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Le dossier de ce cinquième numéro de la revue Droit public comparé – Comparative public law offre une approche renouvelée du thème des privatisations dans une perspective de droit comparé. La thématique des privatisations a été abordée dans le monde entier, à partir des années 1980. Cependant, elle l’a peu été dans un cadre de droit comparé ou étranger. Or, après plusieurs vagues de privatisation dans de nombreux pays, et une certaine forme d’épuisement du vivier des entreprises les plus évidentes ou stratégiques à privatiser, il convient de voir les formes que prend cette manifestation particulière de l’action publique dans l’économie en 2025.

Le dossier a été constitué à partir d’un appel à contribution. Une dizaine d’évaluateurs anonymes ont étudié les articles soumis afin d’en retenir cinq répondant aux exigences de l’appel et du dossier thématique. Les cinq contributions offrent un panorama nécessairement partiel du sujet puisque tous les systèmes juridiques n’ont pu être présentés mais elles donnent à voir la richesse et l’intérêt de ce sujet à partir de certaines situations étatiques.

L’appel à contribution a adopté une appréhension large de la notion de privatisation afin d’envisager l’ensemble des manifestations du mouvement de déplacement des activités administratives vers le privé, qu’il s’agisse du droit, du régime juridique ou du capital. Cette approche souple a permis de saisir le phénomène de privatisation dans toute sa diversité. Ainsi, trois approches de la privatisation ressortent des articles : tout d’abord, la privatisation du capital, correspondant à la privatisation des entreprises publiques (la privatisation stricto sensu) ; ensuite, la privatisation du régime juridique, qui correspond au passage du statut public au statut privé des structures (la sociétisation, par exemple) ; enfin, la privatisation de la gestion d’une activité que la personne publique transfère au secteur privé (l’externalisation).

Nuria Ruiz Palazuelos livre une étude abordant les « Considérations sur les limites des privatisations en droit espagnol ». Elle montre le développement du champ d’action des entités privées dans des secteurs réservés traditionnellement aux pouvoirs publics. Elle distingue la privatisation au sens de transfert de capital et celle au sens de transfert de gestion. Ce dernier cas de figure intègre l’exercice privé de fonctions de service public ou la constitution de sociétés à capital public. Si la Constitution espagnole n’apporte pas de limite explicite aux privatisations, quelle que soit l’appréhension de la notion, le Tribunal suprême les encadre, par exemple, en limitant la délégation de la gestion de procédures administratives à des non-fonctionnaires. L’autrice plaide enfin pour que l’administration puisse conserver le contrôle du noyau dur des activités administratives.

Madeleine Lasserre propose une contribution intitulée « Privatiser à contre-courant : Le “Sonderweg” allemand en matière de privatisations ». Elle montre que les vagues de privatisation sont moins prononcées en Allemagne que dans d’autres pays européens, ce qui peut paraître paradoxal puisque la Constitution contraint peu la privatisation alors qu’elle encadre strictement la nationalisation. L’autrice détaille la grande diversité des acceptions de la notion de privatisation en Allemagne et la variété d’intensité des mécanismes selon que celle-ci est formelle (un transfert activité à une société de droit privé nouvellement créée), matérielle (une mission est transférée à une entreprise de droit privé avec un droit de regard public), fonctionnelle lorsque l’entité publique reste responsable de la mission (la compétence est publique mais l’opérateur est privé) ou encore, concerne les actifs (le transfert des ressources vers des acteurs privés).

Sarra Sfaxi offre une réflexion sur « “Les politiques” de privatisation des entreprises publiques en Tunisie postrévolutionnaire : entre contraintes internes et conditionnalités du Fonds Monétaire International ». Elle met en lumière le nouveau rapport à la privatisation en Tunisie depuis la Révolution. Dans le régime précédent, les privatisations étaient synonymes de clientélisme et ont entraîné un mouvement de rejet durant la période transitoire. Les différents gouvernements ont cependant tenu une position fluctuante à l’égard de ce mécanisme. Depuis la stabilisation du régime, les privatisations font l’objet de résistances internes, notamment syndicales et populaires alors qu’elles sont, par ailleurs, promues par les bailleurs de fonds, le FMI en tête, dans un contexte budgétaire où le recours à cette organisation internationale est nécessaire. L’article nous donne alors à voir un contexte de privatisation peu familier aux Européens, mais fréquent en Afrique et en Amérique Latine, où les privatisations sont un élément de la conditionnalité du soutien financier du FMI limitant ainsi la souveraineté des États.

Patricia Benezech-Sarron développe une réflexion titrée : « Protéger sans acquérir ? La privatisation discrète de la protection des espaces naturels inspirée du modèle étasunien des conservation easements » comparant le dispositif américain des conservation easements et celui des obligations réelles environnementales. Elle analyse le recul du modèle français de protection des espaces naturels (par le Conservatoire du littoral notamment) fondé sur l’acquisition publique. Les alternatives aux acquisitions publiques environnementales constituent une forme d’externalisation patrimoniale. L’autrice montre comment ces servitudes de conservation sont institutionnalisées et valorisées afin d’acquérir et de protéger des terrains privés sans les acquérir. Pour l’heure, le système français reste peu attractif, peu effectif et ne transpose qu’en surface le modèle étasunien.

Enfin, dans un article intitulé « Les fondations culturelles d’origine publique en Italie. Une comparaison avec l’expérience française », Francesca Pellegrino développe l’idée d’une recomposition de la distinction public/privé par un usage croissant des fondations pour gérer des services publics en Italie. Elles apparaissent comme le laboratoire de l’hybridation institutionnelle, notamment en matière culturelle. En comparant les modèles français et italiens, elle montre comment les fondations exercent des activités administratives sous contrôle public en Italie mais sans un cadre juridique suffisamment homogène, pour l’heure. Ces structures sont formellement privées mais soumises à des contraintes de droit public constituant, en quelque sorte, une privatisation formelle. L’autrice compare particulièrement la Fondation MAXXI en Italie et la Fondation du Patrimoine en France pour illustrer son propos.

Au terme de la lecture de ces articles et de la découverte de la situation dans divers pays, il apparaît impossible de constater un mouvement homogène d’accentuation des transferts de capitaux du secteur public vers le secteur privé ou de retour des nationalisations, à l’inverse. Il existe une variété de mécanismes et de modèles de prise en charge des activités administratives par des personnes privées ou personnes publiques soumise à une gestion privée. Entre les deux pôles constitués par la gestion en régie et le transfert d’une activité administrative à une société à participation publique minoritaire ou nulle, il existe un nuancier de situations, pour ne pas user, une fois de plus de l’image de l’échelle. Cette compréhension large de la privatisation révèle les nombreuses situations hybrides permettant soit une privatisation formelle, soit une privatisation de la gestion soit une privatisation partielle des activités administratives que l’approche restrictive par le seul transfert du secteur public au secteur privé laisse dans l’ombre. Le relatif ralentissement des privatisations au sens strict du basculement du capital vers le secteur privé ne doit pas masquer la poursuite de l’immixtion du secteur privé dans la gestion des activités administratives sous des formes plurielles. L’approche comparée du phénomène de privatisation le met particulièrement bien en lumière et permet ainsi de renouveler et d’enrichir la réflexion.

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Référence électronique

Denis Jouve, « Introduction », Droit Public Comparé [En ligne], 5 | 2025, mis en ligne le 15 décembre 2025, consulté le 21 décembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/droit-public-compare/index.php?id=832

Auteur

Denis Jouve

Denis Jouve est professeur de droit public à l'Université Reims Champagne Ardenne, au Centre de recherches Droit et Territoire.

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