Introduction
La privatisation a, dans le passé, été conçue comme une « formule magique » pour augmenter la croissance économique d’un pays ou d’une région1. Pourtant, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne semble suivre une voie particulière en matière de privatisation des entreprises publiques. Cela concerne d’abord les vagues de privatisation des années 1970 et 1980 dans plusieurs grandes économies européennes comme le Royaume-Uni ou la France2. Ces vagues ont également touché l’Allemagne, mais de manière beaucoup moins prononcée. D’ailleurs, face aux crises du xxiᵉ siècle, l’Allemagne a davantage opté pour des nationalisations (Verstaatlichungen), alors que dans d’autres pays européens, la tendance à la privatisation s’est poursuivie. Mais pourquoi l’Allemagne n’a-t-elle pas suivi la direction d’autres pays européens allant vers une privatisation intégrale des entreprises d’État ? Cette question se pose d’autant plus si on prend en compte le fait que la privatisation n’est guère réglementée par la Constitution allemande, tandis que le cas inverse, à savoir une nationalisation, est soumis à de nombreuses réserves constitutionnelles selon les articles 14 et 15 de la Loi fondamentale3. Cette interrogation renvoie à la question plus générale de savoir comment l’État réagit aux crises, qu’il s’agisse de la construction d’une nouvelle République fédérale après la guerre mondiale avec un accent mis sur l’établissement d’un marché libre, ou des nombreuses crises du xxiᵉ siècle, de la crise financière de 2008 au Covid et à la guerre en Ukraine. Le choix prédominant de l’un des deux mécanismes (la privatisation ou la nationalisation) est révélateur d’un certain modèle économique. On peut identifier un spectre au sein d’un système politique et économique, allant de la privatisation (à l’extrémité libérale), en passant par d’autres modèles de participation étatique, jusqu’à la nationalisation complète (à l’autre extrémité), comme celles qu’on a pu observer en République Démocratique Allemande4. La Loi fondamentale reste neutre en matière de politique économique. Il revient donc aux différents acteurs politiques de déterminer les orientations économiques. Cet article cherchera à expliquer, à travers une analyse politique, juridique et économique, pourquoi l’Allemagne ne suit pas pleinement la dynamique européenne de privatisation.
L’Allemagne a été touchée par une vague de privatisations dans les années 80, qui coïncide avec le tournant chrétien-libéral des factions au gouvernement de Bonn en 1982, marquant le début d’une orientation économique libérale du gouvernement grâce à la participation du FDP, devenu entre-temps conservateur-libéral5. À l’opposé, la nationalisation constitue l’autre versant de cette logique politico-idéologique6. Qui dit nationalisation des entreprises dit gestion des crises. Le fait d’étatiser une entreprise qui auparavant était gérée sur le marché privé vise à augmenter l’accès étatique aux marchandises ou aux moyens économiques d’une branche de l’industrie7. Pour qu’une entreprise puisse être privatisée, elle doit d’abord être étatique. Un examen de la privatisation d’entreprises d’un point de vue allemand doit donc comprendre les deux côtés de la médaille : la privatisation en tant que moyen économique libéral et l’étatisation qui évoque un modèle socialiste8. Une analyse de l’évolution des entreprises – reflétant un choix politique comment réagir aux crises – doit aborder les grandes crises du dernier siècle. La situation de départ de la jeune république fédérale d’Allemagne a fortement été influencée par les deux guerres mondiales. Elles n’ont pas seulement construit un fondement d’entreprises étatiques à la différence d’autres pays européens. L’orientation politico-économique de la Loi fondamentale a été régie par l’expérience du totalitarisme national-socialiste et la chute de la République de Weimar comme conséquence de la première guerre mondiale. Les deux guerres comme facteur décisif du Sonderweg9 allemand en matière de la privatisation ainsi qu’une tradition du droit communal continue à produire ces effets dans la gestion économique des crises en Allemagne, comme on a pu observer pendant la crise financière de 2008, la crise du Covid-19 ou de la guerre en Ukraine.
La notion de privatisation renvoie, dans son acception la plus large, au transfert de missions, de compétences ou de biens publics vers des acteurs privés. En droit allemand, cette opération ne se limite pas à la simple vente d’actifs de l’État : elle englobe plusieurs degrés de désengagement, allant de la privatisation formelle – lorsque la mission publique demeure, mais est exercée par une entité de droit privé contrôlée par la collectivité – à la privatisation fonctionnelle, où la tâche reste juridiquement publique, mais est exécutée par un opérateur privé. La privatisation matérielle correspond à une délégation complète de la mission au secteur privé, tandis que la privatisation patrimoniale désigne la cession d’actifs ou de participations publiques. Ces distinctions, classiques dans la doctrine allemande, reflètent la tension constante entre efficacité économique et maintien du contrôle public sur les services d’intérêt général (Daseinsvorsorge10).
C’est à partir de cette typologie que l’on peut comprendre la spécificité du modèle allemand de privatisation, marqué par la forte autonomie des collectivités locales et par la structure fédérale de l’État, qui implique plusieurs niveaux d’intervention publique. À la différence de la France, où l’État exerce traditionnellement une compétence centralisée en matière économique, le fédéralisme allemand confère aux Länder et aux communes une marge d’action considérable, notamment dans la gestion des services d’intérêt général. Cette configuration institutionnelle influence directement les modalités et les limites de la privatisation ou, inversement, de la nationalisation des entreprises publiques.
Pour déterminer ces limites constitutionnelles, il convient d’examiner à la fois la répartition des compétences entre la Fédération, les Länder et les communes, et les fondements juridiques et doctrinaux issus de la Loi fondamentale de 1949, qui demeurent marqués par l’expérience historique du totalitarisme et par la volonté d’assurer un équilibre entre liberté économique et contrôle public. Entre les deux extrêmes que sont la nationalisation et la privatisation, on observe ainsi un éventail de formes d’intervention de l’État – formelles, fonctionnelles, matérielles et patrimoniales – qui traduisent les multiples degrés de participation publique à l’économie.
L’article analysera, dans une première partie, le rôle du fédéralisme et des communes dans la mise en œuvre des politiques de privatisation (1). Il étudiera dans ce cadre les fondements constitutionnels et doctrinaux encadrant l’action économique de l’État fédéral, afin de comprendre la neutralité apparente mais structurante de la Loi fondamentale en matière de politique économique. Enfin, une approche historique permettra de mettre en évidence la continuité d’un Sonderweg allemand, caractérisé par une prudence institutionnelle et juridique à l’égard de la libéralisation économique (2).
1. La privatisation dans le système fédéral allemand à niveaux multiples
Le caractère fédéral de l’Allemagne constitue une particularité essentielle qu’il convient d’éclairer pour comprendre les trajectoires historiques à l’origine du Sonderweg allemand. Dès les débuts de son industrialisation, et plus encore que dans d’autres pays européens, le nombre d’entreprises d’approvisionnement relevant du droit public et liées à l’infrastructure a fortement augmenté. À partir du milieu du xixe siècle, l’approvisionnement en eau, en gaz et en électricité, tout comme la collecte des déchets, les transports publics, les réseaux d’assainissement ou encore les institutions sociales, était majoritairement organisé au niveau communal, sous le régime du droit public11. Cette organisation a conduit à une répartition des compétences entre les communes, les Länder et la Fédération en matière d’exécution des missions de service public. Seules quelques fonctions, comme la poste ou les transports ferroviaires, ont par la suite été centralisées au niveau fédéral12.
Il convient de distinguer quatre formes de privatisation13, qui mettent en évidence, d’une part, l’action de l’État-nation, et d’autre part, celle des collectivités locales ou régionales. En Allemagne, l’analyse des tendances à la nationalisation ou à la privatisation doit accorder une attention particulière au niveau communal, où se concentre une grande partie de ces dynamiques14.
1.1 L’autonomie communale
Dans la structure fédérale de l’État allemand, les Länder assument l’ensemble des compétences étatiques, conformément à l’article 30 de la Loi fondamentale, sauf disposition contraire de celle-ci. À l’intérieur des Länder, on trouve les communes, qui, selon l’article 28, paragraphe 2 de la Loi fondamentale, ont pour mission d’exécuter de manière autonome toutes les missions relevant de la communauté locale – en particulier les services d’intérêt général15. On parle alors d’autonomie communale (kommunale Selbstverwaltung16). La manière dont une commune exerce ses missions n’est pas strictement définie par la Loi fondamentale17. Elle peut ainsi agir aussi bien selon le droit public que le droit privé. La structure de l’État allemand est donc construite de bas en haut : en principe, les Länder conservent la compétence générale en matière d’action publique, tandis que les communes sont responsables de la gestion autonome locale, c’est-à-dire de la mise en œuvre concrète des services d’intérêt général. Que l’on applique au sein d’un Land le monisme des tâches (toutes les tâches étatiques relèvent en principe des communes) ou le dualisme des tâches (distinction entre les affaires communales – services d’intérêt général – et les missions externes des Länder18), les communes constituent toujours le premier échelon de l’exécution des missions publiques. Elles bénéficient de la liberté de choisir la forme juridique (publique ou privée) de leur action19.
Au cours des dernières années, plusieurs collectivités allemandes ont inversé la tendance à la privatisation et ont procédé à une re-communalisierung de certains services publics. Entre 2006 et 2008, environ une centaine de communes ont repris en gestion directe des services d’élimination des déchets précédemment confiés à des opérateurs privés. Selon une étude du Deutsches Institut für Urbanistik (Difu), une évolution similaire a pu être observée dans trente-six grandes villes, notamment dans les secteurs de l’eau, de l’énergie et des transports urbains20.
Ces retours à la gestion publique s’expliquent par plusieurs facteurs économiques et structurels. D’une part, les entreprises municipales ne sont pas tenues de générer des bénéfices : leurs tarifs visent simplement à couvrir les coûts réels du service, ce qui permet de proposer des prix plus bas. D’autre part, les opérateurs privés exigent souvent des primes de risque élevées pour compenser les fluctuations de la demande, ce qui alourdit le coût global. Les régies publiques bénéficient également d’une stabilité accrue du personnel, composé majoritairement d’employés permanents et qualifiés, ce qui se traduit par une meilleure efficacité opérationnelle. À cela s’ajoutent des avantages fiscaux : la gestion des déchets relevant de la Daseinsvorsorge, les entreprises communales sont en principe exonérées de TVA. Enfin, les communes qui assurent elles-mêmes leurs missions peuvent se dispenser de procédures d’appel d’offres européennes coûteuses et longues21.
Une tendance récente particulièrement significative concerne le secteur de l’énergie. L’adoption de la Loi sur les énergies renouvelables (Erneuerbare-Energien-Gesetz – EEG) a favorisé la décentralisation du marché énergétique et la création de structures locales de production et de distribution. Dans ce cadre, les entreprises municipales d’énergie (Stadtwerke ou Municipal Energy Companies – MECs), fortement ancrées dans leur tissu local, jouent un rôle essentiel dans la mise en œuvre de la transition énergétique et dans la promotion de technologies innovantes. Leur action illustre la manière dont la ré-étatisation peut s’inscrire non seulement dans une logique économique, mais aussi dans une stratégie de durabilité et d’autonomie locale22.
Des exemples concrets illustrent cette tendance : la ville de Bergkamen a été pionnière en rachetant dès 1995 son réseau électrique pour environ 50 millions d’euros et en créant, avec Kamen et Bönen, une régie commune d’énergie. D’autres collectivités ont suivi, telles que Ludwigshafen ou le Kreis d’Uckermark, qui a confié la collecte des déchets à une société publique locale, réalisant ainsi une économie annuelle d’environ deux millions d’euros sans hausse de tarifs. Dans les villes d’Aachen et de Düren, la remunicipalisation a également permis de réduire les coûts de collecte et d’abaissement des redevances de près de 20 %23.
En raison de cette position centrale des communes dans l’organisation fédérale de l’Allemagne, il est essentiel d’accorder une attention particulière à leur rôle dans les processus de privatisation. L’action communale en matière de privatisation peut prendre plusieurs formes : la privatisation formelle, la privatisation matérielle, la privatisation fonctionnelle, ainsi que la privatisation des actifs. Cette dernière intervient principalement au niveau de l’État fédéral24. Ces quatre types de privatisation peuvent être envisagés comme un spectre, allant du mode d’intervention le plus léger au plus radical. La privatisation formelle, en tant que forme la moins contraignante, permet à la puissance publique de conserver un contrôle significatif sur les décisions25. Dans le cas de la privatisation fonctionnelle, l’autorité publique conserve également un certain pouvoir de contrôle, dans la mesure où la compétence demeure dans son champ de responsabilité. En revanche, la privatisation matérielle constitue la forme la plus poussée de privatisation au niveau communal, dans la mesure où les pouvoirs publics se retirent largement de l’exécution directe des missions, cédant celle-ci à des acteurs privés26.
Dans le cas d’une privatisation formelle, un organe de l’administration publique confie l’exécution d’une mission publique à une société de droit privé nouvellement créée, généralement désignée comme société en pleine propriété (Eigengesellschaft27). Bien que la structure juridique soit privée, l’entité reste sous contrôle public, exercé par le biais du contrat de société ou des statuts. Cette forme de privatisation ne constitue donc pas un désengagement, mais une adaptation organisationnelle Ces sociétés sont souvent perçues comme plus efficaces que leurs équivalents de droit public – tels que les entreprises relevant de l’article 26, paragraphe 2 du BHO/LHO, c’est-à-dire des entités économiques rattachées à l’administration publique, qui ne disposent pas de la personnalité juridique propre, mais sont gérées de manière autonome au sein de l’État fédéral ou d’un Land28 – les entreprises communales propres ou encore les fondations de droit public29. Les formes juridiques privilégiées sont généralement la SARL (GmbH) ou la SA (AG), car elles offrent une structure plus souple et réactive, ce qui en fait des outils particulièrement adaptés à l’échelle communale30. Les collectivités publiques conservent l’intégralité du capital de ces sociétés, tout en bénéficiant des avantages du droit privé31, tels que : la souplesse de gestion, la non-soumission aux règles internes des services publics (comme la gestion budgétaire, les barèmes de rémunération ou les régimes tarifaires), et une plus grande réactivité aux exigences du marché32. En raison de ces avantages organisationnels et économiques, la privatisation formelle est largement répandue, notamment dans les secteurs de l’approvisionnement en eau, de la gestion forestière ou encore du traitement des données33.
Dans le cadre d’une privatisation matérielle, l’exécution d’une mission publique est entièrement transférée à une entreprise privée. Dès lors, la tâche concernée n’est plus assurée selon les règles du droit public, mais selon celles du droit privé34. Ce transfert implique l’application pleine et entière des règles de la concurrence dans une économie de marché. Le pouvoir de disposition sur les biens patrimoniaux liés à la mission relève alors d’un acteur privé, qui ne bénéficie d’aucun droit particulier en vertu du droit public35. Il convient toutefois de nuancer cette définition : dans la plupart des cas, la collectivité publique conserve un droit de regard, ce qui signifie qu’elle ne se retire pas totalement de la sphère d’exécution36. Parmi les exemples notables, on peut citer : la vente par l’État de ses parts dans Volkswagen et VIAG, la deuxième phase de la privatisation des chemins de fer fédéraux et de la poste fédérale, marquée par la mise en bourse des actions, ainsi que la privatisation progressive de la poste fédérale à partir de l’an 200037.
La privatisation fonctionnelle occupe une position intermédiaire entre la privatisation matérielle et la privatisation formelle. Contrairement à la privatisation matérielle, l’autorité publique demeure responsable de la mission38. Cependant, à la différence de la privatisation formelle, l’exécution de la tâche est entièrement confiée à une entité de droit privé. Il s’agit donc d’un modèle où la compétence reste publique, mais l’opérateur est privé – qu’il s’agisse d’une personne physique ou morale39. Ce type de privatisation comprend également des phases de transition, dans lesquelles les missions publiques sont maintenues juridiquement comme telles, mais sont appelées à être intégrées progressivement dans le marché libre. On observe ce phénomène dans des secteurs tels que les télécommunications, la poste ou les chemins de fer, où les fonctions demeurent d’intérêt général, tout en étant confiées à des prestataires privés dans une logique concurrentielle40. Un exemple emblématique de privatisation fonctionnelle est la réorganisation de la poste fédérale en vertu de l’article 87 de l’ancienne version de la Loi fondamentale, ainsi que la privatisation du contrôle aérien en 199241.
1.2. La privatisation au niveau fédéral
En revanche, la privatisation des actifs désigne le transfert de biens patrimoniaux publics – et donc de ressources financières – de l’État ou des collectivités locales vers des acteurs privés. Ce type de privatisation concerne principalement le niveau fédéral42. Il s’agit ici de la vente d’actifs non directement liés à l’exécution des missions de service public, tels que des biens immobiliers ou des participations dans des entreprises commerciales. Du point de vue juridique, ce type de privatisation est en général peu problématique, dans la mesure où il ne touche pas aux services d’intérêt général. Le seul principe constitutionnel applicable est celui de l’égalité devant la loi, inscrit à l’article 343. Les recettes tirées de la privatisation des actifs sont principalement utilisées pour réduire les déficits publics ou pour stabiliser les finances publiques44. Un exemple notable est celui de la vente, en 2009, des actions de la Commerzbank détenues par l’État fédéral, dans le cadre de la loi sur la stabilisation des marchés financiers, adoptée en réponse à la crise financière mondiale45.
L’examen du modèle allemand de privatisation met en évidence un équilibre original entre autonomie locale, neutralité constitutionnelle et continuité historique. Le fédéralisme, en répartissant les compétences économiques entre la Fédération, les Länder et les communes, empêche toute politique uniforme et favorise des approches différenciées selon les territoires. Malgré cette structure décentralisée, on observe une tendance marquée à la re-communalisation de certains services publics, notamment dans les domaines de l’énergie, de l’eau et de la gestion des déchets. Ainsi, des villes comme Bergkamen ou Ludwigshafen ont racheté leurs réseaux énergétiques afin de renforcer le contrôle public et d’assurer une gestion durable, tandis que plusieurs villes, tel celui de l’Uckermark, ont repris la collecte des déchets avec des économies substantielles à la clé46.
Loin d’une simple résistance à la libéralisation, ce Sonderweg allemand illustre une conception pragmatique de l’intervention publique : la privatisation y apparaît moins comme une fin idéologique que comme un outil de gouvernance au service de la stabilité, de la subsidiarité et de la Daseinsvorsorge.
2. L’héritage de la guerre
Si l’on compare l’évolution de la privatisation en Allemagne depuis la Seconde Guerre mondiale avec celle d’autres pays européens47, il est frappant de constater que l’évolution allemande est tout à fait inversée par rapport à ces derniers48. C’est une conséquence de l’économie de guerre établie pendant la guerre mondiale. Dès la Première Guerre mondiale, une autorité dotée de pouvoirs étendus, la KRA, a été mise en place, qui a dirigé l’économie de l’armement et de l’alimentation de l’Allemagne au cours de la guerre49. Durant la Seconde Guerre mondiale, l’économie allemande comptait non seulement des entreprises privées, intégrées à l’effort de guerre sous contrôle étatique – telles que Miele, Mercedes-Benz, Thyssen ou Rheinmetall50 – mais également un certain nombre d’entreprises détenues directement par l’État, dont l’existence a subsisté bien au-delà de 1945. Parmi les plus significatives, figurent la Volkswagen AG, fondée en 1937, la VEBA AG, héritière de la KRA, ainsi que la Preussag AG51. Il en ressort l’image selon laquelle la construction navale, la production automobile et les entreprises énergétiques ont notamment été nationalisées durant la période de Weimar et sous le nazisme52. L’article 134 de la Loi fondamentale prévoit que les biens de l’ancien Reich sont, sauf disposition contraire, transférés à la Fédération, ce qui signifie qu’ils sont désormais considérés comme patrimoine fédéral (Bundesvermögen). Ainsi, dans la période d’après-guerre, il a été possible de recourir à un stock d’entreprises industrielles d’État important en comparaison européenne. La vague de socialisation des années 50 et 60, telle qu’elle a été enregistrée en France ou en Grande-Bretagne, n’a pas eu lieu en Allemagne53, comme de grandes entreprises publiques étaient déjà présentes, notamment la Salzgitter AG et la Volkswagen AG. Dans les années 50 et 60, certaines de ces entreprises (Volkswagen, VEBA et Preussag – aujourd’hui TUI) ont même été partiellement privatisées54. Dans l’Allemagne d’après-guerre, au cours des années 1960, le concept macroéconomique de « pilotage global » (Globalsteuerung) a en outre reçu une attention accrue55. Il était considéré comme un moyen pour l’État d’influencer l’évolution économique – par exemple les investissements, les exportations ou encore la croissance globale – au moyen d’une politique budgétaire et économique ciblée56. L’essor économique quasi ininterrompu de l’après-guerre a été interprété comme la preuve du bon fonctionnement des instruments keynésiens de régulation de l’épargne, de l’investissement et des exportations, sous pilotage étatique57.
2.1. La tradition de l’intervention étatique au « service public » : Les fondements constitutionnels
L’intervention de l’État dans l’économie a été conçue comme un moyen d’assurer ce que l’on appelle les services d’intérêt général (Daseinsvorsorge58). Dans l’intérêt général, l’État pouvait se substituer aux opérateurs privés. Sous le national-socialisme, selon Forsthoff, ce bien commun était encore lié à un élément ethnique et nationaliste, dit « völkisch59 ». Toutefois, l’idée fondamentale perdure jusqu’à aujourd’hui et constitue le fondement de l’intervention de l’État dans l’économie. On peut en voir un exemple dans l’article 14, paragraphe 2, de la Loi fondamentale, qui énonce expressément que la propriété doit toujours servir le bien commun. Une intervention de l’État dans les entreprises privées est donc possible en vertu des articles 15 et 14, paragraphe 3, dans la mesure où elle va dans le sens de l’intérêt général. Un portefeuille d’actifs publics, par exemple sous forme de participations dans des entreprises, présente l’avantage de pouvoir être vendu en période de crise. Ainsi, une nationalisation peut poursuivre un objectif fiscal, en plus de viser le service public60. L’Allemagne d’après-guerre se caractérisait par une « société économique pluraliste ». Aux côtés des entreprises privées, notamment dans le secteur de l’énergie, on trouvait des prestataires publics dans le domaine des services d’intérêt général, tels que l’approvisionnement en électricité et en eau, mais aussi dans les secteurs des télécommunications, de la poste et des chemins de fer61.
Il est évident que l’influence de l’État ou, à l’inverse, la tendance à la privatisation reflète l’orientation politico-économique d’un pays – un phénomène particulièrement marqué dans le cas de l’Allemagne62. Entre les deux pôles politiques, le spectre libéral-conservateur peut osciller entre une orientation émancipatrice et participative, ou au contraire, une posture conservatrice et autoritaire. Du côté social-démocrate, on peut envisager soit une politique sociale-libérale favorable au marché, soit une politique « pro-État » axée sur la justice sociale63. En RFA, le tournant libéral-conservateur du gouvernement fédéral en 1982, ainsi que celui de la réunification allemande et l’adaptation d’un système économique socialiste à celui de l’économie sociale de marché, illustrent clairement ces dynamiques politiques64. La Loi fondamentale allemande est considérée comme neutre sur le plan de la politique économique65. Les articles 14 et 15 – déjà mentionnés – prévoient des possibilités d’intervention de l’État dans les droits de propriété à des fins d’intérêt général66. Toutefois, la notion d’intérêt général n’est pas définie de manière précise. Il revient donc aux organes de l’État, au sens de l’article 1, alinéa 3 de la Loi fondamentale – c’est-à-dire les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire – de déterminer, au cas par cas, si l’intérêt général est effectivement en cause67. La Loi fondamentale est ainsi ouverte à une multitude de modèles d’interprétation politique. Cette ouverture est déjà inhérente à la nature du droit de propriété, dont le contenu et les limites sont définis par des lois soumises à la clause de fonction sociale selon l’article 14, alinéa 1, phrase 2 de la Loi fondamentale, et dépendent donc des majorités politiques parlementaires et gouvernementales. Cela vaut d’autant plus que la notion juridique indéterminée d’« intérêt général » et sa mise en balance avec d’autres intérêts protégés par les droits fondamentaux (comme la propriété privée, le libre développement de la personnalité ou le principe d’égalité) se prêtent particulièrement à des interprétations politiques divergentes68. Un exemple concret de droit constitutionnel d’application est fourni par l’article 65 de la BHO (loi budgétaire fédérale). Cette disposition a été remise en œuvre pour la première fois après le tournant libéral-conservateur, et considérée comme base du paquet de privatisations adopté en 1985. Selon l’article 65, alinéa 1, point 1 de la BHO, l’État ne peut mener une activité économique que si « un intérêt important de la Fédération est en jeu et si l’objectif poursuivi par la Fédération ne peut être atteint de manière meilleure et plus économique par d’autres moyens ». Cette clause comporte donc deux éléments : d’une part, l’existence d’un intérêt fédéral majeur – autrement dit, le service concerné doit répondre à un besoin d’intérêt général (Daseinsvorsorge) – et, d’autre part, une clause de subsidiarité limitant l’action économique de la Fédération69.
Il apparaît clairement que la notion fréquemment utilisée de « service d’intérêt général » (§ 65 BHO), ainsi que le concept constitutionnel sous-jacent de l’intérêt général selon l’article 14, sont ouverts à des interprétations politiques. La nature vague du concept de services d’intérêt important englobe presque toutes les activités économiques liées aux ressources qui sont pertinentes dans un État social moderne. Selon l’idée de Forsthoff70, les services d’intérêt général doivent « protéger les individus contre les risques d’une société moderne capitaliste et techniquement développée, dans laquelle les individus acquièrent certes de nouvelles libertés et possibilités, mais ne sont plus en mesure d’en gérer seuls les risques ».
Mais ce n’est pas seulement la première partie de l’article 65, alinéa 1, point 1 de la BHO, axée sur les services d’intérêt général, qui est soumise à une interprétation politique (arbitraire mais légitimée démocratiquement). La position privilégiée de l’État dans l’activité économique permet en effet de justifier aisément son intervention dans des domaines jugés importants. Là encore, l’autorégulation de l’acteur public bénéficie d’une marge d’appréciation71.
2.2. Absence de dynamique de privatisation dans les années 1980
On pourrait donc s’attendre à ce que l’Allemagne, à l’instar des autres nations industrielles européennes, connaisse dans les années 1980 une forte libéralisation, d’autant plus qu’un gouvernement libéral-conservateur était alors au pouvoir. Mais là encore, on observe une forme de Sonderweg allemand, dans la mesure où l’héritage étatique dans le secteur des infrastructures rendait les processus de privatisation plus complexes qu’ailleurs.
Alors que d’autres pays européens ont été touchés par une vague de libéralisation dès les années 1970, la tradition juridique des services publics d’intérêt général restait très ancrée en Allemagne. Cette tradition a même connu un regain de popularité à cette époque72. Pendant la période de gouvernement de la coalition sociale-libérale, entre 1969 et 1982, aucune entreprise publique n’a été cédée73. Relativement tard et encouragée par le changement de gouvernement en 1982, l’Allemagne a également connu une poussée de libéralisation74. On parlait alors d’un tournant néo-libéral, marqué par la promotion de la privatisation et de la dérégulation. Les interventions de l’État dans l’activité économique étaient jugées inefficaces75. La libéralisation est devenue un « concept politique de combat », destiné à marquer la rupture entre la nouvelle coalition formée par le FDP et la CDU, et l’ancienne alliance entre les sociaux-démocrates et le FDP76. Ainsi, à partir des années 1980, l’Allemagne a, du moins en théorie, pris le train de la libéralisation mené par Ronald Reagan et Margaret Thatcher77. Cependant, les plans de cette nouvelle politique – tout comme les réformes en matière de fiscalité, de santé ou de retraites – sont restés vagues78. Dans une comparaison internationale, on ne peut donc pas accorder une importance particulière à l’annonce politiquement explosif de ce « tournant79 ». Josef Schmid a ainsi qualifié la libéralisation des années 1980 de « tournant inachevé80 ». Cet échec de la nouvelle politique économique – et donc l’écart par rapport à la tendance mondiale – s’explique en grande partie par des querelles au sein de la coalition gouvernementale. Tandis que le FDP et les forces libérales de la CDU soutenaient la privatisation des entreprises publiques, les commissions sociales de la CDU ainsi que la branche bavaroise du parti (la CSU) s’y opposaient81. La liste des entreprises à privatiser a ainsi été modifiée et raccourcie à plusieurs reprises. Finalement, le changement de cap annoncé s’est principalement limité à la vente de participations dans Salzgitter AG, VEBA, VIAG et Volkswagen, pour un produit total de seulement 9,4 milliards de DM82.
2.3. Accroissement des privatisations dans les années 1990 : La réunification allemande
En revanche, les années 1990 ont été marquées par une intensification du processus de privatisation, même si le produit total des ventes d’actifs publics en Allemagne est resté inférieur à celui observé dans d’autres pays européens83. Après la chute du mur de Berlin, la plus grande entreprise d’État au monde à l’époque – les VEB (entreprises du peuple) de la RDA – a été transformée en une entité de transition, la Treuhandanstalt, placée sous l’autorité du gouvernement fédéral. L’objectif de la privatisation s’est alors élargi, dépassant le seul niveau fédéral pour concerner également les communes84. Le changement de régime a conduit à la création d’une holding chargée de transformer les VEB en sociétés de capitaux85. Cette politique de privatisation visait notamment à contribuer au financement du tournant politique et économique de la réunification86. Toutefois, cet objectif a échoué de manière spectaculaire avec la dissolution de la Treuhandanstalt en 1994 : environ 3 700 des 8 000 entreprises créées ont été liquidées, trois millions d’emplois ont été supprimés, et les pertes se sont élevées à près de 264 milliards de DM87. La redistribution de la propriété publique de la RDA vers le secteur privé constitue un événement historique sans équivalent en matière de libéralisation. Grâce à des conditions d’achat très favorables (faibles obstacles réglementaires, prix bas, absence de contrôle de solvabilité), les Allemands de l’Ouest, économiquement mieux lotis, ont acquis environ 85 % des biens de la Treuhand. Seuls 5 % sont restés entre les mains de particuliers est-allemands, tandis que 10 % ont été cédés à des investisseurs internationaux88. Les anciens biens publics ont souvent été vendus à bas prix, sans vérification rigoureuse de la capacité des acheteurs à les exploiter durablement89.
La vente à bas prix des entreprises est-allemandes a renforcé la pression en faveur de la privatisation dans l’ensemble de l’Allemagne, dans un contexte où le budget fédéral était fortement sollicité par les coûts de la réunification90. Moins spécifiquement allemande, l’intégration européenne a eu un impact sur les anciens monopoles publics dans le secteur des infrastructures, à travers l’adoption de nouvelles directives de régulation91. Bien qu’aucune privatisation ne soit imposée directement, les aides d’État à destination des prestataires de services d’infrastructure (par exemple dans le cadre d’une privatisation formelle92) ont été rendues plus difficiles93. Par ailleurs, les décisions de politique budgétaire ont été prises dans un contexte de consolidation des finances publiques, afin de satisfaire aux critères de Maastricht94. Cela a contribué à stimuler la politique de privatisation, notamment dans les domaines de la poste et des télécommunications en Allemagne. Toutefois, ces projets se sont heurtés à une résistance nationale notable, notamment de la part de la Deutsche Post95.
Une réforme de la Loi fondamentale a également été nécessaire pour permettre cette évolution, remplaçant les principes d’un État prestataire fixés à l’article 87 par des critères fondés sur l’économie de marché96. Ainsi, les entreprises Deutsche Post, Deutsche Telekom et Postbank ont été transformées en sociétés par actions entre 1996 (pour la Telekom) et 2000 (pour la Deutsche Post97). En raison des difficultés financières de la Bundesbahn depuis les années 1980, aggravées par la réunification, la privatisation du chemin de fer a progressé beaucoup plus lentement98. Dans cette même dynamique, on peut aussi mentionner la modification du § 7 de la BHO, selon laquelle il ne s’agit plus simplement de comparer les prestations publiques et privées, mais aussi d’évaluer concrètement les alternatives d’action99. Cette disposition vise à faciliter l’intervention du secteur privé100.
2.4. Nationalisation lors des crises du xxie siècle
Même si l’extension des politiques de privatisation au niveau communal a été politiquement soutenue, on observe, notamment pendant la crise financière, une grande prudence de la part des acteurs communaux et des gouvernements des Länder101. Les participations publiques ont été perçues comme un moyen d’intervention active dans la politique sociale en temps de crise102. Après l’éclatement de la bulle boursière en 2001 et 2002, plusieurs lois ont ralenti les efforts de privatisation. Depuis la crise financière de 2008 au plus tard, le soutien sociétal à la libéralisation des missions publiques est resté faible, comme l’indiquent les enquêtes de Forsa et GlobeScan103.
Sur le plan politique aussi, un modèle de nationalisation a été choisi durant la crise : le gouvernement fédéral a mobilisé 480 millions d’euros pour un « fonds de stabilisation financière », géré par un organisme fédéral et organisé avec la participation de la Bundesbank104. Ainsi, la Commerzbank a été soutenue par une prise de participation de 25 % plus une action, tout comme la banque Hypo Real Estate105. De plus, l’imprimerie fédérale a été entièrement nationalisée en 2009106. Par ailleurs, deux grands projets de libéralisation prévus pendant la première grande coalition sous Angela Merkel à partir de 2005 ont échoué : celui de la Deutsche Flugsicherung et l’introduction en Bourse de la Deutsche Bahn107. Des réserves constitutionnelles ainsi que des négociations internes longues ont retardé la privatisation matérielle de ces entreprises. Avec la crise de 2008, ces projets ont été abandonnés face à l’incertitude des marchés financiers. Les partis de gauche se sont également opposés à la poursuite des privatisations, rejoignant une réticence générale de la population à l’égard de la vente d’actifs publics108.
La crise financière a conduit à l’introduction du mécanisme de frein à l’endettement, inscrite aux articles 109 et 115 de la Loi fondamentale109. Celui-ci limite les possibilités d’endettement de l’État, ce qui pourrait en théorie favoriser les privatisations au détriment des nationalisations. Néanmoins, on observe une augmentation latente du nombre de participations fédérales : de 532 en 2004 à 575 en 2016, notamment en raison d’une faiblesse des marchés financiers110.
Par ailleurs, le frein à l’endettement a été suspendu à plusieurs reprises lors des récentes crises, notamment pendant la pandémie de Covid-19111 et la crise énergétique de 2022 consécutive à l’agression russe contre l’Ukraine112. Durant ces périodes, l’Allemagne a massivement investi dans des réponses publiques à la crise, sous des gouvernements aussi bien conservateurs que progressistes. Par exemple, en 2020, 9 milliards d’euros ont été alloués à Lufthansa, 550 millions à la Deutsche Bahn, 204,1 millions à Condor, ainsi que des paquets de financement pour TUI et Uniper (ce dernier pendant la crise énergétique113). Contrairement au Royaume-Uni, l’Allemagne n’a pas mené de privatisations de crise pendant la pandémie114. Au contraire, Gazprom Germania (devenu SEFE) a été nationalisé115. Cette mesure, bien qu’ancrée dans une logique de sécurité nationale, illustre que la nationalisation peut être jugée souhaitable en temps de crise pour des raisons économiques et stratégiques, notamment dans les secteurs où existe une forte dépendance vis-à-vis d’États tiers.
L’histoire économique allemande, marquée par une forte intervention de l’État depuis les guerres mondiales, explique la persistance d’un secteur public solide et la prudence vis-à-vis des privatisations. Héritière d’un important patrimoine industriel public et d’une conception sociale de la propriété fondée sur le bien commun, l’Allemagne a connu une libéralisation tardive et incomplète. Des crises récentes, de 2008 à la pandémie de 2020, ont confirmé ce Sonderweg : la nationalisation y demeure un instrument de stabilité et de protection économique plutôt qu’une exception.
Conclusion : L’exception allemande
Il se dégage ainsi un tableau dans lequel l’Allemagne suit une voie particulière, distincte de celle de la France, du Royaume-Uni ou de l’Autriche. Les privatisations – malgré l’introduction du frein à l’endettement – restent rares, en particulier comme réponse aux crises. L’Allemagne s’appuie, conformément à l’article 134 de la Loi fondamentale, sur un stock d’entreprises publiques issu d’une tradition communale d’organisation publique des infrastructures, renforcée par les conséquences de la guerre. Le fédéralisme allemand, avec le rôle actif des communes dans la gestion des services publics, constitue également un frein structurel à une libéralisation systématique. Bien que la Loi fondamentale soit neutre sur le plan économique et autorise en théorie une libéralisation large, la pratique montre que les acteurs politiques, économiques et l’opinion publique font preuve d’une réserve traditionnelle à l’égard de la privatisation des services d’intérêt général. La vague de privatisations observée après la réunification allemande reste une exception historique. Ainsi, la Loi fondamentale, bien que neutre sur le plan économique, permet une pluralité d’interprétations, ce qui renforce le poids des traditions politiques et juridiques nationales propres à l’Allemagne.
