L’étude
Marie Seong-Hak Kim examine la façon dont le concept de « droit coutumier » a été importé d’Europe par les Japonais à l’occasion, d’une part de la modernisation de leur droit durant l’ère du Meiji, d’autre part de l’expansion coloniale nipponne en Asie de l’Est. Cela tient à une double démarche de droit public comparé. Au Japon, raconte-t-elle, afin de conduire la population à adopter et appliquer de façon rapide les codes de lois occidentales dès le début de l’ère Meiji (1868-1912), le gouvernement a compris qu’il était nécessaire de transformer les normes traditionnelles en normes coutumières, afin de faire du « droit coutumier japonais » l’antichambre des lois. En d’autres mots, les coutumes devaient, peu à peu, grâce à la jurisprudence des juges, grâce à l’abolition des mauvaises coutumes et grâce à la modification des coutumes contra legem, ouvrir la population (attachée à ses traditions) à la réception des lois nouvelles. Dans l’empire colonial, ajoute-t-elle, le gouvernement japonais a choisi d’adopter une démarche qui se démarquait de la colonisation européenne en Afrique et en Indochine, laquelle avait permis aux sujets colonisés d’être régis par leurs coutumes. En Corée et à Taïwan, l’objectif n’était pas d’établir deux ensembles de normes, mais l’assimilation des populations soumises à la population japonaise. Par conséquent, explique Marie Kim, les agents coloniaux ont mené des enquêtes de terrain pour recueillir les traditions et les juges japonais ont utilisé leur jurisprudence pour les transformer afin de guider les populations vers les lois japonaises. En d’autres mots, le droit coutumier était un moyen au service du droit public colonial.
L’autrice
Marie Seong-Hak Kim est historienne et juriste, professeure émérite et membre du barreau de Minnesota (USA). Ses travaux portent sur l’histoire du droit de la France médiévale et moderne et sur la comparaison du droit coutumier entre l’Asie et l’Europe. Elle a notamment publié : « Michel de L’Hôpital : The vision of a Reformist Chancellor during the French Wars of Religion », Kirksville, Sixteenth Century Essays and Studies, 1997 ; Law and Custom in Korea: Comparative Legal History, Cambridge, Cambridge University Press, 2012 ; Constitutional Transition and the Travail of Judges: The Courts of South Korea, Cambridge, Cambridge University Press, 2019 ; et Custom, Law, and Monarchy: A Legal History of Early Modern France, Oxford, Oxford University Press, 2021.
Sylvain Soleil
La comparaison des différentes formes de régime colonial peut enrichir notre compréhension du droit coutumier, et plus généralement celle des sources du droit de façon globale. Il est connu que le régime mis en place par les puissances impériales européennes en Afrique et en Asie du Sud-Est, au xixe siècle et au début du xxe siècle, a consisté à établir un double système juridique : un ensemble de lois et de tribunaux pour les Européens ; un autre pour les autochtones dont les tribunaux devaient appliquer les coutumes locales que les agents coloniaux devaient recueillir et fixer dans des enquêtes et, parfois, des textes officiels. Ce modèle s’applique-t-il dans les empires coloniaux non européens ? Si l’on examine la politique coloniale du Japon en Asie de l’Est par rapport à celle des États européens, il est possible de souligner une ressemblance et une divergence majeures.
Pour le comprendre, il faut tout d’abord signaler que le Japon n’a reçu la théorie européenne du droit coutumier que deux ou trois décennies avant d’entamer son expansion outre-mer. Le concept de coutume en tant que source de droit n’existait pas dans l’Asie orientale traditionnelle. Il a été introduit à partir de l’Europe lorsque le Japon de Meiji (1868-1912) a commencé à déployer des efforts conscients, après des siècles de régime féodal, pour transformer son droit et son système juridique en y greffant le droit civil européen. Un élément central de ce processus a été l’adoption de la notion de droit coutumier, qui a servi d’instrument pour réconcilier les lois traditionnelles avec celles de l’extérieur et faciliter la réception de ces dernières. La politique juridique coloniale du Japon, la seule puissance impériale non occidentale au tournant du xxe siècle, a été le reflet fidèle de son propre processus de modernisation. D’où la ressemblance et la divergence.
D’un côté, arrivés tardivement dans la mêlée impériale, les Japonais ont soigneusement imité les Européens, tant dans la rhétorique que dans l’exécution. Ils autorisaient les sujets colonisés à être régis par leurs coutumes dans la plupart des relations juridiques privées. Toutes les puissances coloniales, en effet, étaient d’accord pour reconnaître les coutumes et les institutions autochtones dans la double mesure où elles étaient compatibles avec les règles du droit naturel et de la morale et où elles n’entravaient pas l’administration coloniale. Les fonctionnaires coloniaux, aidés par des juristes et des anthropologues du droit, ont tenté de dégager certaines règles des pratiques juridiques autochtones, qu’ils ont ensuite qualifiées de « droit coutumier » des peuples indigènes1. Cependant, les études coloniales d’après-guerre ont montré que ce qui était appliqué par les tribunaux était souvent loin de refléter les traditions immémoriales et précoloniales. Partout, l’analogie présumée du droit coutumier avec les pratiques autochtones a été largement remise en question.
D’un autre côté, les Japonais n’ont jamais envisagé, à aucun moment de leur entreprise impériale, de créer un double système juridique, avec des lois distinctes pour les colonisateurs et les colonisés. Ils n’ont pas créé de tribunaux autochtones et ont plutôt opté pour l’imposition radicale de nouvelles structures juridiques en duplication du système métropolitain. Le Japon a tenté d’intégrer les pratiques et les institutions autochtones dans la sphère juridique nationale par l’élaboration d’un droit coutumier par les juges de l’État. C’est dans la Corée coloniale que cette évolution a été la plus marquante. La Corée est devenue un protectorat japonais en 1905, puis a été annexée en 1910. Jusqu’à la disparition de l’empire colonial japonais en 1945, la Corée est restée son plus important territoire d’outre-mer. Sous le régime colonial, les relations privées entre les Coréens étaient régies par leurs coutumes, appliquées par les tribunaux selon les principes et procédures juridiques japonais. L’ordre juridique coutumier servait le but d’unification des lois et des institutions japonaises et coréennes2. L’objectif final était l’assimilation juridique.
Dans les colonies européennes, le programme de la mission civilisatrice coexistait avec la ligne officielle selon laquelle les autochtones devaient être autorisés à régler leurs différends selon les coutumes locales. Une question récurrente pour les juristes coloniaux était, comme l’a résumé M. B. Hooker, de savoir si « les lois d’application générale devaient être élaborées sur la base de ce qui était moralement le mieux pour l’ensemble de la population » ou si « les lois devaient continuer à être séparées plutôt que d’introduire des changements “pour le mieux” qui seraient initiés par le législateur (européen)3 ». Les Japonais n’étaient pas confrontés à un tel dilemme. Dans la Corée coloniale, la jurisprudence a joué un rôle clé en rendant les coutumes assimilables au droit civil japonais. Les décisions des tribunaux étaient périodiquement incorporées dans la législation, éliminant progressivement les domaines régis par les coutumes.
Dans ce contexte, l’étude de la construction du droit coutumier dans la colonie coréenne du Japon apporte un éclairage multiple. Premièrement, elle montre comment cette source du droit a été interprétée, intégrée et mise en pratique dans la pensée juridique japonaise. Deuxièmement, elle montre que la manière dont chaque puissance coloniale a traité les coutumes et pratiques autochtones a été en grande partie dictée par les exigences de la gestion coloniale. Troisièmement, elle permet de comprendre que le droit coutumier reflétait l’image que chaque État avait de lui-même et sa vision de l’outre-mer. Quatrièmement, elle permet de souligner le fait que la politique coloniale en matière de droit coutumier a affecté les diverses trajectoires des sociétés postcoloniales. Enfin, la politique japonaise en Asie de l’Est constitue un point de référence important pour évaluer le développement du droit dans un contexte mondial.
1. L’établissement de l’ordre juridique coutumier en Asie de l’Est
La coutume en tant que source de droit était une idée étrangère à la sphère juridique traditionnelle de l’Asie de l’Est. En Europe, l’essor du droit coutumier est indissociable de la fragmentation féodale. Les États médiévaux, dépourvus d’un système juridique unifié, ont dû contrôler les usages locaux en leur conférant une régularité. Les monarchies royales ont procédé à la rédaction officielle des coutumes locales4. On ne trouve pas de circonstances comparables en Asie de l’Est. La centralisation administrative en Chine a précédé de près de dix siècles les tentatives similaires en Europe. La dynastie des T’ang (618-907) a lancé au viiie siècle une codification systématique des lois pénales et de divers règlements administratifs. Alors qu’en Europe les cours royales rivalisaient avec les cours seigneuriales pour des questions de compétence, les provinces chinoises étaient dirigées par des fonctionnaires contrôlés par le gouvernement central en vertu d’un ensemble de règles codifiées, uniformes dans tout l’empire5. Les codes juridiques des empires chinois suivants ont fortement influencé l’ordre juridique de la Corée et du Japon avant que ce dernier n’entre dans l’ère féodale à la fin du xiie siècle. La centralisation administrative et la codification du droit ayant été réalisées très tôt, ni les empires chinois ni les royaumes coréens, jouissant de la plénitude du pouvoir législatif, n’ont eu besoin de conférer aux usages privés le statut de coutumes locales à l’abri des codes. Certes, il existait des coutumes populaires, des normes traditionnelles, que chaque communauté pratiquait et observait collectivement. Mais ces coutumes n’avaient pas de valeur juridique officielle. Elles ne pouvaient ni se substituer aux codes étatiques ni les compléter ou les contourner.
Selon Jérôme Bourgon, le droit coutumier a été construit au Japon et en Chine à partir des pratiques, des habitudes et des rites pour préparer la codification du droit civil au moment de la mutation de chaque pays en un État-nation moderne6. Dans les années 1870-1880, le Japon a lancé des campagnes de collecte de coutumes susceptibles d’être insérées dans le projet de code civil7. Un développement similaire a eu lieu en Chine entre 1900 et 19308. Recueillir les usages populaires et les considérer comme une source de droit étaient essentiellement des efforts bureaucratiques visant à concevoir un système juridique équivalent aux systèmes juridiques occidentaux. La modernisation juridique a conféré à la notion de droit coutumier une sorte de légitimité historique. Le gouvernement japonais a entrepris de transformer les coutumes en droit coutumier, un processus qui s’était déroulé plusieurs centaines d’années auparavant en Europe. Il s’en est suivi un nettoyage volontaire de ses anciennes coutumes.
1.1. L’abolition des mauvaises coutumes
Lors de la restauration du pouvoir impérial en 1868, l’empereur Meiji a prononcé le célèbre Serment impérial des cinq articles. Il promet solennellement d’abolir les mauvaises coutumes et exhorte ses sujets à adapter les anciennes pratiques aux « principes éternels de la justice ». En 1875, le Grand conseil de l’État (Dajōkan) a déclaré que la coutume et la raison (jōri) étaient les sources officielles du droit (Fukoku no 1039). Avant la codification du Code civil moderne, il n’existait que peu de dispositions légales expresses permettant de traiter de manière adéquate les litiges civils, et la reconnaissance de la coutume en tant que source de droit a non seulement apporté un répit, mais a encore permis d’effectuer une transition. La loi no 103, déclarant la force juridique des lois et des pratiques traditionnelles japonaises, avaient pour fonction de combler le vide juridique et de maintenir la continuité avec le passé juridique au moment où l’on s’apprêtait à rédiger un projet de Code civil moderne. Toutefois, un point s’avère ici crucial : la condition, pour qu’une coutume soit valide, est qu’elle ne soit pas mauvaise. Cette formule rappelle celle utilisée dans les royaumes européens, où le roi se donne pour mission d’abolir les coutumes odieuses, et rappelle encore celle des colonies européennes, où les coutumes autochtones étaient reconnues tant qu’elles n’étaient pas contraires aux statuts ou à l’ordre public10. Le critère de l’ordre public en Afrique francophone était l’équivalent de la « repugnancy clause » dans les colonies britanniques. Les tribunaux autochtones eux-mêmes invoquaient l’exception de l’ordre public pour justifier leur refus d’appliquer certaines règles du droit populaire11. Dans le Japon de Meiji, l’adoption de la notion importée de coutume en tant que droit avait clairement pour but de faciliter la transformation du droit et du système juridique japonais dans le cadre de la tradition du droit civil. Il est à noter que ce processus était similaire à celui qui avait eu lieu en France plusieurs siècles auparavant, lorsque la rédaction et la réforme des coutumes avaient été menées de pair avec l’assimilation du droit romain12. Tout au long de l’histoire, la coutume a joué un rôle de facilitateur dans l’adoption de lois venues de l’extérieur. Au Japon, les pratiques et coutumes locales ont été interprétées et classées par les tribunaux judiciaires conformément aux principes et catégories juridiques importés de France et d’Allemagne.
Le Japon de l’ère Meiji a donc adopté le schéma « dominant-serviteur13 », prévalant dans les colonies européennes, pour réformer son propre droit : le droit dominant était le droit de l’État formulé sur le modèle du droit occidental ; le droit serviteur était constitué des coutumes traditionnelles et des lois féodales du bakuhu. Il est intéressant de rappeler que la réforme juridique au Japon s’est faite sous des pressions considérables de l’extérieur. L’Asie de l’Est avait un besoin urgent de réviser le système de traités inégaux qui accordait l’extraterritorialité aux puissances étrangères. Les puissances occidentales justifiaient l’extraterritorialité par le fait que le droit et les systèmes juridiques japonais et chinois n’étaient pas suffisamment avancés pour garantir une procédure judiciaire impartiale aux ressortissants étrangers14. La notion moderne de souveraineté, matérialisée par des lois formelles et des institutions nouvelles, s’imposait. De nombreux dirigeants de l’ère Meiji craignaient que l’incapacité à moderniser le droit n’entraîne la chute du Japon dans un statut de territoire colonisé.
D’autre part, des réactions importantes se sont manifestées contre les influences étrangères, en particulier contre les principes universels et abstraits des droits consacrés par le Code civil français. Les affrontements entre les deux forces – en faveur et contre l’adoption de lois étrangères – se sont déroulés de manière spectaculaire lors du débat sur le Code civil (hōten ronso). La controverse porte sur le sort du Code civil préparé par le juriste français Gustave Boissonade de Fontarabie (1825-1910)15. Boissonade avait été invité par le gouvernement japonais à participer à la modernisation juridique du pays. Il a soumis le projet achevé en 1890, qui devait entrer en vigueur en 1892. Mais il se heurte à l’opposition véhémente des milieux conservateurs et le gouvernement retarde sa publication au motif qu’il ne reflète pas suffisamment les traditions et les coutumes du Japon. Par la suite, le nouveau Code civil a été rédigé par des juristes japonais sur le modèle de la première version du Code civil allemand et a été promulgué en 1898.
L’élaboration du Code civil japonais a coïncidé avec la plongée du pays dans la course impériale aux colonies. Après s’être libéré du carcan de l’extraterritorialité et avoir rejoint la communauté internationale en tant que nation souveraine à part entière, le Japon s’est empressé d’atteindre la parité avec les puissances impériales occidentales en acquérant des territoires d’outre-mer, d’abord Taïwan, puis la Corée. C’est par le biais de la domination coloniale japonaise que le concept de coutume s’est répandu en Asie de l’Est.
1.2. La collecte des coutumes coloniales
Après la fin de la guerre sino-japonaise en 1895, Taïwan a été cédé par la Chine des Qing au Japon, devenant ainsi la première colonie japonaise d’outre-mer. Rapidement, le gouvernement colonial a lancé des campagnes de collecte des droits coutumiers à Taïwan. Le 20 juillet 1898, le règlement relatif aux affaires civiles, commerciales et criminelles (ritsurei no 8) a été publié, selon lequel les affaires civiles et commerciales impliquant des Japonais étaient régies par les lois japonaises et celles impliquant uniquement des Taïwanais ou des Chinois étaient régies par les anciennes coutumes de Taïwan. Les autorités coloniales ont chargé des spécialistes du droit anglais au Japon d’enquêter sur les coutumes et les usages des nombreux groupes ethniques de l’île et de les consigner par écrit16.
Ume Kenjirō (1860-1910) de l’Université de Tokyo, spécialiste du droit civil français et l’un des trois rédacteurs du Code civil japonais, participe à l’élaboration de la politique juridique à Taïwan17. Il envisage l’intégration de la colonie dans la juridiction uniforme prévue par la Constitution de Meiji, mais estime que Taïwan a besoin de son propre Code civil, qui reflète les coutumes et les situations particulières des Taïwanais et des Chinois. L’application directe des lois japonaises à la colonie poserait des difficultés en raison de fondements juridiques différents. En attendant la rédaction des codes taïwanais, « les indigènes devraient être gouvernés pendant un certain temps par les anciennes coutumes. En ce qui concerne les biens immobiliers, les anciennes coutumes devraient être appliquées dans tout Taïwan, ou du moins dans la majeure partie de Taïwan, jusqu’à ce que le cadastre soit achevé ». Tout conflit entre les coutumes et les lois japonaises en matière de relations familiales et de succession devrait être résolu « conformément aux principes internationaux du droit privé », a-t-il écrit. Le droit pénal et les procédures civiles et pénales nécessiteraient certaines dispositions spéciales18. Les rapports d’enquête coutumière ont été compilés en 1902. Ils ont été publiés, complétés par des enquêtes ultérieures, sous le titre de Taiwan shihō (Droit privé de Taïwan) en 1910 et 191119.
Des efforts similaires ont été déployés en Corée après que la dynastie Chosŏn (1392-1910) est tombée sous le protectorat. En 1906, Ume est invité par Itō Hirobumi, alors résident général de Corée, à diriger les efforts législatifs en Corée. Comme pour Taïwan, Ume pensait que la Corée avait besoin d’un Code civil indépendant. À partir de 1907, il a supervisé l’étude des anciennes lois et des usages populaires de la Corée en vue de la rédaction d’un code. C’était la première fois dans l’histoire de la Corée que les coutumes étaient rassemblées et consignées par écrit par une entité publique ou privée. Des enquêtes sur le terrain ont été menées par des enquêteurs dépêchés au niveau central. Ils ont recueilli les pratiques et les usages populaires, ainsi que les documents privés et les formulaires juridiques régissant les transactions privées, tels que les contrats de vente, les actes fonciers, les transactions hypothécaires, et les contrats de location permanente (une sorte d’emphytéose). Les enquêtes portaient également sur des sujets folkloriques et ethnologiques, tels que les cérémonies de mariage et les rites funéraires. Cela offrait un ensemble de compilations juridiques et de recueils de rituels confucéens qui ont été rassemblés selon les catégories établies par Ume. Ume a formulé deux cent six questions : cent quatre-vingts questions sur les « affaires civiles » et vingt-six sur les « affaires commerciales ». Les premières étaient organisées selon les classifications du Code civil japonais suivant le système Pandekten allemand, et subdivisées en « Principes généraux », « Propriétés », « Obligations », « Famille » et « Successions » ; les secondes se composaient de « Principes généraux », « Société », « Actes commerciaux », « Billets à ordre » et « Commerce maritime ». Complétés par les extraits des anciens codes d’État, les résultats des campagnes d’enquête, expurgés en japonais, ont été publiés en 1910 sous le nom de Kanshū chōsa hōkokusho (Rapport d’enquête sur les coutumes). Ce document reste aujourd’hui le seul recueil complet des coutumes coréennes20.
Ume ne se fait aucune illusion sur la nature des campagnes qu’il mène : son objectif est de rassembler des contenus pour compiler un code coréen. Il était bien conscient que l’absence d’élaboration doctrinale savante et d’activité jurisprudentielle dans la Corée dynastique avait empêché l’émergence d’un droit privé à partir des coutumes. Les usages devaient être modifiés, mis à jour et affinés, et les usages injustes ou inéquitables écartés. Les coutumes populaires devaient être normalisées et réorganisées pour produire des principes communs, qui seraient ensuite incorporés dans un code incarnant les principes universels des droits individuels. L’objectif principal des enquêtes était de rassembler des matériaux à insérer de manière sélective dans le cadre juridique occidental.
L’annexion de la Corée par le Japon en 1910 a mis un terme brutal à l’effort : les projets de création d’un code coréen sont abandonnés. Les campagnes d’Ume s’étaient heurtées à l’opposition de ceux qui estimaient que la création d’un système juridique distinct dans la péninsule entraînerait une charge financière excessive pour le gouvernement japonais21. De nombreux observateurs japonais craignaient que le manque d’uniformité du droit civil entre la Corée et le Japon n’entraîne une confusion dans les transactions économiques et ne crée des difficultés pour les investisseurs22. L’annexion achevée, les autorités coloniales ont commencé à imposer les codes japonais en Corée. Cependant, toute puissance impériale était consciente de la nécessité d’éviter de s’immiscer dans les coutumes autochtones dans la mesure où elles n’avaient pas d’impact direct sur le gouvernement de la colonie.
Les Japonais ont donc créé un système laissant, comme dans les colonies européennes, une place aux coutumes locales, mais la façon de régir ce droit coutumier a suivi des voies assez différentes.
2. Le droit coutumier dans la Corée coloniale
Il convient d’emblée de souligner la situation particulière de la Corée. Avant l’arrivée des colonisateurs, la dynastie coréenne avait une longue tradition de gouvernement centralisé et une culture florissante de l’art étatique. L’infrastructure d’un État bureaucratique très avancé était fermement en place, avec l’existence de codes juridiques complets et normalisés. Même s’il avait l’intention de remplacer les institutions juridiques traditionnelles de la Corée par les modèles japonais, le gouvernement colonial ne pouvait pas se contenter d’écarter d’un seul coup la culture juridique existante de la Corée. Les autorités japonaises se sont donc concentrées sur les changements institutionnels. Pendant la période du protectorat, les institutions judiciaires traditionnelles de la Corée avaient déjà été entièrement remplacées par des tribunaux modernes sur le modèle du système japonais. Les tribunaux coloniaux établis en octobre 1910 reproduisaient la hiérarchie judiciaire japonaise, composée de la plus haute cour (Kōtō Hōin), des cours d’appel (Fukushim Hōin) et des tribunaux de district (Chihō Hōin). La gestion du droit coutumier devait donc être assurée par ces tribunaux modernes bien établis, par le biais de leurs activités jurisprudentielles. L’ordonnance de Chosŏn sur les affaires civiles (Chōsen minjirei) a été promulguée en mars 1912 (seirei no 7). Elle constituait le cadre de base de l’ordre juridique colonial.
2.1. L’équilibre opéré par l’ordonnance sur les affaires civiles
L’ordonnance sur les affaires civiles déclarait que le Code civil japonais régirait la péninsule coréenne en tant que loi du pays. L’article 1 du Minjirei dispose qu’« en matière civile, les lois suivantes s’appliquent à moins qu’il n’y ait des dispositions spéciales dans cette ordonnance et dans d’autres lois », et énumère le droit civil, la procédure civile, le droit commercial et d’autres lois japonaises, au nombre de vingt-trois au total. L’ordonnance décrète toutefois que les relations de droit privé impliquant uniquement des Coréens sont régies par les coutumes coréennes, et non par les lois japonaises énumérées à l’article 123. De même que les puissances européennes appelaient « coutumes » toutes les pratiques et institutions autochtones, désignant tout ce qui n’était pas une loi d’origine européenne, les Japonais appelaient « coutumes » coréennes les anciens codes de la dynastie Chosŏn ainsi que les usages populaires. L’article 10 de l’ordonnance se lit comme suit : « Les affaires civiles impliquant uniquement des Coréens sont régies par la coutume coréenne, même si une coutume spécifique est différente de la loi, tant que la loi n’est pas liée à l’ordre public. » L’article 11 prévoit que « les questions relatives à la famille et à la succession impliquant des Coréens sont décidées selon la coutume et non selon les lois ». L’article 12 de l’ordonnance reconnaît également les droits de propriété coutumiers, s’écartant ainsi de la règle du Code civil japonais selon laquelle les droits de propriété ne peuvent être créés et exercés que conformément aux règles légales.
En vertu de l’ordonnance civile, les autorités japonaises ont mis en œuvre un système de principe de personnalité juridique, par lequel les sujets coloniaux étaient distingués des Japonais. Les Japonais de souche étaient distingués des Coréens en fonction du registre des familles, appelé koseki. En apparence, tout le système semble identique aux mesures pluralistes appliquées dans les colonies européennes, mais il présente d’importantes différences. Une brève comparaison des entreprises impériales européennes et japonaises s’impose.
D’une part, il faut tenir compte des disparités évidentes entre deux situations géopolitiques. Les planificateurs coloniaux français, qui dominaient des régions aussi vastes et ethniquement diverses que l’Afrique de l’Ouest et l’Indochine, étaient incapables d’adopter une approche uniforme en matière de droit, comme l’ont fait leurs homologues japonais. Les Anglais en Afrique de l’Est et en Inde et les Néerlandais dans les Indes orientales néerlandaises ont également été confrontés à la tâche décourageante de gérer une extraordinaire variété de cultures et de coutumes. Afin de faire fonctionner l’administration coloniale avec un nombre limité d’administrateurs coloniaux, les puissances européennes ont été contraintes de s’appuyer sur les sources et les autorités locales. En faisant des chefs traditionnels les chefs des tribunaux autochtones et les agents officiels du gouvernement colonial, le système des tribunaux tribaux a créé une sorte d’extension de l’autorité traditionnelle sanctionnée par l’État. Le colonialisme de peuplement japonais était tout à fait différent. La proximité géographique entre le Japon et ses colonies en Asie de l’Est a permis une occupation coloniale beaucoup plus intrusive que celle des Européens. Les territoires coloniaux étant beaucoup plus petits, les Japonais n’ont pas eu besoin de s’appuyer sur le système administratif local de l’administration indirecte.
D’autre part, on ne peut pas ignorer les liens historiques et culturels qui unissaient depuis longtemps le Japon et la Corée. En Asie de l’Est, les colonisateurs et les colonisés appartenaient tous deux à la même sphère culturelle de la civilisation sinisée. Les autorités coloniales japonaises ont déclaré que « toutes les règles sont appliquées sans distinction entre les Coréens, les Japonais et les étrangers24 ». Dans un discours prononcé peu après la promulgation de l’ordonnance civile (Minjirei), le gouverneur général Terauchi Masatake a fièrement déclaré que l’esprit de la nouvelle loi était de régir tous les groupes de population, qu’ils soient japonais ou coréens, par les mêmes règles de fond et de procédure. Bien que le Minjirei reconnaisse la force juridique des coutumes coréennes, il ne s’agit que d’exceptions temporaires. L’assimilation du peuple coréen est le but ultime. Cependant, il n’est pas souhaitable d’appliquer immédiatement le droit japonais en Corée, car la Corée, qui était auparavant « un pays indépendant avec plusieurs milliers d’années d’histoire et une population de plus de dix millions d’habitants », a « une tradition différente et ses pratiques et coutumes sont toutes très différentes de celles du Japon ». L’ordre juridique coutumier était donc considéré comme une simple exception transitoire par rapport au système général du droit civil, de la procédure civile et du droit commercial japonais. D’où la nécessité d’un système de droit coutumier, fondé sur des précédents judiciaires.
2.2. L’effet de l’activité jurisprudentielle sur le droit coutumier
Dans l’ordre colonial du droit coutumier, les dispositions des codes traditionnels et les pratiques populaires ont été redéfinies pour devenir des règles juridiques institutionnalisées, modifiées par des décisions judiciaires. Un aspect important, mais souvent négligé, de la modernisation juridique au Japon est le fait qu’elle s’est déroulée à travers la réception du droit civil et de la common law. En apparence, le Japon a adopté le système continental, mais en réalité, il a suivi la dynamique du droit anglais, car les juges ont étendu l’utilisation des précédents à des domaines qui n’étaient auparavant pas régis par la loi. Le même cadre a été importé dans ses colonies, où le double fonctionnement du code japonais et des coutumes autochtones a facilité le fonctionnement de l’ordre juridique. La jurisprudence des tribunaux a produit la version officielle du droit coutumier régissant les relations juridiques privées entre les sujets colonisés.
Contrairement aux avant-postes européens où les juges étaient issus du corps de la fonction publique administrative et occupaient à la fois des postes judiciaires et administratifs, les juges coloniaux en Corée étaient séparés des administrateurs, et la sélection et la promotion des juges étaient régies par les mêmes règles que celles des juges métropolitains. C’est pourquoi les juges coloniaux ont naturellement interprété les coutumes coréennes à la lumière du droit japonais. Voici leurs méthodes.
En premier lieu, les juges ont manipulé les coutumes en fonction des éléments dont ils disposaient. La base est qu’ils n’accordaient une valeur juridique aux pratiques que lorsqu’elles n’étaient pas contraires aux dispositions du Code civil japonais. Aussi, lorsque les coutumes divergeaient du droit civil japonais, les juges tentaient-ils une restructuration raisonnable des règles. Leur jurisprudence avait tendance à mêler la coutume à la raison, un processus qui avait une longue histoire en Occident. La confusion de la coutume coréenne et de la raison a permis aux juges de reconnaître de manière sélective les pratiques populaires conformes à leur notion de justice et d’équité. Par le biais du droit coutumier, ils ont ainsi transformé les pratiques contra legem en coutumes para legem, c’est-à-dire qu’ils ont ramené une certaine pratique à une position moins contraire à la loi. Sous la rubrique générale du droit coutumier, les juges étaient essentiellement libres d’exécuter leurs hypothèses jurisprudentielles. La modification des coutumes autochtones par le biais de précédents judiciaires a également eu lieu dans les territoires européens d’outre-mer, mais les forces dominantes du pluralisme juridique et du relativisme culturel ont inhibé l’application effective du droit coutumier judiciaire.
En deuxième lieu, en l’absence de tribunaux autochtones en Corée, il n’y a pas eu de processus d’enquête auprès de la population locale. C’est le Rapport d’enquête sur les coutumes de 1910 qui est devenu le principal document de référence pour les décisions des juges. Lorsqu’ils avaient encore des doutes sur les relations juridiques dans les anciennes coutumes, ils envoyaient des demandes de renseignements aux autorités exécutives du gouvernement colonial qui envoyaient leurs réponses sous forme d’avis ou de réponses. Dans la plupart des cas, ces bulletins bureaucratiques émis au niveau central étaient considérés comme des déclarations définitives de la coutume et ont été compilés dans le Minji kanshū kaitō ishū (Compilation des réponses sur les questions de coutumes civiles) en 193325. Des commissions spéciales, composées de juges et de fonctionnaires juridiques du gouvernement général, ont été créées pour examiner les décisions des tribunaux en matière de coutumes et les concilier. Ces activités ont abouti à la création d’un corpus de coutumes établi par les juges. Les juges coloniaux, à l’instar des juges de common law, ont extrait des pratiques traditionnelles coréennes des règles générales et les ont déclarées droit coutumier de la Corée. Les résolutions des commissions judiciaires nommées par le gouvernement ont permis de satisfaire à l’opinio necessitatis, un élément clé pour que la coutume obtienne une force normative, c’est-à-dire la conviction de la population locale qu’une certaine pratique est contraignante26.
En troisième lieu, les juges ont utilisé le critère de l’ordre public pour sélectionner les règles coutumières à appliquer. En invoquant l’ordre public, par exemple, la haute cour (Kōtō Hōin) a très tôt refusé d’appliquer une pratique autrefois courante consistant à tenir les frères et sœurs ou les membres de la famille conjointement responsables des dettes. En 1913, les juges ont déclaré sans ambages que « nous ne reconnaissons pas une telle coutume27 ». En 1935, la Cour a réexaminé le délai de prescription pour le recouvrement des droits de succession28. En 1920, la Cour avait constaté que « le Chosŏn n’a pas de coutume fixe » refusant la réclamation du successeur légitime29. Si une personne non qualifiée avait déjà succédé, le successeur légitime pouvait exercer son droit de réclamer la succession sans limite de temps. Quinze ans plus tard, cependant, la Cour est revenue sur sa propre décision, citant l’autorité de la coutume coréenne. Elle a écrit que ces droits de récupérer la succession s’éteignaient lorsque le demandeur n’exerçait pas ses droits dans le délai imparti. Cette décision, rationalisée par la prise en compte de la « coutume » par la Cour, a été favorablement accueillie par les juristes qui estimaient que la prescription garantirait la validité des transactions successorales. Cependant, certains juristes ont critiqué la décision de la Cour au motif qu’elle faisait un usage abusif de la notion de coutume. Selon eux, la règle prévoyant un délai pour la réclamation du successeur légitime était à la fois nécessaire et souhaitable ; la conscience juridique coréenne et le principe de droit l’exigeaient. Néanmoins, selon eux, c’est à tort que la Cour a déclaré que la « coutume » à cet effet régnait en Corée. En réalité, la décision du tribunal ne faisait que répondre aux exigences de la raison (jōri). Le tribunal aurait dû justifier sa décision par la raison, plutôt que de se réfugier derrière la coutume30.
Ce sont les coutumes fondées sur les rites confucéens qui ont le plus retenu l’attention. Les rituels confucéens, profondément enracinés, étaient à la base des relations familiales et successorales en Corée. Ils étaient souvent en contradiction directe avec le concept juridique des droits dans la tradition du droit civil. Dans de tels cas, les juges coloniaux ont tenté d’assouplir l’observation rigide des rituels confucéens et d’abolir ce qu’ils considéraient comme des éléments oppressifs. Il a ainsi été avancé que les juges ont modifié les lois et les coutumes coréennes afin de parvenir à l’assimilation du droit coréen au droit japonais. Mais on peut en douter : pourquoi les Japonais auraient-ils voulu modifier par la force les coutumes familiales et successorales coréennes, largement formulées à partir des préceptes de Confucius ? Le confucianisme était une philosophie d’élite, et son enseignement était axé sur le maintien de l’ordre social hiérarchique. Dans le cadre de la gestion coloniale, le maintien du système moral dominant des élites permettait de contrôler la population autochtone. De nombreuses règles de droit de la famille ou de succession provenaient des textes rituels confucéens et avaient déjà été intégrées dans les codes d’État sous forme de règlements pénaux, et il n’était pas possible pour les autorités coloniales de les ignorer ou de les modifier de manière arbitraire. La décision d’autoriser les coutumes coréennes a été favorisée avant tout par la considération qu’il était politiquement insensible d’interférer avec les questions de famille ou de succession. La volonté affichée par le gouvernement colonial de respecter les coutumes coréennes ne doit pas être considérée comme une dissimulation. La plupart du temps, les juges appliquaient fidèlement les anciennes coutumes, sauf lorsqu’elles étaient jugées notablement contraires à l’ordre public.
Quel a été le résultat de cette politique jurisprudentielle ? Du point de vue de la puissance coloniale, les Japonais ont été en mesure d’aligner les coutumes familiales coréennes sur le droit japonais avec une certaine efficacité parce qu’elles n’avaient pas de dimension religieuse. Ceci contraste avec les colonies européennes où les colonisateurs devaient composer avec les lois religieuses des peuples autochtones. Le confucianisme peut être considéré comme une religion par certains, mais certainement pas dans le même sens que l’animisme ou l’islam. Dans de nombreux territoires coloniaux européens, les populations musulmanes étaient autorisées à recourir à des tribunaux religieux pour statuer sur des affaires concernant le statut personnel. Le droit de la famille était largement laissé aux qadis musulmans31. En revanche, les Japonais n’ont pas eu à se préoccuper d’un droit privé d’inspiration religieuse. En l’absence d’éléments de droit religieux, il était plus facile de faire entrer les coutumes dans le champ d’application du droit civil japonais. La tradition juridique séculaire de l’Asie de l’Est a atténué les tensions entre le droit colonial et le droit traditionnel.
Du point de vue des justiciables coréens, le droit coutumier a servi d’instrument pour conférer une légitimité aux arguments juridiques. Les parties affluaient devant les tribunaux coloniaux, arguant de situations de fait et avançant des arguments juridiques en accord avec le système dominant.
Au total, la coutume, terme qui recouvre à la fois les lois codifiées de Chosŏn et les usages populaires, offre une structure préfabriquée qui peut être reformulée et réassemblée par les tribunaux coloniaux selon les principes juridiques et la procédure de la métropole japonaise. Les coutumes coréennes considérées comme étant en conflit avec les dispositions du Code civil japonais ont été progressivement transformées par la jurisprudence. Les juges coloniaux, à l’instar des juges de common law, ont extrait des pratiques traditionnelles des règles générales et les ont déclarées droit coutumier de la Corée.
La législation a rapidement transformé les jurisprudences en lois, rendant ainsi les pratiques juridiques coréennes conformes au droit japonais. L’ordonnance civile de 1912 a été périodiquement révisée pour étendre l’application du Code civil japonais aux coutumes coréennes32. La première révision, en novembre 1921 (seirei no 14), a adopté la loi japonaise sur la capacité juridique ; la révision de décembre 1922 (seirei no 3) a autorisé le divorce par consentement et le divorce par procès33. En 1939, lors de la dernière révision de l’ordonnance civile avant 1945 (seirei no 19), le gouvernement général a officiellement imposé le droit japonais du mariage et de l’adoption à la colonie, abolissant la longue tradition d’interdiction de l’adoption entre personnes de noms de famille différents. L’interdiction traditionnelle confucéenne du mariage entre personnes de même nom a également été abolie. La politique coloniale japonaise en Corée semble être un exemple remarquable de l’utilisation ingénieuse du droit coutumier judiciaire dans le but de provoquer des changements sociaux.
2.3. L’héritage postcolonial et le maintien du droit coutumier coréen
Après la libération en 1945, la Corée a continué à vivre sous l’empire des lois japonaises, jusqu’à ce qu’elle rédige ses propres codes. Le déclenchement de la guerre de Corée (1950-1953) a retardé la codification. La précipitation de l’après-guerre pour créer les codes peut avoir été en partie responsable de la forte dépendance des législateurs à l’égard des prototypes japonais. Le premier Code civil de la République de Corée, rédigé en 1958 et promulgué en 1960, était à bien des égards une adaptation étroite du droit japonais. Le Code civil reconnaît la coutume et la raison comme sources officielles du droit. L’article 1 dispose : « Dans les procès civils, les questions pour lesquelles il n’existe pas de droit écrit sont régies par le droit coutumier, et les questions pour lesquelles il n’existe pas de droit coutumier sont jugées par déduction de la raison. » C’est le même langage que l’on retrouve dans le Code civil chinois de 1929-1930 (actuellement en vigueur à Taïwan) et dans le Code civil du Mandchoukouo de 193734. Il ne fait aucun doute que ce langage provient de la loi japonaise de 1875 mentionnée plus haut. Le code japonais moderne de 1898 a omis la disposition définissant la coutume comme une loi. Pourquoi alors le code coréen a-t-il choisi de déclarer la coutume et la raison comme sources du droit ?
La principale explication réside dans la volonté des rédacteurs coréens de distinguer leur Code civil de celui du Japon. Il s’agissait de neutraliser les éléments coloniaux et de souligner le caractère autochtone du droit coréen. Ils aspiraient à garantir une sphère de « droit coréen », dans laquelle les multiples éléments de la tradition, de la culture et de l’identité nationale pourraient être mis en valeur, indépendamment des lois importées. Les législateurs voulaient également préserver l’esprit de l’éthique traditionnelle confucéenne, qu’ils craignaient de voir balayée par les forces du droit positif moderne influencé par le Japon. La reconnaissance de la coutume en tant que droit a coïncidé avec la préservation de la continuité historique du droit coréen.
Dans la Corée moderne, la coutume a été considérée comme l’incarnation des valeurs culturelles et de la tradition, une sorte de Volksgeist, non entachée par l’influence coloniale. Il est donc ironique que la conséquence pratique de l’énonciation de la coutume en tant que droit dans le Code civil ait été le maintien de l’ensemble des précédents judiciaires coloniaux. Le corpus de la « coutume » est la collection de décisions rendues par des juges étrangers qui, par le biais de la « raison », ont étayé des usages acceptables fondés sur l’éthique confucéenne. La question se pose alors de savoir ce qu’est la tradition juridique authentiquement et véritablement coréenne, si on décide d’en exclure l’apport japonais ou chinois. Le droit coutumier colonial est ainsi devenu, dans la Corée moderne, un sujet non seulement de recherche juridique mais aussi d’une poignante histoire nationaliste.
3. Droit coutumier et politique coloniale
3.1. La perspective japonaise
Le Japon impérial mettait un point d’honneur à distinguer son entreprise coloniale de l’entreprise européenne. En 1914, le gouvernement général de Corée déclare avec assurance que le statut de Chosŏn est d’une nature totalement différente de celui des dominions européens. Les colonies européennes, explique-t-il, sont éloignées du continent et les indigènes sont différents des colonisateurs en termes de race et de coutumes. Il est impossible de surmonter ce problème et les colonies sont donc vouées à rester des colonies pour toujours. En revanche, la relation entre le naichi (métropole) et Chosŏn est différente ; ils sont proches géographiquement et sont de la même race. Il n’y a donc aucun obstacle à l’assimilation des deux peuples35.
Les Japonais avaient clairement le sentiment que leur entreprise impériale était unique dans le monde. C’est peut-être là que l’on remarque les traces des blessures psychologiques infligées aux Japonais par le souvenir des accords d’extraterritorialité, en vertu desquels les étrangers au Japon se trouvaient hors de portée de la loi et des tribunaux japonais. Après avoir subi l’humiliation des juridictions consulaires imposées par les puissances occidentales et ne s’en être remis que récemment, le Japon était désireux de se présenter comme un « nouveau » type de puissance coloniale qui, en principe, rejetterait un ordre juridique pluraliste dans lequel les peuples colonisés seraient soumis à des lois différentes et donc à des discriminations. En tant que puissance impériale asiatique, occupant des colonies asiatiques, le Japon n’était pas en mesure de diviser les groupes de population de son empire selon des lignes raciales fondées sur l’anthropologie physique. Il ne pouvait souscrire à l’idée que le système juridique était équivalent au niveau de civilisation déduit de la race36. Le fait que le Japon n’ait pas séparé les groupes de population selon des lignes raciales permet d’aborder le droit colonial en dehors du cadre habituel teinté de déterminisme culturel. En tant que pays récemment « civilisé », le Japon considérait que la modernisation juridique pouvait être réalisée assez rapidement par un effort concentré de l’État. Alors que le pluralisme judiciaire à l’européenne contenait inévitablement une distinction entre les Européens « avancés » et les indigènes « arriérés », les Japonais croyaient en la création d’une communauté politique et culturelle intégrée par le biais de l’assimilation. Comme les Japonais avaient rattrapé, en un temps record, le développement juridique européen quelques décennies auparavant, les colonies pouvaient être incitées à atteindre rapidement un seuil de lois civilisées.
3.2. La perspective européenne
La politique juridique des puissances européennes s’inscrivait dans une idéologie évolutionniste teintée d’une forte tonalité morale. Cependant, il existait une contradiction entre l’objectif, jugé noble à l’époque, de civiliser la société d’une part, et la politique d’administration indirecte censée respecter les institutions traditionnelles d’autre part. La position officielle selon laquelle les autochtones devaient être autorisés à régler leurs différends par le biais du droit coutumier local persiste, mais les lignes de fracture raciales de plus en plus marquées semblaient emblématiques du contenu creux de la prétention coloniale au libéralisme. La question se pose toujours de savoir dans quelle mesure l’influence occidentale doit s’exercer sur le droit non occidental. Le dilemme de la présence de « sujets » dans la république a continué à tourmenter les Français. Lorsque les puissances coloniales européennes sont restées ambivalentes, l’ordre juridique coutumier qu’elles ont construit a eu tendance à stagner et à se fossiliser. La politique japonaise en matière de droit coutumier, moins contrainte par les sensibilités culturelles ou le relativisme, semble s’avérer plus efficace que ses homologues européens.
Parmi les puissances coloniales européennes, les Néerlandais étaient sans doute les plus ardents défenseurs du pluralisme juridique. Dans les Indes orientales néerlandaises, le projet de code unifié de droit civil a été achevé en 1923, mais il a fait l’objet de critiques véhémentes de la part de Cornelis van Vollenhoven (1874-1933), professeur de droit à l’université de Leyde. Les campagnes menées par van Vollenhoven et ses collègues ont persuadé le gouvernement d’abandonner la politique du code uniforme en faveur de l’adatrechtpolitiek, pour que le droit local reste entre les mains des autorités locales. C’est pendant l’occupation japonaise de Java que des mesures importantes ont été prises en vue de l’unification du système juridique. Après l’invasion de 1942, l’administration militaire japonaise a rapidement remplacé la structure duale des tribunaux par une hiérarchie unique à trois instances, à l’exception des tribunaux islamiques. Les Japonais ont proclamé le maintien de la coutume comme source juridique, comme ils l’avaient fait à Taïwan et en Corée, tout en publiant un instrument unique de lois procédurales pour tous les groupes de population. La rationalisation institutionnelle était le plus important pour eux. Cela suggère également que le choix d’une politique de monisme ou de pluralisme étatique dépendait autant de l’identité propre et des engagements idéologiques de chaque puissance coloniale que des situations locales37.
3.3. Le résultat en Corée moderne
En Corée, la jurisprudence coloniale a reconstruit les coutumes pour les adapter au système juridique moderne et a ainsi atténué l’impact de l’imposition du droit occidental. La coutume approuvée par les juges était fréquemment différente de celle qui avait été suivie dans la société précoloniale et, en ce sens, une sorte d’« invention de la tradition » a eu lieu. Cependant, dans la majorité des cas, les tribunaux coloniaux ont appliqué les coutumes coréennes consciencieusement. Les juges des tribunaux d’État ont rarement déformé les dispositions de l’ancien code ou fabriqué quelque chose de nouveau en tant que tradition coréenne. Le fait qu’il n’y ait pas de tribunaux autochtones et que le processus judiciaire soit contrôlé de manière centralisée distingue le droit coutumier colonial de l’empire japonais de celui des colonies européennes. Cela a certainement facilité une transformation juridique rapide dans les colonies.
Le respect de l’intégrité judiciaire professé par les Japonais a souvent été considéré comme une simple rhétorique coloniale, au mieux comme un discours de légitimation. Il est incontestable que le système juridique établi sous la domination japonaise a avant tout servi à renforcer la gouvernance coloniale, mais il a néanmoins diffusé la légalité. Il est difficile d’évaluer la légalité, c’est-à-dire l’étendue et l’efficacité des institutions juridiques, pendant la période coloniale, mais la façon dont les populations locales ont réagi aux changements juridiques initiés par la puissance impériale peut être un indicateur important. Dans chaque ordre colonial, les autorités devaient inciter la population colonisée à utiliser le système judiciaire. L’échec ou le succès d’un régime colonial en dépendait fortement. Le gouvernement japonais était conscient que la modernisation juridique de la Corée était l’une des rares justifications de l’occupation étrangère, et que même les tribunaux coloniaux fonctionnaient sous la pression de l’opinion publique et de la légitimité. Son respect scrupuleux de la légalité a contribué au succès relatif de l’enracinement des notions d’intégrité judiciaire et de justice impartiale.
Conclusion
Que peut-on tirer de l’histoire du droit coutumier dans l’empire du Japon ? Cette histoire juridique peut s’exprimer sous forme d’équation : puisque, d’une part, le droit coutumier japonais a été pensé comme l’antichambre des lois modernes ; puisque, d’autre part, l’objectif colonial n’était pas de distinguer le peuple japonais des peuples soumis, mais l’assimilation de ces derniers à la population japonaise ; alors, les agents coloniaux et les juges ont utilisé leurs enquêtes coutumières et leur jurisprudence pour transformer les traditions locales afin de guider les populations vers les lois japonaises.
Tout comme le colonialisme européen a été propulsé par un ensemble particulier de conditions historiques et dicté par des considérations politiques et administratives, le colonialisme japonais a suivi un chemin cahoteux. On a souvent affirmé que les Japonais n’avaient pas tant imité le « colonialisme externe » qui a caractérisé l’expansion européenne en Afrique et en Asie au xixe et au début du xxe siècle que le modèle antérieur de « colonisation interne et périphérique », comme l’expansion anglaise au Pays de Galles, en Écosse et en Irlande, et l’incorporation française de l’Algérie. Cet article a montré que la façon dont chaque puissance coloniale percevait le droit coutumier et gérait les systèmes judiciaires pour la population autochtone reflétait sa vision impériale.
Lorsque le Japon a colonisé ses voisins d’Asie de l’Est, il était conscient de sa propre expérience selon laquelle une modernisation réussie nécessitait une intégration minutieuse des coutumes locales dans l’ordre juridique moderne importé de l’étranger. La normalisation des coutumes autochtones et leur rapprochement du droit moderne par le biais de la jurisprudence ont facilité la transplantation juridique au Japon même et dans les territoires d’outre-mer. Elle les a également convaincus que ce processus devait s’inscrire dans le cadre de l’édification d’un État bureaucratique centralisé. Les anciennes coutumes pouvaient être efficacement façonnées et transformées en droit coutumier pour devenir une partie intégrante du droit de l’État. La dichotomie entre le droit coutumier et le droit étatique a rarement fait l’objet d’un débat sérieux dans la politique coloniale japonaise.
La comparaison des politiques coloniales européennes et japonaises en matière de droit coutumier soulève plusieurs questions. L’ordre colonial de droit coutumier a-t-il fourni un système plus équitable aux colonisés, ou a-t-il simplement servi les intérêts coloniaux et freiné les colonies au détriment de leur développement social et économique ? L’écriture des coutumes autochtones a-t-elle dénaturé la tradition juridique et facilité l’exploitation, ou a-t-elle contribué à clarifier les droits et les devoirs des autochtones et à limiter l’arbitraire judiciaire ? Ou encore, la politique juridique d’un gouvernement colonial doit-elle être jugée en fonction de la mesure dans laquelle il a respecté et préservé le droit et la culture autochtones ou en fonction de la mesure dans laquelle il a adapté le droit et les institutions aux besoins d’une société en mutation rapide ? Par exemple, la politique néerlandaise en matière de droit de l’adat, menée par respect sincère des cultures autochtones, a-t-elle aidé les Indonésiens ou les a-t-elle au contraire rendus plus vulnérables aux manipulations extérieures ? Les Coréens qui ont été soumis au centralisme juridique japonais ont-ils vu leur situation s’améliorer ou se dégrader ?
De peur que les tentatives de réponse à ces lourdes questions ne soient jugées insuffisantes d’une manière ou d’une autre, je me contenterai de présenter les points de vue de deux éminents juristes que j’ai déjà mentionnés plus haut. Ume et van Vollenhoven avaient des idées opposées sur la manière de promouvoir le bien-être des sujets colonisés. Ume a déclaré que sa tâche en Corée était de créer des codes juridiques qui pourraient être « à la hauteur des codes juridiques des pays civilisés38 » ; il s’est donné pour mission de contribuer à la construction d’un État juridique moderne doté de codes équitables qui répondraient aux défis et aux opportunités de la communauté internationale. Van Vollenhoven, de son côté, se méfiait davantage de la « fausse supériorité » des « Occidentaux et des Orientaux éduqués à l’occidentale », déclarant : « Il n’est nullement nécessaire de barricader l’accès aux valeurs occidentales – au contraire, il peut être nécessaire de les importer pour fertiliser les idées orientales. Mais l’occidentalisation forcée à notre convenance ne peut qu’engendrer le désordre dans une société orientale et la frustration pour nous-mêmes39. » Les opinions de ces deux juristes représentent les théories concurrentes de l’époque, à savoir le relativisme culturel contre l’universalisme occidental, ou le monisme étatique contre le pluralisme juridique, tous inexorablement enchevêtrées dans la toile de l’histoire coloniale. On espère que l’examen des trajectoires parallèles mais divergentes du droit coutumier dans les colonies japonaises et européennes, en Orient et en Occident, aidera à cultiver une perspective plus perspicace dans l’étude du droit dans l’histoire mondiale.