Le thème des nudges, ou incitations comportementales, est apparu relativement récemment en droit français et intéresse depuis la science du droit administratif1. L’intérêt des juristes pour ce concept émergent en droit s’est également manifesté chez nos voisins espagnols qui ont consacré une monographie à ce thème en 2022. Issu d’une recherche collective transdisciplinaire, l’ouvrage a pour particularité de faire participer une grande diversité d’auteurs, qu’ils soient spécialistes de droit administratif, d’économie, de linguistique, de finances publiques, de fiscalité ainsi que l’éminent Cass Sunstein, professeur de droit et administrateur du Bureau des affaires règlementaires et de l’information des États-Unis, de 2009 à 2012. Ce dernier est considéré, avec Richard Thaler, comme le principal théoricien du nudge.
L’ouvrage contient onze chapitres qui sont autant d’interventions thématiques à propos des nudges ou acicates, en espagnol. À côté de contributions portant sur la définition des nudges, leurs objectifs, leur encadrement, leur fonctionnement, leurs limites, des chapitres traitent de leur application à certaines administrations, principalement l’administration fiscale ou à l’enseignement du droit administratif.
La recension d’un ouvrage collectif n’étant jamais aisée, il a été décidé de présenter l’ouvrage en identifiant trois thématiques transversales permettant d’aborder les apports de l’ensemble des contributions. Schématiquement, les chapitres traitent de l’identification des nudges (I), de leur fonctionnement (II) et de leurs limites (III).
L’identification des nudges
Le nudge est présenté comme une alternative aux obligations et prohibitions classiques dans la perspective d’orienter les comportements des personnes tout en leur laissant une liberté de choix, et d’action2. Dans cet ouvrage, les auteurs écartent clairement de la définition du nudge les incitations économiques comme les subventions ou la fiscalité3. Leur développement en Europe est plus tardif que dans d’autres aires géographiques du fait d’une tradition d’intervention plus forte de l’administration. Cela explique, également, leur influence, pour le moment, relativement modeste4.
L’objectif des nudges est de modifier le comportement des personnes sans leur interdire aucune option. Ils font partie d’« une stratégie d’intervention destinée à orienter, par inertie les décisions des personnes dans la voie considérée correcte par les pouvoirs publics, sans forcer la liberté, ni l’autonomie des citoyens5 ». L’utilisation par l’administration est bien plus élaborée que l’exemple habituellement donné pour présenter les nudges de la mouche ou araignée positionnée au fond d’un urinoir pour inciter la gent masculine à viser bien au milieu de la cuvette et économiser ainsi des coûts de nettoyage. Par l’utilisation des nudges, l’administration cherche à améliorer l’administration sans augmenter les coûts de l’action publique et sans créer de nouvelles restrictions de liberté6. Les nudges peuvent s’avérer plus efficaces que l’interdiction pour atteindre le même comportement car elles sont plus socialement acceptables que des mesures coercitives. Par exemple, un nudge est utilisé afin d’informer les utilisateurs d’un parc des effets sur les paysages et l’environnement des effets sur les paysages et l'environnement de la pratique de ramasser des pierres en souvenir plutôt que de simplement mentionner cette interdiction. Elles ont trouvé un terrain d’expression fertile à l’occasion de la crise Covid durant laquelle elles ont été mobilisées pour convaincre les citoyens de respecter les distances physiques ou de mettre un masque. J. Ponce Solé y voit même un outil pour corriger l’autoritarisme du droit administratif classique en utilisant des mesures moins invasives et plus proportionnées7. Cependant, il n’est nullement question pour les nudges de remplacer les ordres, prohibions ou incitations économiques, mais plutôt de se combiner à ces modes d’action plus classiques8.
Deux contributions, en particulier, montrent l’intérêt des nudges pour l’administration fiscale. Ceux-ci permettent de prévenir la fraude ou les erreurs par une communication claire sur la charge fiscale que paie l’ensemble des citoyens, l’objectif étant d’améliorer le respect volontaire des obligations fiscales9. Plusieurs ressorts peuvent être utilisés : demander des déclarations d’honnêteté, inclure des références statistiques sur le comportement majoritaire pour inciter les autres contribuables afin d’exploiter le biais de répulsion au comportement en marge des standards, favoriser la retenue à la source qui tempère la sensation de sacrifice et atténue le biais d’aversion à la perte10… Des politiques de stimulation sont également mises en place avec, par exemple, des loteries fiscales incitant à payer par des moyens électroniques en échange de la participation à un tirage au sort pour gagner des sommes d’argent. Le but est, ici, de limiter l’économie informelle et le paiement en espèces11.
Il faut enfin signaler une contribution particulièrement stimulante, un peu à la marge des autres : celle de F. Velasco Caballero qui étudie les biais cognitifs de l’enseignement du droit administratif. Son constat est similaire à celui que l’on peut faire en France12 : les destinataires du droit administratif que sont les usagers restent en dehors du champ des études. Il dénonce une forme « d’autisme pédagogique du droit administratif par rapport aux acteurs quotidiens13 » conduisant à fonder l’enseignement sur la logique du droit et son application. En outre, il montre l’importance des systèmes juridiques en tant que schémas cognitifs que l’on intériorise et dans lesquels on encastre les nouveaux faits, parfois au détriment du réel14. Enfin, il évoque les enjeux du choix de secteurs de référence pour élaborer la théorie du droit administratif. Comparé à la police, le choix du droit de l’environnement ou de la communication permettrait de fonder une image positive du droit administratif plus cohérente avec les attentes sociales15.
Le fonctionnement des nudges
Les nudges sont fondés sur les sciences comportementales et s’appuient sur des études et travaux empiriques16. À cet égard J. Ponce Solé, citant T.S. Ulen, considère que l’intégration de l’apport des sciences comportementales au droit est « l’un des plus importants – si ce n’est le plus important – développements académiques de l’ère moderne17 ». Il estime que nous sommes devant un changement de paradigme mettant les individus au centre de la règlementation et prenant en compte l’effectivité réelle des normes, faute de pouvoir s’appuyer sur la rationalité des individus. En effet, à la différence de l’économie libérale fondée sur le standard de l’individu rationnel, les nudges s’appuient sur les biais comportementaux, les erreurs systématiques et prédictibles des individus dans la structure de la prise de décision18. Parmi ces biais développés dans plusieurs contributions, notamment celle d’Elisa Moreu Carbonell, l’on peut citer l’excès d’optimisme, le biais de conformisme, l’importance des ancrages qui conduit une personne à intégrer ses décisions dans des données qu’il connaît déjà, la règle de la disponibilité selon laquelle viennent à notre esprit des schémas similaires à ceux connus quand on doit adopter une décision, ou encore la règle de la représentativité en vertu de laquelle l’image de ce que fait la majorité est importante pour prendre une décision19.
En connaissant et en utilisant ces biais, il est possible de modifier l’architecture de la décision pour produire un changement de comportement20. La pratique du nudge intervient au moment de décider comment implanter la politique21. À cette fin, le recours à la linguistique est d’une grande utilité. E. Montolío Durán, F. Polanco Martínez et M. Angeles García mettent en évidence les enjeux du choix des mots, de leur connotation, l’importance de renommer les concepts négatifs avec des euphémismes22… La pratique du nudge invite donc à intégrer le langage aux sciences du comportement afin de faire de la langue un usage performatif et stratégique au lieu de simplement contraindre ou obliger23. Les mêmes auteurs insistent aussi sur la nécessité d’une communication claire et transparente entre les citoyens et l’administration. La simplification est un enjeu essentiel car le cerveau humain décide en quelques secondes si un texte est compliqué ou non et s’il va le lire. Le recours à des présentations et des textes clairs et ludiques appartient aux nudges communicatifs24. Ainsi, la mairie de Madrid a élaboré un guide de communication promouvant l’usage d’un style direct plutôt qu’indirect, l’utilisation de formule de courtoisie plutôt que l’impératif, la suppression de formules inutilement techniques ou de la voie passive25.
Selon Elisa Moreu Carbonell, l’utilisation du nudge est particulièrement efficace et pertinente quand un individu a le choix entre plusieurs options, l’une d’entre elles correspondant à la préférence de l’administration. L’essentiel étant que le citoyen, même influencé, puisse choisir librement entre les différentes alternatives26.
Au travers de certaines interventions, se dessine un guide de fonctionnement de l’utilisation des nudges. Ainsi, Cass Sunstein prodigue des conseils pour les mettre en œuvre27. Par exemple, les mesures doivent reposer sur des normes sociales afin de convaincre les citoyens d'adopter le comportement de la majorité ; il faut augmenter la commodité et la facilité de l’action que l’on peut inciter à embrasser ; il est conseillé d’informer sur les coûts économiques, environnementaux et sociaux du comportement que l’on veut éviter et des choix passés, de préférence en utilisant une charte graphique marquante. Il est préférable de convaincre les citoyens de s’engager pleinement dans l’action pour atteindre l’objectif comportemental fixé.
Les limites et risques des nudges
Une grande partie des contributions aborde les limites et risques que font peser les nudges sur les droits et libertés des citoyens. L’utilisation des sciences comportementales pour identifier des biais cognitifs afin d’orienter l’action publique et accroître son efficacité recèle de potentielles dérives. Cette forme de paternalisme libertaire ne doit pas conduire à ce que l’administration décide contre les choix de l’administré28. Les nudges doivent donc être suffisamment encadrés pour éviter une manipulation des citoyens affectant leur liberté de penser et leur libre arbitre29. Lorsque de tels outils servent des finalités inacceptables du point de vue éthique, ils sont qualifiés de sludges (boues). Par ailleurs, il existe de nombreux doutes sur l’influence durable des nudges sur les comportements des individus, passées la surprise et la nouveauté.
Afin d’éviter de tomber dans de tels travers, l’une des clefs est la transparence afin que les individus ne perdent pas leur autonomie de choix. Dit autrement, l’individu doit être conscient du nudge30. En outre, un cadre légal est nécessaire afin de prévenir les risques d’abus, protéger les données personnelles, assurer leur publicité, garantir un contrôle juridictionnel et limiter leur utilisation aux incitations positives31. Dans cette perspective, le Comité économique et social européen a rendu un avis en 2017 sur l’intégration des nudges aux politiques européennes. Après des développements encourageant à leur utilisation, il présente les risques et apporte un début de cadre déontologique et éthique32.
En définitive, cet ouvrage est d’une grande richesse et d’un intérêt majeur pour qui s’intéresse aux nudges, à leurs fondements, leur utilisation, leur fonctionnement et leurs limites. Bien qu’il présente les inconvénients et risques des nudges, cet ouvrage présente une tonalité plutôt positive et favorable à leur utilisation pour améliorer le fonctionnement de l’administration, l’adhésion à ses normes et son efficacité. Plus largement, il montre les apports de l’utilisation des sciences comportementales et des études empiriques pour établir les normes juridiques.
Il convient de tempérer l’enthousiasme – ce que ne manquent pas de faire certaines contributions – quant à ce nouvel outil et son caractère potentiellement transformateur. Le nudge n’est pas la première manifestation d’une évolution des actes ou modes d’action de l’administration dont le potentiel révolutionnaire est loué. Bien avant lui, le droit souple, la régulation, la compliance ont semblé bousculer l’appréhension classique du droit administratif, voire de la normativité pour, le recul aidant, regagner finalement le rang d’outils entre les mains de l’administration. Il n’est donc probablement ni une nouvelle forme d’action, ni une nouvelle activité administrative33. L’administration a toujours tenté d’orienter le comportement des citoyens de manière plus ou moins douce ou contraignante. La spécificité du nudge réside dans son élaboration à partir des sciences comportementales pour gagner en efficacité et dans la conceptualisation de pratiques préexistantes. Le droit administratif ne semble pas en être bouleversé ou révolutionné, pour autant.
« Toute fabrication, si rudimentaire soit-elle, vit sur des similitudes et des répétitions, comme la géométrie naturelle qui lui sert de point d’appui. Elle travaille sur des modèles qu’elle se propose de reproduire. Et quand elle invente, elle procède ou s’imagine procéder par un arrangement nouveau d’éléments connus34. »