Sorti des presses en 2024 (il a fait l’objet d’une réédition quasi immédiate), ce manuel rédigé à trois mains présente une salutaire qualité : celle d’embrasser l’ensemble des disciplines ayant trait au droit public. Ainsi, droit constitutionnel, droit administratif, organisation administrative, organisation juridictionnelle, justice constitutionnelle, droit des libertés, organisation territoriale, droit supranational se conjuguent-ils de manière féconde. Ajoutons qu’il est publié chez Giappichelli, éditeur juridique prestigieux, dans la collection « Scuola di giurisprudenza » dirigée par Enrico Gabrielli.
La lecture d’un manuel étranger ne consiste pas seulement à prendre connaissance des spécificités juridiques d’un État autre. Cela permet encore de faire œuvre comparatiste ; l’appréhension des phénomènes juridiques étrangers conduit à regarder notre propre système tantôt avec des yeux critiques tantôt avec des yeux louangeurs. Nous rejoignons les hommes de la fin du xixe siècle – qui s’attèlent à la construction d’une science du droit comparé, d’une science comparatiste du droit – pour souligner les ressemblances et/ou différences des systèmes étudiés. Avec cet espoir : que le regard ne s’avère pas bassement utilitariste, ne conclut pas que des mécanismes juridiques – fonctionnant de manière idoine en un pays – s’exportent aisément. S’il est un vice inhérent au comparatisme, il prend assurément le nom d’une ingénierie juridique par essence artificielle quand celle-ci qualifie de modèle un système réputé porteur de toutes les qualités ; or, l’expérience montre que ledit modèle – exporté en une autre culture connaissant un autre humus – se tarit en dehors de ses eaux naturelles.
Tel n’est pas de nos collègues italiens. Se pencher sur l’ouvrage des Professeurs Cardone (Université de Florence), Cortese (Université de Trento), et Deffenu (Université de Cagliari) s’avère une invitation à un voyage culturel et juridique, pour comprendre les institutions du bel paese. Il n’est rien de plus sain que de voir la doctrine lire la doctrine, de tenter de comprendre pourquoi – et pour quoi – des collègues étrangers appréhendent (parfois, souvent) de manière différente des concepts et des pratiques dits classiques.
Quant à la structure de l’ouvrage, elle s’articule ainsi : Droit, État, Constitution (I) … Grands principes du droit public (II) … Droits et libertés (III) … Sources et interprétation au sein de l’ordre italien (IV) … Droit international et droit de l’UE (V) … Organes constitutionnels de l’ordre républicain (VI) … Articulation territoriale italienne (VII) … Administration publique (VIII) … Juridiction (IX) … Justice constitutionnelle (X). La finalité de cette recension n’est évidemment pas d’opérer un résumé – même à grands traits – de ce manuel mais d’en extraire quelques éléments/aliments afin de nourrir notre faim comparatiste. Par son ampleur de vue et sa cohérence structurelle, ce manuel a tout pour intéresser le publiciste français épris de la langue de Dante.
« Sciences de l’esprit »
Les premières lignes du manuel révèlent l’esprit juridique des auteurs, esprit qui ne peut être que salué : « Le lien étroit entre droit et société permet de comprendre avec une acuité renforcée combien l’étude du droit doit être appréhendée à l’aune des sciences de l’esprit et non au regard des sciences de la nature, si différentes ». Le droit appartient en effet à la catégorie des sciences de la société, relève de la catégorie des humanités ; par la négative, la science du droit n’a pas vocation à errer sur un chemin disciplinaire tracé par le modèle [sic] des sciences exactes. Les juristes ne doivent pas chercher une légitimité épistémologique chez leurs collègues épris de « physique ou (de) chimie », ne doivent pas chercher des lois. Étudier le phénomène juridique ne consiste pas à étudier la loi de la gravitation… dans la mesure où le droit n’a pas pour
« objectif de classer les phénomènes analysés à la lumière de lois générales et donc d’expliquer la réalité, à l’instar des sciences de la nature, mais de chercher, en profondeur, à comprendre les phénomènes (politiques, juridiques…) vus en leur particularité, unité et historicité, comme cela est précisément la caractéristique des sciences de l’esprit ».
Il est bien « un proprium des sciences sociales et du droit » qui doit être proclamé et défendu. Ce lien droit/société doit d’autant plus être impérativement rappelé que la modernité juridique entend faire du légiste un être neutre, un technicien du droit ne devant pas réfléchir sur les valeurs du temps pour préserver sa (naïve, prétentieuse) neutralité. La (les) doctrine(s) positiviste(s) nous explique(nt) depuis bien des décennies que le droit est hors-sol sociétal, qu’il ne doit se penser qu’à l’aune de son mode d’édiction formelle, qu’il importe de pas juger et jauger son contenu. Cette position nous semble hautement contestable ; c’est la raison pour laquelle les premières pages du manuel – en ce qu’elles insistent sur le lien entre droit et société, sur le droit qui ne peut être coupé de ses racines sociales – ont été lues avec un plaisir non dissimulé.
Les auteurs nous rappellent une évidence : le droit est un vecteur de valeurs, n’est qu’un vecteur de valeurs. Cette manière d’appréhender le droit et la science du droit est inséparable d’une démarche historique : il est une « historicité du droit » que l’on ne peut éluder, à peine de mutiler notre compréhension des phénomènes et des institutions politiques/juridiques. Il ne s’agit pas de réveiller les épigones de feu l’École historique de Savigny mais tout simplement d’avoir conscience « de la mutabilité (du droit) dans le temps et dans l’espace ». Il est vrai que cette lecture historiciste du droit vaut particulièrement pour le droit constitutionnel et, ici, le droit constitutionnel italien ; la Constitution de 1947 – les organes institués et leurs relations dialectiques, les droits fondamentaux consacrés – sont les enfants d’une pensée anti-fasciste, réaction au totalitarisme liberticide mussolinien. Le pacte social suprême qu’est la constitution est porteur d’une moralité politique centrée sur la dignité juridique de tout être humain.
Principe(s)
Le Chapitre ii s’intitule « Les grands principes du droit public ». La notion de principe n’est-elle pas le vecteur de notre modernité juridique ? Les auteurs rappellent à bon droit que nous employons, de manière presque pavlovienne, les expressions suivantes : « principe démocratique », « principe d’égalité », « principe de légalité », « principe de bonne foi » … De liste exhaustive, on ne saurait guère dresser. Qu’entend-on par cette notion de principe ? Doit-on lui donner « une dimension macro » ? S’agit-il d’un « instrument argumentatif » à ce point englobant que son utilisation produit un « cadre de référence majoritairement partagé » synonyme de vertu « résolutoire » ? Au-delà d’un catalogue de principes, il est un principe aussi séminal que substantiel gouvernant nos sociétés : ce méta-principe pourrait s’appeler (selon nous, en une formule un peu longue) le principe de l’État de droit constitutionnel démocratique pluraliste juridictionnel. Il renvoie au principe démocratique (régime représentatif, suffrage universel), au principe de l’État de droit formel (principe de légalité, garantie juridictionnelle) et de l’État de droit substantiel (droits fondamentaux consacrés au plus haut niveau de la hiérarchie normative et garantis par des juges constitutionnels).
Quant à ce dernier point – juges constitutionnels – on entend les cours constitutionnelles nationales, la CJUE (juge constitutionnel appliquant le droit communautaire, constitution matérielle de l’UE), et la Cour EDH (juge constitutionnel appliquant le droit de la Convention EDH, constitution matérielle du Conseil de l’Europe). C’est dans ce cadre qu’il convient de penser les notions de conciliation (entre principes) et de supériorité (de certains principes). Avec Robert Alexy pour guide, deux opérations sont possibles. En présence de principes constitutionnels d’égale valeur, point de logique hiérarchique mais une logique de conciliation, une opération de balancement des intérêts en présence (balancing test, bilanciamento dei valori). Le contrôle de proportionnalité devient alors le vecteur herméneutique d’une modernité juridique – qui sous couvert de conciliation – transforme le juge en figure herculéenne (cf. Dworkin). Il lui revient de déterminer quels principes – et donc quelles valeurs – gouvernent nos sociétés. En voguant du principe aux principes, nous déterminons (le constituant en ses propos génériques, le juge constitutionnel en ses choix herméneutiques) les relations individuelles subjectives, les relations entre l’État et les citoyens, le degré d’interventionnisme d’un État-puissance qui est (parfois) aussi un État-social-providence. La seconde configuration possible – centrée sur l’existence non pas de principes mais de règles – n’appelle guère de commentaires puisqu’elle repose sur une logique de hiérarchie normative.
Il est des principes incarnation de l’ADN d’une nation, construisant son identité constitutionnelle (cf. pour la France le Conseil constitutionnel, décision no 540 2006). Les auteurs du manuel s’attachent à mettre en exergue « les grands principes de l’identité constitutionnelle italienne ». Le propos intéresse car certains principes italiens ne se retrouvent pas dans les manuels français et dans la sémantique juridique della Grande Nazione (auto-ironie). Certes, le principe démocratique, le principe d’égalité, le principe pluraliste parlent aux légistes et citoyens français. Mais est-ce le cas du « principe personnaliste », du « principe travailliste (lavorista) », du « principe autonomiste » ?
Par « principe personnaliste », il faut entendre certes « le respect de la personne humaine et de ses droits inviolables » (cf. l’article 2 C. : « La République reconnaît et garantit les droits inviolables de l’homme »). Il y a plus : avec le principe personnaliste, les constituants de 1947 entendent dépasser « la conception des droits de l’homme entendue en un sens strictement individualiste » de l’État libéral classique (fin xviiie, xixe, début xxe siècles). Le citoyen n’est pas seulement cet atome abstrait et isolé titulaire de droits individuels ; il est enserré au sein d’une société composée de corps, d’entités qui l’entourent, le protègent (et parfois l’oppressent…). C’est ici que prend tout son sens la seconde partie de l’article 2 C. : les droits inviolables sont reconnus et garantis (1re partie) à l’homme
« comme individu et comme membre de formations sociales où s’exerce sa personnalité, et exigent l’accomplissement des devoirs de solidarité politique, économique et sociale auxquels il ne peut être dérogé » (2e partie).
L’individu devient personne, est appréhendé « dans sa réalité matérielle concrète », à savoir au sein de la famille, des associations, des entités confessionnelles, des syndicats, des écoles, des partis politiques… Il est une volonté intégratrice du constituant via le principe personnaliste, constituant prenant (notamment) la figure idéologique (corpus de valeurs) de la Démocratie-chrétienne, du Parti communiste, du Parti socialiste. Indépendamment des divergences (et hostilités, même si l’Italie a inventé le catho-communisme), le sujet est appréhendé de manière holiste, comme membre des « formations sociales où s’exerce sa personnalité ». C’est en cela que l’individu-sujet devient authentiquement citoyen ; en un sens, l’individu-atome libéral abstrait n’existe pas. Le personnalisme se veut une réaction au matérialisme et à l’individualisme d’une société capitalisme détruisant les solidarités organiques. La pensée religieuse (catholique) de Mounier puis de Maritain rejoint en partie (avec des objectifs différents, rectius antagonistes) la pensée religieuse des socialistes et communistes.
Quant au « principe travailliste », il prend sa source dans l’article 1er C. La Constitution italienne s’ouvre par cette phrase qui peut étonner le lecteur étranger : « L’Italie est une République démocratique, fondée sur le travail ». Cet article – qui pose le travail « comme élément central de légitimation de la République » – doit être relié à l’article 3-2 C. :
« Il appartient à la République d’éliminer les obstacles d’ordre économique et social qui, en limitant de fait la liberté et l’égalité des citoyens, entravent le plein développement de la personne humaine et la participation effective de tous les travailleurs à l’organisation politique, économique et sociale du Pays ».
C’est (notamment) par le « travail » que la « personne humaine » connaît un « plein développement » et contribue au bien-être collectif. Pour la (petite) histoire, rappelons que Togliatti, Secrétaire général du PCI, voulait un article 1er C. affirmant que l’Italie est une République démocratique fondée sur les travailleurs. Veto des démocrates-chrétiens : cette formule – antichambre normative du Grand Soir prolétarien – possédait des accents par trop marxistes. Puisque l’article 3-2 C. a été mentionné pour les besoins de la cause, il est impossible de ne pas y revenir. On avoue ignorer si la Constitution italienne est « la più bella del mondo » (ainsi qu’il est souvent affirmé en la Botte avec un mélange d’auto-ironie et de fierté) mais (però) il nous semble que cet article 3-2 C. possède une vertu exceptionnelle : celle de changer la société… si le juge s’en empare. Relisons-le et soulignons : « Il appartient à la République d’éliminer les obstacles d’ordre économique et social qui, en limitant de fait la liberté et l’égalité des citoyens… ». En limitant de fait : le constituant de 1947 impose une obligation positive à la République, celle d’abattre ces obstacles – concrets, réels, sociaux, économiques, financiers… – jurant avec la liberté et l’égalité des citoyens. Imaginez un juge constitutionnel prenant cet article 3-2 C. au sérieux ! Il lui reviendrait alors de détruire les barrières économiques et sociales nuisant à l’égalité substantielle. Cet article 3-2 C. possède des vertus révolutionnaires puisqu’il contraint (en théorie) le juge à modeler une République sociale gouvernée par le principe de justice matérielle. Certaines décisions de la Cour ont parfois, jadis, obligé le Parlement et le Gouvernement à donner concrétisation à la philosophie constitutionnelle de l’article 3-2 C. Reste que les « sentenze onerose » – les décisions qui coûtent, ont un impact déterminant sur les finances publiques – n’ont guère modifié la structure de la République sociale. Le juge a beau mettre en avant un « nucleo essenziale » (noyau essentiel) de droits fondamentaux qui ne saurait être atteint en sa substance, l’équilibre des finances publiques (cf. la golden rule de l’équilibre budgétaire de l’article 81 C.) impose sa logique. De révolution sociale centrée sur l’égalité matérielle et la justice substantielle, on ne saurait guère parler.
Autre principe méritant intérêt en ce qu’il est inconnu de la juridicité française : le principe autonomiste. La République italienne possède « une nature composite ». Il suffit de lire cette phrase pour comprendre la spécificité de l’organisation territoriale : « La République se compose des Communes, des Provinces, des Villes Métropolitaines, des Régions et de l’État » (article 114 C.). L’État est une entité comme les autres, il est (seulement) une des entités de la République ; cette dernière ne se résume pas en l’État et à l’État, ne peut être absorbée par l’État au point de transformer les autres entités en vulgaires entités infra-étatiques. Le principe autonomiste renvoie naturellement au régionalisme, à l’État régional institué depuis la révision constitutionnelle de 2001. Mais la consécration des entités non-étatiques n’est pas seulement le fruit d’une logique institutionnelle ; elle repose sur une philosophie politique constitutionnelle. Les entités non étatiques ne sont pas que des cadres institutionnels territoriaux ; elles expriment des « réalités sociales et collectives antérieures au pouvoir constitué ». Il n’est alors guère étonnant que les Régions possèdent une compétence législative, rectius la compétence législative de droit commun. Les attributions de l’État sont limitativement énumérées (« L’État a le pouvoir exclusif de légiférer dans les matières suivantes : a), b), c), … ») tandis que « Dans toutes les matières qui ne sont pas expressément réservées à la législation de l’État, le pouvoir législatif échoit aux régions » (article 117 C.). Une fois posées les normes emportant répartition des compétences, reste à les appliquer : malheureusement, on constate que depuis 2001, les relations État/régions sont synonymes de conflits normatifs récurrents. Les régions accusent l’État d’empiéter sur leur sphère d’attributions, l’État accuse les régions d’empiéter sur sa sphère d’attributions. L’État régional italien est un État sous tutelle juridictionnelle (opinion personnelle). Quant à la Cour constitutionnelle – arbitre des conflits normatifs-territoriaux – elle semble développer une politique jurisprudentielle plutôt pro-étatique. Est davantage mise en avant l’unité de la République. Pour terminer sur la question de la forme de l’État, constatons que la France et l’Italie possèdent une sémantique constitutionnelle (quasi) similaire : « La République, une et indivisible, reconnaît et favorise les autonomies locales […] » (article 5 C., Italie) … « La France est une République indivisible […]. Son organisation est décentralisée » (article 1er C., France). Avec des formules certes différentes mais assez voisines en leur généricité, nous avons deux types d’État fort différents. La France demeure un État unitaire décentralisé aux accents toujours jacobins.
Revenons à l’Italie. Ont été évoqués jusqu’à présent la notion de principe et différents principes ; arrêtons-nous sur une catégorie de principes, les « principi supremi dell’ordinamento costituzionale ». Ils incarnent « l’identité constitutionnelle républicaine ». Ils peuvent se définir tout d’abord négativement : il s’agit des principes qu’il est « impossible de changer dans la Constitution ». Ils sont hors d’atteinte du pouvoir constituant, y compris populaire (neutralisation du référendum de l’article 138 C.) ; ils ne cèdent pas devant la primauté du droit de l’UE. La Cour constitutionnelle – dans la célèbre décision no 1146 de 1988 – constate l’existence de « principes suprêmes qui ne peuvent être détruits ou modifiés en leur contenu essentiel, y compris via des lois de révision constitutionnelle ou d’autres lois constitutionnelles » (cf. l’article 139 C. pour la révision de la Norme fondamentale). On ne sait si la supra-constitutionnalité existe (cf. jadis le débat entre Vedel et Favoreu in la revue Pouvoirs) ; reste que cela y ressemble fortement, à tout le moins en son assertion théorique. De liste exhaustive des « principi supremi » il n’y a point, le juge constitutionnel se réservant toute latitude d’action herméneutique. Ces principes renvoient aux valeurs suprêmes de la démocratie et de l’État de droit : principes d’égalité, de protection des droits inviolables de l’homme, de l’unité et de l’indivisibilité de la République, de la protection juridictionnelle, de laïcité… Quant à ce dernier, il possède une spécificité puisqu’il n’est pas visé expressis verbis dans le texte constitutionnel ; il est une création prétorienne de matrice jurisprudentielle (CC, no 203 de 1989). Cela pose la question du pouvoir constituant dérivé de la Consulta (et de tout juge constitutionnel, cf. Conseil constitutionnel, 16 juillet 1971, Liberté d’association) : il existe, à côté des principes constitutionnels textuels des principes constitutionnels jurisprudentiels. Les juges ont beau jeu de dire qu’ils les déduisent, qu’ils les découvrent sur le fondement d’une logique systémique, nous savons que l’interprétation emporte création, que les textes (a fortiori constitutionnels) ne s’appliquent pas : ils sont interprétés par un juge dont les limites herméneutiques n’ont d’autre visage que sa sage et lucide auto-limitation. Ces principes suprêmes possèdent une double finalité : interne, externe. D’un côté, ils incarnent le noyau dur de l’État de droit constitutionnel démocratique pluralisme juridictionnel ; grâce à eux, un État est réputé ne pas chuter dans les affres de la démocratie illibérale ou du totalitarisme. De l’autre, ils possèdent une dimension externe (même si le mot est mal choisi tant le droit communautaire est imbriqué avec le droit national) : protéger ce même noyau dur dans l’hypothèse où le droit de l’UE porterait atteinte aux principes structurants de l’ordonnancement constitutionnel. Ils représentent ainsi l’ultime mur protégeant la souveraineté étatique. Il est révélateur que nombre de cours constitutionnelles (notamment le Tribunal de Karlsruhe) posent des réserves de souveraineté, des barrières normatives. Si certains principes sont (plus ou moins) communs aux pays européens (membres de l’UE et du Conseil de l’Europe), il appert que la même sémantique ne signifie pas toujours – loin s’en faut – la même substance. Il suffit d’en revenir au principe de laïcité tel que juridicisé en France et en Italie ; rien de commun entre la lecture française (cf. par exemple l’interdiction des signes religieux dans les écoles publiques) et la lecture italienne (cf. par exemple la présence du crucifix dans les écoles publiques).
Droits, libertés, devoirs
Le Chapitre III décline les droits et libertés fondamentaux. Signe des temps – et de l’avènement de l’État de droit substantiel – ces droits et libertés fondamentaux sont évoqués avant même de traiter de l’organisation des pouvoirs constitutionnels et de la répartition des compétences entre Législatif et Exécutif. Il est fini le temps où les manuels de droit public parlaient de la forme de l’État et de la forme de gouvernement, sans même avoir un mot (ou alors un petit mot générique) pour les droits et libertés. Désormais, il est acquis que ces derniers sont premiers en ce sens qu’ils sont la finalité de toute organisation politique et constitutionnelle prétendant répondre aux canons de la démocratie libérale. La forme de l’État et la forme de gouvernement – pour être importantes – ne sont que des moyens, des instruments au service du bien commun, de la protection des droits des personnes (physiques et morales).
Les droits et libertés mentionnés dans le manuel sont ceux que nous connaissons (liberté individuelle, liberté collective, liberté civile, liberté politique, liberté économique, liberté sociale…). Notons que les auteurs s’arrêtent un temps – ce n’est pas chose si fréquente – sur la notion de « devoirs constitutionnels ». Il est vrai que la République ne se contente pas de reconnaître et garantir les droits inviolables de l’homme (article 2 C.) ; elle « exige l’accomplissement des devoirs de solidarité politique, économique et sociale auxquels il ne peut être dérogé » (article 2 C. toujours). Il faut revenir au principe solidariste pour comprendre la volonté du constituant d’accoupler ainsi droits et devoirs. Les droits ne se comprennent qu’à l’aune de devoirs centrés sur une obligation : « poursuivre l’objectif d’égalité au sens substantiel », ne pas se limiter à la simple (et facile) égalité formelle.
Le premier devoir constitutionnel est le devoir de travailler :
« La République reconnaît à tous les citoyens le droit au travail et crée les conditions qui rendent ce droit effectif. Tout citoyen a le devoir d’exercer, selon ses possibilités et selon son choix, une activité ou une fonction concourant au progrès matériel ou spirituel de la société » (article 4 C.).
Par droit au travail, il ne faut naturellement pas entendre obligation positive pour l’État de fournir à chacun un travail ; depuis la chute du socialisme réel (sic), à savoir de l’URSS, nous savons que cela est un leurre. Une telle obligation positive n’existe pas dans le cadre d’une économie de marché centrée sur le principe de concurrence. Reste que cet article 4 C. se veut une déclinaison du « principio lavorista » posé dans l’article 1er de la Constitution. Il est encore loisible de relier cet article 4 C. (« Tout citoyen a le devoir d’exercer, selon ses possibilités… ») avec l’article 38-1 C. :
« Tout citoyen inapte au travail et dépourvu des moyens nécessaires pour vivre a droit à la subsistance et à l’assistance sociale. Les travailleurs ont droit à ce que des moyens appropriés à leurs exigences de vie soient prévus et assurés en cas d’accident, de maladie, d’invalidité et de vieillesse, de chômage involontaire. Les inaptes et les handicapés ont droit à l’éducation et à la formation professionnelle. Des organismes et des institutions créés ou soutenus par l’État pourvoient aux mesures prévues dans cet article. L’assistance privée est libre ».
Nous retrouvons cette philosophie constitutionnelle solidariste au cœur du pacte constituant de 1947 tissé entre démocrates-chrétiens, communistes et socialistes. Les nécessiteux – ceux qui ne peuvent pas, pour différentes raisons, assumer ce devoir laborieux (labor) et professionnel – ont le droit d’être assistés par la collectivité. Toute société n’est-elle pas traversée par cette éternelle dialectique entre droits et devoirs ? S’il convient d’être prudent quant aux associations d’idées, la notion de devoirs ne peut pas ne pas faire penser – nous sommes en Italie – à Mazzini. Dans « Des devoirs de l’homme » (1860) – ouvrage dédié aux « ouvriers italiens » – Mazzini souligne le danger menaçant la modernité politique et sociale : les intérêts matériels regardés comme des fins et non comme des moyens ne peuvent générer qu’une société d’égoïstes. Aussi convient-il de partir des devoirs pour en arriver aux droits, afin que le bien de la patrie ne soit pas submergé par l’individualisme. Cet anti-matérialisme possède une évidente matrice chrétienne dont une partie des constituants de 1947 (la DC) s’est faite le héraut.
La thématique des devoirs s’entrevoit encore dans le chapitre III du manuel quand il est question du « terribile diritto » (la formule est de S. Rodotà in Le terrible droit. Etudes sur la propriété privée et les biens communs, 2013, Il Mulino). Ce terrible droit est le droit de propriété. En 1947, démocrates-chrétiens, communistes et socialistes concluent un magnifique compromis dilatoire : l’article 41 C. En vertu de cette disposition,
« L’initiative économique privée est libre. Elle ne peut s’exercer en opposition avec l’utilité sociale ou de manière à porter atteinte à la sécurité, à la liberté, à la dignité humaine. La loi détermine les programmes et les contrôles nécessaires afin que l’activité économique publique et privée puisse être orientée et coordonnée à des fins sociales ».
Libre, l’initiative privée ne saurait s’ériger en ennemi de l’utilité sociale ; quant au législateur, il reçoit pour mission de conjuguer harmonieusement activité économique publique et activité économique privée pour que ne survienne pas un « tristissimo risultato » (Mazzini, « Des devoirs de l’homme ») quand il s’agit de penser puis concrétiser les fins sociales. Chaque mot semble pesé dans cet article 41 C. ; on imagine la teneur des débats, en 1947, entre une DC partisane de la libre concurrence et un PCI favorable à l’appropriation collective des moyens de production. Très concrètement, il s’agit à la fois de consacrer la dimension constitutionnelle du droit de propriété tout en traçant des limites puisqu’il ne saurait être absolu. Une telle logique parle au lecteur français de Duguit, souvent cité en doctrine italienne, quand il s’agit de proclamer la dimension sociale-sociétale du droit de propriété.
L’article 41 C. se lit de concert avec l’article 43 C. : « Dans des buts d’utilité générale, la loi peut réserver originairement ou transférer, par l’expropriation et sous réserve d’indemnisation, à l’État, à des établissements publics ou à des communautés de travailleurs ou d’usagers, des entreprises ou des catégories d’entreprises déterminées qui concernent des services publics essentiels ou des sources d’énergie ou des situations de monopole et qui ont un caractère d’intérêt général supérieur ». Nous retrouvons là la philosophie politique d’après-guerre, en Italie comme en France. Le contexte politique, juridique et social a bien changé : aujourd’hui, les nationalisations ne sont guère prisées et l’idéologie (corpus de valeurs) dominante est le néolibéralisme hayekien/friedmannien. Ce dernier pose en vérité scientifique que l’État doit être géré comme une entreprise (New Public management), que les services publics doivent être réduits autant faire se peut, que la démocratie représentative est un marché politique, que le droit et le politique sont matières ancillaires par rapport à l’Économie. Cette dernière est érigée en nouvelle reine disciplinaire (surtout si elle repose sur des équations, cf. les sciences exactes). L’État pourvoyeur du social et promoteur de l’égalité substantielle recule ; il devient un simple gestionnaire d’une société régulée avant tout par le droit de la concurrence.
Au regard de cette mutation, les droits sociaux, le droit à la santé, ou encore le droit à l’instruction semblent connaître un reflux. Nous abordons ici la thématique des droits à… Il ne s’agit pas de revenir sur les controverses doctrinales relatives à leur effectivité. Il s’agit plutôt de souligner la novation accomplie par la loi constitutionnelle no 1 de 2022 : en vertu de l’article 9-3 C. nouveau, il échoit à la République de « protéger l’environnement, la biodiversité et les écosystèmes, également dans l’intérêt des générations futures ». Cet article 9-3 C. est à relier avec l’article 41-2 C. nouveau (l’activité économique ne peut pas se développer en contraste avec la santé et l’environnement) et l’article 41-3 C. nouveau (la loi peut réguler l’activité économique au regard des finalités environnementales). Ces novations normatives ne sont pas de peu ; reste à voir comment le législateur mettra en musique ces dispositions et, surtout, comment le juge constitutionnel opèrera son « bilanciamento dei valori ». Aura-t-il l’audace de développer, et ce pendant des années, une politique jurisprudentielle faisant pencher la balance du côté des droits environnementaux, au détriment des acteurs économiques, de la liberté du commerce et de l’industrie, de la liberté d’entreprendre, du droit de propriété ? Possible ; on en doute à titre personnel.
« Sistema delle fonti » et interprétation
Le Chapitre IV a trait au « sistema delle fonti » (système des sources) ; si une telle formule est peu utilisée en droit français, elle constitue un pilier sémantique et analytique essentiel du droit italien. Il s’agit certes de décrire dans un premier temps la hiérarchie normative au sein de l’État : Constitution, lois constitutionnelles et lois de révision constitutionnelle (distinction entre révision/création et révision/modification du texte), lois, actes ayant force de loi, règlements de l’exécutif, sources extra ordinem, sources coutumières. Mais il y a plus que cette volonté descriptive et classificatoire : il y a volonté – quand il est question de « sistema delle fonti » – de comprendre l’entier ordonnancement juridique à l’aune de sa pluralité et (donc) sa complexité normative.
Cette pluralité-complexité pose la question des antagonismes normatifs au sein du système juridique et celle de leur résolution : « Une vision générale des sources normatives opérant au sein de notre ordre et des critères par le biais desquels une vaste pluralité de sources entre elles hétérogènes se traduit par un système unitaire, est, en fait, un élément indispensable pour la fonctionnalité de tout ordonnancement juridique ». Ce chapitre présente un intérêt pour le lecteur français dans la mesure où il permet de décrire autrement des notions juridiques connues et réceptionnées en tout État. Il est des différences sémantiques entre la doctrine italienne et la doctrine française qu’il est loisible de relever : ainsi, la doctrine italienne parle de « fonti-atto » (sources-acte) pour caractériser les actes juridiques écrits, et de « fonti-fatto » (sources-fait) pour caractériser les actes coutumiers issus de la volonté des acteurs (répétition des actions, dimension obligatoire de la règle). Il est une autre formule classificatoire dont les termes ne se trouvent guère en doctrine française : il en va ainsi de la distinction entre « fonti di produzione » (« sources de production ») et « fonti de cognizione » (« sources de connaissance »). Les « sources de production » renvoient aux « actes ou faits capables de créer une nouvelle forme de comportement ou d’organisation, individualisant l’organe titulaire et la procédure de production de l’acte normatif ». Quant aux « sources de connaissance », elles constituent « les supports documentaires par lesquelles est rendue publique et connaissable l’introduction d‘une nouvelle norme sur le fondement des sources de production ». Au sein de ces dernières, les « fonti sulla normazione » (ou « fonti della produzione ») sont à différencier de la catégorie « fonti di produzione » déterminant les matières dans lesquelles les organes compétents peuvent intervenir, la procédure d’édiction des normes, l’efficacité des « sources de production ». Une autre distinction taxinomique est courante en Italie : celle entre « fonti primarie » et « fonti secondarie ». Par « fonti primarie », il faut entendre les sources tirant directement leur validité de la Constitution, Source initiale et supérieure : lois, décrets-lois, décrets-législatifs. Quant aux « fonti secondarie », elles sont issues des sources primaires et tirent de ces dernières leur validité. Il est ainsi un « nombre fermé de sources primaires » et « un nombre ouvert de sources secondaires ». Parmi les « fonti primarie », sont à distinguer celles qui sont étatiques et celles non étatiques ; à côté des sources premières étatiques bien connues (lois, décrets-lois…), on trouve en effet des « fonti primarie non statali » (non étatiques) : il faut entendre par cela les lois régionales et celles des Provinces autonomes de Trento et Bolzano, ou encore les normes du droit de l’UE (qui cèdent, pour mémoire, devant les « principes suprêmes »).
Puisque les actes ayant force de loi ont été mentionnés en amont, arrêtons-nous sur les décrets-législatifs (article 76 C.) et les décrets-lois (article 77 C.) pour évoquer une distinction constitutionnelle inconnue en droit français. Par décrets-législatifs (article 76 C.), il faut entendre délégation de la puissance législative, par le Parlement, au profit du Gouvernement selon des « principes et critères directeurs et seulement pour un temps limité et pour des objets déterminés ». Mutatis mutandis, le procédé fait songer aux ordonnances de l’article 38 C. de la Constitution de 1958. Plus intéressants – mais aussi plus problématiques au regard de la pratique gouvernementale/parlementaire depuis des décennies – sont les décrets-lois (article 77 C.) :
« Le Gouvernement ne peut, sans délégation des Chambres, prendre des décrets ayant valeur de loi ordinaire. Lorsque, dans des cas extraordinaires de nécessité et d’urgence, le Gouvernement adopte, sous sa responsabilité, des mesures provisoires ayant force de loi, il doit, le jour même, les présenter pour leur conversion en loi aux Chambres lesquelles, même si elles sont dissoutes, sont expressément convoquées et se réunissent dans un délai de cinq jours suivant la convocation. Les décrets perdent leur efficacité depuis le début, s’ils ne sont pas convertis en loi dans les soixante jours suivant leur publication. Toutefois, les Chambres peuvent régler par une loi les rapports juridiques créés sur la base des décrets non convertis ».
L’alinéa 2 de cet article 77 C. est au centre des débats politiques et constitutionnels : car l’histoire de la République italienne est l’histoire de la violation quotidienne (opinion personnelle) de la Constitution à raison de l’utilisation quotidienne – donc abusive – des décrets-lois. Les gouvernements adoptent, pour mettre en œuvre leur programme politique, des mesures provisoires ayant force de loi sans qu’existent les « cas extraordinaires de nécessité et d’urgence » requis par l’article 77-2 C. Puis, le Parlement convertit les décrets en lois afin d’éviter qu’ils ne perdent, ab initio, leur efficacité ; solidarité politique et sécurité juridique sont continuellement invoquées pour entériner une pratique qui n’a d’autre nom que celle du fait accompli. L’utilisation inconstitutionnelle de l’article 77-2 C. est un moyen de contourner la procédure législative ordinaire, avec le contentement explicite de la principale victime : le Parlement. Que l’on songe aux « lois de conversion omnibus » dénoncées par certains chefs de l’État à raison de la dimension hautement hétérogène des textes adoptés. Le salut ne peut venir en réalité que de la Cour constitutionnelle ; or, ce salut ne vient pas, nonobstant les décisions de 1996 (no 360), de 2007 (no 171), de 2012 (no 22). Il ne suffit pas de déclarer l’inconstitutionnalité de la pratique de la réitération des décrets-lois non convertis (CC, 1996), de censurer certaines dispositions d’un décret-loi non converti pour absence de « cas extraordinaires de nécessité et d’urgence » (CC, 2007), de déclarer irréguliers des amendements (introduits au moment de l’étape de la conversion en loi) car totalement étrangers à l’objet et à la finalité du texte originel du décret-loi… Sans juge constitutionnel audacieux, point de modification de ces pratiques contra constitutionem.
Produire des actes est une chose, les interpréter en est une autre ; aussi les auteurs du manuel s’arrêtent-ils sur « la nature juridique de l’interprétation ». Cette dernière est définie
« comme l’ensemble des activités de connaissance, mais aussi de volonté, que celui qui entend déterminer ce qu’une norme prescrit, l’interprète, formule pour attribuer une signification normative à la formulation linguistique textuelle ».
On note immédiatement – pour évoquer un antique débat doctrinal – que l’interprétation est ici envisagée à la fois comme acte de volonté et acte de connaissance. Quant à l’objet de l’interprétation, il porte sur les « disposizioni », à savoir le texte étudié ; quant à l’activité interprétative elle-même, elle porte sur les « normes », à savoir les commandements, les interdictions et, d’une manière plus générale, sur les « precetti » exprimés par les dispositions. Opérons une (petite) digression et partons en direction de Gènes pour compléter le propos. Une théorie intéressante, assez peu réceptionnée en France car sans doute trop radicale pour la taxinomie française, est celle de Guastini et de son école : les textes juridiques ne sont pas des normes juridiques mais seulement des sources du droit. Normes juridiques il y a seulement quand l’interprète authentique – le juge, en sa maïeutique contentieuse – a parlé, a fait parler la source. En un sens, un texte juridique est muet tant que la voix herméneutique officielle n’a pas parlé, à savoir tranché. Il est encore loisible de penser au réalisme américain, Holmes (The path of law, 1897, Harvard Law Review) ou Pound (Law in books and law in action, 1910, American Law review). Dans cette optique, l’interprétation-connaissance ne trouve plus de place dans le processus herméneutique ; seule vaut l’interprétation-volonté, fille d’un très jurisprudentiel law is judge made law. Le constat est connu : « l’activité interprétative finit par posséder une nature intrinsèquement créatrice ». L’interprétation emporte création, la théorie du juge-bouche de la loi relève de ces sympathiques fictions (malheureusement) enseignées, tout comme la (pathétique) historiette du syllogisme judiciaire. Quand est abordée cette question du syllogisme, réputé instrument salvateur pour appliquer le droit au fait et en tirer, par magie, la solution de la cause, vient à l’esprit la formule du logicien de Ionesco dans Rhinocéros : « Le chat est mortel, Socrate est mortel, donc Socrate est un chat. »
Revenons à nos trois auteurs qui constatent que la dimension créative de l’interprétation – le pouvoir du juge non automate – s’est notablement accrue ces dernières décennies. Ils soulignent combien « le pluralisme » de nos sociétés conduit à la multiplication des options religieuses, morales, sexuelles, culturelles… L’interprétation des valeurs de l’État de droit (constitutionnel pluraliste) ne peut pas être identique à celle du temps de l’État de droit libéral formel (dominé par le principe de légalité, connaissant une société plus homogène). Quand pluralisme et égalité (formelle et surtout substantielle) cheminent de concert, l’interprétation-création du juge devient – cf. le principe de proportionnalité et l’opération de pondération des intérêts en présence – l’alpha et l’oméga du processus herméneutique. Sa tâche est d’ailleurs fort ardue puisqu’il devient l’organe prométhéen du droit, en lieu et place du législateur ; ce dernier était l’entité incarnation de l’État de droit libéral formel, le juge (constitutionnel, CJUE, Cour EDH) est devenu l’entité incarnation de l’État de droit constitutionnel substantiel pluraliste juridictionnel. Le droit de l’UE (tel qu’interprété par la CJUE) et le droit de la Convention EDH (tel qu’interprété par la Cour EDH) n’ont fait que renforcer cette tendance du juge puissance suprême interprétative.
Interprète suprême des valeurs de la Constitution, la Cour constitutionnelle italienne contrôle la régularité des lois à la Norme fondamentale de 1947. Dans ce cadre, elle recourt au principe de l’interprétation conforme : les juges nationaux doivent (autant faire se peut) opérer une interprétation conforme à la Constitution quand une question de constitutionnalité est soulevée devant eux, tout comme ils doivent (autant faire se peut) opérer une interprétation conforme au droit de l’UE (tel que lu par la CJUE) et au droit conventionnel (tel que lu par la Cour EDH). Quand il cogite sur la régularité d’une loi, le juge constitutionnel national peut réaliser une « interprétation lexicale-grammaticale » ou/et une « interprétation logico-systémique ». La première méthodologie rencontre rapidement des limites naturelles (sauf à l’utiliser comme le faisait par exemple un textualiste comme Scalia au sein de la Cour suprême des États-Unis pour s’opposer à la doctrine de The Living Constitution). Quant à la seconde méthodologie, elle est porteuse d’une autonomie conceptuelle et pratique au profit du juge puisqu’elle est accouplée aux principes de proportionnalité et de raisonnabilité (ragionevolezza).
Question : à partir de quel seuil, de quel moment une loi mérite-t-elle d’être censurée à raison de la méconnaissance des principes de proportionnalité et de raisonnabilité ? Seul l’oracle jurisprudentiel peut le dire ; encore faut-il qu’il motive ses décisions et c’est bien là – selon nous – la grande différence entre le Conseil constitutionnel français et la Cour constitutionnelle italienne. La Consulta possède un immense mérite – quand bien même il est toujours loisible de critiquer telle ou telle décision : celui de motiver ses choix par le truchement d’un raisonnement juridico-philosophique, juridico-sociologique, juridico-politique. Elle raisonne à partir des valeurs sociétales en expliquant pourquoi – et pour quoi – telle valeur doit prévaloir dans tel contentieux au détriment de telle autre valeur. La Cour constitutionnelle ne prétend pas, comme le Conseil constitutionnel, appliquer mécaniquement l’espèce à la norme, ne prétend pas que le contrôle de constitutionnalité des lois est une opération neutre et a-politique. Comment d’ailleurs le contrôle de la constitutionnalité des lois pourrait-il être seulement juridique et non politique ? Il consiste à contrôler la régularité d’une norme par essence politique – la loi, œuvre du législateur partitocratique – à la Constitution, Pacte politique suprême (déterminant les valeurs de la polis) !
Reste qu’il demeure au sein de l’ordonnancement juridique italien, constatent les auteurs, des « manifestations de la conception logico-formelle de l’interprétation, à savoir cette conception qui tend à considérer l’interprétation comme une manifestation de pure connaissance et non de volonté ». Il est fait mention de la « funzione nomofilattica » que l’article 65 du décret royal no 12 de 1941 confère à la Cour de cassation. Il revient à celle-ci – par son ultime lecture des textes – de garantir l’application uniforme de la loi : mieux encore, l’Unité du Droit. Si l’interprétation-Vérité n’existe pas – sauf à adouber la théorie de l’interprétation-connaissance – il faut néanmoins qu’une vérité soit posée par un organe juridictionnel (une cour suprême) afin que le principe de sécurité juridique ne soit pas malmené (ce qui n’empêche évidemment pas que cette vérité du moment soit, ultérieurement, abandonnée par l’organe en charge de la « funzione nomofilattica » ; cela s’appelle un revirement de jurisprudence…).
Pour terminer sur la question du « sistema delle fonti », on ne peut pas ne pas opérer un lien – en suivant la pensée de Carré de Malberg – entre puissance de la norme et puissance de l’organe. Or, comment ne pas constater – comme le soulignent les auteurs – « un affaiblissement du Parlement au regard de la forme de gouvernement et de la loi parlementaire au regard du système des sources » ? En amont, a été mentionnée l’utilisation abnorme de l’article 77-2 C. (décrets-lois) ; il est encore loisible d’évoquer le recours abusif à « la question de confiance pour la loi de conversion […] la publication tardive des décrets-lois, la non-coïncidence entre les textes approuvés et ceux soumis à l’approbation du chef de l’État, la non-approbation des décrets-lois en Conseil des ministres au mépris du principe de collégialité ministérielle, les maxi-amendements au moment de la conversion… ». Autant d’éléments conduisant la doctrine à évoquer – et regretter – « l’atrophie législative » et la « fuga della legge » comme instrument normatif.
Droit supranational, et principalement droit de l’UE
Les sources supranationales sont étudiées dans le Chapitre V (Droit international et droit de l’Union européenne). Sont mises en exergue tout d’abord les relations entre normes nationales et normes internationales, puis entre droit national et droit de l’UE. C’est naturellement sur ce dernier point que le manuel s’arrête longuement tant le droit de l’UE – rectius la jurisprudence de la CJUE – a modifié la conception même du droit (et des droits) au sein des États membres. Nous retrouvons là nombre de développements connus en doctrine française.
Reste que prévaut le sentiment que la doctrine italienne interniste/publiciste s’intéresse davantage – quand elle publie un manuel, à l’instar de nos trois auteurs – au droit de l’UE et aux contradictions entre ordre interne et ordre UE. C’est la raison pour laquelle le point 6 de ce Chapitre v – intitulé « Les rapports entre sources internes et sources UE et les critères de résolution des antinomies » – est particulièrement intéressant. Tout commence – la chose est connue – par les jurisprudences de la CJCE (puis de la CJUE) posant en postulat, nonobstant le silence des textes, la supériorité inconditionnée du droit communautaire/UE sur le droit national (y compris de nature constitutionnelle). En d’autres termes, la constitution matérielle UE prime sur les constitutions nationales formelles et matérielles ; un État ne saurait exciper de son droit constitutionnel pour s’affranchir de ses obligations communautaires. Aussi la question centrale est-elle celle des relations entre juges constitutionnels UE et juges constitutionnels nationaux ; le manuel envisage l’hypothèse d’un « contraste entre CJUE et Cour constitutionnelle ». Les auteurs analysent – pédagogiquement – les évolutions juridiques en plusieurs phases : le critère chronologique a d’abord prévalu (i), puis a été posé de manière incontestée le principe de la primauté du droit de l’UE (ii), s’en est suivie la logique phase de la non-application de la norme interne contraire au droit de l’UE (iii), avec cependant la réserve des « controlimiti » (iv). Enfin, une place spécifique est dévolue au « caso Taricco » (v).
Revenons tout d’abord sur la notion de « controlimiti », rapidement évoquée en amont : le droit de l’UE prime sur les normes internes, y compris constitutionnelles, à condition de ne pas porter atteinte aux « principes suprêmes » et aux « droits inviolables » posés par ces derniers. Ceux-ci constituent autant de barrières à la pénétration du droit de l’UE au sein de l’ordonnancement juridique italien. Cela nous amène à envisager plus concrètement l’hypothèse d’une guerre des juges donc d’une guerre des normes : le juge constitutionnel national affirme la supériorité du droit constitutionnel italien tandis que le juge constitutionnel UE affirme la supériorité du droit constitutionnel communautaire. Certes, la Cour constitutionnelle pose en 1984 (no 170) un quasi-postulat : il est hautement improbable que le droit communautaire viole les principes suprêmes et les droits inviolables de l’homme. L’UE n’est-elle une communauté de droit tout comme l’Italie est un État de droit ? Les juges tentent d’éviter les conflits normatifs via la (facile ?) théorie de l’équivalence des protections.
Des antagonismes peuvent toutefois survenir, à l’instar du « cas Taricco ». Pour la CJUE (décision du 8 septembre 2015), certaines dispositions pénales italiennes sont en contradiction avec le droit de l’UE ; la Cour d’appel de Milan et la Cour de cassation estiment, elles, que les principes posés dans la décision Taricco jurent avec certains principes suprêmes de l’ordonnancement constitutionnel (notamment avec le principe de non-rétroactivité de la loi pénale). Dans son ordonnance no 24 de 2017, la Cour constitutionnelle opère un renvoi préjudiciel à la CJUE qui confirme dans sa décision du 5 décembre 2017 (Grande section, C-42/17) la jurisprudence Taricco. Il revient enfin à la Cour constitutionnelle de clore ce débat avec la décision no 115 de 2008 : la prescription des délits ayant le caractère d’une « norme pénale substantielle » en ce qu’elle a une incidence directe sur la sanction, la jurisprudence Taricco ne peut trouver à s’appliquer dans la mesure où elle jure avec le contenu de l’article 25-2 C. Ce dernier mérite la qualité de « principe suprême de l’ordonnancement constitutionnel » et fait office de « contrelimite ». Nous sommes ainsi en présence d’un élément de « l’identité constitutionnelle des États membres » dont « l’article 6 du TUE impose le respect au droit de l’Union ». Cet épisode montre que la théorie du dialogue des juges est synonyme de profonde vacuité (opinion personnelle).
Le régime parlementaire italien
Le Chapitre vi est dédié aux organes constitutionnels incarnation de la République parlementaire : le Parlement, le chef de l’État, le Gouvernement. L’Italie est un régime parlementaire répondant aux canons définitionnels classiques : responsabilité du Gouvernement devant le Parlement, dissolution possible de ce dernier par le chef de l’État. Le manuel met en exergue les spécificités inhérentes au parlementarisme italien. Tout d’abord, les auteurs s’intéressent à la « loi électorale », expression peu usitée en droit français alors même que le sujet est pourtant fondamental. Les développements de la doctrine italienne sur la loi électorale – rectius les lois électorales tant l’Italie est grande consommatrice en la matière – sont abondants puisqu’elle(s) structure(nt) le champ partisan (donc la vie parlementaire). Il est regrettable qu’en France les manuels de droit public ou de droit constitutionnel n’octroient guère de place à un tel thème, au-delà du minimum consenti : le scrutin majoritaire à deux tours est présenté comme une évidence, le scrutin proportionnel est évoqué comme une (dangereuse) figure du passé, une éventuelle réforme est envisagée (avec introduction d’une petite dose de proportionnelle). Tel n’est pas le cas en Italie et la lecture de manuel – qui s’attarde et sur les lois électorales et la jurisprudence prétorienne de la Cour constitutionnelle – ne peut être que salutaire pour le lecteur français.
La Constitution de 1947 est muette quant à la loi électorale, le constituant ayant préféré conférer au législateur une entière liberté d’action (cf. l’ordre du jour de l’onorevole Giolitti, non contraignant, appelant le futur législateur à adopter une loi électorale proportionnelle pour la Chambre des députés). Si le législateur s’avère libre en sa manifestation normative, une thèse – celle de Carlo Lavagna – n’a pas manqué d’être souvent mentionnée : selon lui, l’obligation de recourir au scrutin proportionnel se déduit d’une « interprétation logico-systémique de la Charte constitutionnelle ». Il se fonde sur la lecture du principe pluraliste et du principe d’égalité de vote (article 48 C.) : l’égalité doit s’entendre comme « égalité d’entrée » (interdiction du vote pluriel par exemple) et comme « égalité de sortie » (quant à la répartition des sièges). Pour qu’il y ait « égalité de sortie », il convient que la loi électorale retenue soit proportionnelle, n’engendrant ainsi pas de distorsion entre voix et sièges, ne conférant pas artificiellement une prime majoritaire de gouvernabilité au parti ou à la coalition arrivé(e) en tête. Une loi électorale majoritaire serait – à lire Lavagna – porteuse d’un intrinsèque vice d’inconstitutionnalité. Intéressante car audacieuse, sa thèse n’a jamais été réceptionnée à proprement parler ; reste qu’elle est, selon nous, révélatrice de la sacralisation en Italie du système électoral proportionnel et de la méfiance corrélative envers le scrutin majoritaire.
Il est vrai que deux lois servent de repoussoir : la loi Acerbo (1923) au temps de Mussolini et la « legge truffa » (1953) lorsque De Gasperi est président du Conseil. Prévaut – dans l’humus culturel constitutionnel italien – l’idée que le scrutin majoritaire peut faire émerger une ou des majorités à ce point puissantes qu’elles constituent une menace pour la liberté ; il devient alors possible de réviser le pacte social fondamental (la Constitution) en l’absence de consensus partisan. De 1948 à 1993 – période dénommée journalistiquement « Ire République » – c’est en se fondant sur une logique proportionnelle que sont répartis les sièges au sein de l’institution parlementaire. Aussi la réforme électorale de 1993 constitue-t-elle un changement de paradigme électoral révolutionnaire. En vertu du Mattarellum (Sartori), ¾ des sièges sont répartis au scrutin majoritaire, ¼ l’étant au scrutin proportionnel. En dépit de cette majoritarisation du système électoral, l’Italie n’a guère connu la stabilité politique, parlementaire et donc gouvernementale si attendue ; preuve s’il en est qu’un système électoral ne possède pas de vertus déterministes, ne génère pas automatiquement une majorité homogène et cohérente. Tout dépend du découpage des circonscriptions électorales, des accords ou non accords partisans, et naturellement du choix des électeurs.
Les débats sur l’idoine loi électorale à adopter n’ont jamais cessé en Italie, quand bien même il était fait application du Mattarellum. La proportionnelle étant toujours regardée ontologiquement juste – et salutaire pour les petits partis politiques – une loi nouvelle est adoptée en 2005 (no 270). Pour être proportionnelle en son essence, cette loi comporte néanmoins une forte composante majoritaire ; un seuil de barrage est en outre institué, ainsi qu’une prime majoritaire pour le ou les partis arrivés en tête. De plus, est retenu un « mécanisme des listes bloquées » ayant suscité nombre de critiques en doctrine. Saisie, la Cour constitutionnelle se prononce dans la décision no 1 de 2014 : tant la prime majoritaire que le principe des « listes bloquées » sont déclarés inconstitutionnels. Constatant une « altération du circuit démocratique défini par la Constitution, basé sur le principe fondamental de l’égalité du vote (art. 48 Cost.) », le juge censure : la loi produit « une compression illimitée de la représentation de l’assemblée parlementaire incompatible avec les principes constitutionnels selon lesquels les assemblées parlementaires sont les sièges exclusifs de “la représentation politique nationale (art. 67 Cost.)” ». La Cour entend protéger « l’entière architecture de l’ordonnancement constitutionnel » de toute distorsion disproportionnée du principe de représentation et du principe d’égalité de vote.
À la suite de cette déclaration d’inconstitutionnalité, une loi nouvelle – la loi no 52 de 2015 – est adoptée par le Parlement ; elle est à son tour censurée par la décision no 35 de 2017. Si le juge ne retient pas contraire à la Constitution la prime majoritaire de 40 % au premier tour, il censure les dispositions relatives au ballotage, celles relatives à l’attribution de la prime majoritaire au second tour, et enfin celles permettant au chef de liste de choisir de manière discrétionnaire son collège électoral. Une autre loi électorale (no 165 de 2017) est votée, instituant un mode de scrutin mixte : 37 % des sièges est pourvu, avec la méthode majoritaire, dans le cadre de collèges uninominaux… 61 % des sièges est pourvu avec la méthode proportionnelle dans le cadre de collèges plurinominaux… les ultimes 2 % concernent le vote des Italiens de l’étranger. La législation électorale a été modifiée en 2020 (loi no 177) afin de prendre en compte la réduction du nombre de parlementaires (loi constitutionnelle no 1 de 2020). Les vicissitudes électorales italiennes décrites par les auteurs du manuel ne sont pas – on le constate – de peu. Prévaut le sentiment que l’Italie peine à trouver sa loi électorale tant les intérêts partitocratiques sont inconciliables et mouvants.
Indépendamment du mode de scrutin relatif à la désignation des représentants du peuple, il est une spécificité du parlementarisme italien qu’on ne saurait éluder : le bicamérisme est égalitaire. Ce choix des constituants est le fruit d’un
« compromis entre ceux favorables à un parlement monocaméral et ceux favorables à une seconde chambre fortement différenciée par rapport à la première, soit en ce qu’elle serait l’expression des intérêts territoriaux, soit des intérêts corporatistes ».
Ce bicaméralisme paritaire vaut tant pour la production législative que pour la mise en jeu de la responsabilité du gouvernement ; quant aux deux assemblées, elles peuvent faire l’objet d’une dissolution. Si le bicaméralisme paritaire en matière d’édiction de la loi peut être défendu (cf. la qualité de la loi réputée supérieure, ce qui reste à prouver…), cette défense devient plus ardue quand il est question de la mise en jeu de la responsabilité du Gouvernement. Il ne s’agit pas tant de souligner que cette configuration constitutionnelle représente désormais un unicum (car l’Italie peut tout à fait ne pas se conformer aux canons posés dans les autres régimes parlementaires européens) que de constater un truisme : le bicaméralisme égalitaire aggrave l’instabilité gouvernementale puisque le Gouvernement doit poser la question devant les deux Chambres et peut être censuré par le Sénat ou/et la Chambre.
Les options évoquées en doctrine – et dans le champ politique – depuis des décennies sont connues : monocaméralisme, bicaméralisme différencié (avec un Sénat représentant enfin et réellement les régions ?). Puisque l’expression monocaméralisme a été mentionnée, évoquons brièvement ce que la doctrine dénomme « monocaméralisme de fait ». Par « monocaméralisme de fait », on entend une utilisation stratégique – par les partis politiques – des dispositions réglementaires et constitutionnelles relatives à la temporalité discursive et à la question de confiance. L’objectif : que les débats sur un texte de loi se limitent – de fait – à ceux tenus au sein de la première chambre saisie. La seconde assemblée n’a alors guère le temps de gloser et post-gloser sur le texte étudié eu égard au temps (très limité) qui lui est dévolu en raison des contraintes temporelles imposées. Les délibérations au sein de la chambre saisie en second lieu consistent, mutatis mutandis, à ratifier l’œuvre de celle devant laquelle le texte a été initialement déposé. L’utilisation stratégique des dispositions constitutionnelles/réglementaires est regardée par la doctrine majoritaire comme une pratique contra constitutionem voire extra constitutionem.
Procédons plus en avant sur la spécificité du système constitutionnel italien au regard de l’un de ses organes constitutionnels : le président de la République. À lire la Constitution, le président de la République italienne possède des compétences classiques pour un chef d’État dont tous les actes doivent être contresignés. Il incarne l’unité nationale (article 87-1 C.) et prend la figure de l’arbitre super partes situé au-delà des contingences partisanes. Selon une sémantique toute italienne, « son rôle se situe au-delà des antagonismes entre majorité et opposition, mais également en dehors du circuit de confiance, et donc de l’indirizzo politico qui relie majorité parlementaire et Gouvernement ». Par « indirizzo politico », on entend le décisionnisme politique des organes constitutionnels en charge de vouloir pour la nation. Le chef de l’État est réputé extérieur à toute expression partitocratique, précisément parce qu’il est cet organe super partes symbole de l’unité nationale.
Cependant, on ne peut que constater une chose à la lumière de la pratique politico-constitutionnelle (selon nous) : le chef de l’État italien semble être le plus puissant des régimes parlementaires dits classiques (la Ve République est certes en son fondement un régime parlementaire mais…). Alors même que tous ses actes doivent être contresignés, alors même qu’il est irresponsable, il existe des « actes substantiellement présidentiels » (la nomination de sénateurs à vie et de juges constitutionnels par exemple). Il y a plus : la pratique politique – méritant sans doute la qualification de coutume – estime qu’il est le titulaire effectif du droit de dissolution. Le chef de l’État assume ainsi une fonction essentielle de régulation du jeu parlementaire par son pouvoir de dissoudre les chambres ou de ne pas dissoudre (attribution négative toute aussi importante). On constate encore que nombre de projets de loi sont réécrits sur le bureau du Quirinale (cf. notamment l’époque du Roi Giorgio, Napolitano) à la suite d’une admonestation du chef de l’État, que celui peut (parfois) réaliser des esternazioni emplies de propos politiques ou donner naissance à des gouvernements dits présidentiels (réputés techniques mais cela ne veut rien dire). Il existe ainsi – nous semble-t-il – un hiatus entre les attributions formelles du président de la République et l’utilisation substantielle de ces dernières.
La thèse de l’ontologique neutralité présidentielle – thèse du IVe pouvoir situé en dehors (al di fuori) des luttes partisanes – permet de tout justifier. Néanmoins, sa réception peut parfois susciter quelque perplexité : il suffit de songer à la décision de la Cour constitutionnelle no 200 de 2006. Le juge estime que le droit de grâce est substantiellement présidentiel et formellement gouvernemental ; l’argument central est que le recours à la grâce ne vaut qu’à l’aune de considérations humanitaires et non politiques. Or, seul le IVème pouvoir (neutre, al di fuori) est à même d’officier au regard de cette équation. Malheureusement, depuis la Présidence Napolitano, le droit de grâce a été, à plusieurs reprises, utilisé à des fins politiques, en dehors de toute considération humanitaire. Aussi les auteurs du manuel appellent-ils à « une plus rationnelle pratique interprétative » regardant, comme jadis, la grâce comme un « acte complexe » (mixte, duumvirale) nécessitant le seing présidentiel et le contreseing ministériel. N’est-ce pas cela, après tout, la division et l’équilibre des pouvoirs au sein de l’Exécutif ?
Pour en terminer avec le rôle du chef de l’État, nous pensons depuis longtemps (opinion personnelle) que l’Italie a inventé un système politique qui est à ce point un unicum qu’il mérite d’être dénommé semi-présidentialisme aléatoire. Cette hypothèse taxinomique ne rencontre aucun écho au sein de la doctrine italienne (et n’est pas partagée par les auteurs du manuel).
Le régionalisme italien
La Constitution italienne de 1947 pose, en son article 5 C., le principe autonomiste :
« La République, une et indivisible, reconnaît et favorise les autonomies locales ; réalise dans les services qui dépendent de l’État la plus large décentralisation administrative ; adapte les principes et les méthodes de sa législation aux exigences de l’autonomie et de la décentralisation ».
Nous retrouvons le classique (et complexe) mouvement dialectique entre la nécessaire unité/indivisibilité et l’indispensable autonomie ; tout dépend du degré d’autonomie que le centre est prêt à accorder aux périphéries…
Avec le principe autonomiste, l’État est autrement appréhendé : nous sommes ici en présence de « l’État-communauté » entendu comme « ordre juridique pluraliste, tant sur le plan social que sur le plan territorial ». La forme de l’État n’est pas analysée en Italie à l’aune d’une lecture verticale voyant l’État accorder, concéder, octroyer certaines compétences à certaines entités infra-étatiques. Cette dernière expression – très française en sa sémantique – est d’ailleurs impropre au regard des canons italiens ; les collectivités territoriales n’ont pas vocation à être qualifiées d’infra-étatiques, à savoir recevoir une qualification-qualité dont l’origine serait étatique. En vertu du principe autonomiste, « les personnes et les communautés sont appelées à participer au cadre démocratique, en suivant l’objectif de « transformation » commandé à la République (article 3-2 C.) ». Avec le principe autonomiste, c’est une autre théorie de l’État qui surgit : l’État n’est pas seulement l’entité titulaire de la suprema postestas, répandant sa puissance normative et coercitive sur tous ses sujets et sur son entier territoire. Aussi,
« Le système des autonomies territoriales s’avère-t-il un élément essentiel […], contribuant à définir la dimension communautaire de la République sous deux aspects : celui de la structuration même des entités territoriales entendues comme communautés politico-représentatives, porteuses de leurs propres intérêts et s’administrant ; celui de la contribution directe de ces entités à la formation de la République comme entité composite ».
On voit combien la théorie de l’État ainsi développée a peu de choses à voir avec celle systématisée dans la littérature française. Il est d’ailleurs des expressions qui ne font pas partie de notre humus culturel et encore moins de notre verbe juridique : État-communauté, dimension communautaire de la République, République-entité composite… Nous avons ici un vocabulaire susceptible de faire frémir nombre d’acteurs politiques français et une partie de la doctrine tant il est regardé comme attentatoire à l’unité et l’indivisibilité de la République parisienne. La crainte de la fragmentation du corps étatique – donc du corps social – fait ressurgir l’hydre d’un girondisme (réputé étrangement destructeur) combattu par d’éternels jacobins.
Retour à l’Italie. L’article 114-1 C. est particulièrement révélateur (cela a déjà été dit en amont) de la relation État/collectivités : « La République se compose des Communes, des Provinces, des Villes Métropolitaines, des Régions et de l’État ». L’État n’est qu’un des éléments de la République qui s’entend, d’abord, comme entité composite porteuse de plusieurs unités dont aucune ne peut prétendre à la supériorité naturelle. Comme le soulignent les auteurs du manuel, « la Constitution pose une égale dignité institutionnelle » entre les composantes de la République, chacune participant au « dessein républicain […] sans qu’il soit possible d’oublier l’existence des autres en ce qu’elles sont les anneaux incontournables d’une même chaine ». Autonomisme, pluralisme, solidarité, subsidiarité sont réputés cheminer harmonieusement de concert. La philosophie juridique italienne en la matière repose sur une idée forte : il existe « un noyau originaire d’autonomie ».
Les « statuti » sont précisément les normes-incarnation de cette autonomie originelle, donnant « l’impression que l’on se trouve vraiment en présence d’une petite “constitution régionale” ». Si la formule est pertinente, elle possède des limites posées par la Cour constitutionnelle, gardienne de l’unité territoriale : un statut régional n’est pas une constitution, une assemblée régionale n’est pas un parlement, un élu régional n’est pas un député. Il est des sémantiques à ce point porteuses de sens constitutionnel qu’il est des limites à ne pas franchir, selon le juge constitutionnel ; le régionalisme pétri d’autonomisme ne signifie pas fédéralisme… Reste que les statuts régionaux représentent une norme à ce point spécifique au sein de l’ordonnancement constitutionnel que la doctrine n’a pas manqué de s’interroger sur leur nature : ne méritent-ils pas la qualité de « fonti para-primarie » ou « para-législatives » puisqu’ils régulent les champs matériels ne relevant pas du législateur étatique ? Une telle position peut être défendue en ayant à l’esprit notamment le « principio di equiordinazione » tiré de l’article 114-1 C. : puisque toutes les entités sont placées sur un pied d’égalité, l’unité du système italien repose non pas sur une logique hiérarchique (pro étatique) mais sur une logique de coordination (entre entités).
L’autonomie régionale italienne ne signifie pas attributions identiques pour l’ensemble des Régions. Il est une « asymétrie de la spécialité » répondant à l’histoire, aux caractéristiques de tel ou tel territoire ; il suffit de songer aux cinq régions à statut spécial, les trois du Nord (Trentin-Haut-Adige, Frioul-Vénétie-Julienne, Vallée d’Aoste) et les deux du Sud (Sicile, Sardaigne). Les trois Régions du Nord possèdent notamment une « spécificité ethnico-linguistique » ; les deux Régions du Sud sont des iles que l’histoire n’a pas épargnées d’un point de vue économique et social. La révision constitutionnelle de 2001 a confirmé le régime différencié des régions à statut spécial tout en nuançant la césure – originellement profonde – qui permettait de les distinguer des régions à statut ordinaire. Plus récemment, le Gouvernement Meloni a activé, avec la loi Calderoli, l’article 116-3 C. (le régionalisme différencié) pour permettre à certaines Régions, du Nord mais pas seulement, d’aller plus loin dans la spécialité et la différence. Plus de compétences, plus d’autonomie, plus de liberté pouvant signifier également plus d’inégalités territoriales, certaines Régions (notamment du Sud) ont manifesté une hostilité radicale envers une telle novation. Les Régions les plus pauvres craignent – avec raison nous semble-t-il – un recul de la solidarité horizontale, à leur détriment. Certes, l’État possède une compétence législative exclusive pour déterminer les niveaux essentiels des prestations (les fameux et controversés LEP) relatifs aux droits civils et politiques devant être garantis sur l’entier territoire. Par LEP, il faut entendre les dépenses indispensables pour que les citoyens puissent jouir, quelle que soit leur Région, des prestations sociales fondamentales. Tout l’enjeu est alors de déterminer à quel niveau l’État intervient pour que les mécanismes de péréquation jouent leur partition de manière idoine au regard de la logique de solidarité. La loi Calderoli est partiellement censurée par la Cour constitutionnelle dans sa décision no 84 de 2024 (notamment en ce qu'elle porte atteinte aux droits de la région de Sardaigne, région à statut spécial).
Au quotidien, l’histoire du régionalisme italien est celle d’une relation dialectique, complémentaire et conflictuelle entre État et régions. Les régions possèdent le pouvoir législatif de droit commun ; l’État possède un pouvoir législatif d’attribution ; il existe des compétences concurrentes. Il revient au juge constitutionnel de déterminer si la loi étatique empiète de manière indue sur la sphère de compétence des régions, ou si ces dernières empiètent de manière indue sur la sphère de compétence de l’État. La politique jurisprudentielle de la Cour constitutionnelle nous semble, depuis nombre d’années, soucieuse d’encadrer ce qu’elle regarde comme des débordements normatifs régionaux. Le juge s’appuie sur nombre de formules génériques légitimant l’interventionnisme étatique : « détermination des niveaux essentiels des prestations relatives aux droits civils et politiques devant être garantis sur tout le territoire, protection de la concurrence, protection de l’environnement, protection des biens culturels… ». Le régionalisme constitutionnel est – en ses bornes – avant tout un régionalisme jurisprudentiel.
La notion de « matière transversale » permet à l’État de faire montre d’interventionnisme, ce qui emporte réduction corrélative de l’autonomie régionale. Grâce à cette transversalité, l’État régional tend à être plus étatique que régional… au point que les auteurs du manuel voient dans la marge de manœuvre ainsi octroyée à l’État une forme « d’autoqualification ». L’État décide (ou non) de son interventionnisme normatif en se fondant sur une lecture ductile des dispositions constitutionnelles ; le recours à la notion de matières transversales permet alors à l’État de définir lui-même le cadre de son agir, en procédant à une extension notable de sa puissance législative. La « technique de l’autoqualificazione » permet de voir ressurgir la figure du « Stato-centrico » en raison des « tendances centralisatrices de la jurisprudence constitutionnelle ». Alors que les Régions possèdent en principe une compétence résiduelle – cf. les matières non expressément réservées à la compétence de l’État – (article 117-4 C.) – il appert que la jurisprudence de la Cour ne leur est guère favorable. En une formule ironique, les auteurs du manuel écrivent : s’il est une chose résiduelle, il s’agit de « l’invocabilité même de la compétence résiduelle… »
L’administration publique
Ainsi qu’évoqué dans les premières lignes de cette recension, le manuel entend jeter un regard élargi sur la chose publique ; aussi un Chapitre viii est-il dédié à l’administration publique. Au-delà de quelques développements relevant de la science administrative, c’est le principe de légalité qui est mis en exergue par les auteurs. Avec l’expression parlante de « retombées systémiques de la légalité », il est souligné que la loi est « la source de l’organisation et de l’action de l’administration, en toutes ses articulations institutionnelles et en toutes ses formes ». Il s’ensuit que l’administration peut agir seulement dans le cadre prescrit par la loi. Nous avons là des principes bien connus en tout régime politico-constitutionnel régi par le principe de légalité.
Ce qui est intéressant – à la lecture du manuel, et c’est cela même qui fait la beauté et la supériorité du comparatisme (nous n’avons pas dit des comparatistes) – est la taxinomie sémantique autre qui ne peut qu’intéresser le lecteur français. En vertu du « principio di legalità in senso formale », la loi – et seulement la loi – octroie un certain nombre d’attributions à une autorité administrative ; en vertu du « principio di legalità in senso sostenziale », l’exercice des compétences est encadré ; en vertu du « principio di nominatività », les dispositions émanant de l’administration doivent avoir pour finalité la satisfaction d’un intérêt public ; en vertu du « principio di tipicità », ces dispositions doivent posséder un contenu et produire des effets normativement prévus par la loi.
S’agissant du contrôle du juge administratif sur les actes de l’administration, il présente nombre de caractéristiques communes avec le système juridictionnel français (histoire oblige). Parmi les quelques différences notables entre système français et système italien, évoquons « le recours extraordinaire au Chef de l’État » qui, en sa formulation même, ne peut qu’étonner le lecteur. En réalité, ce n’est pas le chef de l’État qui tranche le conflit entre un citoyen et l’administration mais le Conseil d’État ; revient seulement au président de la République d’entériner la décision du Conseil d’État par l’édiction d’un décret. Le recours extraordinaire au chef de l’État constitue un moyen alternatif de résolution d’un litige, sans que soit saisi un tribunal administratif régional (TAR). Le Conseil d’État intervient comme « organe consultatif en matière juridique et administrative » (article 100 C.) ; le ministre compétent ratione materiae est contraint de suivre la position exprimée par le Conseil d’État (cf. la loi no 69 de 2009). Le recours extraordinaire au chef de l’État n’est pas ouvert contre tous les actes administratifs mais seulement contre ceux ayant un caractère définitif ; il est exclu en certaines matières (par ex. le domaine électoral ou les marchés publics) ; il est impossible de recourir à cette voie s’il s’agit de contester une condamnation. Nous avons – avec ce recours extraordinaire au chef de l’État – un modèle de justice retenue ; jadis, ce recours était adressé au Roi – avant même la naissance de l’État italien – au sein du Royaume de Piémont et de Sardaigne. L’avis était alors rendu par le Conseil du Roi puis par le Conseil d’État. La Cour constitutionnelle s’est prononcée sur ce recours, notamment dans sa décision no 73 de 2014, traçant quelques linéaments. Ce recours « a perdu sa connotation purement administrative, constate le juge, et possède désormais la qualité de recours juridictionnel, avec des caractéristiques structurelles et fonctionnelles en partie assimilables à celles qui sont typiques du procès administratif ». « (E)n partie assimilable » : nous sommes ainsi en présence d’un recours de nature mixte – à mi-chemin entre une activité administrative et une activité juridictionnelle – mais avec prévalence de cette dernière afin de garantir les droits des administrés. Porteur d’une âme duale, le recours extraordinaire au chef de l’État tend à pencher vers une logique juridictionnelle, sans pour autant être entièrement assimilable à celle-ci.
La justice ordinaire et administrative
Se voulant louablement exhaustif, ce manuel embrasse également la justice ordinaire et administrative en son Chapitre ix. À des fins pédagogiques, est expliquée au lecteur l’organisation juridictionnelle du pays. Nous voudrions insister sur un point, plus précisément sur un organe constitutionnel tant il occupe une place centrale en Italie et tant il est au centre de nombre de polémiques : le CSM (Conseil supérieur de la magistrature). La place dévolue au CSM italien – tant au regard du droit, de la politique, de l’auto-organisation des magistrats – est sans commune mesure avec celle dévolue au CSM français. Les auteurs du manuel ne manquent d’ailleurs pas de souligner que se pencher sur le CSM est une opération « assez délicate » et « d’actualité récurrente ».
Il convient de partir de l’article 104 C. en vertu duquel « La magistrature constitue un ordre autonome et indépendant de tout autre pouvoir ». Le même article précise que
« Le Conseil supérieur de la magistrature est présidé par le Président de la République. Le premier président et le procureur général de la Cour de cassation en font partie de droit. Les autres membres sont élus, pour deux tiers, par tous les magistrats ordinaires parmi les membres des différentes catégories, et pour un tiers, par le Parlement réuni en séance conjointe parmi les professeurs titulaires des facultés de droit et les avocats comptant quinze ans d’exercice de leur activité professionnelle ».
Quant au vice-président, il doit être choisi parmi les membres désignés par le Parlement (dits « membri laici »), à distinguer des « membri togati » (juges professionnels). Il s’agit là d’une césure importante – « laici/togati » – sur laquelle il conviendra de revenir tant elle occupe une place centrale dans le débat juridique/politique italien. Le constituant de 1947 – en instituant ainsi « un organe à composition mixte » – poursuit un double objectif : donner aux magistrats un corps au nom d’une autonomie constitutionnellement reconnue… éviter que ce corps ne devienne (dangereusement) « autoreferenziale » et ne forge un (critiquable) « autogoverno ». Comment ne pas observer que l’article 104 C. qualifie la magistrature « d’ordre » et non pas de « pouvoir » (ce qui n’est pas sans faire songer au Titre VIII – De l’autorité judiciaire – de la Constitution de 1958) ?
L’autonomie du corps des magistrats – des magistrats regroupés en corps – a toujours, quel que soit le pays, été autant consacrée qu’encadrée tant cet ordre/autorité inquiète en sa prétention à s’ériger en pouvoir. Si la place du CSM au sein des institutions italiennes fait l’objet de débats si intenses, et de tensions si abruptes, c’est à raison de la « politisation » dont l’entité serait l’incarnation. Il est vrai que le système des « courants » – le CSM étant traversé par des fractures idéologiques clairement identifiées – a beaucoup fait pour ternir son image. Ce « phénomène de politisation » s’entrevoit dans la composition même du CSM, partagé entre membres « togati » et « non togati ». La pratique des nominations « in quota » – en vertu de laquelle les partis politiques se répartissent les fonctions institutionnelles – ne peut que miner la crédibilité de l’institution judiciaire, réputée incarnation du tiers arbitre impartial. Il n’empêche : les invectives récurrentes des acteurs politiques envers les magistrats affaiblissent in fine la légitimité même de la justice organique et donc elle de l’État de droit lui-même.
La justice constitutionnelle
Le manuel s’achève par un Chapitre x dédié à la justice constitutionnelle. Après quelques pages relatives à la naissance du modèle américain puis du modèle autrichien, le propos se porte sur la Cour constitutionnelle italienne. Quant à la désignation des quinze membres de la Cour, elle repose sur une trilogie organique : 1/3 est désigné par le chef de l’État, 1/3 par le Parlement réuni en session commune, 1/3 par les magistratures suprêmes (ordinaire et administrative). Le pouvoir de nomination du chef de l’État est regardé comme « un acte formellement et substantiellement présidentiel », et ce nonobstant l’obligation de contreseing ministériel. Réputé organe neutre et super partes, le chef de l’État jouit d’une latitude d’action absolue quant aux personnes par lui choisies. Le Parlement élit quant à lui ses cinq juges avec une majorité renforcée (2/3 lors des trois premières votations, 3/5 à partir de la quatrième). Quant à la désignation des juges par les cours suprêmes, elle prend cette configuration : deux (Cour de cassation), un (Conseil d’État), un (Cour des comptes).
L’espoir du constituant de 1947 est que surviennent des accords entre opposition et majorité, et que les choix effectués ne soient pas seulement le fruit de la volonté de cette dernière. Jusque dans les années 90, les formations politiques réussissent globalement à s’entendre : DC, PCI, PSI ainsi que « les partis laïcs mineurs (PRI, PSDI, PLI) » désignent des juges constitutionnels en fonction de leur puissance électorale respective. Telle était la vertu (ou le vice) du consociativisme de la Ire République. Avec la disparition des partis historiques (cf. Mani pulite), le changement de loi électorale, la recomposition du champ partitocratique, la discesa in campo de Berlusconi, il est devenu beaucoup plus ardu d’atteindre les majorités requises. Au point que la Cour constitutionnelle ne comprend parfois pas quinze membres en son sein, à raison de l’impossibilité (heureusement provisoire) de trouver un accord entre formations politiques au sein du Parlement.
La description schématique du système juridictionnel italien n’a pas pour finalité d’affirmer qu’il est ontologiquement supérieur au système français. Notons tout de même deux caractéristiques venant immédiatement à l’esprit : le seul organe monocéphale désignant cinq juges est le chef de l’État, réputé se situer hors le champ (al di fuori) partitocratique… les deux entités autres sont des organes collégiaux. Si l’on ajoute à cela que « Les juges de la Cour constitutionnelle sont choisis parmi les magistrats, même en retraite, des juridictions supérieures, ordinaires et administratives, les professeurs titulaires des facultés de droit et les avocats comptant vingt ans d’exercice de leur activité professionnelle » (article 135 C.), la différence avec le système français apparait béante. On sait que dans notre pays les trois organes de nomination sont monocéphales, assument des fonctions partisanes (nonobstant le postulat de neutralité inhérent au magistère de président d’assemblée parlementaire), et peuvent désigner toute personne (puisque la Constitution est muette quant aux compétences juridiques requises). S’agissant de la désignation du président de la Consulta, elle revient aux juges eux-mêmes ; nous sommes loin du césarisme français. La remarque vaut a fortiori une fois précisée que les juges italiens élisent le plus ancien (dans la fonction) d’entre eux/d’entre elles (M. Cartabia devient en 2019 la première femme à accéder à la présidence de la Consulta). Comme le soulignent les auteurs du manuel, « La ratio d’une telle pratique est de rendre le mandat présidentiel le plus bref possible afin de nuancer l’empreinte « personnelle » de chaque président dans la direction des travaux de la Cour constitutionnelle ». Cette quête du gouvernement modéré au sein de la Cour ne peut être que louée ; on oublie souvent en France que le pouvoir le plus important du président est de diriger les travaux de l’organe, notamment de désigner les rapporteurs (et ce pendant neuf ans)… Un président demeurant en fonction pendant presque une décennie peut être tenté d’abuser de la légitimité fonctionnelle qui est sienne (sans même parler du vote décisif qu’il possède en cas de parité).
Quant au contrôle de la constitutionnalité des lois, il prend une forme duale classique qu’il n’y a guère lieu d’expliciter en détail (« giudizio in via incidentale » : question de constitutionnalité posée par un juge a quo dans le cadre d’un contentieux, contrôle in concreto… « giudizio in via principale » : contrôle abstrait des lois étatiques et régionales indépendamment de tout contentieux). Arrêtons-nous plutôt sur quelques points. Le principe de l’interprétation conforme tout d’abord (dans le cadre du « giudizio in via incidentale ») : selon une jurisprudence constante de la Cour constitutionnelle, il revient au juge a quo d’opérer – avant toute saisine, et autant faire ce peut – une interprétation de la loi conforme à la Constitution. Le raisonnement herméneutique idoine est le suivant : une disposition législative doit être déclarée inconstitutionnelle « seulement quand il n’est pas possible de déduire, à partir des instruments normaux de l’interprétation juridique, une norme conforme aux dispositions constitutionnelles ». Comme le soulignent les auteurs, ce principe de l’interprétation conforme est empreint d’une saine logique herméneutique, d’autant qu’il évite des saisines par trop nombreuses de la Consulta. Toutefois, poussé à son acmé, ce même principe comporte un danger : « pousser les juges à interpréter la loi en allant au-delà des canons herméneutiques normaux ». Une lecture radicale du principe de l’interprétation conforme « s’avèrerait incompatible avec le système de justice constitutionnelle centralisé prévu par la Constitution ». Comment ne pas songer à la formule de Calamandrei ? Les juges ordinaires sont les portiers du procès constitutionnel ; l’issue de ce dernier dépend de la propension du portier à ouvrir – ou non – la porte…
Quant aux décisions de la Cour, la typologie réalisée par les auteurs du manuel montre la richesse constructivisme du juge italien. Les doctrines herméneutiques posées par ce dernier sont à ce point diverses qu’elles méritent des développements impossibles à réaliser ici même. Que l’on songe : aux « décisions additives di regola », à la théorie des « rimes obligées » (cf. l’apport majeur de V. Crisafulli), à la relecture de cette dernière théorie via les « solutions constitutionnellement appropriées », aux « décisions additives de principe », aux « décisions substitutives », aux « décisions interprétatives de rejet », aux « décisions interprétatives d’acceptation », à la « doctrine du droit vivant », aux « décisions de constitutionnalité provisoire », aux « décisions d’inconstitutionnalité différée », aux « décisions d’inconstitutionnalité constatée mais non déclarée ». Quand bien même il est loisible de ne pas adhérer à tel ou tel raisonnement du juge, force est de constater que les décisions de la Consulta sont (en général) soigneusement motivées. Le lecteur français – songeant aux décisions du Conseil constitutionnel – peut éprouver un sentiment de honte herméneutique : dans un monde juridique/juridictionnel idéal, les décisions de la rue Montpensier devraient être censurées pour défaut de motivation, pour carence structurelle. N’est-ce pas l’articulation des éléments justificatifs qui fondent la légitimité même d’un juge et de son œuvre ?
Venons-en maintenant à des conflits normatifs inconnus en France. Tout d’abord « le conflit d’attributions entre pouvoirs de l’État » (article 134 C.). Comme le soulignent les auteurs du manuel, il s’agit là d’une attribution que nombre de constitutions refusent de conférer à un juge ; grande est la crainte de le voir englué dans des conflits à haut degré de « politicità ». Il a fallu que la Cour détermine la notion même de pouvoir d’État : Parlement (chaque assemblée en tant qu’organe collectif, le parlementaire en tant qu’élu individualisé, une commission d’enquête à finalité externe à savoir extraparlementaire) … Pouvoir exécutif (le Gouvernement, le Ministre de la justice visé spécifiquement dans le texte constitutionnel, les ministres destinataires d’une motion de censure individuelle) … Pouvoir juridictionnel en tant que « pouvoir diffus » (magistrats du siège et ministère public). Ajoutons que certains pouvoirs de l’État peuvent saisir le juge – à raison de leurs attributions constitutionnelles spécifiques – alors qu’ils sont réputés ne pas appartenir « aux trois pouvoirs traditionnels » : il s’agit de la Cour constitutionnelle elle-même, du CSM, de tout Comité promoteur d’un référendum… et du chef de l’État. Ce dernier n’est pas inclus – au regard de la taxinomie – au sein du pouvoir exécutif en ce qu’il est regardé comme « un organe de garantie de l’ordonnancement constitutionnel ». Il s’agit de l’application de la théorie du IVe pouvoir : le chef de l’État n’appartient pas, au regard de la mission de garantie qui lui échoit, au regard de la neutralité/impartialité qui est sienne, à la sphère exécutive en charge, elle, de « l’indirizzo politico » (décisionnisme politique). Les conflits entre pouvoirs de l’État les plus fréquents sont ceux relatifs à un conflit intraparlementaire (un élu versus son assemblée) ou ceux voyant s’affronter l’institution judiciaire et l’institution parlementaire (demande de levée d’immunité parlementaire). Autres conflits d’attributions, par définition inconnus en France : le conflit entre État et régions, ainsi que le conflit entre régions. Il ne s’agit pas ici d’apprécier la régularité d’un acte législatif étatique ou régional (cf. le contrôle de constitutionnalité « in via principale »). Il s’agit pour le juge constitutionnel de se prononcer sur un acte administratif ou judiciaire empiétant, de manière indue, sur la sphère de compétences de l’entité concernée.
Terminons par le mécanisme référendaire tant il existe, là encore, une différence majeure entre la Constitution française (le RIP…) et la Constitution italienne. L’article 75 C. – le référendaire négatif d’initiative populaire – a, un temps, joué un rôle central dans la vie et les droits des italiens. Que l’on songe aux référendums sur le divorce, l’avortement, les lois Reale et Cossiga (années de plomb), les lois électorales (faisant chuter la « Ire République »), le financement des partis politiques, la responsabilité des juges et le déroulement de leur carrière, le nucléaire, la PMA, le « légitime empêchement pour les plus hautes charges de l’État » (époque berlusconienne…).
Les thèmes ne sont pas, on le voit, de peu. Pour autant, il ne faut pas penser que le référendum est la réponse à la présumée crise de la démocratie (crise en réalité pérenne : la césure gouvernants/gouvernés est insoluble puisque le souverain-peuple a volontairement abdiqué, l’égalité formelle ne génère jamais une égalité matérielle). S’il peut changer le destin d’une nation, le référendum demeure un instrument de l’exceptionnalité et non de la quotidienneté. C’est la raison pour laquelle nombre de commentaires sur les vertus magiques du référendum relèvent de l’irénisme constitutionnel et politique ; les auteurs du manuel ne chutent évidemment pas dans un tel et si facile travers.
Abrogatif, le référendum de l’article 75 C. connaît des limites posées par la Constitution : « Le référendum n’est pas admis pour des lois fiscales et budgétaires, d’amnistie et de remise de peine, d’autorisation de ratifier des traités internationaux ». La Cour a développé une riche jurisprudence : point de référendum en matière de lois constitutionnelles et de révision constitutionnelle (cf. l’article 138 C.), de lois dotées d’une « force passive » et donc insusceptibles d’être modifiées par une loi même référendaire (Accords du Latran), de « lois à contenu constitutionnellement obligatoire », des « lois constitutionnellement nécessaires ». Quant au « quesito » – la question ayant vocation à être posée – il ne doit pas contenir « une pluralité de demandes hétérogènes dépourvues d’une matrice rationnellement unitaire ». À défaut d’unité et de cohérence du « quesito », est malmené « le principe démocratique, au mépris de la liberté de vote » ; cela emporte violation des articles 1 et 48 C. (CC, no 16 de 1978). Reste que la Cour accepte le principe des référendums manipulatifs, à savoir ceux « ne demandant pas l’abrogation totale d’une loi mais seulement l’abrogation d’une partie de la loi, de telle manière que la norme finale […] soit dotée d’un sens logico-juridique et soit auto applicable ». Cette idée que la loi ayant subi une coupe normative demeure applicable vaut a fortiori pour une catégorie de lois – les lois électorales – puisqu’elles ont pour finalité la désignation des élus de la nation et sont indispensables à la continuité des pouvoirs constitutionnels et de l’État.
L’ouvrage réalisé par nos collègues – les Professeurs Cardone (Université de Florence), Cortese (Université de Trento), Deffenu (Université de Cagliari) – mérite lecture. Par son amplitude disciplinaire et matérielle, il permet d’embrasser les principales notions du droit public italien. À raison de la clarté des éléments exposés et des analyses menées, on ne peut que conseiller à tout publiciste voulant appréhender le droit italien de s’y référer. Le comparatiste y trouvera matière à réflexion pour cogiter sur deux États – la France et l’Italie – et leur culture juridique, si proche et si différente.