Héritage d’un modèle économique centralisé et symbole d’un État providence en crise, les entreprises publiques (ci-après EP) tunisiennes sont devenues, depuis la révolution de 2011, un enjeu majeur de réforme politique. Dans l’effervescence d’une transition politique inédite, la privatisation des EP a connu d’importantes fluctuations. Cette dynamique s’explique notamment par la tension entre, d’une part, des aspirations sociales exprimées par une population en quête de justice économique et sociale et, d’autre part, les impératifs de rigueur budgétaire dictés, en partie, par les conditionnalités des grands bailleurs de fonds.
En effet, cette tension structurelle a engendré une oscillation entre ouverture économique et préservation des acquis du secteur public pour répondre aux revendications populaires. Un tel constat impose de parler, tout au long de ce travail de recherche de « politiques de privatisation » et non pas d’« une politique de privatisation » afin de refléter la diversité des approches, des temporalités et des logiques à l’œuvre dans ce processus.
Cela soulève ainsi le débat sur les politiques de privatisation des EP en Tunisie postrévolutionnaire lesquelles s’inscrivent au cœur de deux impératifs majeurs : des contraintes internes, d’une part, et des conditionnalités imposées par le Fonds monétaire international (ci-après FMI), d’autre part.
Avant d’engager l’analyse de ces politiques, il convient d’identifier au préalable, certaines notions-clefs puis d’exposer l’intérêt que revêt un tel sujet.
La notion d’« entreprise publique », aujourd’hui largement utilisée, ne faisait pas partie du vocabulaire juridique avant la Seconde Guerre mondiale et semble être apparue au cours des années 19401. Cette notion a toujours suscité un embarras pour les juristes en raison du flou qui entoure sa définition. Ceci émane principalement de l’antinomie qui oppose le substantif « entreprise » et le qualificatif « publique ». Comme le souligne Professeur Ben Messaoud, « l’entreprise étant la cristallisation d’une initiative privée mettant en œuvre la liberté d’entreprendre, alors que le terme “publique” rappelle certes l’intérêt général mais surtout la puissance publique, les personnes publiques2 3 ». L’État intervient à la fois en tant qu’actionnaire soucieux de leurs performances économiques et financières, mais aussi en tant que puissance publique garante de l’intérêt général. La satisfaction de l’un de ces impératifs peut dès lors se révéler préjudiciable à la réalisation de l’autre.
De plus, cette notion ne renvoie pas à une réalité unique, mais recouvre des réalités juridiques complexes et diverses. Elle se caractérise par une grande hétérogénéité, tant au regard des modalités de création, de la nature juridique des statuts applicables, que des conditions économiques et institutionnelles dans lesquelles ces entités évoluent4. Toutefois, bien que ne constituant pas une catégorie juridique homogène5, les EP peuvent être identifiées à travers un certain nombre de critères. Ces critères bien que généraux, présentent une certaine stabilité et permettent d’en appréhender les contours juridiques6.
Difficilement réductible à une définition juridique facile7, le législateur tunisien, à l’instar de son homologue français, a choisi de ne pas en fournir une définition précise et claire. En conséquence de l’extrême variété des réalités économique que la notion couvre, il s’est contenté d’énumérer les différentes catégories d’organismes que l’expression recouvre, « préférant les solutions de facilité, l’énumération, la liste… à la tâche plus ardue de dégagements de critères abstraits de définitions8 ».
Conçue du temps de la privatisation à la fin des années 80, et même si elle a été modifiée en 1996 et en 2002, la loi n° 96-74 du 29 juillet 1996 modifiant et complétant la loi n° 89-9 du 1er février 1989 relative aux « participations, entreprises et établissements publics » énumère les trois formes d’EP9. D’après l’alinéa 1er de l’article 8, telle que modifié et complété par la loi no 96-74 du 29 juillet 1996, sont considérées comme EP les établissements publics à caractère non-administratif (ci-après EPNA) et dont la liste est fixée par décret, les sociétés dont le capital est entièrement détenu par l’État et enfin les sociétés dont le capital est détenu par l’État, les collectivités locales, les établissements publics et les sociétés dont le capital est détenu entièrement par l’État à plus de 50 % chacun individuellement ou conjointement. S’agissant des EPNA10 figurant dans une liste établie par décret de la Présidence du gouvernement, en Tunisie, la majorité des grandes entreprises publiques, ayant un poids économique considérable, sont gérées sous forme cette forme. C’est le cas de la Société tunisienne d’électricité et du gaz (STEG) et de la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (SONED11)… Ensuite, il y a les sociétés dont le capital est détenu entièrement par l’État c’est-à-dire dont le capital est à 100 % étatique, ce qui déroge fondamentalement au droit commun des sociétés12. Ainsi, à titre d’exemple, la Compagnie des Phosphates de Gafsa (CPG13). Enfin les sociétés dont le capital est détenu par certaines personnes morales de droit public notamment l’État, les collectivités locales, les établissements publics ou de droit privé notamment les sociétés dont le capital est détenu entièrement par l’État à condition que cette participation dépasse les 50 %.
Comme suite logique à ce qui précède, deux remarques s’imposent. En premier lieu, on peut constater que le spectre des EP est très large. Le transport, l’industrie et le secteur bancaire sont les trois secteurs les plus représentés par les EP tunisiennes14. En second lieu, les EP occupent une place singulière dans les orientations stratégiques de la Tunisie, et ce, en raison de leur contribution à l’économie et leur mission de défense de l’intérêt général.
Ceci dit, outil privilégié de l’interventionnisme économique de l’État, et pourtant, ces entités ont, depuis les années 90, commencé à manifester des signes inquiétants d’essoufflement. Plusieurs difficultés en cascade sont ici à identifier telles que l’accumulation des pertes, la baisse des recettes, le surendettement, la dégradation de la qualité des produits et des prestations de services fournis. De plus, la flambée des coûts de leurs activités, le déclin de leur performance et de leur rentabilité n’ont pas été sans incidence sur l’équilibre des finances publiques. Il est par conséquent logique que le débat public en Tunisie porte ces dernières années sur les politiques de privatisation des EP dont il convient de définir.
S’agissant du concept « politique publique », il désigne les interventions d’une autorité investie de puissance publique et de légitimité gouvernementale sur un domaine spécifique de la société ou du territoire15. Serait politique publique alors tout ce que les acteurs gouvernementaux décident de faire ou de ne pas faire, font effectivement ou ne font pas16. Ainsi, parle-t-on de la politique d’emploi, de la politique fiscale et budgétaire ou aussi de la politique de modernisation de l’État. C’est fort de ce constat qu’on peut souligner le fait qu’une politique publique, comme celle de privatisation, véhicule des contenus, se traduit par des prestations et génère des effets, mobilise des activités et des processus de travail et se déploie à travers des relations avec d’autres acteurs sociaux collectifs ou individuels17.
Bien qu’elle prenne de plus en plus d’ampleur ces dernières années partout dans le monde, plusieurs définitions proposées pour définir la privatisation laissent une certaine confusion quant au sens à lui donner. Dans ce sens, un Professeur marocain a souligné cette confusion en relevant que « la privatisation est synonyme de restructuration (Tunisie), d’autonomie (Algérie), de transfert (Maroc), de désétatisation (Brésil), de réaction face à la croissance de la bureaucratie (États-Unis), de changement surtout des structures organisationnelles (Pays-Bas), de dénationalisation des entreprises compétitives et bénéficiaires (France)18 ».
En tout état de cause, une politique de privatisation implique la vente partielle ou totale des actifs détenus par l’État, la délégation de la gestion d’une activité à des tiers ou encore la fin d’un monopole détenu précédemment par l’État afin d’ouvrir le marché à la concurrence19. Elle s’intègre dans le cadre d’une vision de complémentarité et de partenariat entre le secteur public et le secteur privé et contribue, par conséquent, à la concrétisation de la politique de désengagement de l’État des activités concurrentielles encore une fois sous l’impulsion de l’institution de Washington, le FMI20.
Fort de cette constatation, on peut dire qu’une politique de privatisation constitue une opération assez complexe et délicate dont le succès requiert en grande partie de la rigueur et de la coordination entre les différents organes intervenants dans son élaboration, sa mise en œuvre et son suivi. En outre, pour réussir, en plus d’une préparation minutieuse et d’une mise en œuvre prudente21, elle exige une volonté politique forte, déterminée et partagée au sein de l’ensemble du gouvernement22.
S’intéresser aux politiques de privatisation des EP après la révolution de 2011, ne peut être isolé de l’évolution historique de la situation des EP ainsi que du positionnement économique de l’État tunisien ni du contexte postrévolutionnaire assez fragile et particulier.
Il serait erroné de considérer la privatisation comme un choix politique qui a émergé uniquement après la révolution. En réalité, bien que ce choix ait été ravivé et intensément débattu après 2011, la Tunisie s’inscrit depuis les années 1980 dans une dynamique plus large, portée par le mouvement mondial de privatisation. Ce dernier, impulsé notamment par les institutions financières internationales, a connu une accélération significative à partir de 1984, touchant la majorité des pays européens jusqu’au début des années 200023. Elle est le prolongement d’une stratégie économique amorcée depuis plusieurs décennies. Plus précisément, elle a été consacrée en 1986 dans le VIIe plan de développement économique et social sur la base du Plan d’ajustement structurel de 1986 mis en place sous l’impulsion de la Banque mondiale (ci-après BM) et du FMI24. Un rapport de la BM sur les EP a soulevé un certain nombre de problèmes relatifs au manque d’autonomie, l’excès de règlementation, la dilution des pouvoirs entre la direction et les autorités de tutelle, l’absence de compétitivité et la faible création d’épargne, qui nécessitent une injection constante de capitaux d’où l’urgence de réduire le rôle de l’État en tant que gestionnaire et l’assainissement financiers de ces EP selon les institutions de Bretton Woods à savoir le FMI et la BM25. En effet, les déficits structurels du secteur public, dont le poids pesait lourdement sur le budget de l’État, ont conduit le pays à conclure, en 1986, un accord de confirmation avec le FMI de 104 millions de droits de tirages spéciaux (DTS26). Cette institution financière internationale investie notamment de la mission de gestion des crises financières et de la responsabilité de la stabilité du SMI, accorde à ses pays membres, y compris la Tunisie, des prêts conditionnés.
L’objectif de ces prêts conditionnés était d’offrir à l’État une marge de manœuvre budgétaire suffisante pour rétablir un cadre macroéconomique propice à la stabilité économique et à une croissance durable27. Toutefois, cette assistance financière s’inscrivait dans une logique d’ajustement structurel, impliquant la mise en œuvre de réformes rigoureuses. Celles-ci comprenaient, entre autres, la réduction du rôle de l’État dans l’économie, la baisse des salaires, la réduction des subventions ainsi qu’un vaste programme de privatisation des EP. L’heure était au néo-libéralisme imposé et au déclenchement du désengagement étatique du secteur public en contrepartie de l’ouverture du marché. Néanmoins, si ces mesures visaient à rétablir les équilibres macroéconomiques, notamment face à une crise aiguë de la balance des paiements28, elles avaient un coût social considérable29.
À vrai dire, ce plan a marqué la métamorphose du rôle économique de l’État tunisien, passé d’un État interventionniste, investisseur et entrepreneur, chargé de suppléer à l’insuffisance d’un capital privé national encore embryonnaire, à un État régulateur, davantage en retrait dans l’activité économique directe. En effet, au lendemain de son indépendance, le pays a opté pour un modèle de développement fondé sur la planification de l’économie caractérisé notamment par la création massive d’entreprises publiques, dans un contexte où l’absence d’un secteur privé tunisien structuré rendait nécessaire la prise en charge, par l’État, des fonctions productives abandonnées par les colons30. Contraint d’assurer le confort matériel et moral de ses citoyens par le biais du secteur public, notamment les EP, l’État tunisien a maintenu une posture interventionniste jusqu’à la fin des années 80. Par la suite, la conception du rôle de l’État a changé sous l’impulsion de ces deux institutions largement influencées par la montée de l’école monétariste de Chicago incarné par Von Hayek et Friedman, critiques virulents de l’État providence et de l’interventionnisme étatique prônés par Keynes31. En effet, l’échec patent du modèle keynésien d’organisation de l’économie a favorisé le recul voire « la crise de l’État providence32 », amplifié par la diffusion d’un courant idéologique marqué par un rejet croissant de l’intervention étatique.
Après la révolution de 2011, qui a été une révolution pour la liberté, la dignité et la justice sociale, les EP ont souvent défrayé la chronique. Ainsi, la question de leur privatisation a refait surface, mais cette fois dans un climat de forte méfiance, nourri par le souvenir des dérives passées. Depuis 2011, les dirigeants du Fonds ont exprimé la volonté de l’institution financière à œuvrer avec la Tunisie, pour satisfaire ses besoins de financement urgents et établir les stratégies nécessaires à leur succès à moyen terme. Aussi, à accompagner les dirigeants du pays dans la gestion des défis immédiats, à savoir la préservation de la cohésion sociale et de la stabilité macroéconomique, tout en soutenant les efforts de transformation à moyen terme. Ainsi, dans une allocution de la directrice générale de l’institution, cette responsable a affirmé que « la Tunisie n’est pas seule face à son destin33 ». Le pays a remarquablement tissé un lien de partenariat durant ces deux dernières décennies avec le Fonds en y recourant officiellement à au moins trois reprises : en 201334, 201635, 202036.
Ceci étant dit, s’intéresser aux politiques de privatisation des EP en Tunisie peut, à première vue, sembler relever d’un sujet classique. Or, envisager cette question dans un contexte postrévolutionnaire lui confère une dimension toute particulière, en raison des profondes mutations politiques, économiques et sociales qu’a connues le pays depuis la révolution qui incarne les espérances, les rêves et les idéaux d’un peuple en quête d’une vie meilleure. « En quête d’une plus grande liberté, d’une plus grande dignité, et d’une répartition plus vaste et plus juste des ressources et des débouchés économiques. Bref, ce à quoi aspire tout être humain37. »
En effet, la protection de l’économie nationale, notamment à travers les subventions publiques allouées aux EP opérantes dans des secteurs stratégiques, visait à garantir la continuité des services essentiels à la population et à l’économie. Toutefois, cette politique d’appui budgétaire prolongé a, paradoxalement, contribué à la faible performance de ces entités et à la débâcle budgétaire. Autrement dit, ces subventions se sont révélées contre-productives. Elles ont alourdi le budget de l’État, sans générer de gains économiques tangibles tout en retardant la mise en œuvre des réformes nécessaires. Ce constat a ravivé le débat, en Tunisie postrévolutionnaire, autour de la privatisation des EP, telle que préconisée par les bailleurs de fonds internationaux, en particulier le FMI.
Selon la logique prônée par ces derniers, face à des EP de plus en plus fragilisées, en proie à un cercle vicieux de déficits récurrents, l’État se doit de réduire ses participations dans de nombreux secteurs économiques, au profit d’acteurs privés susceptibles d’en assurer une gestion plus efficace. Face aux contraintes budgétaires et sociales obérant l’action des gouvernements tunisiens de l’après-révolution, et considérant qu’une profonde réforme structurelle parait difficilement envisageable dans un tel contexte, le défi de l’amélioration de la performance des EP implique, selon une certaine logique, leur privatisation. Ainsi, entre pression du FMI et résistances internes, notamment syndicales et populaires, le sort des EP demeure un terrain de négociation délicat, révélateur des tensions entre souveraineté nationale, volonté de préserver la stabilité sociale dans un climat politique encore instable et impératifs de modernisation économique liés au financement externe.
À la lumière de toutes ces considérations, la problématique que notre modeste contribution se propose d’examiner est la suivante : comment les politiques de privatisation des entreprises publiques évoluent-elles en Tunisie postrévolutionnaire face aux contraintes internes et aux conditionnalités imposées par le FMI ?
Afin de mieux répondre à cette problématique, une analyse juridique du cadre normatif encadrant les privatisations est primordiale. Néanmoins, l’examen des déclarations officielles, s’avère indispensable pour appréhender les rythmes, les temporalités et les orientations politiques entourant les politiques de privatisations en Tunisie dans le contexte postrévolutionnaire.
Ainsi, il apparait que ces politiques ont été, dans un premier temps, vacillantes entre 2011 et 2019, connaissant une trajectoire incertaine, entre rejet politique et pressions sociales (1), avant de s’inscrire, depuis 2019, au cœur d’un rapport de force croissant entre le FMI et les autorités tunisiennes, dans un contexte de crise économique et de dépendance accrue à l’aide internationale (2).
1. Entre rejet politique et pressions sociales, les politiques de privatisation des EP en sursis
Il serait erroné de croire que, durant la période transitoire, souvent qualifiée comme « démesurément longue38 », le processus de privatisation s’est déroulé de manière fluide, linéaire, sans hésitation. En effet, deux phases distinctes peuvent être distinguées. Une première, qui s’étend entre 2011 et 2014, correspond à la période de transition politique marquée par un rejet radical de toute tentative de privatisation. La seconde, couvrant la période de 2014 à 2019, se caractérise par une réintroduction progressive du discours réformateur, sans pour autant parvenir à une mise en œuvre concrète et cohérente du processus de privatisation.
1.1. Le rejet radical des politiques de privatisation en période transitoire
La chute du régime de Ben Ali, après 23 ans de règne, a constitué un événement marquant de l’histoire politique, mais aussi économique et sociale du pays suite à laquelle ce dernier est entré dans une phase transitoire, particulièrement instable.
D’abord, le contexte postrévolutionnaire a été caractérisé par une libéralisation sans précédent du champ politique. Les petits partis, longtemps tolérés sans réel pouvoir, ont auparavant servi de façade démocratique à un régime de parti unique de facto39. Ainsi, après la révolution, la donne a changé avec l’émergence de nouvelles forces et parties politiques, longtemps marginalisés, interdits ou inexistants, rompant ainsi avec le monopole autoritaire de l’ancien régime. Ensuite, au niveau social, il y a eu une forte mobilisation sociale, menée notamment par l’Union générale tunisienne du Travail (ci-après UGTT), principale centrale syndicale de Tunisie40.
Dans ce contexte de recomposition politique et de pression sociale, les politiques de privatisation ont été largement rejetées. Elles étaient perçues comme héritées du régime déchu, associées à la corruption, à la mauvaise gestion des ressources publiques et à l’aggravation des inégalités sociales. Le rejet des privatisations s’est ainsi imposé comme une position largement partagée, tant par les nouveaux acteurs politiques que par les syndicats et une partie importante de la société civile. Rappelons que « Travail, Liberté, Dignité » ont été les nouveaux maîtres mots qui ont cristallisé un profond rejet des disparités régionales, de la mauvaise gestion des ressources publiques, de la corruption, ainsi que de l’incapacité des politiques publiques à juguler le chômage et à assurer une redistribution équitable des richesses nationales. Comme l’a justement souligné un auteur, au pays du jasmin, le vase était plein41. À cette époque, alors que les régions de l’intérieur souffraient d’exclusion et d’injustice, l’élite économique liée à l’ancien régime, dont les principales figures étaient perçues comme ses complices, bénéficiait de positions privilégiées et protégées.
Ceci trouve un écho particulier dans le rapport de la Commission nationale d’enquête sur la corruption et les malversations, publié en novembre 2011, qui mettait en lumière certaines pratiques récurrentes observées dans la gestion des EP en Tunisie. Il évoquait notamment le rachat des actions dans des secteurs stratégiques tels que les banques, ainsi que l’utilisation des services publics privatisés pour donner aux entreprises de la famille dirigeante un avantage comparatif dans certains secteurs42.
Comme le dévoile si bien une étude de la BM datant de 2014, intitulée « All in the Family, State Capture in Tunisia », la réglementation en vigueur avait été modifiée à des fins clientélistes, dans le but explicite de favoriser les intérêts de la famille de l’ancien président et de son entourage. À la fin de l’année 2010, ce groupe restreint contrôlait ainsi plus de 21 % des bénéfices générés par le secteur privé, illustrant l’ampleur de la captation économique. Autrement dit, plus d’un cinquième des profits du secteur privé revenait à des entreprises liées à la famille présidentielle43.
C’est fort de ce constat que l’on peut affirmer la profonde méfiance qui entoure, depuis 2011, les politiques de privatisation des EP. Cette méfiance s’analyse à travers deux dimensions complémentaires : une dimension sociale et une dimension politique.
Sur le plan social, la mémoire encore vive des privatisations menées sous l’ancien régime, souvent perçues comme imposées par le FMI au détriment de l’intérêt général, a durablement entaché la légitimité de tout projet de privatisation auprès de l’opinion publique. Il convient, dans ce cadre, de rappeler l’un des exemples les plus emblématiques : celui du secteur des télécommunications en Tunisie avant 2011. En effet, jusqu’au début des années 2000, ce secteur était entièrement contrôlé par l’État, via l’opérateur public « Tunisie Télécom ». Toutefois, à partir de 2002, dans le cadre d’un processus de libéralisation progressive, un premier opérateur privé a pénétré le marché en proposant ses services dans le domaine de la téléphonie mobile. Il s’agit de « Tunisiana », qui s’est vu attribuer une licence pour devenir le second réseau de téléphonie mobile en Tunisie44. En 2010, soit quelques mois avant la révolution, ce premier opérateur privé a fait l’objet d’un rachat partiel de la part des groupes Délice et Princesse El Materi Holding, société dirigée par l’homme d’affaires El Materi, gendre de Ben Ali avec Wataniya Telecom, filiale de Qatar Telecom. La moitié des parts détenues par Orascom Telecom s’élevant à un montant de 1,2 milliard de dollars ont été cédées à Qatar Telecom via sa filiale Wataniya Princess Holding, permettant ainsi à l’entreprise égyptienne de réduire sa dette45.
Au-delà des enjeux financiers, cette opération a soulevé de nombreuses interrogations, tant en raison du caractère non transparent du processus d’octroi de la licence d’exploitation que de l’implication directe d’un consortium étranger étroitement lié à des figures proches du pouvoir. Cette transaction, réalisée dans des conditions particulièrement opaques, illustre les mécanismes de captation des ressources stratégiques par les cercles restreints du régime, au détriment de l’intérêt général. En renforçant la perception d’une appropriation des ressources publiques par une élite étroitement liée au pouvoir, cet exemple a contribué à nourrir une méfiance sociale profonde à l’égard des politiques de privatisation. Il explique, en dernière instance, le rejet massif et radical dont ces politiques ont fait l’objet durant la période transitoire.
Outre la mémoire douloureuse des privatisations perçues comme injustes sous le régime de Ben Ali, notamment dans les secteurs des télécommunications, du tourisme ou des banques, la méfiance sociale à l’égard des politiques de privatisation en Tunisie postrévolutionnaire est également alimentée par la crainte de voir le patrimoine national bradé au profit d’élites locales ou d’investisseurs étrangers. Plusieurs exemples illustrent cette crainte persistante. Le plus emblématique, à notre avis, concerne la Compagnie aérienne Tunisienne de l’Air, « Tunisair », dont les difficultés structurelles et les velléités de restructuration ont régulièrement suscité des débats houleux sur l’éventualité d’une ouverture du capital ou d’une privatisation partielle.
Depuis sa création le 21 octobre 1984, date marquée par la parution du décret portant l’approbation de ses statuts, la compagnie aérienne nationale a toujours été considérée comme l’un des remparts infranchissables veillant à la préservation et au renforcement de la souveraineté nationale dans son acception moderne. Déjà confrontée à des problèmes structurels de gouvernance, principalement liés aux difficultés financières, aux déficits chroniques, aux recrutements archaïques et à une gestion fortement paralysée, la compagnie a vu sa crise s’aggraver de manière significative à partir de 201146. Ainsi, la possibilité d’une privatisation, même partielle, de « Tunisair » a suscité une opposition farouche des syndicats, qui la considèrent comme un bien collectif et un symbole de souveraineté nationale. Dans cette optique, toute initiative visant à ouvrir son capital à un investisseur étranger a été perçue comme une atteinte grave à cette souveraineté, laquelle représente une conquête historique pour laquelle le peuple tunisien a consenti d’importants sacrifices.
Le rejet massif des politiques de privatisation en Tunisie postrévolutionnaire peut également s’expliquer par une défiance d’ordre politique. Celle-ci s’est traduite par l’incapacité persistante des acteurs politiques à construire un consensus clair sur le rôle de l’État dans l’économie et sur les orientations stratégiques à adopter en matière de réformes structurelles. Cette indécision est largement liée à la crainte des lourdes conséquences sociales que de telles réformes pourraient engendrer, et à la responsabilité politique que les gouvernants pourraient être amenés à assumer devant une population encore marquée par les traumatismes de l’ancien régime. Comme le résumait Lenine dans une formule devenue célèbre : « une période révolutionnaire se caractérise par l’incapacité de ceux d’en haut à gouverner comme avant, et le refus obstiné de ceux d’en bas d’être gouvernés comme avant47 ». Il est significatif de constater que, même lors du Dialogue national relancé par l’UGTT en 2013, dans un contexte marqué par une intensification des tensions politiques et sociales, la question sensible de la privatisation n’a pas été intégrée à l’agenda des négociations. Ce processus de médiation, salué comme une initiative de sortie de crise, s’est essentiellement concentré sur trois priorités politiques majeures : la formation d’un gouvernement de technocrates, la finalisation de la Constitution de la IIe République par l’Assemblée nationale constituante, et l’adoption d’un calendrier électoral48. L’absence de débat sur les réformes économiques structurelles, et en particulier sur la privatisation, témoigne de la difficulté des élites politiques à aborder frontalement un dossier perçu comme explosif, tant sur le plan social que symbolique.
En guise de conclusion, la politique de privatisation menée sous l’ancien régime est demeurée, dans la mémoire collective tunisienne, tant sociale que politique, le symbole d’une prédation économique et d’une profonde injustice, justifiant le rejet radical de toute tentative de privatisation d’une EP dans la période postrévolutionnaire. Cette dernière s’est en effet ouverte avec l’ambition de redonner au peuple souverain sa liberté, sa voix et sa capacité de décision, tout en rompant avec les pratiques abusives de l’ancien système49.
Toutefois, malgré l’adoption d’une nouvelle Constitution en 2014 et la formation d’un gouvernement de technocrates en janvier de la même année, le pays est entré dans une seconde phase de transition, marquée par une certaine incohérence et irrationalité dans les politiques économiques, en particulier celles relatives à la privatisation.
Il importe, dès lors, de s’attarder sur cette séquence historique, s’étendant de 2014 à 2019, que l’on peut qualifier de phase d’hésitation et d’incohérence par excellence.
1.2. L’incohérence des politiques de privatisation entre 2014 et 2019
Certes, la Tunisie, berceau du Printemps arabe, a accompli des avancées politiques notables au cours des trois années suivant la révolution, couronnées par l’adoption consensuelle de la Constitution de 201450. Toutefois, la réussite durable de la transition démocratique ne saurait se limiter au seul registre politique, elle exige une rupture claire avec le modèle économique hérité de l’ancien régime. Ce modèle, bien que structurant l’histoire économique du pays, s’est révélé profondément lacunaire, marqué par des blocages structurels, une faible productivité et une croissance inégalitaire. Il met ainsi en lumière l’impératif d’adopter un nouveau modèle de développement, davantage axé sur la concurrence, l’inclusion et l’innovation, afin d’ancrer la Tunisie dans une nouvelle ère de justice sociale et d’efficacité économique51.
En effet, la consolidation d’une transition démocratique ne peut être envisagée sans un minimum de développement économique, car « une société transcendée par les inégalités et la pauvreté est un terrain peu fertile pour l’enracinement de la démocratie52 ». Autrement dit, la réussite du processus politique dépend étroitement d’une transformation économique et sociale en profondeur, portée par une volonté politique ferme de réformer.
Le FMI lui-même a reconnu, depuis 2011, la nécessité de rompre avec les mécanismes du passé afin de bâtir un avenir plus inclusif, appelant à une gestion prudente de la transition, non seulement politique, mais aussi économique. Selon l’institution, ce sont les réformes structurelles qui permettront à l’économie tunisienne de se libérer de son modèle actuel, fortement centré sur l’État, et d’ouvrir la voie à un secteur privé plus dynamique et créateur d’emplois53. Néanmoins, face aux tensions sociales aiguës, les gouvernements successifs ont souvent opté pour des politiques budgétaires expansionnistes à travers l’augmentation des subventions sociales et économiques. Si ces mesures ont permis de contenir momentanément la contestation, elles ont toutefois généré un coût élevé. Comme le note le FMI, « les déficits budgétaires se sont creusés, ce qui fait douter de la viabilité des finances publiques […] le secteur privé a d’autant plus de mal à se financer pour créer des entreprises ou développer celles qui existent déjà, et offrir ainsi des emplois54 ».
Face à ce constat, il est légitime de s’interroger sur la place qu’a occupée la privatisation dans les priorités des gouvernements qui se sont succédé entre 2014 et 2019. Or, il serait difficile de comprendre l’hésitation manifeste qui a marqué les politiques de privatisation durant cette période sans prendre en compte un facteur fondamental : l’instabilité gouvernementale55. En effet, bien que la Tunisie ait semblé amorcer une phase de « normalisation institutionnelle56 » à partir de 2014, elle est en réalité restée plongée dans une décennie marquée par une profonde instabilité politique, rythmée par des remaniements fréquents, des coalitions fragiles et une gouvernance souvent entravée.
Or, la décision de privatiser revêt une dimension hautement politique, en ce sens qu’elle engage la responsabilité du pouvoir exécutif vis-à-vis de l’opinion publique et des partenaires sociaux. En Tunisie, le processus de privatisation repose essentiellement sur une impulsion politique forte émanant du chef du gouvernement, qui agit en tant que véritable chef d’orchestre, en coordination avec les membres de son cabinet57. D’où, l’instabilité chronique des gouvernements, marquée par des remaniements fréquents, des majorités parlementaires fragiles et des tensions partisanes constantes, a considérablement freiné toute dynamique claire et assumée en matière de réforme du secteur public.
Chaque gouvernement, dans sa quête de légitimité, s’est présenté comme porteur d’une nouvelle rationalité politique, cherchant à marquer une rupture avec son prédécesseur. Cette dynamique de discontinuité a compliqué la définition et la mise en œuvre de politiques publiques cohérentes, alors même que leur succès dépend d’un ancrage dans le moyen et long terme. Dans ce contexte d’instabilité chronique, les principaux bailleurs de fonds internationaux, au premier rang desquels le FMI, ont appelé l’ensemble des parties prenantes, tant politiques que sociales, à converger vers un socle commun de réformes économiques prioritaires et ambitieuses, parmi lesquelles figure la privatisation des EP. Conformément à leurs recommandations, ces réformes devraient être engagées sans délai afin de lever les principaux blocages structurels, de restaurer la viabilité macroéconomique et de relancer une croissance inclusive et durable58.
Sous le gouvernement Jomaa, la privatisation des EP n’a pas été sérieusement abordée, en grande partie en raison des incidents sécuritaires tragiques qui ont eu lieu. Les actes terroristes perpétrés durant cette période, lâches et criminels, ont profondément altéré le climat de confiance, tant sur le plan économique qu’institutionnel59. Dans le cadre du bilan des cent premiers jours de son mandat, le chef du gouvernement M. Jomaa a tenu, le 14 mai 2014, une conférence de presse destinée à présenter les grandes orientations de son action pour le reste de l’année. À cette occasion, il a dressé un constat alarmant de la situation des EP, évoquant des déficits structurels résultant notamment de la baisse de la production, du recul de la productivité et de l’augmentation incontrôlée des effectifs. Il a indiqué que 27 EP étaient en situation critique, accusant un déficit cumulé de près de 3 milliards de dinars. Malgré ce diagnostic préoccupant, il a fermement écarté l’option de la privatisation, affirmant que le gouvernement privilégiait une approche de réforme visant à améliorer la gestion et la performance financière de ces structures. Il a ainsi déclaré, sans équivoque : « L’objectif du gouvernement à ce sujet est la réforme60. »
Une telle position, privilégiant la réforme plutôt que la cession des actifs publics, s’inscrivait dans la ligne des recommandations formulées à la même période par la BM et le FMI. Dans son rapport intitulé La révolution inachevée : créer des opportunités, des emplois de qualité et de la richesse pour tous les Tunisiens, la BM soulignait que « bien qu’il ne soit pas nécessaire que l’État abandonne la propriété des entreprises, il est important de s’assurer que la gouvernance des entreprises publiques leur permette de fonctionner sur un pied d’égalité avec les entreprises privées61 ». De son côté, le Conseil d’administration du FMI, à l’issue de la troisième revue du programme économique de 24 mois appuyé par un accord de confirmation, a mis l’accent sur la nécessité de renforcer la gestion des finances publiques. Il a également appelé à engager des réformes ciblées des entreprises publiques, lorsque cela s’avère nécessaire, afin d’améliorer la qualité de l’ajustement budgétaire et de favoriser une croissance plus équilibrée62.
Ceci étant dit, malgré les recommandations prudentes des institutions financières internationales, le climat politique et économique sous le gouvernement Jomaa n’était pas propice à une transformation profonde du secteur public. La privatisation des EP n’a ainsi pas été retenue comme priorité.
Quant au gouvernement de Youssef Chahed, son positionnement à l’égard des entreprises publiques a oscillé entre prudence politique et volonté affichée de réforme. Si le discours officiel faisait régulièrement référence à la nécessité de « restructurer » ou de « moderniser » ces entreprises, le chef du gouvernement s’est toujours défendu de vouloir les privatiser, entretenant ainsi une certaine ambiguïté. Lors de la conférence nationale de présentation de la deuxième édition de MIQYES, le 15 mars 2018, Chahed a réaffirmé son engagement à mettre en œuvre les grandes réformes économiques jugées indispensables, notamment en matière de caisses sociales, de finances publiques, de masse salariale dans la fonction publique, et bien entendu, des EP63. Face à des structures lourdement déficitaires et à un rendement en déclin, le discours du chef du gouvernement se voulait résolument réformiste, affichant une volonté de redressement économique tout en évitant d’ouvrir un front politique et social autour de la privatisation. À peine un mois après ses déclarations réformistes, le chef du gouvernement a adopté un ton nettement plus prudent. En effet, lors du symposium National sur les Réformes majeures, tenu le 11 avril 2018, il a affirmé de manière catégorique qu’aucun projet de privatisation des entreprises publiques n’était envisagé. Il a insisté sur l’absence totale de volonté politique de les céder, quel qu’en soit le prix. Dans un souci de préservation de la paix sociale, le gouvernement de l’époque a démenti toute rumeur de privatiser la STEG ou la SONED et d’autres entreprises publiques opérant dans le secteur de la santé, de l’éducation et du transport64.
Cette déclaration explicite constituait une réponse directe, quoique partielle, à l’UGTT, qui s’opposait fermement à toute privatisation. La centrale syndicale considère en effet ces privatisations comme des « lignes rouges » à ne pas franchir et n’a eu de cesse de réclamer un remaniement, voire un changement gouvernemental, face à ce qu’elle perçoit comme une menace grave pour les acquis sociaux et l’emploi. Autrement dit, la privatisation est demeurée un véritable tabou politique et social pour l’UGTT, qui justifie sa position par la crainte de licenciements massifs, de la précarisation du travail et de l’érosion des droits sociaux des salariés. Pour mémoire, son secrétaire général n’a cessé de rappeler depuis 2017 que « la centrale syndicale trace cent mille lignes rouges devant ce choix économique65 », illustrant ainsi la fermeté du syndicat dans sa défense du secteur public. Plus récemment encore, l’organisation s’est opposée au projet du Décret portant amendement de la loi 89-9 du 1er février 1989 relatif aux participations, entreprises et établissements publics approuvé par le gouvernement le 9 février 2023.
De plus, la déclaration du gouvernement Chahed constituait une réponse partielle à la position radicale de l’UGTT, qui rejette toute tentative de privatisation. Selon Chahed, seules les EP évoluant dans des secteurs concurrentiels, où la présence de l’État n’est pas nécessaire et qui ne présentent aucun programme de développement, pourraient faire l’objet d’une privatisation, permettant ainsi de renflouer significativement les caisses publiques. Cependant, cette approche n’a guère convaincu l’UGTT. Elle considère que l’ensemble du secteur public est menacé par ces projets, et que les entreprises publiques incarnent un symbole fort de souveraineté nationale. Elle rejette donc fermement cette hypothèse, malgré son potentiel à générer des ressources substantielles pour le budget de l’État et à limiter le recours à l’endettement sur les marchés internationaux66. En définitive, sous ce gouvernement, aucune mesure concrète en matière de privatisation n’a pu être mise en œuvre de manière durable.
En guise de conclusion, il apparaît que les politiques de privatisation menées entre 2014 et 2019 ont souffert d’une incohérence manifeste, marquée par l’absence d’une stratégie claire, des communications souvent contradictoires, des blocages internes face à des pressions externes, ainsi qu’un manque notable de coordination entre les acteurs concernés. Le fossé entre les discours officiels et les réalisations concrètes a été abyssal durant cette période. Pourtant, la mise en œuvre d’une réforme urgente, notamment dans le secteur public, exige du courage politique et une capacité à ne pas céder à la moindre résistance67. Hormis la publication du Livre blanc de 2018, peu d’initiatives concrètes et coordonnées ont vu le jour durant cette période, traduisant l’absence d’une véritable stratégie réformatrice cohérente.
Ce statu quo s’explique en grande partie par l’immobilisme politique ayant marqué l’ensemble de la période, lequel a considérablement freiné la mise en œuvre des réformes économiques jugées prioritaires, lesquelles auraient dû être engagées « pendant les moments d’émotion et de fierté nationale faisant suite à toute révolution68 ».
Après une période marquée par des hésitations et de l’absence d’une stratégie claire, l’élection du Président Saïed a, dès lors, ouvert une nouvelle séquence politique. Dans ce contexte renouvelé, la question de la privatisation des EP a été abordée sous un prisme différent par le nouveau pouvoir. En effet, cette question s’est progressivement imposée comme un enjeu stratégique majeur dans le cadre des négociations, devenues particulièrement tendues, entre le Fonds monétaire international et les autorités tunisiennes.
2. Entre FMI et autorités nationales, la politique de privatisation des EP au cœur d’un bras de fer
La privatisation des EP s’est imposée, depuis 2019, comme un enjeu central, voire conflictuel, dans les négociations entre le FMI et l’État tunisien. Elle cristallise un désaccord profond entre, d’une part, les impératifs de redressement budgétaires exigés par le Fonds en contrepartie de son assistance financière et, d’autre part, les réticences des autorités nationales à engager une telle réforme, perçue comme politiquement sensible et socialement risquée.
2.1. La privatisation des EP au centre des conditionnalités du FMI
Il va sans dire que la crise budgétaire qui mine les finances publiques tunisiennes, déjà perceptible dès les premiers mois de la révolution de 2011, s’est considérablement aggravée sous l’effet d’une conjoncture internationale défavorable, échappant au contrôle direct des autorités nationales69. Toutefois, il serait réducteur d’imputer cette situation uniquement à des facteurs exogènes. Une gestion hasardeuse des deniers publics, marquée par un manque de cohérence dans les choix budgétaires, une hausse continue des dépenses, notamment salariales et de compensation, sans progression parallèle des recettes fiscales, a amplifié le déséquilibre structurel.
À cette trajectoire déjà préoccupante, se sont ajoutées plusieurs dynamiques aggravantes : un ralentissement économique persistant, une instabilité politique durable, et surtout par les conséquences économiques et sociales de la pandémie de Covid-19. Celle-ci, a non seulement entraîné l’effondrement de secteurs stratégiques comme le tourisme et les services, mais elle a également imposé un accroissement des dépenses publiques, et par conséquent l’augmentation inédite de l’encours de la dette publique. « Celui-ci est passé de 40 % du PIB en 2010, à environ 75 % en 201970. »
Dans cette optique, le FMI a souligné, dans son rapport sur la stabilité financière dans le monde, que l’adoption de plans crédibles d’assainissement budgétaire à moyen terme pourrait contribuer à contenir les coûts d’emprunt et à atténuer les inquiétudes quant à la viabilité de la dette71. À cet égard, et dans un contexte marqué par un déficit budgétaire chronique et un recours croissant à l’endettement extérieur, le FMI conditionne son soutien financier à l’adoption urgente d’un ensemble de réformes structurelles, souvent impopulaires, qui affectent l’ensemble du système des finances publiques, y compris la redéfinition du rapport entre l’État et les EP. Ces réformes, généralement désignées sous l’appellation de « politiques d’ajustement structurel », reposent sur un ensemble de principes économiques libéraux, parmi lesquels figurent la réduction, parfois drastique, des dépenses publiques, la promotion des exportations, et la diminution du rôle économique de l’État, notamment à travers la cession d’actifs publics et l’octroi de facilités accrues aux investisseurs étrangers72.
Avant d’examiner avec plus en détail la privatisation des EP en tant qu’élément central des conditionnalités imposées par le FMI à la Tunisie, il importe de clarifier la notion même de conditionnalité, qui constitue le socle idéologique et opérationnel de ces réformes. D’abord, le terme « conditionnalité » n’existe pas en tant que tel dans les dictionnaires de référence mais il s’agit d’une reprise du mot conditionality en anglais issu du vocabulaire technique des institutions financières internationales. Transposé en français, ce néologisme renvoie à l’idée selon laquelle « la conditionnalité soumet ou suspend la réalisation de quelque chose à une exigence particulière. Elle s’avère être une technique visant à rendre deux événements dépendants l’un de l’autre, selon diverses modalités fixées à l’avance73 ». En vérité, le FMI en tant qu’institution financière dispose d’un instrument majeur celui de la conditionnalité de son assistance qui s’impose « comme l’unique moyen pour les pays endettés de rétablir leur crédibilité, qu’ils auraient beaucoup plus de difficulté de reconstruire sans le “certificat de bonne conduite” délivré par le Fonds74 ».
Ainsi, la logique qui sous-tend cette idée, c’est que le FMI se doit de garantir la bonne utilisation des ressources mises à la disposition du pays membre conformément aux objectifs du Fonds. Comme l’a bien résumé John Gold, ancien conseiller juridique principal du FMI, la conditionnalité mise en œuvre par cette institution désigne « les politiques économiques que le fonds souhaite voir suivre par les pays membres pour qu’ils puissent utiliser les ressources du fonds conformément aux objectifs et aux dispositions des statuts75 ». Dès lors, il apparaît logiquement qu’il ne peut y avoir de prêt sans conditions : l’absence de conditionnalité équivaudrait, en définitive, à un don.
Considérées comme source d’hémorragie pour les caisses de l’État, le FMI préconise ces dernières années la rationalisation de la politique de dépenses à travers la privatisation d’un nombre important d’EP qui frôlent la faillite. En effet, cette politique, qui vise à réduire les charges supportées par l’État, entraînerait nécessairement la cession d’actifs publics, avec pour conséquence directe une diminution, voire une disparition, des revenus issus des participations publiques.
Il convient, à ce titre, de rappeler que selon un rapport du ministère l’Économie, des Finances et de l’Appui à l’Investissement annexé à la Loi de Finance de 2021, l’année 2017 a présenté une année exceptionnelle en matière de mobilisation de financements au profit des EP, avec la signature de 15 accords de prêts, pour un montant total de 715,6 millions de dinars. Ceci est dû essentiellement à la conclusion de trois accords de rétrocession au profit de la SONED, de la STEG et de la BTS76. De plus, au cours de l’année 2019, le ministère a conclu 12 accords de prêts avec les EP pour un montant global de 116,6 millions de Dinars contre 9 accords de prêts en 2018 dont la valeur est égale à 97,9 MD.
Dans le même ordre d’idées, la baisse du rythme d’accroissement de la valeur des arriérés sur les prêts accordés aux EP à la fin de 2019 est expliquée par le rééchelonnement de ces arriérés relatifs à certains établissements à l’instar de l’ONAS, Tunis Air et la SNCFT pour les montants respectifs de 71,3 MD, 2,4 MD et 11,7 MD77. Aussi, selon un rapport de la Cour des comptes, les subventions octroyées par l’État aux entreprises publiques ont atteint 5 514 MD en 2019 ; elles ont été réparties entre des subventions d’exploitation (4 859 MD), des subventions d’investissements (560,150 MD), des prêts de trésor et des prêts rétrocédés (95 MD). De plus, les créances des entreprises publiques auprès de l’État ont augmenté de 38,8 %, en passant de 5 449,4 MD à 7 561,7 MD à la fin de 2019, où les subventions non encore octroyées représentent la grande part78.
Cette situation, qualifiée de catastrophique par le FMI, ne saurait perdurer au regard des pertes financières considérables qu’elle engendre pour l’État. En effet, ce dernier se voit régulièrement contraint d’intervenir massivement afin de soutenir ces entreprises en difficulté, en leur allouant des ressources budgétaires importantes, dans le but de prévenir leur faillite et d’éviter des conséquences économiques et sociales, potentiellement déstabilisatrices. Comme le rappelle le Fonds, « il est certes difficile de trouver le bon dosage dans le contexte actuel de marge de manœuvre budgétaire limitée, mais l’inaction coûtera sans doute plus cher, même du point de vue de la viabilité de la dette publique79 ».
Dans cette perspective, la politique de privatisation est présentée par les institutions financières internationales comme un levier stratégique permettant de consolider l’équilibre budgétaire. D’une part, elle permettrait de réduire les dépenses publiques en allégeant la charge que représentent certaines entreprises déficitaires pour le budget de l’État. D’autre part, elle fournirait des ressources additionnelles à travers les revenus de cession, susceptibles de renforcer la capacité de l’État à investir dans des secteurs prioritaires tels que l’éducation, la formation professionnelle, la santé ou encore les infrastructures.
Au-delà de cet effet immédiat sur les finances publiques, la privatisation est également envisagée comme un outil d’amélioration de la performance économique. Une fois soumises aux règles du marché et à la logique concurrentielle, les entreprises privatisées seraient incitées à accroître leur productivité, à innover, et à améliorer la qualité de leurs services. Ce repositionnement stratégique serait de nature à stimuler la croissance économique, tout en envoyant un signal fort aux investisseurs, traduisant une volonté politique claire de libéralisation et de modernisation du tissu économique national. De manière plus prosaïque, le gain financier apporté suite à la privatisation peut être affecté au désendettement de l’État et peut servir aussi à financer d’autres activités80.
En guise de conclusion, cette vision libérale de la réforme structurelle des EP demeure l’un des points de friction majeurs entre les autorités tunisiennes et le FMI, la question de la privatisation continuant de susciter de vives résistances. Ces résistances se sont d’autant plus accentuées à la suite des déclarations du Président de la République, dont la position affirmée contre la cession des actifs publics a contribué à figer davantage le processus de réforme. Ainsi, le dernier paragraphe analysera précisément cette volonté politique déterminée à obvier à la privatisation des entreprises publiques.
2.2. La manifeste volonté politique d’obvier à la privation des EP
En 2021, confrontées à une crise budgétaire sans précédent, les autorités tunisiennes ont sollicité l’appui financier du FMI afin de renflouer les caisses de l’État et de contenir le déficit public croissant. Après le passage de deux gouvernements et près de dix-huit mois de négociations, un accord au niveau des services, dit « Staff Level Agreement », a finalement été conclu le 15 octobre 2022. Ce dernier porte sur un nouveau programme d’assistance financière de 48 mois dans le cadre du Mécanisme élargi de crédit81, pour un montant estimé à 1,472 milliard de droits de tirage spéciaux soit environ 1,9 milliard de dollars américains82.
Il s’agit en réalité du quatrième accord conclu avec le FMI, depuis 2011, après ceux de 2013, 2016 et 2020. Il conditionne le versement des fonds à un ensemble de réformes structurelles, notamment la réduction progressive de la masse salariale dans la fonction publique, la restructuration des EP ainsi que la suppression progressive des subventions sur les produits de base. D’ailleurs, il a été rendu possible, en grande partie, par le lancement officiel, en juin 2022, des premières mesures de réforme engagées par le gouvernement tunisien dans le cadre d’un ambitieux Programme national des réformes, élaboré en étroite concertation avec le FMI83.
Ainsi, il apparaît clairement que le FMI a progressivement perdu confiance dans les gouvernements et certaines élites politiques de l’après 2011, accusés de ne pas avoir honoré leurs engagements en matière de réformes économiques, de modernisation de l’administration publique et de bonne gouvernance, malgré les financements substantiels accordés.
Dans les mois qui ont suivi, plusieurs facteurs ont fragilisé la crédibilité du discours politique tunisien, bloquant ainsi les négociations relatives au nouveau programme d’aide. Outre la résistance persistante de l’UGTT, les tensions internes au sein même de l’exécutif tunisien ont aggravé cette impasse. Tandis que la cheffe du gouvernement en 2022, appuyée par la ministre des Finances, insistait publiquement sur l’urgence d’honorer les conditions préalables à la conclusion du programme avec le FMI, le Président de la République adoptait une posture nettement plus réticente, voire hostile.
Faute d’un consensus institutionnel clair et d’un engagement politique fort, les discussions avec le FMI sont restées au point mort, notamment sur deux axes majeurs : la restructuration d’un secteur public lourdement endetté comprenant plus d’une centaine d’entreprises, et la levée progressive des subventions sur les produits de base et les carburants. Finalement, le Président a exprimé publiquement son opposition aux conditions imposées par le FMI, dénonçant ce qu’il a qualifié de « provenant de l’étranger et qui ne mènent qu’à davantage d’appauvrissement84 ». Pour lui, les services publics, services d’intérêt général, doivent être accessibles à tous et leur périmètre est affaire de choix collectif85.
En vérité, le passage d’une logique de gestion publique à une logique purement marchande soulève de sérieuses interrogations. En effet, l’objectif principal d’une entreprise privée reste la maximisation du profit, ce qui peut entrer en contradiction avec la mission d’intérêt général que remplit un service public. La privatisation soulève donc une question de fond sur le maintien d’un service universel, accessible, et de qualité, notamment dans les secteurs stratégiques tels que la santé, l’éducation, les transports ou l’eau. Par ailleurs, les salariés seront directement exposés aux conséquences des processus de privatisation. Dans de nombreux cas, ceux-ci s’accompagnent de restructurations, de départs contraints ou de modifications des conditions de travail, souvent justifiées par une recherche accrue de compétitivité86.
Fidèle à ses principes, il a insisté en janvier 2025, lors d’une réunion au palais de Carthage en présence du chef du gouvernement, de la ministre des Finances, et du ministre des Affaires sociales, sur la nécessité de préserver le patrimoine public tout en rationalisant son fonctionnement. De plus, il a souligné que « la justice sociale et l’équité sont les seuls garants de la stabilité et du développement durable87 ». On peut observer que ce refus politique s’inscrit dans une critique plus large adressée au FMI, souvent accusé, malgré son discours de neutralité, d’agir comme vecteur du libéralisme mondialisé. Défenseur du « consensus de Washington », le Fonds est soupçonné de promouvoir une vision unidimensionnelle du développement, centrée sur la rigueur budgétaire, la réduction de l’intervention étatique et la priorité absolue à la capacité de remboursement de la dette88.
Ce modèle, fondé sur la performance financière, tend à négliger les réalités sociales, les vulnérabilités humaines et les équilibres politiques internes. Ainsi, dans le cas tunisien comme ailleurs, la conditionnalité imposée par le FMI est perçue comme un frein à un développement humain inclusif et comme un facteur d’érosion de la souveraineté nationale.
En effet, la question de l’amenuisement de la souveraineté, notamment dans sa dimension budgétaire, a constitué l’un des principaux arguments avancés par le pouvoir exécutif pour justifier son opposition aux conditionnalités imposées par le FMI. Il est plausible d’admettre que la Tunisie postrévolutionnaire, et même durant les dernières années de l’ancien régime, a vu sa souveraineté budgétaire sérieusement ébranlée, les marges de manœuvre des gouvernements successifs ayant été largement contraintes par des impératifs de financement extérieur. Il convient de rappeler ce que martelait l’économiste français Jacques Rueff : « c’est par les déficits que les hommes perdent la liberté, c’est aussi la souveraineté des États qui est affectée89 ».
La dépendance chronique vis-à-vis de l’endettement extérieur a restreint la capacité de l’État à définir librement ses choix budgétaires et à élaborer une politique économique souveraine. Ce recours massif à l’emprunt, souvent conditionné par des réformes structurelles imposées de l’extérieur, a progressivement substitué aux impératifs de justice sociale, d’équité régionale et de service public, des logiques de rentabilité financière et de discipline macroéconomique. Toutefois, le rejet explicite par le Président de la République des conditionnalités du FMI, a eu des répercussions significatives sur la position de la Tunisie sur la scène financière internationale. Cette posture a été perçue, tant par les bailleurs de fonds que par les agences de notation, comme un signe d’instabilité politique et de faiblesse de la volonté réformiste, à un moment où le pays fait face à une crise économique et budgétaire d’une ampleur inédite.
D’un point de vue financier, la déprogrammation de l’examen du dossier tunisien lors de la mise à jour de son calendrier, le 14 décembre 2022, a compromis l’accès aux financements extérieurs. En effet, le FMI joue un rôle catalyseur dans l’ouverture de lignes de crédit multilatérales et bilatérales, conditionnant de fait la confiance des autres partenaires internationaux.
Avant de conclure, il nous semble loisible d’affirmer que la privatisation n’est pas un but en soi ni un mal en soi, mais il demeure fondamental que les décideurs politiques tunisiens tirent des leçons des expériences internationales en la matière. Le désastre du train britannique ou les problèmes énergétiques de la Californie illustrent les dérives possibles d’une « privatisation sans réglementation90 », où l’intérêt général est sacrifié au profit de logiques purement marchandes. De plus, contrairement à la France, où les opérations de privatisation sont encadrées par l’article 34 de la Constitution et peuvent faire l’objet d’un contrôle de constitutionnalité exercé par le Conseil constitutionnel91, la Tunisie ne dispose pas, à ce jour, d’un cadre institutionnel équivalent. L’absence de Cour Constitutionnelle fonctionnelle, aussi bien sous la Constitution de 2014 que dans la nouvelle Constitution de 2022, soulève de sérieuses interrogations quant aux mécanismes de contrôle et de régulation des politiques de privatisation.
En guise de conclusion, une question essentielle reste à poser : la Tunisie est-elle en mesure de concevoir et de mettre en œuvre un modèle alternatif de développement, fondé sur ses propres priorités sociales, économiques et culturelles, à l’abri des injonctions libérales et des logiques purement comptables des bailleurs internationaux ? Autrement dit, comment bâtir un modèle capable de concilier l’exigence de justice sociale, efficacité économique, consolidation démocratique et souveraineté nationale réelle ?
