La littérature comparatiste et la linguistique sont riches de controverses et de positionnements opposés sur la traductibilité du droit. Si pour la linguistique structurale, la sémiotique ou la linguistique contrastive, la traduction est impossible entre deux langues1, « le juriste n’est généralement pas disposé à admettre l’intraductibilité du droit2 ». Les comparatistes considèrent, en général, que le droit est traduisible3. Tout l’intérêt de cette rubrique repose d’ailleurs sur l’idée qu’il l’est ou, à tout le moins, qu’il est possible de fournir un concept équivalent dans la langue d’accueil.
Si les mots des droits français et espagnol correspondent très souvent conceptuellement et morphologiquement du fait d’inspirations réciproques4, quelques-uns demeurent rebelles à une traduction littérale. Le plus célèbre d’entre eux est sans doute l’amparo, qui n’a pas d’équivalent dans la langue française et qui a intéressé les spécialistes de contentieux constitutionnel et de droit des libertés fondamentales5. S’il n’a pas autant attisé la curiosité des juristes français, le terme de fomento possède un sens et un statut en droit administratif espagnol qu’il n’est pas aisé de traduire. S'il semble inhérent au système juridique espagnol, ce n’est pas le cas de la réalité juridique qu’il nomme. En effet, la traduction nous paraît possible dans la mesure où le concept derrière le mot n’est pas du tout étranger au droit français6.
Étymologiquement, fomento provient du latin fomentum qui signifie alimenter, entretenir le feu ou encore pansement. Le dictionnaire de l’Académie royale espagnole lui attribue cinq définitions : dans la première, le fomento est la matière qui nourrit quelque chose ; dans la deuxième, il est un secours ou une protection ; dans la quatrième, il est un médicament liquide à appliquer sur des compresses ; dans la cinquième définition, il apparaît comme une protection, un abri donné à quelque chose. Seul le troisième sens intéresse le droit puisqu’il s’agit de « l’action de l’administration consistant à encourager, au moyen d’incitations économiques ou fiscales, les particuliers à réaliser par eux-mêmes des activités considérées d’intérêt général ». Dans le dictionnaire juridique franco-espagnol d’Olivier Merlin Walch7, le terme fomento est défini comme « l’action tendant à stimuler, inciter, persuader, promouvoir, aider ». Ainsi selon le contexte, il peut signifier développement, incitation, encouragement ou soutien.
Le vocable fomento est couramment utilisé dans des textes de droit positif dans le contexte de la mise en place de politiques publiques. Il est présent à plusieurs reprises dans la Constitution dans les dispositions relatives à la répartition des compétences entre les communautés autonomes et l’État où il peut être traduit par « développement8 » qu’il s’agisse du développement de l’activité économique9, du développement de la culture10 ou du développement et de la coordination générale de la recherche scientifique et technique11. Une vingtaine de lois étatiques en vigueur comporte le terme de fomento : loi 22/1992 du 30 juillet 1992, de medidas urgentes sobre fomento del empleo y protección por desempleo12 ; loi 27/2005 du 30 novembre 2005, de fomento de la educación y la cultura de la paz13 ; loi 5/2015 du 27 avril 2015, de fomento de la financiación empresarial14 ; loi 28/2022 du 21 décembre 2022, de fomento de la ecosistema de las empresas emergentes15… Dans ces lois, les traductions par « promotion » ou par « soutien » semblent les plus fidèles à la langue d’origine. Par ailleurs, l’Espagne a régulièrement connu dans son histoire un ministère dédié au fomento chargé du développement des infrastructures de transport, postales et de l’urbanisme. Dans ce contexte, il équivaut à un grand ministère de l’équipement ou des infrastructures. Dans l’actuel gouvernement, le ministère du fomento a été remplacé par le ministère des transports et de la mobilité durable. La traduction proposée par le dictionnaire juridique franco-espagnol correspond à ce contexte d’utilisation.
À côté de ce sens commun, relatif aux politiques publiques, fomento est aussi un terme portant une charge conceptuelle majeure en droit administratif puisque l’activité de fomento est considérée comme l’une des fonctions de l’administration espagnole. Cette dimension a été identifiée par L. Jordana de Pozas qui, en 1949, a conçu une classification tripartite des activités de l’administration dans un article retentissant16. Selon lui, à côté des missions de police et de service public, l’administration assure aussi une activité de fomento. Il la définit comme « l’action de l’Administration chargée de protéger ou promouvoir les activités, établissements ou richesses développées par des particuliers et qui satisfont des nécessités publiques ou qui sont d’intérêt général, sans utiliser la contrainte ni créer de services publics17 ». En bref, il s’agit de la stimulation de l’initiative privée pour qu’elle agisse dans un sens déterminé18. Cette définition a été reprise par la jurisprudence puisque le Tribunal suprême identifie le fomento comme « une des activités de l’administration […] au moyen de laquelle elle étend ses objectifs mettant en pratique des techniques destinées à ce qu’ils soient accomplis, sans la nécessité d’assumer directement la gestion des moyens dirigés à les atteindre, ni le montage de service public ; activité dans laquelle le dirigisme et l’interventionnisme sont remplacés par d’autres mesures tendant à ce que ce soit les administrés qui collaborent librement à l’accomplissement de fins considérés souhaitables19 ».
Dans la théorie de L. Jordana de Pozas, la fonction de fomento est une voie médiane entre intervention et prohibition permettant d’influencer la conduite d’un particulier pour qu’il contribue à l’intérêt général, sans créer un service public20. Elle implique des mesures positives d’octroi d’avantages et des mesures négatives afin d’imposer des obstacles et des charges aux activités contraires à l’intérêt général. Dans ce contexte, le terme pourrait être traduit par « développement », « incitation » ou « soutien économique aux initiatives privées ». Partant, L. Jordana de Pozas avait vu juste, au moins pour ce qui concerne la France, en avançant que « dans aucun pays, une telle action n’est comprise en un seul mot21 ». Les ouvrages de droit administratif abordent les techniques de fomento au premier rang desquelles on trouve les aides publiques économiques22. La subvention est considérée naturellement comme la principale technique de fomento. À cet égard, la loi générale portant sur les subventions23 affirme, dans l’exposé des motifs, que « du point de vue administratif, les subventions sont une technique de fomento24 de certains comportements considérés comme d’intérêt général ». Le terme fomento semble ici utilisé dans le sens commun de développement, soutien ou incitation.
Bien que la conceptualisation de L. Jordana de Pozas n’ait pas entraîné l’adhésion de toute la doctrine, au motif que la notion de fomento manque de précision juridique et de sens25, voire est dépassée26, sa théorie est devenue incontournable et demeure citée systématiquement dans les travaux portant sur les fonctions de l’administration et sur les aides publiques. Cependant, pour nombre d’auteurs, l’activité de fomento a muté. Dès les années 1960, M. Baena del Alcázar distingue le fomento comme la finalité de l’action administrative destinée à améliorer le cadre de vie du concept de L. Jordana de Pozas qui se rapporte à une forme de l’activité administrative27. Cela lui permet de constater que le fomento est devenu un outil d’interventionnisme économique28. Dans son acception plus moderne, l’activité de fomento recouvre essentiellement l’octroi d’aides et de subventions à des entreprises, associations ou particuliers29. Il ne s’agit plus, comme dans le sens traditionnel libéral issu du xixe siècle, de stimuler l’activité privée mais d’accorder des aides publiques pour développer des objectifs d’intérêt général dans le contexte de l’État social30. L’évolution du sens et du contenu de l’activité de fomento reflète donc un changement du rôle de l’État dans l’économie31. La transformation de l’activité de fomento accompagne celle de la subvention dont les finalités se sont élargies au xxe siècle. L’objectif n’est plus tant l’incitation et la stimulation d’activités privées que le financement de ces activités, dans une logique compensatoire, lorsqu’elles ne peuvent survivre sans soutien public32. Si l’activité de fomento s’apparente à celle d’aides économiques33, elle ne peut se traduire par cette dernière, dans la mesure où il est fréquemment rappelé que les aides économiques en sont l’une des principales formes. Même si le sens contemporain pousse à cette assimilation, il convient, pour conserver la force du concept, de le traduire par « développement économique » ou « intervention économique », ceux-ci étant assurés à titre principal par des aides économiques.
En conclusion, dans le contexte juridique, la traduction du terme de fomento ne peut être réduite à un seul mot de la langue de Molière. Lorsque le vocable fomento est utilisé dans le cadre d’une politique publique, il correspond à « développement », « incitation » ou « soutien ». Lorsqu’il renvoie à une fonction ou une activité de l’administration, la traduction par « développement économique » ou « intervention économique », selon la situation, semble la plus fidèle. L’existence d’une telle fonction de l’administration en Espagne aux côtés de la police administrative et des services publics est particulièrement intéressante et stimulante au regard du droit administratif français dans lequel la présentation binaire des pouvoirs34 de l’administration est rarement remise en cause. Les quelques tentatives d’ajouter l’« aide de l’administration aux activités d’intérêt général35 » ou, plus récemment, l’intervention économique et la régulation36 sont restées sans lendemain.
