridique du pays, on croit naïvement à la capacité de la loi à provoquer des changements profonds de société, alors qu’en réalité, l’efficacité de nombreuses normes légales est très limitée. Ainsi, en dépit des quelques réglementations existantes (1) et des bienfaits que pourrait avoir le développement de la médiation en droit administratif colombien (2), l’absence d’une culture favorable à la médiation demeure la principale cause de son emploi rare (3). Elle « dicte » donc ce que la loi ne pourrait pas faire.
1. Une consécration légale limitée
La loi organique23 relative à l’administration de la justice renvoie à la loi ordinaire la prévision de « moyens alternatifs au procès, pour résoudre les conflits se présentant dans la société, et la détermination des cas où cette activité sera payante24 ». En ce sens, l’établissement d’un régime légal relatif à la médiation n’est pas une obligation, mais une simple faculté.
En droit positif colombien, il existe trois formes de médiation administrative : d’abord, celle concernant les conflits des administrés avec l’administration. Ensuite, la médiation administrative des conflits nés entre particuliers. Enfin, celle portant sur les conflits entre autorités publiques.
Concernant la médiation dans le cadre des conflits entre les administrés et l’Administration, il faut se référer à une autorité administrative indépendante, traditionnellement connue en droit comparé par sa fonction médiatrice, à savoir l’Ombudsman, dénommé « Défenseur du Peuple » à l’article 282 de la Constitution colombienne. Toutefois, et bien que la Colombie fasse partie des nombreux pays ayant adopté le modèle de l’ombudsman provenant des pays nordiques (comme c’est le cas en France, à travers l’ancien « Médiateur de la République25 » aujourd’hui élargi dans ses fonctions et dénommé « Défenseur des droits », ou encore en Espagne, à travers le « Défenseur du Peuple26 »), la médiation n’est pas la fonction principale ni caractéristique du « Défenseur colombien du peuple ». Il est vrai que la loi réglant ses attributions prévoit que ses délégués accomplissent une fonction de médiation dans les relations entre l’Administration et les administrés, en vue de la défense des droits humains27. Néanmoins, la doctrine considère que cette fonction permet seulement au Défenseur de saisir le juge en vue de protéger les droits des personnes28. Cette fonction n’est pas conçue comme un moyen de résolution des litiges, mais davantage comme un instrument de résolution des conflits sociaux. Selon la doctrine, « la fonction de médiation du Défenseur se limite, principalement, aux affaires dépourvues de consistance juridique, car sa finalité ne consiste pas en la résolution d’un litige, qui est le propre du procès, mais en la résolution de conflits de nature sociale29 ». Il s’agit, surtout, d’un instrument supplémentaire renforçant l’effectivité de la défense des droits humains, et c’est pour cela que cette médiation a été mise en œuvre notamment dans le milieu carcéral30 ainsi que dans le cadre des écoles, afin de lutter contre le harcèlement31.
Or, cette fonction médiatrice est peu connue et, surtout, elle ne concerne pas des affaires susceptibles d’être portées devant le juge administratif colombien32.
La médiation administrative mise en œuvre dans les conflits entre particuliers est confiée aux policiers depuis la loi no 1801 de 2016, elle-même modifiée par la loi no 2220 de 2022 : il s’agit d’une alternative à l’imposition de mesures unilatérales, contraignantes et coercitives, telles que les amendes, pour les conflits entre des administrés, à l’exclusion des droits et des biens dont ils n’ont pas la libre disposition33. La médiation policière n’est donc pas possible en matière d’urbanisme, d’environnement, d’ordre public sanitaire, d’espace public, d’ordre public économique, de liberté de circulation, dans les rapports avec les autorités, ou en ce qui concerne l’intégrité des enfants et des adolescents, l’exercice de la prostitution et le droit de réunion34. La loi dispose, également, que cette fonction médiatrice peut aussi être exercée par des conciliateurs35. L’accord entre les personnes privées ne revêt pas la force de chose jugée36 et, dès lors, l’inexécution des obligations fera l’objet de procédures ordinaires se rattachant aux infractions dénommées « comportements contraires à la coexistence sociale37 ».
Cette médiation policière relève de l’autorité même résultant de la fonction d’agent de police. Il est par conséquent logique que la loi la définisse comme étant dans la nature même de la fonction policière. Il n’existe pas d’études ou de données relatives à l’effectivité de cette forme de médiation.
Enfin, concernant les conflits entre les autorités relevant de l’Administration nationale, le 3e paragraphe de l’article 6 du décret-Loi no 4085 de 2011 dispose que l’Agence Nationale de Défense Juridique de l’État (ci-après : ANDJE) assure une fonction de médiation38. Cette nouvelle attribution n’a été consacrée qu’en 201539 sur le fondement suivant :
« Selon l’étude et le diagnostic élaborés par l’Agence Nationale de Défense Juridique de l’État, les conflits se nouant entre autorités publiques nationales représentent une charge tant administrative que budgétaire, pour celles-ci et pour la juridiction administrative. Ainsi, il revient à l’ANDJE de contribuer à la diminution de ces conflits par la voie de la médiation, afin que les autorités concluent des accords satisfaisants, permettant de surmonter leurs différends. Par cette fonction de médiation, l’ANDJE offrira à ces autorités un soutien expert, technique et impartial facilitant la résolution des conflits juridictionnels ou extra-juridictionnels se présentant devant elles. »
La réglementation prévoit l’existence d’une liste de médiateurs inscrits à l’ANDJE. Toutefois, la sélection de ces médiateurs n’a pas encore été effectuée à ce jour. Ainsi, présentement, ce sont les fonctionnaires de l’ANDJE qui exercent le rôle de médiateurs. Par ailleurs, le processus de médiation peut être initié par l’une des parties au conflit ou par l’ANDJE de oficio ; dans ce dernier cas, le consentement des parties est nécessaire. En outre, afin de formaliser l’acceptation du processus de médiation, les autorités administratives doivent obtenir l’accord favorable de leur « comité de conciliation40 ». Autre précision importante : le médiateur est tenu par un devoir de confidentialité, concernant le conflit et le processus de médiation. Dès lors, il est interdit d’enregistrer les discussions, les avis émis, les affirmations, ainsi que les propositions d’accord, sauf autorisation des parties ou s’il s’agit de documents publics.
Il convient également de mentionner que l’ANDJE n’engage pas sa responsabilité sur le résultat de la médiation ; la responsabilité du médiateur dépend, quant à elle, de son statut (fonctionnaire public ou agent contractuel). Cette réglementation nous paraît correcte, compte tenu du fait que le médiateur libéral n’exerce pas une fonction publique et que la médiation est entamée sur la base de l’autonomie de la volonté des parties41 : sa nature est donc contractuelle42. En effet, l’article 116 de la Constitution colombienne énumérant les particuliers administrant la justice ne mentionne que les conciliateurs et les arbitres ; son article 246 évoque les juges de paix. À partir de ces données constitutionnelles, il est possible de soutenir que les médiateurs ne sont pas des particuliers exerçant la fonction juridictionnelle43. « Ce sont des citoyens parmi les citoyens44 ».
Enfin, le décret prévoit que le résultat de la médiation peut se matérialiser par un acte ou un contrat, selon la législation en vigueur, qui doit prévoir les obligations des parties, ainsi que les conditions de son exécution. De même, l’inexécution de l’accord engage la responsabilité contractuelle des parties. En général, l’accord de médiation consiste en un contrat de transaction portant titre exécutoire et relevant du droit civil, qui prévoit un effet équivalent à celui de la chose jugée45. Enfin, comme tout accord, celui mettant fin à un litige avec une autorité administrative doit respecter l’ordonnancement juridique et reposer sur un support probatoire suffisant46, sans porter préjudice au patrimoine public.
La portée de cette réglementation est limitée. Tout d’abord, elle ne concerne que la médiation entre autorités de l’Administration nationale, même si, par sa nature contractuelle, elle pourrait être utilisée dans des conflits avec des autorités locales. Ensuite, elle n’encadre pas le déroulement de la médiation, ce qui est en soi favorable à la liberté des parties. Cette liberté contribue à l’effectivité de la médiation. Enfin, de façon expresse, la réglementation dispose que le déclenchement de la médiation n’interrompt pas les délais de prescription, ni de caducité de l’action en justice. De même, la médiation n’interrompt pas les procès en cours. Cette prévision normative est étrange, car elle met en péril l’accès au juge pour les autorités ayant recours à la médiation et, par conséquent, elle a un effet dissuasif tout en remettant en cause l’efficacité du mécanisme. « La médiation requiert […] un certain temps : le temps nécessaire pour écouter et formuler les questions subtiles permettant de (ré) créer le lien47 ». En droit colombien, la suspension des délais d’action en justice ne pourrait être introduite que par le législateur48. Or, pour l’instant, la question demeure réglée par le niveau réglementaire.
Certes, on pourrait affirmer que la médiation est bien présente dans toutes les formes de conflit : avec les autorités publiques, entre particuliers et entre autorités publiques. Néanmoins, comme nous venons de le montrer, sa réglementation est très limitée et ces fonctions sont à la fois peu connues et peu étudiées. Ces obstacles à la médiation en droit administratif colombien contrastent avec les différents bienfaits qu’entraînerait le développement de cet instrument.
2. Les bienfaits théoriques du développement de la médiation en droit administratif colombien
Il n’est pas anodin de s’interroger sur l’utilité de développer la médiation en droit administratif colombien. S’agit-il d’une vraie nécessité ou d’une simple mode dépourvue de fondement, de raison et de poids ? De notre point de vue, les bienfaits de la médiation sont si importants qu’ils justifieraient, largement, son développement.
Tout d’abord et d’une façon générale, il est possible de voir dans la médiation un moyen d’améliorer les rapports sociaux49. Elle permet le dialogue direct entre les parties en conflit. Le processus de médiation ne s’intéresse pas seulement à la fin du conflit, mais met l’accent sur le processus et sur l’importance de surmonter ses causes profondes, afin d’éviter sa réitération. De surcroît, la médiation a une vertu spéciale sur les autres mécanismes non juridictionnels de résolution du contentieux administratif, tels que la conciliation et la transaction : elle permet de résoudre non seulement des conflits juridiques, mais, aussi, des conflits de nature politique. Ainsi, il est possible que la médiation conduise à l’élaboration de politiques publiques adaptées aux demandes citoyennes. Dans ce cadre, l’Administration pourrait s’engager à modifier des actes administratifs, à suspendre des procédures administratives, à ne pas exécuter un acte administratif ou encore à le mettre en œuvre sous d’autres formes.
Fort de ce champ bien plus large, il est possible de mettre en doute la pertinence des limitations générales que la loi impose à l’ensemble des moyens non juridictionnels de résolution du contentieux : la négociation ne peut porter que sur des affaires d’intérêt privé, ayant un contenu économique et dont les personnes concernées ont la libre disposition50. Seul le juge serait compétent pour se prononcer sur des litiges touchant à l’intérêt général, aux prérogatives de puissance publique51 et à la légalité52. Calquer ce type de limitations dans le cadre de la médiation méconnaîtrait la nature même de ce mécanisme, car il ne s’agit en aucun cas d’une concession faite au médiateur afin que celui-ci décide de l’issue du litige. Certes, la médiation ne peut conduire ni à la méconnaissance de l’ordonnancement juridique ni à la violation des normes d’ordre public, mais, dans le cadre la légalité, l’Administration possède d’importantes marges d’action découlant de son pouvoir discrétionnaire, qui apparaissent adaptées à la médiation. Renoncer à exercer des prérogatives de puissance publique, dans le cadre d’une médiation, ne saurait être interprété comme une incompétence négative.
Ensuite, en droit colombien, à la différence du droit français53, la médiation n’est pas prévue « dans le cadre » juridictionnel. Autrement dit, le juge n’a aucunement la faculté de renvoyer l’affaire devant un médiateur ; la médiation ne peut pas non plus constituer un préalable obligatoire à la saisine de la juridiction. Néanmoins, à notre sens, l’instauration de ce type de médiation contribuerait à la déjudiciarisation de la société : les conflits sociaux pourraient ne pas tous se terminer devant un juge, et réduire ainsi le discrédit de ce dernier dans la vie sociale54. La médiation contribuerait alors à la lutte contre l’engorgement judiciaire et à l’apaisement des rapports sociaux. C’est pour cette raison qu’il est nécessaire de prévoir les effets juridiques des accords résultant d’une telle médiation55.
Enfin, la médiation contribue, d’une façon certaine, à une meilleure Administration. Le processus de médiation améliore la motivation des actes administratifs et, par-là, renforce la compréhension de son activité et, sans doute, de sa légitimité sociale. La médiation permet aux autorités administratives d’identifier les problèmes de son activité, ce qui peut conduire à l’implémentation de correctifs ou à la formulation de politiques plus adaptées. Tout cela aboutit à l’amélioration de l’efficacité de l’activité administrative.
En outre, il ne faut pas voir dans la médiation une perte regrettable d’autorité pour l’Administration. Les rapports verticaux, d’autorité ou hiérarchiques traditionnels, d’imposition de la volonté administrative se montrent de plus en plus inadaptés à la finalité d’une action publique plus efficace. Les rapports d'autorité traditionnellement hiérarchiques sont de plus en plus inadaptés à une action publique efficace.
Malgré les avantages et bienfaits que ce mécanisme pourrait apporter au droit administratif colombien, il n’existe pas encore, dans la société colombienne, une culture favorable à la médiation. Pour l’instant, l’accès au juge semble donc être la voie prioritaire.
3. L’absence d’une culture favorable à la médiation
Ainsi que nous venons de le montrer, la régulation actuelle de la médiation administrative en droit colombien est limitée. Sa principale limitation tient au fait que, s’agissant des conflits entre les autorités administratives et les administrés, elle ne soit pas prévue de manière générale, mais uniquement comme l’un des instruments à disposition du Défenseur du Peuple pour la protection des droits humains. De plus, cette médiation peu connue ne suspend pas les délais pour agir en justice, et les effets juridiques d’un éventuel accord demeurent flous. La réglementation la plus accomplie a trait à la médiation entre autorités publiques confiée à l’ANDJE : elle est sans doute celle qui a le plus de chances de succès. On pourrait penser que ce penchant pour la médiation entre autorités publiques est logique, au vu de la facilité d’entamer le dialogue56. Dès lors, la médiation trouve un terrain fertile dans le contentieux intra-administratif.
La médiation ne requiert pas de dispositions normatives très précises. Au contraire, la doctrine considère que la faible réglementation normative est favorable à son développement, car elle laisse aux parties une plus grande marge quant au déroulement du processus57. Ainsi, il semble que la consécration de la médiation préalable obligatoire aurait des effets pervers et convertirait la médiation en une étape formelle d’accès au juge ; la médiation est, avant tout, un processus informel dérivé de l’autonomie de la volonté : son imposition obligatoire serait contraire à son essence58. Par ailleurs, à notre sens, le développement éventuel de la médiation administrative avec les administrés ne pourrait pas être confié à l’ANDJE car ce n’est pas une autorité administrative indépendante : elle n’offrirait ainsi pas de garantie d’impartialité à l’égard des particuliers. Sa dénomination même, en tant qu’agence de « Défense Juridique de l’État », nuirait aux apparences d’impartialité et sèmerait le doute dans l’esprit des administrés. Face à ce constat, on pourrait penser qu’il suffirait d’introduire une disposition légale et une réglementation semblable à celle de la médiation dans le contentieux intra-administratif.
Mais en réalité, de nos jours, il n’existe pas encore de culture favorable à la médiation administrative en Colombie, contrairement au droit de l’Union Européenne. Il suffit de constater que l’une des finalités de l’Union, consacrée par le Traité de Lisbonne en matière de coopération judiciaire internationale, consiste à développer les moyens alternatifs de résolution des litiges, ou encore se référer à la Directive du Parlement et du Conseil datant du 21 mai 2008. Le fait que la loi colombienne ne prévoit pas de mécanisme général de médiation administrative dans les conflits entre l’Administration et les administrés est un indice du manque d’intérêt social pour cette question. Comment l’expliquer ?
Tout d’abord, cette réticence dépasse la sphère du droit administratif. Dans l’histoire de la Colombie, les conflits armés n’étaient pas résolus, traditionnellement, par la voie de la médiation d’un pays tiers et impartial. Lors de la négociation de l’accord de paix avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie, le Mexique, Cuba, le Venezuela, le Chili, le Brésil et la Norvège se sont portés garants de la négociation, mais leur rôle ne consistait pas en une médiation. L’Allemagne, la Suisse, la Suède et l’Espagne, de leur côté, n’étaient que des observateurs. Cette donnée est importante, compte tenu du fait que la médiation était, à l’origine, un mécanisme utilisé dans ce genre de conflits.
Par ailleurs, si on considère la médiation comme une évolution de la conciliation59, le manque d’efficacité de cette dernière pourrait aussi expliquer l’absence du développement de la médiation. Bien que la conciliation soit couramment pratiquée en Colombie et qu’elle soit prévue en tant que condition préalable à l’accès au juge, son taux d’effectivité est très médiocre60.
En outre, la médiation exige la présence d’un tiers ayant des qualités spécifiques, non seulement d’un point de vue technique, mais aussi d’un point de vue moral (reconnaissance, respectabilité, etc.), car ces conditions permettent de convaincre les parties de l’impartialité et de la neutralité du tiers chargé de tisser un lien entre elles, et suite à la rupture ou la dégradation de leur relation. Ainsi, la méfiance envers le tiers ou la difficulté à sélectionner des personnes ou des institutions garantes de ces qualités peut aussi être l’une des causes de l’absence de recours à la médiation.
Enfin, pour tenter d’expliquer les causes possibles de cette culture, certes non hostile, mais peu favorable à la médiation, on pourrait penser au niveau de développement de la conscience sociale. Ainsi, la médiation est, avant tout, un « dispositif permettant de transformer les passions humaines, dans des moyens préférés d’expression socialement plus acceptés61 ». De ce point de vue, il paraît que pour la plupart des Colombiens, le combat devant le juge, avec des « gagnants » et des « perdants », condamnés à payer les frais du procès, serait un moyen plus « digne » et, surtout, plus en accord avec l’état actuel de la culture sociale du pays62.
Conclusion
La fonction médiatrice du Défenseur du Peuple existe depuis 1991, mais elle est peu connue. La médiation menée par l’Agence de Défense Juridique de l’État existe depuis 2011, mais elle n’a été réglementée qu’en 2015. La médiation policière est prévue depuis 2016, sans données disponibles. Cela montre que, dans le droit positif, la médiation est un mécanisme plutôt récent, même si on ne dispose pas d’études chiffrées et de statistiques montrant la progression de son utilisation. La déclaration de son inefficacité totale serait donc une conclusion hâtive. En effet, l’ouverture vers des issues non juridictionnelles au contentieux est un processus lent, mais qui a déjà été entamé. Dès lors, une conclusion prudente s’impose, fondée sur l’espoir d’un changement de culture nationale abandonnant, progressivement, son penchant pour les décisions juridictionnelles qui déclarent un « vainqueur » et un « vaincu ».
Il revient donc à la loi d’ouvrir la porte, d’une façon plus ample, à la médiation en droit administratif colombien. Il s’agirait d’instaurer une réglementation minimale prévoyant, dans le respect de la liberté des parties, les effets juridiques du processus de médiation, notamment la suspension des délais d’action en justice ainsi que les devoirs de confidentialité et d’impartialité du médiateur, et les effets juridiques de l’accord final. Les questions restantes, y compris celle relative au déroulement de la médiation, devraient relever de l’autonomie de la volonté des parties en conflit.
Voilà ce que la loi devrait faire. Néanmoins, ce que la loi ne pourrait pas faire, dans l’immédiat, à coups d’obligations légales et de sanctions, serait de transformer la culture juridique colombienne, en modifiant son penchant pour les juges, malgré leur lenteur à trancher les litiges et, très souvent, leur incapacité à régler les conflits…