L'auteur
Achille Magloire Ngah est docteur en droit public, enseignant, chargé de cours à l’Université de Yaoundé II, département de droit public comparé et chercheur au Centre d’Étude en Droit International Public et Communautaire (CEDIC). Ses travaux portent sur les rapports de systèmes juridiques, notamment les relations droit interne/droits externes. Sa thèse a pour titre L’ordre juridique communautaire et les constitutions des États membres de la CEMAC et de la CEDEAO. Il s’intéresse aussi au droit constitutionnel et au droit administratif de la décentralisation, notamment la façon dont les États africains absorbent les royautés et chefferies traditionnelles.
Le bijuridisme en Afrique subsaharienne désigne la coexistence, souvent héritée de la colonisation, de deux systèmes juridiques principaux : le droit positif inspiré des puissances coloniales et les droits coutumiers1. Bien que ces systèmes antinomiques ne soient pas forcément en conflit, les auteurs observent une tension permanente entre la législation moderne souvent mal adaptée aux réalités socio-anthropologiques de l’Afrique et les pratiques juridiques traditionnelles, séculaires et ancestrales qui continuent de rythmer la vie sociale des Africains. Les domaines les plus concernés sont : le droit de la famille, le droit des successions et de la propriété foncière2. Le gardien et l’interprète de ces normes ancestrales est le roi ou le chef traditionnel. Son rôle dans la vie sociopolitique africaine est indéniable et multidimensionnel3. En effet, en plus d’être le régent de sa communauté, le chef traditionnel est aussi la courroie de transmission entre sa communauté et les pouvoirs publics étatiques. Cette position charnière et ambivalente astreint la chefferie traditionnelle à « un rôle paradoxal » et en fait « une institution complexe4 ». Tout comme les règles juridiques qui régissent ses rapports, en l’occurrence avec le droit public. Pour le comprendre, une précision terminologique est nécessaire.
Sur le plan conceptuel, les juristes admettent leur difficulté à appréhender la chefferie traditionnelle, parce que les textes normatifs ne la définissent pas de façon claire ou ne la définissent pas du tout5. L’ordonnance camerounaise de 1977 portant organisation des chefferies traditionnelles reste muette à ce sujet. Pareil constat avec la loi ivoirienne du 14 juillet 2014 portant statut des rois et chefs traditionnels. La loi nigérienne n° 2015-01 du 13 janvier 2015 portant statut de la chefferie traditionnelle propose, pour sa part, une définition inédite, mais assez curieuse : l’article 2 dispose qu’« au sens de la présente loi, on entend par la chefferie traditionnelle l’institution qui regroupe l’ensemble des chefs traditionnels dépositaires de l’autorité coutumière ». Cette définition prêtre à confusion, car elle renvoie à une sorte de conseil ou de confrérie des chefs traditionnels plutôt qu’à l’institution cheffale ou la chefferie traditionnelle elle-même. Le législateur nigérien semble réduire la chefferie traditionnelle au groupe des chefs. Or la chefferie traditionnelle va au-delà de la personne du chef ou du roi ; elle est composée du chef, de ses notables et de sa communauté.
Les auteurs ont donc précisé les choses. Selon Landry Ngono Tsimi, la chefferie traditionnelle est « une organisation sociale qui fonctionne selon les coutumes, les traditions et les mœurs d’une communauté donnée. Elle est relativement autonome et se caractérise par le très fort sentiment d’appartenance de ses membres à une même identité sociologique, historique et culturelle6 ». Aimé Dounian explique que la chefferie traditionnelle est « un groupement humain dont les membres sont liés les uns aux autres par des solidarités anthropologiques voire communautaires […] au-delà du chef lui-même… » qui se présente comme « cette personne qui, choisie par les notables, la famille régnante ou la population locale et désignée par l’administration se trouve à la tête d’une unité territoriale de commandement appelée chefferie traditionnelle7 ».
Le droit public des États africains, c’est-à-dire « l’ensemble des règles de droit qui régissent l’organisation de l’État et ses rapports avec les individus ou organisations reconnus comme des sujets par les ordres juridiques internes, [régionaux] ou internationaux », cherche, aussi bien dans sa branche constitutionnelle que dans sa branche administrative, à régir les chefferies traditionnelles8. En effet, la chefferie qui, dans certains pays, a été longtemps menacée d’abolition9, est désormais reconnue dans le droit public moderne10 ; ce qui l’oblige à obéir à deux ordres juridiques difficilement compatibles, l’ordre traditionnel et l’ordre étatique. D’où l’ambiguïté et les incertitudes11. On constate des influences réciproques entre cette institution et « les institutions, les autorités politiques et administratives12 ». On constate aussi que ces influences sont évidemment disproportionnées puisque l’État demeure la puissance politique suprême. Mais on constate encore que les chefferies, avec leur droit coutumier et leur légitimité, sont des institutions dont ne peuvent et ne veulent pas se passer les États africains : elles sont « au cœur de l’histoire » de l’Afrique en général et des peuples qu’elles régissent et qui constituent l’ancrage d’États tels que le Cameroun, la Côte d’Ivoire et le Niger13.
Ces trois pays serviront de cadre de référence à une approche comparative, la question centrale étant de mesurer, dans un sens, la façon dont l’État cherche à maîtriser la chefferie, dans l’autre, la façon dont la chefferie résiste au droit moderne.
1. La maîtrise de la chefferie traditionnelle par l’État
Entre le début de la période coloniale et les premières années des indépendances, le sort de l’institution cheffale a oscillé entre instrumentalisation et volonté d’anéantissement14. Cependant, avec l’avènement de la démocratie, aux aurores des années 90, l’on a observé son entrée « dans la nasse des acteurs institutionnels et non institutionnels15 », entrée qui a épousé soit une tendance de reconnaissance constitutionnelle, soit un encadrement statutaire (légal ou réglementaire), soit les deux.
1.1. La constitutionnalisation de la chefferie
Le statut constitutionnel des chefs ou des rois traditionnels n’est pas très interrogé en Afrique16. Peut-être est-ce dû au fait que les lois fondamentales préfèrent insister sur la protection des us et coutumes, sur la diversité culturelle et sur le respect des peuples autochtones, plutôt que sur l’institution qui garantit tout cela. Toutefois, la lecture des constitutions du Cameroun, du Niger et de la Côte d’Ivoire montre que la chefferie a bel et bien été constitutionnalisée, soit par reconnaissance, soit par ricochet.
1.1.1. La constitutionnalisation par reconnaissance
La constitutionnalisation est la preuve manifeste de la reconnaissance juridique de l’importance de la chefferie traditionnelle dans la gouvernance nationale et locale et dans la préservation des valeurs culturelles diverses des pays africains. Cela est lié au fait que les gouvernants africains ont pris conscience que « quel que soit le lieu où il se trouve, l’Africain reconnait son appartenance à une communauté anthropologique préexistant à l’État17 ». « Au regard des tensions et surtout du hiatus qui existait dans la construction de l’État-nation, il était laborieux voire impossible de construire ledit État sans la reconnaissance des spécificités communautaires en l’occurrence la place qu’occupaient les chefferies traditionnelles dans les nouvelles républiques africaines postcoloniales18. »
La constitution ivoirienne de 2016 consacre un titre entier à la chefferie traditionnelle. Il s’agit du titre XIV. L’article 175 dispose que « la chefferie traditionnelle est représentée par la Chambre nationale des Rois et Chefs traditionnels. La Chambre nationale des Rois et des Chefs traditionnels est l’institution traditionnelle regroupant tous les Rois et Chefs traditionnelles de Côte d’Ivoire ». Le même article poursuit en donnant une énumération des attributions de la Chambre des Rois et des Chefs traditionnels : la valorisation des us et coutumes ; la promotion des idéaux de paix, de développement et de cohésion sociale ; le règlement non juridictionnel des conflits dans les villages et entre les communautés. Et in fine, il est mentionné que « la chefferie traditionnelle participe, dans les conditions déterminées par une loi, à l’administration du territoire19 ». À travers ces lignes, il faut lire « un phénomène nouveau qui s’est construit de façon paradoxale sous la série de crises : le repositionnement des institutions coutumières20 ». Jadis mises à l’écart par les autorités coloniales et plus ou moins ignorées par les nouvelles autorités de la Côte d’Ivoire indépendante, leur rôle prépondérant dans la résolution des crises politiques et sécuritaires qui ont émaillé le pays durant plus d’une décennie a sans doute conduit le constituant ivoirien vers ce qu’un auteur qualifie de « phénomène inattendu qu’est la reviviscence, dans un contexte neuf et sous des formes évidemment nouvelles » de la chefferie traditionnelle21. Cette revitalisation de la chefferie traditionnelle ivoirienne commence en 2014 avec la loi n° 2014-428 du 14 juillet 2014 sus-citée. Puis, le point culminant est la consécration dans la constitution de l’institutionnalisation de la corporation des autorités coutumières qui coexistent désormais avec l’État moderne22.
Bien que suspendue par le coup d’État du 26 juillet 2023, la constitution nigérienne du 25 novembre 2010 adopte une approche jumelant les deux précédentes, à savoir la reconnaissance constitutionnelle globale du droit ou des coutumes et la consécration claire de la chefferie traditionnelle par la constitution. En effet, l’article 167, issu du titre IX consacré aux collectivités territoriales, dispose que « l’État reconnait la chefferie traditionnelle comme dépositaire de l’autorité coutumière. À ce titre, elle participe à l’administration du territoire de la République dans les conditions déterminées par la loi ». Ledit article se poursuit en indiquant que « la chefferie traditionnelle est tenue à une stricte obligation de neutralité et de réserve. Elle est protégée contre tout abus de pouvoir tendant à la détourner du rôle que lui confère la loi ». Ainsi, en plus de la reconnaissance, le constituant nigérien consacre la neutralité politique de la chefferie traditionnelle afin de préserver son rôle et la place essentielle qu’elle occupe « non seulement en tant qu’institution de gouvernance locale, mais aussi en tant que gardienne des cultures et des valeurs ancestrales23 ». C’est ce qui fait dire au Conseil d’État nigérien que « la chefferie traditionnelle est restée une réalité vivante qui se renforce et se renouvelle. L’État associe cette force sociale à son action et l’a intégré à son organisation administrative24 ». Cette intégration justifie sans doute le fait de reléguer la reconnaissance de la chefferie traditionnelle dans le titre consacré aux collectivités territoriales décentralisées ; « de longue date, explique Hubert Ouedraogo, la chefferie coutumière a été consacrée en tant qu’institution locale responsabilisée dans la gestion des affaires locales25 ».
Cette consécration constitutionnelle du rôle de la chefferie traditionnelle dans la décentralisation par le constituant nigérien se rapproche de l’approche camerounaise qui est certes voilée ou noyée dans une disposition elliptique consacrée à la composition des organes délibérants des régions, mais n’en demeure pas moins une reconnaissance claire de l’institution coutumière. En effet, d’après l’article 57 de la constitution camerounaise, « les conseillers régionaux dont le mandat est de cinq ans sont : les délégués des départements élus au suffrage universel direct ; les représentants du commandement traditionnel élus par leurs pairs ». Cette entrée solennelle de la chefferie traditionnelle dans les organes délibérants des régions (circonscriptions territoriales décentralisées) est une marque de revitalisation et de consécration constitutionnelle du rôle de la chefferie traditionnelle dans la décentralisation au Cameroun26. Même si l’on peut regretter, pour ce qui est du Cameroun, que la chefferie, en tant qu’institution, ne jouisse d’aucune compétence directe dans le domaine de la décentralisation et qu’elle ne soit concrètement considérée ni comme une circonscription administrative, ni comme une collectivité territoriale décentralisée. Une réforme visant à redynamiser l’institution et la faire sortir de l’ambiguïté juridique serait donc nécessaire.
1.1.2. La constitutionnalisation par ricochet
La constitutionnalisation par ricochet (ou constitutionnalisation indirecte ou implicite) consiste à conférer à une norme une valeur constitutionnelle du fait de son lien avec une norme constitutionnelle ou alors du renvoi par la constitution à une norme autre qu’elle-même.
La constitutionnalisation par ricochet de la chefferie traditionnelle dans le constitutionnalisme des États d’Afrique subsaharienne est d’abord manifeste par le renvoi des lois fondamentales à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples qui stipule dans son préambule que les États membres tiennent compte « des vertus de leurs traditions historiques et des valeurs de civilisation africaine… ». Cette disposition fonde certainement, avec le retour du constitutionnalisme libéral des années 90, le retour en force de la constitutionnalisation de la coutume et partant le retour des rois et des autorités traditionnelles dans le paysage politique des États africains27. En effet, la constitution nigérienne dans son préambule proclame son attachement à la charte africaine des droits de l’homme et des peuples de 1981. Pareille proclamation est faite dans le préambule de la constitution camerounaise du 18 janvier 1996. Quant à la constitution ivoirienne, elle proclame son adhésion aux droits et libertés tels que définis dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Ce phénomène, qualifié par Alain Franklin Ondoua d’internationalisation des constitutions en Afrique subsaharienne en matière des droits fondamentaux28, a conduit les États sus-cités à opter pour la valorisation, mieux la constitutionnalisation des us et coutumes traditionnelles dont le chef coutumier ou le roi est la figure de proue et le garant29. C’est en ce sens que Célestin Sietchoua Djuitchoko soutient que la constitutionnalisation de la coutume a pour effet la consolidation juridique de la norme coutumière30. Victor Emmanuel Bokali admet, pour sa part, que la coutume, en tant que source de droit, demeure une réalité. Dès lors, plutôt que de continuer à espérer l’anéantissement du droit coutumier, il paraît désormais judicieux de promouvoir un rapport de complémentarité, de parvenir à une symbiose entre les deux systèmes juridiques31. C’est sans nul doute dans cet esprit que les constitutions africaines ont fait leur, les dispositions de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples en consacrant la protection des us et coutumes, donc celle de la chefferie traditionnelle.
Ainsi, l’article 24 de la constitution ivoirienne de 2016 dispose que « l’État promeut et protège le patrimoine culturel ainsi que les us et coutumes qui ne sont pas contraires à l’ordre public et aux bonnes mœurs ». Dans le même esprit, le préambule de la constitution de la 7e République du Niger énonce que le peuple nigérien souverain est soucieux de sauvegarder son identité culturelle. Il en est de même de l’article 1er de la constitution camerounaise du 18 janvier 1996 qui dispose que « La République du Cameroun […] reconnait et protège les valeurs traditionnelles conformes aux principes démocratiques ». Un peu comme pour dire que l’État moderne du Cameroun ne compte pas nier son ancrage traditionnel, au contraire, il les reconnait et s’engage à les protéger, à la simple condition que ces valeurs soient conformes aux principes démocratiques, notamment l’État de droit ou le droit étatique en vigueur.
Il faut signaler le cas du Cameroun. C’est en effet une ouverture mesurée à la chefferie traditionnelle ; non seulement la constitution ne marque pas une reconnaissance claire de l’institution cheffale mais, de plus, elle « semble soustraire les chefferies traditionnelles de l’emprise du droit ancestral pour les placer sous un régime entièrement de droit public et s’assurer par là leur contrôle, tant il est vrai que l’une des fonctions du droit public moderne est de promouvoir la domination politique des gouvernants et leur permettre, entre autres de réaliser leur projet de société32 ». La conséquence directe de cet état des choses est la cohabitation à côté de l’ordre juridique étatique, ou du moins la survivance en son sein, de l’ordre coutumier qu’il s’attèle dès lors à encadrer.
1.2. L’encadrement statutaire de la chefferie traditionnelle
Le statut renvoie à un ensemble cohérent de règles applicables à une catégorie de personnes ou d’agents ou à une institution et qui en déterminent pour l’essentiel la condition et le régime juridique33. Appliqué au statut de la chefferie traditionnelle, on remarque que les législations tendent toutes à encadrer les conditions d’accession à la dignité de chef et de roi traditionnel d’une part, et les charges ou fonctions ou attributions d’autre part.
1.2.1. L’encadrement légal du mandat
Parler de mandat du chef traditionnel peut paraître incongru. Ce concept renvoie en effet à la démocratie libérale, au système représentatif, à l’expression du régime démocratique idéal34. Or, la chefferie traditionnelle ou coutumière a souvent été perçue comme un legs ancestral contraire à la démocratie, du fait du caractère héréditaire du processus de succession. Cependant, le développement récent d’un droit coutumier public ou « le droit public des chefferies traditionnelles35 » a permis l’intrusion des pouvoirs publics dans le système et une réelle influence sur ses règles du jeu. C’est le cas de la définition légale de la qualité de chef, de son mode de désignation et de la détermination de l’espace d’exercice de ses pouvoirs d’une part et la définition d’un ensemble de mécanismes de sanctions disciplinaires des monarques coutumiers qui sont autant d’instruments de contrôle des institutions coutumières par les pouvoirs publics d’autre part.
S’agissant de la définition ou de la détermination légale de la qualité de chef traditionnel, il est à noter que « la qualité ou la dénomination des chefs traditionnels varie suivant les États36 ». En Côte d’Ivoire, la loi de 2014 (art. 37) dispose qu’« ont la qualité de Roi et de Chef traditionnel, les autorités traditionnelles ci-après, dont les institutions sont reconnues par les administrés et par l’Administration : les Rois ; les Chefs de province ; les Chefs de canton ; les Chefs de tribu ; les Chefs de village ». Ceux-ci (art. 38) « sont désignés suivant les us et coutumes dont ils relèvent ». Ce qui est remarquable ici est que, même si les rois et chefs coutumiers ivoiriens sont désignés selon les us et coutumes de leurs peuples – ce qui veut dire qu’ils jouissent d’une légitimité populaire, parce que « reconnus par les administrés » –, ils doivent aussi être reconnus par l’administration. La question se pose alors de savoir ce qui peut advenir d’un chef qui n’est pas reconnu par l’administration ? Au regard de l’ancrage coutumier des rois et des chefs traditionnels ivoiriens (un ancrage qui a gagné en légitimité du fait de leur rôle dans le maintien de la paix pendant les années de crise37), l’on peut déduire que la non-reconnaissance d’un chef traditionnel par le pouvoir légal n’influence pas leur légitimité sociale et culturelle, mais peut les priver 1/ de la protection due aux rois et chefs traditionnels offerte par l’État, 2/ des honneurs protocolaires, 3/ de leur intégration dans la résolution des conflits fonciers et de la gouvernance locale38.
Au Niger, la loi de 2015 consacre en son article 3 les différentes dénominations des communautés coutumières et traditionnelles qui sont subdivisées selon le cas qu’ils sont dirigés par : « des sultans, des chefs de provinces, des chefs de cantons, des chefs de groupements, des chefs de secteurs, des chefs de villages, des chefs de tribu, des chefs des chefferies particulières, des chefs de quartiers ou des chefs de fractions ». Ils sont pour l’essentiel désignés selon le mode de nomination consacré par leurs communautés respectives39. L’article 05 révèle une véritable « carrièrisation40 » de la fonction de chef traditionnel à travers la passibilité pour toute chefferie d’une communauté coutumière et traditionnelle d’« accéder, par décision du ministre chargé de l’Administration territoriale, à une catégorie supérieure » offrant ainsi au chef de cette communauté une promotion au grade. Tout comme l’État nigérien se réserve le droit de créer, de modifier et de supprimer à sa guise des communautés cheffales41. De même comme en Côte d’Ivoire, « toute élection ou désignation pour la direction d’une communauté coutumière et traditionnelle doit être entérinée par » l’autorité administrative42.
Au Cameroun, les questions relatives à la dénomination des chefferies traditionnelles font l’objet de l’article 5 du décret de 1977 portant organisation de la chefferie traditionnelle : chaque chefferie porte la dénomination consacrée par la tradition, « toutefois, l’autorité compétente peut lui accorder, le cas échéant, une nouvelle dénomination43 ». Comme pour dire que l’État et son administration ont le dernier mot quant à la reconnaissance ou, mieux, l’identification d’une communauté donnée comme chefferie traditionnelle. Cette prégnance vaut aussi quant au processus de désignation d’un nouveau chef qui est faite sous la houlette de l’autorité administrative. Celle-ci coordonne d’abord le choix coutumier en procédant aux consultations nécessaires auprès des notabilités coutumières compétentes44 et signe, ensuite, l’acte de désignation du nouveau chef. Ainsi, au Cameroun, « les chefs de 1er degré sont désignés par le Premier ministre, ceux de 2e degré par le ministre de l’Administration territoriale et ceux de 3e degré par le Préfet45 ».
Cette façon d’associer mécanismes coutumiers et mécanismes administratifs matérialise « la gestion de la pluralité des systèmes juridiques par les États d’Afrique noire46 ». Par la cooptation coutumière, la légitimité anthropologique du candidat, sa reconnaissance et son enracinement au sein de sa communauté sont garantis47. Par sa désignation ou sa nomination par l’administration, on assiste à ce que Jean Nyoya qualifie de « capture juridico-politique de la chefferie par le pouvoir d’État48 ». Cette captation, même si elle assure aux chefs traditionnels une certaine protection de la part de l’État central49, vise plutôt à les soumettre au régime de droit public et à mieux les contrôler50. Volonté de contrôle qui transparait dans le droit absolu que se réservent les pouvoirs publics de sanctionner les autorités coutumières insoumises par des mesures disciplinaires, pouvant aller jusqu’à la destitution51. Ces mesures généralement appliquées dans les relations internes à l’administration étatique témoignent d’une auxiliarisation de la chefferie coutumière.
1.2.2. L’auxiliarisation administrative des fonctions
Depuis l’époque coloniale, les pouvoirs publics ont fait du chef traditionnel un courtier de l’administration52 : il assume un ensemble de charges ou de fonctions administratives ; il reçoit une rémunération conséquente ; il se soumet à un régime de sanctions disciplinaires. Tout cela fait dire à Charles Ngah Mback que le chef traditionnel est un « agent auxiliaire déconcentré » de l’administration53. Ce qui conduit à une confusion entre les agents de l’État et les chefs traditionnels54.
Ce constat part de la lecture de certaines dispositions des textes régissant l’institution ; textes qui étalent un ensemble d’attributions et d’avantages de fonctions dignes de ceux des agents publics qui forment la fonction publique de l’État. Prenons le cas du Cameroun. L’article 10 du décret de 1977 dispose que « sous l’autorité du ministre de l’Administration territoriale, les Chefs traditionnels ont pour rôle de seconder les autorités administratives dans leur mission d’encadrement des populations ». À ce titre, poursuit l’article 20, ils sont « auxiliaires de l’administration ». Au nom de leur complémentarité, les pouvoirs publics camerounais décrètent la confusion entre autorités administratives et autorités traditionnelles. On exige en effet des chefs traditionnels non seulement qu’ils transmettent aux populations les directives des autorités administratives, mais aussi qu’ils se chargent « d’en assurer l’exécution ». Ils sont en outre chargés de concourir « sous la direction des autorités administratives compétentes, au maintien de l’ordre public et au développement économique, social et culturel de leurs unités de commandement ». L’alinéa 3 disposait même – la fonction a été abandonnée – qu’ils se chargent « de recouvrer les impôts et taxes de l’État et des autres collectivités publiques ». Par ces attributs, le statut du chef traditionnel au Cameroun rappelle ou se rapproche de son rôle utilitariste construit par le colonisateur français pour qui « le chef indigène n’est qu’un instrument, un auxiliaire. […] il met au service du commandant de cercle non seulement son activité et son dévouement, mais encore sa connaissance du pays et l’influence réelle qu’il peut avoir sur les habitants de ce pays. Le chef indigène ne parle, n’agit jamais en son nom mais toujours au nom du commandant de cercle et par délégation formelle ou tacite de celui-ci55 ». Le pouvoir colonial a donc fait passer le chef traditionnel du rôle de représentant, chef et protecteur de son peuple à celui de courtier de l’administration, ou de simple agent d’exécution que l’on utilise pour favoriser l’assimilation servile des populations aux dépens de leur émancipation56. Ainsi, bien que les chefs traditionnels aient eux-mêmes bénéficié, avant la colonisation, d’un pouvoir fiscal souverain sur leurs sujets, cette souveraineté va, au fil du temps, avec l’arrivée de l’administration allemande, s’effriter au profit de l’administration coloniale57.
Succédanés de l’administration coloniale, les pouvoirs publics des États indépendants ont pérennisé ce rôle auxiliaire de la chefferie traditionnelle, mais cette fois au service de la centralisation des États postcoloniaux58. C’est le cas du Niger qui a fait de l’Association des chefs traditionnels du Niger (ACTN), dont le statut est reconnu, un acteur de premier choix dans la médiation en vue du règlement de divers problèmes politiques ; militaro-politiques et sociaux économiques59. Ce rôle des chefs traditionnels nigériens est similaire à celui qu’ont joué leurs homologues ivoiriens durant les deux décennies de la crise politique et sécuritaire qui a émaillé le pays60. Toutes choses qui ont sans doute milité en faveur de l’institutionnalisation, par le législateur ivoirien, d’une incorporation des autorités coutumières par la loi de 2014 portant statut des rois et chefs traditionnels, à savoir, la création en son article 8 de la Chambre nationale des rois et chefs traditionnels61. Certains auteurs voient dans cette instance coutumière un instrument au profit de l’État et du politique avec, pour objectifs, la quête ou la consolidation du pouvoir étatique, le clientélisme politique, le renforcement de l’autorité du régime politique en place, la construction d’une paix relative et la mise en place d’un processus de réconciliation sociale en cours. C’est donc un nouveau paradigme important de gouvernance étatique qui intègre la diplomatie coutumière62.
L’autre élément qui témoigne de l’auxiliarisation des chefs traditionnels est leur rémunération ou leur traitement salarial63. Au Cameroun, un décret datant du 13 septembre 2013 modifiant et complétant certaines dispositions du décret de 1977 portant organisation de la chefferie traditionnelle institue des allocations mensuelles (Francs CFA) : chef de 1er degré : 200 000 ; chef de 2e degré : 100 000 ; chef de 3e degré : 50 000. Ces allocations constituent donc de véritables salaires si l’on s’en tient aux conditions prévues par l’article 23 qui indique que cette allocation ne saurait se cumuler avec les indemnités de parlementaire, le traitement de fonctionnaire ou d’agent de l’administration publique ; quiconque serait dans une situation de cumul devrait opérer un choix. Le Niger alloue une allocation annuelle suivant la catégorie des chefferies, à la charge du budget national64.
D’un côté, on peut lire ces allocations comme une volonté de garantir l’indépendance de la chefferie, désormais à l’abri du besoin, et comme le souhait d’éviter le racket des administrés. De l’autre, on doit l’interpréter comme une marque de servitude vis-à-vis des pouvoirs publics : les rois et chefs sont désormais placés dans une posture de subordination hiérarchique qui, à moyen terme, porte atteinte à leur autonomie. On peut ainsi craindre que ceux-ci, par peur d’être suspendus de solde, soient dans l’incapacité de résister aux pouvoirs publics de l’État. Le risque de destitution va dans le même sens. Certains auteurs y voient une stratégie visant à dépouiller le chef « de son auréole sacré65 », à le rendre docile et malléable : les pouvoirs étatiques peinent en effet à cohabiter avec un pouvoir concurrent66.
2. La résistance de la chefferie traditionnelle à l’égard de l’État
S’il est avéré que depuis l’époque coloniale jusqu’à nos jours, les pouvoirs publics cherchent à absorber la chefferie traditionnelle, il est aussi remarquable que cette dernière ne se laisse pas diluer ou dénaturer. Les chefferies résistent à certaines évolutions anciennes et contemporaines voulues par l’État, aussi bien sur le plan institutionnel que juridique.
2.1. La résistance institutionnelle
L’État aurait voulu imposer le cadre de la chefferie légale. Il n’y est pas parvenu. L’État voudrait encore faire admettre des obligations légales. Mais il peine à les faire appliquer.
2.1.1. La résistance à l’institution des chefferies légales
La distinction entre légitimité et légalité en matière de chefferie traditionnelle reflète la complexité des relations entre les institutions traditionnelles et l’État. En effet, la chefferie est considérée comme légitime dès lors qu’elle découle des coutumes et des traditions locales et qu’elle est confiée à une lignée de monarques ancestraux, ayant parfois préexisté à l’État. La chefferie légale est celle qui est reconnue, voire créée ex nihilo par l’autorité administrative conformément aux lois et règlements de l’État. Cette opposition entre chefferies légitimes et chefferies légales met en scène la problématique des rapports entre tradition et modernité ou mieux encore, entre pouvoir traditionnel et pouvoir politique moderne67.
En effet, d’après les anthropologues, la création des chefferies part du charisme d’un leader, généralement l’aîné d’une famille, reconnu pour son habileté ou son excellence dans un domaine tel que la chasse, la guerre ou le commerce68. Le leader transforme son prestige social en autorité politique, par le biais des associations coutumières, puis se fait consacrer par un chef voisin déjà bien installé69. Par les liens de sang, une succession dynastique prend le relais et institue une chefferie héréditaire fondée sur la transmission, donc la tradition. L’administration coloniale ne pouvait s’accommoder d’un tel pouvoir concurrent. Partout, dans l’espace francophone ou anglophone, les agents coloniaux ont circonscrit le pouvoir des chefs à un niveau subalterne étroitement contrôlé par l’administration. Celle-ci leur a non seulement assigné de nouvelles missions, mais leur a aussi associé de nouveaux responsables chargés de collecter l’impôt ou de transmettre les ordres de l’administration à un quartier ou à un village70. C’est la naissance de la chefferie légale (ou chefferie administrative) créée selon les procédures édictées par l’administration. Pour mettre au même niveau ces nouveaux chefs administratifs et les chefs légitimes, les autorités coloniales entreprirent de reconnaitre ou de nommer les chefs légitimes par des actes administratifs. Ainsi, chefferies légitimes et chefferies administratives étaient désormais soumises à la même légalité.
Illustrons le propos. L’administration coloniale, comme toute administration étatique, était préoccupée par la levée des impôts71. Or, l’autorité des chefs légitimes se limitait uniquement aux liens familiaux72 ; tandis que les immigrés, les nomades et les étrangers qui déambulaient, échappaient à leur autorité, de sorte que les chefs légitimes, sur le seul fondement de leur légitimité, ne pouvaient pas collecter l’impôt au nom de l’administration auprès de ces populations étrangères qui écumaient leur territoire. Il fallait donc les munir d’une nouvelle compétence administrative. D’où l’acte de nomination administrative qui déterminait la zone de compétence, parfois même au-delà de l’espace familial. En 1921, le chef Feinboy Nkette, dans le Moungo (Cameroun), exerçait depuis longtemps déjà le commandement dans sa communauté. Un acte administratif de 1925 le nomme chef supérieur des étrangers pour toute la partie méridionale du Moungo73. Il s’agit ici de légaliser une chefferie légitime préexistante, dans une dynamique où l’administration coloniale allemande, par une série de décrets (1902-191374), avait fait des chefs traditionnels des collecteurs de l’impôt75. C’est cette légalisation que les États indépendants ont pérennisée par la reconnaissance administrative76.
Le cas des peuples acéphales, c’est-à-dire sans chefferies traditionnelles, est édifiant. Pour atteindre les objectifs fiscaux, les pouvoirs publics ont décidé de créer des chefferies (contre la tradition) sur toute l’étendue du territoire national. Ceci en vue de pallier le déficit du personnel administratif de l’État et les défaillances du pouvoir central77. De même, en réaction à l’insoumission de certains chefs traditionnels, dont la destitution n’entamait ni la légitimité ni le charisme78, l’administration a nommé des chefs administratifs concurrents en vue d’exercer les attributions administratives dévolues à la chefferie traditionnelle. Tout cela a parfois abouti à un double jeu de loyauté, voire des guerres de trônes. Situation vertement critiquée par Jean Mô’ô Temoyim Tsombeng qui relève que « malgré l’obligation faite aux autorités administratives de consulter les notabilités coutumières compétentes, des problèmes ne manquent pas très souvent de survenir, parce que beaucoup parmi elles sont ignorantes des coutumes locales, sans compter les cas de corruption et de détournement des successions79 ». Même constat dans la zone forestière du centre-sud du Cameroun, notamment chez les Bassa qui reconnaissent une chefferie séculaire aux racines ancestrales et mystiques : les Mbombog80 (membres d’une société sécrète : le Mbog81) dont l’autorité a été dénaturée au contact de l’administration coloniale et moderne, d’abord par la persécution, ensuite par la nomination par l’État de chefs administratifs qui collaborent plus aisément avec l’administration.
Il est donc clair que les rapports entre chefferie et administration, qui ont pour finalité « la nécessité de relier l’administration à la population82 », restent tumultueux : ils oscillent « entre duel et duo83 », du fait du désir croissant de soumettre les chefs et de limiter les pouvoirs des chefs traditionnels84.
2.1.2. La résistance aux obligations légales
La volonté d’imposer la neutralité politique et la territorialité du pouvoir s’est heurtée à la résistance des chefferies traditionnelles. S’agissant de la neutralité politique, elle est consacrée par les systèmes ivoiriens et nigériens. L’article 26 de la loi nigérienne portant statut des chefs traditionnels de 2015 dispose d’abord que « les fonctions de chef traditionnel sont incompatibles avec l’exercice de tout mandat politique ou syndical » ensuite, le paragraphe suivant souligne que « le chef traditionnel est astreint aux obligations de neutralité, de réserve et d’impartialité ». Cette disposition peut étonner dans un contexte nigérien où la chefferie traditionnelle a toujours représenté une réelle force politique, au point d’avoir amené l’opinion et la doctrine nigériennes à consacrer un slogan fort évocateur : « pactisez avec elle, vous gagnerez toute élection85 ». Peut-on croire qu’une prescription législative pourrait faire basculer dans la neutralité politique, une institution dont l’appui « fut déterminant dans l’orientation des suffrages lors des élections86 », ou dont on dit qu’elle est « faiseurs de rois87 » ? Tout cela n’est qu’un souhait, surtout en matière de militantisme politique, où clientélisme et corruptions sont des vices solidement enracinés en Afrique. On peut donc dire avec Garba Abdoul Azizou, qu’en dépit de la proclamation de la neutralité politique des chefs traditionnels nigériens, il perdure un « tazarcé » c’est-à-dire, une continuité, une complicité invisible (en langue Haoussa) entre chefferie traditionnelle et politique. L’auteur prend exemple sur le coup d’État constitutionnel réalisé par le Président Mamadou Tandja en 2009 avec la complicité des chefs traditionnels88.
Le législateur ivoirien va plus loin que son homologue nigérien en proclamant que « les rois et chefs traditionnels sont soumis aux obligations de neutralité, d’impartialité et de réserve. Ils doivent s’abstenir d’afficher leur appartenance politique89 » ; « la qualité de roi et de chef traditionnel est incompatible avec l’exercice de tout mandat électif90 ». Il s’agit d’une « précaution d’éthique qui doit guider les autorités traditionnelles dans leurs relations avec l’administration ou les partis politiques. Les rois et les chefs doivent être au-dessus de la mêlée91 ». On leur demande d’être des promoteurs des idéaux de paix, de développement et de cohésion sociale92. En réalité, la neutralité politique peine à s’imposer sur le terrain. D’après un rapport d’Afrobarometer de 2021, l’influence politique des chefs traditionnels ivoiriens reste prégnante, surtout en matière de consigne de vote93 ; par exemple, en 2018, suite à la prise de position du roi des N’Zima en faveur du candidat du parti au pouvoir94. Attitude nettement en contradiction avec l’interdiction de prise de parole publique sur les questions politiques quelles qu’elles soient95.
Confiner la chefferie traditionnelle à un territoire est une autre illusion. En Afrique, les sociétés coutumières sont bâties sur les liens de sang qui fondent les clans, les ethnies, les tribus. « Les liens de sang et de vassalité l’ont très souvent emporté sur la fixation territoriale pour identifier les sociétés politiques africaines96. » Par conséquent, le pouvoir du chef traditionnel transcende son territoire administratif de commandement et opère partout où se trouvent les sujets, au pays comme ailleurs. C’est ce que démontre Ibrahim Mouiche, à propos des chefs bamiléké du Cameroun, lorsqu’il laisse entendre que « la prégnance des chefferies est très forte et il apparait inconcevable aux yeux d’un Bamiléké, même exilé en ville, de ne pas dépendre d’une chefferie. C’est pourquoi, même urbanisé, il participe à la vie de sa chefferie avec ce que cela suppose de présence physique aux associations et dépenses financières ; sa réussite sociale n’étant complète que si elle se solde par la détention d’un titre vénal dans l’une des sociétés de notables97. » Ainsi, dans les faits, le territoire n’arrête pas le pouvoir des chefs légitimes, car les relations avec la chefferie et la tradition sont « porteuses d’identités à côté de la citoyenneté nationale98 ». In fine, si la territorialisation de la chefferie traditionnelle peut paraître avantageuse pour l’efficacité des politiques publiques de planification du développement et d’aménagement du territoire, elle reste inefficiente.
2.2. La résistance juridique
Dans les États d’Afrique subsaharienne, les autorités insistent sur la diversité culturelle. Comment pourrait-il en aller autrement ? Le préambule de la constitution camerounaise du 18 janvier 1996 proclame, par exemple, que le peuple camerounais est « fier de sa diversité linguistique et culturelle, élément de sa personnalité nationale qu’elle contribue à enrichir99 ». Rodrigue Ngando Sandje y voit « l’exaltation de la diversité linguistique et culturelle » considérée comme « élément constitutif d’une personnalité plurielle100 ». Mais, au regard de la survie des chefferies traditionnelles, la diversité linguistique et culturelle se double d’une diversité juridique : autant de chefferies traditionnelles, autant d’ordres juridiques coutumiers qui entretiennent, entre eux, une pluralité de rapports horizontaux et, avec l’État central, une pluralité de rapports verticaux. D’où deux problèmes : d’une part, les chefferies refusent le monisme juridique que l’État aurait souhaité imposer ; d’autre part, les chefs traditionnels, en tant que gardiens des coutumes, législateurs et juges, refusent parfois d’appliquer les principes de l’État de droit.
2.2.1. La résistance au monisme juridique
La plupart des nouveaux États africains indépendants auraient souhaité faire disparaître le droit traditionnel, en tant qu’entrave au développement économique et social101. Dans les décennies qui suivent l’indépendance, qu’a-t-on constaté ? Non seulement le droit traditionnel a survécu, mais il a même souvent été perçu comme le droit applicable plutôt que le droit étatique, celui des codes, des lois et des décrets. Depuis lors, il est clair avec Alain Franklin Ondoua que les États africains font face à un pluralisme juridique de fait, ou du moins un pluralisme national, ethnique et culturel qui cache mal le dépassement du mythe de l’État-nation102. D’après une doctrine fort répandue103, l’Afrique subsaharienne est un espace de pluri-juridisme, du fait de la résistance des systèmes juridiques intra-étatiques. Tout cela a été consacré par une réflexion qui prend sa source dans la dimension démotique de l’ordre constitutionnel. Il s’agit de dire que le statut des nationaux est déterminé dans la constitution tout entière en tant que pactum societatis et qu’il faut observer le peuple non seulement dans son unité en tant que nation, mais aussi dans sa diversité anthropologique104. Tout part de l’étymologie grecque : démotique vient de démotikos qui désigne « le peuple non pas seulement en tant qu’unité indivisible (publica), mais aussi comme addition des singularités qui le composent105 ». La promotion constitutionnelle de la diversité culturelle des États africains s’inscrit dans cette dynamique. En effet, en Afrique, la reviviscence de la chefferie traditionnelle – qu’elle soit légitime, ou légale, ou l’un et l’autre à la fois – constitue ce que Rodrigue Ngando Sandje qualifie de « consécration juridique des groupes nationaux qui, mieux qu’une simple reconnaissance, exige une prise en compte des spécificités dans l’agencement politique de l’État ».
Or, il existe en Afrique autant d’ordres juridiques coutumiers que de communautés. C’est ce que l’on nomme le bijuridisme africain. Les systèmes de droit traditionnel ou coutumier ont en effet des modes de formation et de légitimation qui ne se préoccupent nullement de la notion d’État. « Échappant au monisme étatique, ils se caractérisent par leur rattachement à un groupe, une ethnie ou un espace géographique sur le territoire106. » Coordonner ces différents systèmes juridiques coutumiers reste une quadrature de cercle pour les États africains, surtout dans les rapports horizontaux de systèmes coutumiers107. C’est ce qui justifie la suppression ou l’abolition du droit coutumier par certains pays au lendemain des indépendances, par exemple la Guinée de Sékou Touré108. La Côte d’Ivoire, après une période de promotion du droit moderne et d’étouffement de la coutume à travers la suppression des tribunaux coutumiers, est entrée dans une nouvelle ère avec la réhabilitation de la chefferie traditionnelle et la décision d’offrir à la chambre des chefs et rois de nouvelles attributions en matière socio-économique109. Le Cameroun, quant à lui, assume son pluralisme, du fait de son double héritage colonial, d’une part, et de sa diversité culturelle, d’autre part. Par conséquent, subsiste dans la même enceinte un pluralisme incomptable de « sous-ordres juridiques dans l’espace étatique camerounais110 ». Le législateur et le juge camerounais semblent avoir opté pour une forme de Ponce-Pilatisme juridique : en effet, d’une part, bien que le juge suprême ait proclamé que dans les matières où il a été légiféré, la loi l’emporte sur la coutume111 ; et d’autre part, bien que le législateur ait proclamé qu’en cas de silence, d’obscurité de la coutume ou de sa contrariété à l’ordre public, la loi devrait être appliquée, il est remarquable de constater avec Pierre-Étienne Kenfack qu’« en marge du système juridique étatique, malgré l’existence des juridictions traditionnelles, continuent de fonctionner des systèmes de droit traditionnels, organisés autour des communautés ethniques » à la tête desquelles trônent les chefs traditionnels qui sont à la fois légistes et juges. Toutes choses qui s’éloignent de l’idéal d’État de droit112.
2.2.2. La résistance à l’État de droit
L’une des raisons pour lesquelles l’administration coloniale puis les gouvernements des nouveaux États indépendants ont cherché à soumettre les chefferies traditionnelles est qu’elles relevaient d’une aristocratie archaïque, hostile au modèle de l’État de droit, à la séparation des pouvoirs, aux droits fondamentaux, à la démocratie. Les inquiétudes demeurent, car son organisation reste marquée par une confusion des pouvoirs entre les mains du chef et par le désintérêt pour les droits fondamentaux. Par nature, la chefferie est une institution contra democratia113. Le chef ne tient pas son pouvoir du peuple, mais des dieux ou des esprits114. D’où la réunion des pouvoirs entre les mains des chefs traditionnels. Ils étaient chefs spirituels, chefs de guerre, gardiens des coutumes, législateurs et juges. « Ils étaient vénérables et redoutables, ils étaient propriétaires de toutes les terres dont ils étaient les seuls gestionnaires115. » En un mot, le chef traditionnel africain originel était un potentat. Cette essence de son pouvoir marqué par la confusion et l’absolutisme a certes été tempérée par les administrations coloniales et celles des États indépendants, il ne reste pas moins vrai que les institutions coutumières gardent toujours une certaine distance avec les exigences de la démocratie qui fondent l’État de droit, notamment la séparation des pouvoirs. Même les conseils des notables (des assemblées consultatives) sont nommés par lui116. De sorte qu’il est souvent le seul à décider. C’est ce que Ramses Tsana qualifie de « gouvernance autoritaire117 ». C’est également ce qui a pu conduire à de véritables abus d’autorité118.
Prenons l’exemple des chefs traditionnels du nord Cameroun, plus connus sous le titre de Lamido, qui sont souvent mis en cause, notamment par les organismes de défense des droits de l’homme119. Le cas du meurtre suspect d’un jeune homme dans le lamidat (le palais du Lamido) de Garoua en 2022 où la garde du Lamido, sous les ordres de ce dernier, aurait battu à mort le défunt est une illustration. Commentant cette affaire, Richard Arimmiraye Nyelade et Dunfu Zhang révèlent qu’au nord Cameroun, le Lamido « a droit de vie et de mort sur ses sujets. Et de ce point de vue, il vaut mieux ne pas résister à ses désidératas120 ». Autre exemple rapporté par l’UNHCR qui fait mention d’un meurtre perpétré en 1996 sur la personne d’Haman Adama Daouda, membre d’un parti d’opposition UNDP, mort le 18 février 1996, après avoir été agressé par la milice privée du Lamido de Rey Bouba. Ce dernier a une réputation bien établie121. Ces atteintes aux droits de l’homme dans les chefferies traditionnelles des régions septentrionales du Cameroun trouvent leur origine dans les conquêtes djihadistes menées par les leaders religieux peuls qui capturaient des esclaves sur lesquels ils avaient droit de vie et de mort, ce qui fait perdurer un système esclavagiste jusqu’à nos jours122. Alawadi Zelao explique123 :
Pour asseoir leur hégémonie, tout comme dans le cas de la mise sur pied du système capitaliste par les occidentaux, les peuls ont mis en œuvre le système lamidal à travers des systèmes de hiérarchies, de connaissances, et des systèmes culturels. C’est ainsi que l’on assiste à la permanence de l’esclavagisme introduit depuis les débuts du xixe siècle se manifestant à l’époque contemporaine sous divers avatars. L’esclavage se propage insidieusement dans les communautés du nord Cameroun par le canal de structures traditionnelles qui se sont formées dans les rapports conflictuels entre les conquérants et les autochtones : Lamidats, Sultanats, etc.
Le système montre ici ses limites : le maintien des chefferies peut aussi s’accompagner d’atteintes aux droits fondamentaux et, indirectement, à la réputation même du Cameroun comme État de droit.
Conclusion
Les chefferies traditionnelles, dans leurs rapports avec le droit public moderne, révèlent trois éléments.
1/ Absorbées et utilisées par l’autorité coloniale, les chefferies ont survécu malgré les réticences des fondateurs des nouveaux États indépendants. Mieux : elles se sont peu à peu imposées comme des institutions légitimes, tout d’abord, à cause de leur origine sacrée, ensuite, à cause de leur capacité à régir les populations locales, enfin, à cause de leur implication lors des crises politiques récentes. Toutes choses qui ont fait muter les relations entre chefferies traditionnelles et États modernes de la méfiance à un quasi-partenariat124. Conséquence, les gouvernements ont reconnu les chefferies traditionnelles et les ont consacrées.
2/ Constitutionnalisées et auxiliarisées, les chefferies ont à la fois été reconnues officiellement, voire même « constitutionnellement protégées125 » ; mieux qu’elles ne l’avaient été auparavant. Sauf qu’en revers, elles ont indirectement été soumises au droit public de l’État qui a imposé toute une règlementation concernant les mandats et les fonctions des chefs.
3/ Soumises et subordonnées, les chefferies ont en revanche su résister sur plusieurs points jugés cruciaux : elles veulent être perçues comme des chefferies traditionnelles et non comme des chefferies administratives ou légales, tenant leur légitimité des esprits et de la tradition, non de l’État et de son administration ; elles refusent certains principes comme la neutralité politique ; elles refusent de voir disparaître le droit traditionnel au profit du droit de l’État ; elles rejettent parfois les principes de l’État de droit, notamment – et cela est le plus grave – les droits fondamentaux.
