La protection des espaces naturels se passera-t-elle demain de la maitrise foncière publique ? L’interrogation peut sembler étonnante voire provocante lorsque l’on sait que la puissance publique a très tôt fait de l’emprise sur les choses un instrument central de sa capacité d’action. Historiquement, la maîtrise des ressources naturelles et des milieux géographiques stratégiques a été au cœur de l’affirmation de la souveraineté de l’État moderne. Le contrôle des littoraux conditionnait sa puissance maritime ; la possession des fleuves favorisait le commerce et la défense ; la préservation des forêts répondait aux besoins d’une marine en développement. D’ailleurs, les appropriations publiques environnementales persistent et sont au contraire facilitées par le recours à des mécanismes exorbitants du droit commun. Le droit de préemption environnemental est ainsi une prérogative quasi exclusive des personnes publiques1. C’est notamment le cas du droit de préemption à l’initiative des départements (pouvoir d’initiative qui coexiste avec un certain pouvoir d’initiative du Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres2) au sein des espaces naturels sensibles (ENS3), ce droit pouvant être exercé par délégation ou substitution par d’autres personnes publiques4. Dans le cadre de cette « politique de protection, de gestion et d’ouverture au public des espaces naturels sensibles, boisés ou non5 », le département peut acquérir par voie amiable, par voie de préemption ou par voie d’expropriation des terrains sous réserve de leur ouverture au public6. Le Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres peut, quant à lui, « exproprier tous droits immobiliers7 ». Cette possibilité lui est offerte alors même que le bien est inscrit en site classé, situé en zone de préemption des espaces naturels sensibles, protégé par les dispositions de la loi littorale, et classé en zone naturelle8.
Enfin, l’action foncière des personnes publiques en matière environnementale est soutenue par des dispositifs fiscaux incitatifs. Les acquisitions réalisées à cette fin bénéficient en principe, d’une exonération des droits de mutation à titre onéreux9, ce qui allège sensiblement leur coût d’enregistrement. Par ailleurs, les collectivités territoriales, notamment les départements dans le cadre de la politique des espaces naturels sensibles, peuvent mobiliser le produit de la taxe d’aménagement10, affecté en partie à l’acquisition et à la gestion de biens fonciers à vocation environnementale.
La maitrise foncière publique des espaces naturels a ainsi toujours été soutenue, tant par des mécanismes exorbitants du droit commun que par des outils fiscaux. Elle repose sur un paradigme assez largement partagé ou à tout le moins sur un choix politique selon lequel la propriété publique, affectée ab initio à l’intérêt général, doit être privilégiée pour protéger ces espaces : « cette intense création législative, confortée par la jurisprudence, consacre donc l’idée selon laquelle l’appropriation publique des biens environnementaux constitue, en définitive, le système de protection le plus efficace11 ».
Le propos pourrait alors se limiter à cette analyse. Mais à y regarder de plus près, ce modèle semble s’essouffler et cela depuis une vingtaine d’années. Les deux piliers institutionnels de protection des milieux naturels que sont le Conservatoire du littoral et la politique des espaces naturels sensibles en France souffrent de la conjoncture économique et fiscale mais également d’un manque de volontarisme politique. Pourtant, l’objectif affiché d’atteindre 320 000 hectares acquis par le Conservatoire du littoral à l’horizon 205012 et la multiplication des ENS dans les départements plaidaient pour une couverture croissante du territoire par des outils publics de maitrise foncière. Mais la réalité des chiffres des acquisitions par le Conservatoire du littoral dresse un tableau tout autre : la moyenne historique de 3 000 ha/an (période 2005-2015) est aujourd’hui divisée par deux voire davantage13. L’année 2023 est marquée par une baisse significative du rythme d’acquisition : 1 701 hectares ont été acquis en 2023, soit un recul de plus de 35 % par rapport à la moyenne historique de 3 000 hectares. Le chiffre établi pour 2024 s’élève à 1 750 hectares, confirmant la tendance14. Les raisons sont multiples et s’expliquent notamment par le plafonnement de la taxe annuelle sur les engins maritimes à usage personnel qui finance les actions du Conservatoire15, par l’augmentation des coûts du foncier sur le littoral ainsi que l’augmentation continue des charges de gestion des sites déjà acquis. Dès 2008, la Cour des comptes invitait le Conservatoire du littoral à accroitre ses ressources propres via notamment le mécénat. Dans un référé du 28 janvier 2013, la Cour des comptes réitérait ses recommandations en les intensifiant, en particulier sur le volet budgétaire16. La Cour des comptes soulignait notamment « l’inadéquation entre les moyens alloués et l’objectif fixé à l’horizon 2050 d’assurer la protection de 20 % du littoral métropolitain et ultra-marin ». La Cour des comptes notait que « les objectifs d’acquisition fixés en 2005 pour la stratégie 2050 impliqueraient d’acquérir 5 200 hectares par an contre 3 000 hectares en moyenne sur la période examinée ». Elle en concluait que pour atteindre les objectifs, le Conservatoire « devrait voir ses ressources doubler, ce qui est manifestement irréaliste ». Ainsi, dès 2013 il était établi que le Conservatoire du littoral n’avait pas les moyens de ses ambitions. D’où la recommandation de la Cour des comptes de réviser sa stratégie 2050, afin d’adapter les objectifs d’acquisition foncière aux ressources financières et humaines susceptibles d’être affectées au Conservatoire du littoral.
Le constat s’avère encore plus préoccupant s’agissant des acquisitions foncières réalisées par les départements au titre de la politique des ENS. La part départementale de la taxe d’aménagement constitue une ressource déterminante dans la mise en œuvre de la politique de préservation des espaces naturels. Son produit a connu une progression continue au cours des dernières décennies17. Toutefois, cette dynamique budgétaire globale contraste avec la diminution marquée des crédits spécifiquement consacrés aux acquisitions foncières. En 2000, 21 % du produit de la taxe étaient affectés à l’achat d’E.N.S. par les départements18. Cette proportion chute à 11 % en 2011, puis à 3 % en 2015, révélant un net infléchissement des priorités d’investissement19.
La pérennité du financement des ENS apparaît d’autant plus incertaine que celui-ci repose quasi exclusivement sur le produit de la part départementale de la taxe d’aménagement. Or, cette taxe est calculée en fonction des surfaces de plancher créées lors des opérations de construction. Dans ce contexte, les objectifs nationaux de sobriété foncière et la mise en œuvre progressive de l’objectif de zéro artificialisation nette (ZAN) conduisent mécaniquement à une réduction du nombre de constructions nouvelles, et donc à une contraction prévisible de l’assiette de la taxe. Cette évolution structurelle menace à terme la capacité des départements à maintenir un niveau de financement stable en faveur de la politique ENS.
Cette tendance au désengagement de la puissance publique ne se limite pas à la maîtrise foncière publique en matière environnementale. Elle se rattache plus largement à une dynamique d’externalisation des propriétés publiques qui est « devenue le nouveau vecteur d’évolution du droit des biens des personnes publiques20 ». Plus récemment encore, Caroline Chamard-Heim a ravivé l’interrogation en ces termes : « Va-t-on à nouveau vers un “État sans domaine” ?21 »
Appliquée aux espaces naturels, la question initiale, protéger sans acquérir, s’impose avec une acuité renouvelée à mesure que se développent des outils permettant le contournement des acquisitions publiques environnementales. Elle entre en résonance avec la publication par le Sénat d’une note de législation comparée (Australie – Canada – États-Unis – Suisse) sur « Les outils juridiques de protection des terres privées » réalisée en janvier 2025 à la demande de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable. De tels outils peuvent évidemment compléter utilement l’arsenal juridique existant mais également renouveler, voire à terme remplacer, une maitrise foncière publique environnementale à bout de souffle.
La problématique rencontrée est la suivante : le développement d’alternatives aux acquisitions publiques environnementales serait une des manifestations modernes de l’externalisation patrimoniale pouvant conduire à une forme de privatisation en matière environnementale. Classiquement, en matière patrimoniale, l’externalisation désigne la cession au profit d’une personne privée de la propriété d’un bien public appartenant à une personne publique. Une partie de la doctrine adopte une acception très large de cette notion qui désignerait « une opération visant à céder à une personne privée la propriété ou la gestion d’un immeuble public utilisé par une personne publique, soit une opération conduisant une personne publique à exercer une activité sur un immeuble réalisé et détenu par une personne privée22 ». Une telle définition apparaît néanmoins excessivement englobante au point qu’elle inclurait toute location d’un bien privé par une personne publique23. Nous nous proposons ainsi d’ajouter un critère restrictif à cette définition extensive. C’est ainsi que l’externalisation en matière patrimoniale désignerait le renoncement à la propriété publique, qui pourrait se manifester de deux manières ; soit de façon classique, par la cession à une personne privée de la propriété d’un bien public appartenant à une personne publique, soit de manière renouvelée par le choix délibéré de ne pas acquérir un bien privé lorsque des dispositifs alternatifs offrent des garanties équivalentes à celles de l’appropriation publique.
À cette fin, l’étude aura recours à des éléments de droit comparé en retenant une approche dite « micro comparative ». Elle s’appuiera en particulier sur les conservation easements américaines (servitudes de conservation24). Elles désignent le transfert volontaire par un propriétaire foncier d’une partie de ses droits de propriété à un organisme de conservation de protection de la nature. Elles ont été intégrées et adaptées en France en 2016 avec le mécanisme des obligations réelles environnementales25. Aux États-Unis, le déploiement de nombreuses conservation easements sur des terres privées a fortement influencé ces dernières, si bien qu’elles seraient devenues les new publics lands26, c’est-à-dire les « nouvelles terres publiques ». Les new publics lands désigneraient une catégorie hybride de droits sur des terres privées sur lesquelles l’État fédéral ou une entité publique est propriétaire de la partie du titre qui représente une valeur écologique, le reste du titre étant entre des mains privées, davantage centré sur les utilisations économiques productives. Il s’agit en somme de protéger sans acquérir. En effet, les conservation easements aux États-Unis ont été déployées alors que l’on observait concomitamment un renoncement aux acquisitions publiques environnementales. Pourtant, au cours des xixe et xxe siècles, le gouvernement fédéral avait acquis de nombreuses terres publiques sur lesquelles il détient des droits exclusifs. Les États-Unis détiennent environ un tiers des terres du pays27. Ce mouvement d’acquisition de terres publiques a très largement ralenti, en raison notamment de l’affaiblissement du financement public28. Parallèlement, la réglementation publique relative à l’utilisation des sols a été contestée. C’est pourquoi depuis plusieurs années, les États-Unis renouvellent la protection des espaces naturels en acquérant des droits sur des propriétés privées via notamment les conservation easements29. C’est ainsi que de nombreuses servitudes de conservation sont détenues par des entités gouvernementales fédérales, étatiques, locales et régionales30. Les servitudes de conservation détenues par une entité publique couvriraient une surface de plus de 11 millions d’acres31.
La loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages a introduit la notion d’obligations réelles environnementales (ORE) en droit français. Elles permettent également de contourner les acquisitions publiques environnementales. Les conservation easements ainsi que les ORE sont, non seulement des mécanismes permettant une véritable alternative patrimoniale aux acquisitions publiques environnementales très onéreuses, mais également des mécanismes garantissant une affectation environnementale sur des biens privés délestés de la propriété publique. Dès leur introduction, elles ont d’ailleurs été présentées comme une alternative aux acquisitions foncières publiques32.
Cette étude s’inscrit dans la continuité de travaux de thèse consacrés à ce sujet, auxquels il convient de se référer pour une analyse approfondie33. Le balbutiement alors perçu lors de cette étude semble toutefois se confirmer voire s’amplifier par l’introduction de mécanismes participant de l’institutionnalisation des ORE en tant qu’outil alternatif offrant des garanties équivalentes jugées équivalente à la maitrise foncière publique (1). Des freins subsistent toutefois pour envisager une réelle externalisation patrimoniale et en particulier la quasi-absence d’intégration de ces outils dans les documents de planification (2).
1. Institutionnalisation de servitudes de conservation : une manifestation conceptuelle de l’externalisation patrimoniale
L’institutionnalisation des servitudes de conservation se traduit par l’émergence de deux mécanismes qui se complètent : le premier permet aux biens grevés d’être qualifiés de zone de protection forte (1.1.) et d’ainsi permettre à la commune support de bénéficier d’avantages fiscaux et notamment une dotation pour aménité rurale (1.2.).
1.1. La reconnaissance des servitudes de conservation comme zone de protection forte
Les conservation easements américaines ont largement inspiré des mécanismes plus ou moins similaires dans les pays anglo-saxons et plus récemment en Europe continentale34. Elles peuvent être définies comme un accord juridique volontaire entre un propriétaire foncier et une fiducie foncière (land trust) ou un organisme gouvernemental qui limite de manière permanente l’utilisation de la terre afin de la préserver. L’Uniform Conservation Easement Act (UCEA) a été adopté aux États-Unis en 198135. Deux éléments caractérisent les servitudes de conservation. En premier lieu, elles bénéficient non à un fonds, mais à une personne morale. En second lieu, elles imposent soit des restrictions, soit des obligations de faire au propriétaire du fonds.
Lors des trois dernières décennies, les conservation easements sont devenues le moyen privilégié en matière de conservation des terres aux États-Unis au détriment d’une politique publique d’acquisition36. La National Conservation Easement Database (NCED), qui recense les servitudes de conservation au niveau fédéral, précise que plus de 37 millions d’acres sont protégées par 221 256 servitudes de conservation, ce qui correspond à une superficie de 14 973 368 hectares de terres protégées37. Leur déploiement est intimement lié aux nombreux avantages fiscaux dont bénéficient les propriétaires. Ces déductions fiscales sont conditionnées à leur perpétuité38. C’est ainsi que les servitudes de conservation ont tendance « à être plus permanentes et plus restrictives que les règlements de zonage qui varient au gré des contingences politiques39 ». Mais leur reconnaissance ne repose pas uniquement sur leur déploiement. Elles bénéficient désormais d’une réelle reconnaissance institutionnelle et sont des moyens d’atteindre les objectifs de protection durable des espaces naturels au même titre que les acquisitions publiques notamment. C’est ainsi qu’aux États-Unis, dans le cadre de cette politique « 30 by 30 » (30 % de zones protégées d’ici 2030), sont reconnues et valorisées les actions volontaires de conservation menées par les propriétaires privés40. Dans ce cadre, a été mis en place un atlas américain de la conservation et de la gestion durable41, qui répertorie notamment les servitudes de gestion durable des terres42.
Les conservation easements ont directement inspiré les ORE codifiées à l’article L. 132-3 du Code de l’environnement43. Ces dernières permettent à tout propriétaire foncier (public ou privé) de s’engager volontairement, par contrat, à protéger la biodiversité sur son terrain. Elles sont conclues avec une collectivité publique ou un établissement public ou une personne morale de droit privé agissant pour la protection de l’environnement. Les obligations réciproques sont juridiquement contraignantes, durables mais non perpétuelles (jusqu’à 99 ans) et créent des droits réels et non personnels. Elles peuvent comporter des engagements passifs (ne pas faire) et actifs (entretenir, restaurer). Elles offrent de faibles avantages fiscaux et peuvent également être utilisées comme outil de compensation écologique par les aménageurs (ORE de compensation). Elles entérinent « le mouvement de renversement philosophique observé dans le cadre des politiques environnementales administratives44 ». Leur philosophie « alternormative45 » suppose en effet une « démarche ascendante et négociée46 », là où la philosophie dominante était auparavant incarnée par le recours aux acquisitions publiques environnementales ou à des mesures de police contraignantes.
Mobilisation des servitudes conservation pour atteindre les objectifs mondiaux de protection de la biodiversité – À l’occasion de 15e conférence des Parties (COP15) à la Convention sur la diversité biologique qui s’est tenue à Montréal du 7 au 19 décembre 2022, un accord a été trouvé sur le cadre mondial de préservation de la biodiversité au travers l’adoption du « Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal47 ». L’objectif général est d’enrayer et d’inverser le déclin de la biodiversité, afin de contribuer à la « vision à 2050 de vivre en harmonie avec la nature ». La cible emblématique de l’accord est d’atteindre 30 % d’aires (marines, côtières, terrestres, et d’eaux douces) protégées au niveau mondial à horizon 2030 : « Faire en sorte et permettre que, d’ici à 2030, au moins 30 % des zones terrestres, des eaux intérieures et des zones côtières et marines, en particulier les zones revêtant une importance particulière pour la biodiversité et les fonctions et services écosystémiques, soient effectivement conservées et gérées par le biais de systèmes d’aires protégées écologiquement représentatifs, bien reliés et gérés de manière équitable, et d’autres mesures efficaces de conservation par zone. » La précédente convention sur la biodiversité distinguait précisément les aires protégées des « autres mesures de conservation efficace par zone » en les définissant comme : « une zone géographiquement délimitée, autre qu’une aire protégée, qui est réglementée et gérée de façon à obtenir des résultats positifs et durables à long terme pour la conservation in situ de la diversité biologique, y compris des fonctions et services écosystémiques connexes et, le cas échéant, des valeurs culturelles, spirituelles, socioéconomiques et d’autres valeurs pertinentes localement48 ». Les servitudes de conservation et leur déclinaison française, les ORE, entrent précisément dans cette catégorie et sont qualifiées « d’autres mesures de conservation efficace par zone » distinctes des aires protégées. Ces zones permettent ainsi aux États de compter des surfaces non classées comme aires protégées pour atteindre l’objectif de 30 % d’ici 2030.
L’intégration des ORE dans les zones de protection forte (ZPF) – Dans le cadre de cette dynamique internationale et sous l’impulsion de l’Union européenne49, la loi Climat et résilience a élaboré une « stratégie nationale des aires protégées » visant « à couvrir, par un réseau cohérent d’aires protégées », 30 % du territoire national, métropolitain et d’outremer, et des eaux maritimes d’ici 2030, dont 10 %50 en zone protection forte51.
Le décret n° 2022-527 du 12 avril 2022 pris en application de l’article L. 110-4 du Code de l’environnement et définissant la notion de protection forte et les modalités de la mise en œuvre de cette protection forte, est venu préciser cette notion qui correspond à « une zone géographique dans laquelle les pressions engendrées par les activités humaines susceptibles de compromettre la conservation des enjeux écologiques sont absentes, évitées, supprimées ou fortement limitées, et ce de manière pérenne, grâce à la mise en œuvre d’une protection foncière ou d’une réglementation adaptée, associée à un contrôle effectif des activités concernées52 ». Ces zones protégées répondent ainsi à une logique de protection renforcée.
La reconnaissance d’une zone comme ZPF peut être établie de deux manières, l’une automatique, l’autre au cas par cas. Les espaces compris dans les cœurs de parcs nationaux, les réserves naturelles, les arrêtés de protection de biotope et les réserves biologiques sont automatiquement reconnus comme des ZPF. D’autres sites peuvent être reconnus comme ZPF sur la base d’une analyse au cas par cas. La liste est longue mais figure en tête : « les sites bénéficiant d’une obligation réelle environnementale prévus par l’article L. 132-3 du code de l’environnement53 ». Ces dispositions institutionnalisent un levier important de mobilisation citoyenne en faveur de la protection de la biodiversité. Ainsi, les ORE peuvent contribuer aux objectifs nationaux en matière de protection de la biodiversité54.
Cette reconnaissance n’est certes pas automatique et est soumise à 3 conditions cumulatives (conditions peu strictes et dont la conception a été qualifiée de « peu ambitieuse55 »). Ces ZPF certifiées au cas par cas doivent en premier lieu ne pas faire l’objet d’activités humaines ou le cas échéant diminuer significativement supprimer, de manière pérenne, les principales pressions sur les enjeux écologiques. En deuxième lieu, elles doivent disposer d’objectifs de protection notamment à travers un document de gestion. Enfin, elles doivent bénéficier d’un dispositif opérationnel de contrôle des règlementations ou des mesures de gestion. La certification est décidée par le préfet de région56.
Cette reconnaissance des ORE comme ZPF constitue une évolution significative et institutionnalise un mécanisme jusqu’alors relégué à des initiatives éparses. Cette évolution est majeure puisque, traditionnellement, seules les aires protégées par voie réglementaire étaient considérées comme des ZPF. Désormais, les biens grevés d’ORE, tout comme les sites relevant du domaine du Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres au sens de l’article L. 322-9 du Code de l’environnement ou les espaces naturels sensibles prévus par l’article L. 113-8 du Code de l’urbanisme ou encore les sites du domaine foncier de l’État, sont traités de manière équivalente avec le décret du 12 avril 2022. Tous ces espaces sont désormais susceptibles d’être intégrés dans les ZPF, sous réserve de satisfaire à une procédure d’accréditation au cas par cas. Par ailleurs, il est notable, bien que symbolique, que les biens grevés d’ORE apparaissent en première position dans la liste énumérée par le décret. Pour autant, cette notion de protection forte ne crée pas une catégorie supplémentaire. Le Conseil d’État a confirmé que l’article L. 110-4 du Code de l’environnement ne définit pas un nouveau régime de protection pour les aires concernées, qui viendrait compléter les régimes de protection existants57. D’où la conclusion, un peu hâtive, que la notion de protection forte n’aurait « qu’une fonction comptable, si ce n’est cosmétique58 ». C’est omettre que si la reconnaissance d’une zone comme ZPF ne crée pas de nouveau régime juridique, elle emporte cependant des incidences financières notables pour les communes concernées qui seront détaillées au point suivant.
Dans le contexte de l’objectif national de protection de 30 % du territoire dont 10 % en zone de protection forte, la nature du propriétaire (public ou privé) importe peu. Seule compte la mesure de protection qui pourra être intégrée indistinctement dans le calcul de l’objectif à atteindre. Dans le cadre de cette politique publique de reconquête de la biodiversité, les acquisitions publiques environnementales ne constituent plus le seul levier d’action privilégié. Les personnes publiques peuvent recourir à une palette d’instruments juridiques jugés équivalents dont notamment les ORE, pour atteindre les objectifs définis par la stratégie nationale pour les aires protégées.
Pour un juriste français, façonné par une tradition de prééminence de l’initiative des personnes publiques dans la réalisation de l’intérêt général, cette évolution est loin d’être insignifiante. Elle revient à reconnaitre et à institutionnaliser des initiatives privées matérialisées par une ORE grevant un bien privé, comme contribuant directement à un objectif de politique publique et ce de manière équivalente aux outils réglementaires traditionnels ou aux acquisitions foncières environnementales.
Cette reconnaissance institutionnelle d’initiative privée doit être mise en perspective avec leur valorisation financière et notamment la dotation de soutien aux communes pour les aménités rurales.
1.2. La valorisation fiscale des servitudes de conservation
La faible attractivité fiscale des ORE, à la différence de leurs homologues américaines – La faible attractivité financière des ORE est largement documentée et participe de son faible déploiement59. L’article L. 132-3 du Code de l’environnement prévoit toutefois une exonération des droits d’enregistrement et de la taxe de publicité foncière et de la contribution de sécurité immobilière. Les communes et les intercommunalités ont également la possibilité d’exonérer les biens grevés d’ORE de taxe foncière sur les propriétés non bâties (TFPNB60). Seules 11 communes61 auraient à ce jour voté une telle exonération, ce qui s’explique aisément par l’absence de compensation dans un contexte de baisse des dotations et l’absence d’automaticité de l’exonération (contrairement aux terrains situés dans une zone humide sous réserve d’un engagement de gestion de 5 ans62). Un premier rapport gouvernemental prévoyait de renforcer l’attractivité au travers de dispositifs fiscaux incitatifs complémentaires63 mais sans que cela n’ait été suivi d’effets. Une étude souligne également la faible attractivité des ORE et relève qu’au contraire, « les expériences étrangères de servitudes de conservation montrent que leur succès est en grande partie dû au régime fiscal qui les accompagne. En contractant une obligation réelle au profit de l’intérêt général, le propriétaire consent une double perte : il diminue, à la fois, la valeur de son terrain et les revenus qu’il peut en tirer64 ».
Aux États-Unis, l’attractivité fiscale est sans commune mesure. L’article 170 (h) de l’Internal Revenue Code prévoit une déduction de l’impôt pouvant aller jusqu’à 50 % des revenus du donateur pendant 15 ans (100 % pour les agriculteurs et éleveurs). Plusieurs États prévoient également des crédits d’impôt sur le revenu et notamment des crédits d’impôt transférables (jusqu’à 75 % du premier don au Colorado65). Enfin, les droits de succession sont réduits à hauteur de 40 % de la valeur d’un terrain grevé d’une servitude. Le montant maximum pouvant être exclu s’élève à 500 000 dollars par succession66.
L’émergence d’une valorisation fiscale pour les communes accueillant des ORE – La loi de finances de 2019 avait introduit une dotation de soutien aux communes pour la protection de la biodiversité67. Cette dotation avait alors été codifiée à l’article L. 2335-17 du CGCT. Elle ne concernait alors que les communes de moins de 10 000 habitants dont plus de 50 % du territoire était classé en site Natura 2000 ou comprises en tout ou partie dans un parc national ou au sein d’un parc naturel marin. La loi de finances de 2021 l’avait alors élargie aux communes de moins de 10 000 habitants comprises en tout ou partie dans un parc naturel régional68. Cette dotation ne concernait que des aires protégées par voie réglementaire69. La logique évolue avec la loi de finances de 202370 qui modifie en profondeur l’article L. 2335-17 du CGCT. La dotation est désormais dénommée dotation de soutien aux communes pour les aménités rurales71 et est attribuée aux communes rurales72 dont une partie significative du territoire comprend une aire protégée ou jouxte une aire marine protégée. Il est précisé que les aires protégées s’entendent au sens de l’article L. 110-4 du Code de l’environnement73. L’article R. 2335-16 du Code de l’environnement liste toutes les catégories d’aires protégées prises en compte pour l’attribution de la dotation. Les ZPF (qui pour rappel peuvent être couvertes par des ORE) sont bien mentionnées et l’article renvoie au décret du 12 avril 2022 susmentionné. L’objectif de l’élargissement est de valoriser les services environnementaux rendus par les communes rurales à l’ensemble de la nation en termes de maintien des réservoirs de biodiversité, des puits de carbone, des paysages et tous services rendus par les écosystèmes (les aménités rurales).
Pour les ZPF (et donc notamment les ORE), l’article R. 2335-16-1 du CGCT précise que sont éligibles à la dotation les communes rurales dont le territoire comprend au moins 10 hectares en zone de protection forte au sens de l’article L. 110-4 du Code de l’environnement. Il n’est mentionné aucune exigence de contiguïté. Par ailleurs, la protection forte peut relever de plusieurs catégories. Une commune rurale pourra alors additionner toutes ses zones reconnues comme ZPF et prétendre à la dotation pour aménité rurale. C’est ainsi qu’un espace terrestre reconnu automatiquement en ZPF pourra être comptabilisé avec un autre espace terrestre soumis à un tel niveau de protection après analyse au cas par cas dont notamment les ORE. Les communes rurales sont donc incitées à accueillir des ORE sur leur territoire puisqu’elles bénéficieront ensuite d’une dotation sans que la mesure de protection ne grève le budget communal. Le calcul est intéressant pour les ZPF puisque dans ce cas le coefficient est de 2 (et de seulement 1,5 pour les zones Natura 2000 par exemple74).
Il y a là un changement de paradigme pour des espaces jusqu’alors exclus de ces mécanismes : « les espaces protégés, exclus jusqu’en 2023 du champ de la dotation, concourent également à la protection de la biodiversité et à la production et au développement d’aménités rurales75 ». À la logique centrée sur les aires protégées par voie réglementaire, succède une approche plus ouverte, intégrant des formes hybrides de conservation, incluant notamment les engagements privés sous forme contractuelle.
Ces incitations financières, bien qu’encore embryonnaires, marquent une évolution majeure : l’État reconnaît désormais une valeur financière à des engagements contractuels de conservation portés par des acteurs privés, dès lors qu’ils sont juridiquement durables et écologiquement évaluables. Autrement dit, l’État pourra s’abstenir d’étendre son domaine foncier ou ses prérogatives réglementaires, puisqu’il reconnaît et valorise des formes alternatives de conservation, juridiquement sécurisées, émanant d’initiatives privées. L’approche est désormais plus fonctionnelle qu’organique. Un terrain privé, grevé d’une ORE respectant des critères d’intégrité écologique et de durabilité, peut ainsi contribuer à des objectifs publics, être intégré dans les aires protégées et permettre des retombées budgétaires pour les communes concernées.
Il s’agit donc d’un redéploiement potentiel de l’action publique par le truchement d’outils privés, traduisant une forme de gouvernance postmoderne76, dans laquelle la puissance publique mobilise des normes privées pour atteindre ses objectifs écologiques, sans recourir nécessairement à une extension de la contrainte réglementaire ou du domaine public. La mue n’est toutefois pas achevée et subsistent de nombreux freins pour qu’advienne une réelle externalisation patrimoniale au premier chef desquels l’absence de planification de ces outils.
2. Planification des servitudes de conservation : un obstacle structurel à une externalisation patrimoniale
Conformément au principe d’indépendance des législations, les ORE qui sont des outils reposant sur la liberté contractuelle, ne peuvent servir de fondement à la réglementation d’urbanisme (2.1.). Leur intégration aux documents de planification est toutefois envisageable avec l’identification des trames vertes et bleues (2.2.).
2.1. L’indépendance des législations : un frein à la reconnaissance des servitudes de conservation par le droit de l’urbanisme
Retour sur le principe d’indépendance des législations – Le principe d’indépendance des législations, souvent décrié, imprègne toujours notre droit public77. Ce principe, interprété strictement par le Conseil d’État78 implique que la législation d’urbanisme est indépendante des autres législations. Il implique notamment que les autorisations urbanisme soient délivrées « sous réserve du droit des tiers et n’a pas pour objet d’assurer le contrôle de la réglementation des servitudes de droit privé79 ». L’existence d’une servitude de droit privé ne peut ainsi justifier le refus d’un permis de construire80. De la même manière, l’existence d’une ORE est sans influence sur la délivrance d’une autorisation d’urbanisme. Au stade de la planification, les documents d’urbanisme doivent prendre en compte et respecter de nombreux instruments sectoriels portant sur des thématiques très variées. Les ORE n’en font toutefois pas partie (bien que cela puisse être nuancé par l’identification des trames vertes et bleues et leur reconnaissance en tant que zones de protection forte).
L’intégration effective des servitudes de conservation dans les politiques d’aménagement du territoire supposerait la réunion de deux conditions essentielles : d’une part leur enregistrement au sein d’un registre centralisé garantissant leur traçabilité et leur accessibilité et d’autre part l’existence d’une planification ou à tout le moins d’une concertation locale préalable à leur implantation. Or, ces deux exigences restent largement absentes du régime des ORE, ce qui diffère en partie des conservation easements nord-américaines.
Une carence institutionnelle ou l’invisibilisation des ORE : quand la France ignore ce que les États-Unis tentent de recenser – En droit français, l’ORE fait l’objet d’un acte authentique obligatoirement publié au service de publicité foncière, conformément à l’article L. 132-3 du Code de l’environnement. Cette exigence garantit l’opposabilité aux tiers. Toutefois, aucune base de données centralisée ne recense ces engagements à l’échelle nationale, ni ne permet leur visualisation cartographique ou leur exploitation par les collectivités ou les services déconcentrés. Cette absence de registre accessible et exploitable limite l’utilité collective de ces engagements privés. L’absence de mécanisme de suivi a été soulignée à l’occasion d’une séance publique organisée au Sénat81. À ce titre, toute estimation du nombre d’ORE ainsi que du nombre d’hectares couverts s’avère délicate. À l’occasion de cette séance, il a été mentionné une estimation d’environ 200 ORE patrimoniales82 et plusieurs centaines d’ORE de compensation83, tout en précisant que ces chiffres n’étaient qu’estimatifs et certainement sous-évalués84. Les ORE patrimoniales couvriraient environ 8 à 10 000 hectares et les ORE de compensation 5 à 7 000 hectares. Au niveau européen, les réseaux de conservation volontaire existent et tentent de répertorier les outils mais sans réelle précision85. À noter également une initiative originale de recherche visant à répertorier et cartographier les ORE patrimoniales en France86.
De la même manière aux États-Unis, il existe une obligation d’enregistrer les conservation easements au registre foncier local87. C’est d’ailleurs une condition nécessaire à l’obtention de tout avantage fiscal88. Toutefois, de nombreux États n’ont pas de système d’enregistrement centralisé89. Ce n’est pas le cas de l’État du Maine qui, par exemple, exige l’enregistrement de toutes les servitudes de conservation au sein d’un système centralisé90. L’enregistrement comprend les comtés et villes concernés par la servitude, la date d’acquisition, le nombre d’acres grevés, le but principal de la servitude ainsi que « toute autre information jugée nécessaire par le ministère91 ». D’autres États92 ont créé des bases de données centrales dont la Floride93, le New Hampshire94, la Californie95, la Virginie96, le Montana97 et le Massachusetts98.
À l’échelle fédérale, des bases de données comme la National Conservation Easement Database (NCED) compilent de façon volontaire mais croissante les servitudes environnementales, permettant leur intégration dans les stratégies de planification écologique99. Cette base de données se limite aux « informations non sensibles sur les servitudes de conservation ». Les informations sensibles sur les servitudes de conservation sont celles considérées comme telles par le propriétaire (par exemple, le nom du propriétaire et l’emplacement exact d’une servitude sur la propriété100).
Une intégration des conservation easements dans la planification urbaine contrairement aux ORE – Il n’existe aucune exigence de concertation ou de planification préalable à la conclusion des ORE101. Elles dépendent de la volonté des propriétaires qui peuvent être orientés éventuellement par les organismes bénéficiaires. Bien que le contrat ORE puisse entretenir des relations étroites avec les règles d’urbanisme102, elles ne sont pas pour autant des servitudes d’urbanisme ou des servitudes d’utilité publique affectant l’utilisation du sol et qui doivent être annexées aux plans locaux d’urbanisme conformément aux articles L. 151-43 et R. 151-51 du Code de l’urbanisme.
À l’inverse, plusieurs États américains prévoient un processus de planification publique lors de la conclusion de servitudes de conservation103 et notamment le Massachusetts104, le Montana105, le Nebraska106, l’Oregon107 et la Virginie108.
2.2. La mise en œuvre contractuelle des trames verte et bleue avec les ORE : un moyen d’intégrer les documents de planification
La Trame verte et bleue (TVB) est un réseau d’espaces et de continuités écologiques terrestres et aquatiques contribuant à la préservation de la biodiversité109. La TVB permet d’identifier, de relier et de préserver les espaces importants pour la préservation de la biodiversité par des corridors écologiques110. Au niveau national, elle est portée par les orientations nationales pour la préservation et la remise en bon état des continuités écologiques (ONTVB111). Les régions jouent le rôle de chef de file en matière de biodiversité112. Au niveau régional, les TVB sont intégrées au schéma régional de cohérence écologique (SRCE) en Île-de-France (qui n’est pas intégré au schéma Directeur de la Région Île-de-France (SRIF) bien que ces deux documents partagent des objectifs communs113). En revanche, le schéma d’aménagement régional (SAR) pour les régions de Guadeloupe et de la Réunion, les collectivités territoriales de Guyane et de Martinique et le Département de Mayotte114 et le plan d’aménagement et de développement durable de Corse (PADDuC) valent SRCE115. Pour les autres régions, le schéma d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET) a intégré le SRCE116.
Le SRADDET précise les objectifs de protection et de restauration de la biodiversité fondés sur l’identification des espaces formant les trames verte et bleue et indique (dans le fascicule des règles générales de ce schéma) les actions de gestion, d’aménagement ou d’effacement des éléments de fragmentation ainsi que les mesures conventionnelles permettant d’atteindre ces objectifs117. De la même manière, le SRCE comprend « les mesures contractuelles permettant, de façon privilégiée, d’assurer la préservation et, en tant que de besoin, la remise en bon état de la fonctionnalité des continuités écologiques, notamment par la limitation de l’implantation de clôtures dans le milieu naturel118 ». Le SRCE doit ainsi permettre d’identifier les outils de nature contractuelle correspondant aux objectifs de la TVB, en s’appuyant sur les outils déjà mobilisés sur le territoire régional mais en proposant aussi d’autres outils adaptés119. Les TVB sont ainsi mises en œuvre « localement sur une base contractuelle en association avec les collectivités et en concertation avec les acteurs de terrain – parmi lesquels les agriculteurs qui occupent une part importante de l’espace120 ». L’option contractuelle renvoie notamment aux obligations réelles environnementales, aux mesures agroenvironnementales, aux contrats Natura 2000 et aux baux environnementaux. Néanmoins, en dépit de cette prise en compte des outils contractuels dans les TVB, dans la plupart des guides traitant des TVB, les ORE apparaissent au sein des outils contractuels pour une gestion adaptée des espaces identifiés et non comme des outils de planification121.
En ce qui concerne la déclinaison territoriale des TVB, le schéma de cohérence territoriale (SCoT) doit être compatible122 avec les SRCE123. Toutefois, « les documents annexés au SRADDET ne bénéficient que d’une valeur indicative et ne sont pas directement opposables à leurs destinataires. Parmi eux figure notamment la présentation des continuités écologiques retenues pour constituer la TVB ainsi que l’atlas cartographique prévu à l’article R. 371-25 du Code de l’environnement. Cette situation préjudicie à la réalisation de l’objectif de protection de la biodiversité dans la mesure où le déploiement de la TVB repose essentiellement sur des documents cartographiques qui répertorient les réservoirs de biodiversité et les corridors écologiques répartis sur le territoire régional124 ». Les SCoT peuvent notamment identifier dans leur document d’orientation et d’objectifs des : « zones préférentielles pour la renaturation, par la transformation de sols artificialisés en sols non artificialisés ainsi que des zones propices à l’accueil de sites naturels de compensation, de restauration et de renaturation125 ». Ces zones préférentielles identifiées pourront être un lieu privilégié pour l’implantation d’ORE. Les SCoT s’imposent ensuite aux PLU/i dans un rapport de compatibilité126. À l’échelle des PLU/i, la biodiversité est également prise en compte127. Les PLU/i peuvent notamment délimiter des « secteurs prioritaires à mobiliser qui présentent un potentiel foncier majeur pour favoriser l’atteinte des objectifs de lutte contre l’artificialisation des sols » qui couvrent notamment « les zones préférentielles pour la renaturation identifiées dans le schéma de cohérence territoriale128 ».
En dépit de ces maigres exemples, à défaut de registre national, les documents de planification peinent à intégrer les ORE. Pourtant, une contrariété peut naitre entre l’affectation prévue pour la parcelle dans le contrat ORE et le règlement d’un PLU/i ou les orientations d’un SCoT. Il serait possible d’intégrer les ORE patrimoniales dans les documents graphiques et d’imaginer une zone naturelle indicée ORE. Mais un tel chantier, encore balbutiant et inachevé, imposerait de revenir en partie sur le principe de l’indépendance des législations.
Au terme de cette analyse, il importe de se prémunir d’un biais interprétatif fréquent, qui consiste, pour le chercheur, à appréhender toute évolution institutionnelle exclusivement à l’aune de son objet d’étude, en particulier en adoptant une démarche uniquement microcomparatiste. Car ce qui se dessine ici, relève davantage d’un mouvement émergent, encore incertain et hétérogène, que d’un changement structurel pleinement avéré. On observe ainsi, dans le champ de la protection des espaces naturels comme dans d’autres secteurs de l’action publique, une forme d’autoréflexivité de l’État français, qui semble désormais anticiper et formaliser les modalités de son propre contournement ou de son dépassement. Ce phénomène pourrait être interprété comme le signe d’un État qui, conscient de ses limites, cherche à externaliser ou à déléguer certaines fonctions qu’il n’est plus en mesure d’assumer pleinement. Cependant, le paradoxe moderne réside dans la multiplication d’instruments juridiques et financiers renouvelant les modalités de l’intervention publique, mais dont les effets concrets demeurent souvent limités. L’État français, s’inspire d’expériences étrangères et ici américaines, pour prévoir les conditions de son propre dépassement mais au moment de franchir la barre, signe un refus d’obstacle. La transposition minimale d’outils inspirés des conservation easements ne saurait en effet produire, en France, les mêmes effets que dans leur contexte d’origine. La simple imitation des instruments ne garantit ni leur portée, ni leurs effets : il ne suffit pas d’avoir l’air pour avoir la chanson.
En définitive, l’approche microcomparatiste développée dans cette étude invite à une réflexion de portée plus large, relevant d’une démarche macrocomparatiste. Transposer un instrument juridique ne revient pas à transposer le modèle institutionnel et culturel dont il procède. La tradition française diffère profondément de la tradition américaine : le rôle de la puissance publique, la structuration de la société civile et la conception même de l’intérêt général constituent autant de variables décisives qu’il serait illusoire d’ignorer.
La circulation des modèles juridiques produit rarement les mêmes effets lorsqu’elle s’opère sans véritable acculturation institutionnelle. En transposant les conservation easements américaines sous la forme des ORE, la France a adopté l’apparence d’un modèle sans en intégrer la logique profonde. Là où le système américain repose sur une culture de la propriété privée au service de l’intérêt collectif, le modèle français demeure tributaire de la prééminence de la puissance publique et de l’intervention étatique. Cette transposition partielle révèle les limites d’une adaptation sans transformation institutionnelle. Le modèle français semble aujourd’hui dans une impasse : il n’a plus les moyens d’acquérir pour protéger, sans pour autant choisir pleinement de protéger sans acquérir.
