Introduction
En linguistique moderne, il existe plusieurs définitions et typologies de la modalité, proposées par différents chercheurs, tels que I. Gal’perin [1981, 2006], M. Perkins [1983], J. Bybee [1995], Е. Padučeva [2004], L. Gosselin [2010] et d’autres. On oppose traditionnellement deux définitions : large et étroite, comme le précise P. Larreya [2004 : 733]. Selon la définition large, la modalité est l’expression de l’attitude du locuteur quant au contenu propositionnel de l’énoncé. Autrement dit, la modalité représente diverses manières d’envisager le prédicat de la phrase comme vrai, contingent, nécessaire, probable ou possible. Selon la définition étroite, la modalité se divise en deux domaines primordiaux : celui du possible et celui du nécessaire, comme le notent E. Benveniste [1974] ; J. Van den Auwera & V. Plungjan [1998]. Selon T. Ruchot [2020 : 3], le possible et le nécessaire, « déclinés ensuite dans différents systèmes de référence », donnent des valeurs modales qui distinguent deux grands types de la modalité : la modalité épistémique et la modalité radicale, comme les définit T. R. Hoffman [1976]. La modalité épistémique marque une valeur de vérité (vrai, faux, probable, possible), objective ou subjective, attribuée à une proposition ou à l’événement qui lui correspond, comme dans l’exemple suivant :
(01) Он должен быть уже здесь. [C01] | |
Il doit déjà être là. |
Dans (01) le marqueur должен exprime la probabilité épistémique.
La modalité radicale comprend les modalités déontique et dynamique selon F. Palmer [1990], G. Radden & R. Dirven [2007]. La modalité dynamique représente une modalité de nature purement physique ou causale dans laquelle n’intervient aucune volition externe selon P. Larreya [2015]. Ce type de modalité renvoie à une force (physique, psychique, intellectuelle) qui oblige ou autorise à agir (comme dans l’exemple suivant) ou qui, au contraire, empêche. Dans l’exemple suivant le marqueur может exprime la capacité physique :
(02) Он может быстро бегать (l’expression de la capacité physique). [C01] | |
Il peut courir vite |
Dans cette étude, nous ne nous occuperons pas des modalités épistémique et dynamique. Notre intérêt se porte sur la modalité déontique.
Comme l’écrivent T. Ruchot & E. Gorshkova-Lamy [2020], le système déontique implique le rapport entre 1) un locuteur1 ou une autre source déontique, c’est-à-dire une source d’obligation, 2) un contenu propositionnel et 3) le destinataire de l’obligation, celui qui peut ou doit réaliser le contenu propositionnel. Le destinataire de l’obligation peut être le locuteur lui-même ou une autre personne, ou un ensemble de ces personnes. Selon T. Ruchot, la modalité déontique est compatible avec plusieurs actes de langage directif, et en est souvent une partie constitutive.
La modalité déontique se compose de deux sous-catégories, l’obligation et la permission. Dans cette étude, nous nous concentrons sur l’expression de l’obligation déontique dans les énoncés juridiques affirmatifs2.
T. Ruchot & E. Gorshkova-Lamy [2020] définissent l’obligation comme la variante forte de la modalité déontique qui varie selon la source de l’obligation (morale, juridique, pratique…) et selon le type d’acte de langage. G. Furmaniak [2010] note que l’obligation implique fondamentalement un agent potentiel soumis à une pression socio-physique, afin d’agir de la manière décrite par le groupe verbal. Nous pouvons observer des marqueurs d’obligation dans les exemples suivants :
(03) Государственная Дума избирается сроком на пять лет. [C02] | |
La Douma d’État est élue pour un mandat de quatre ans |
(04) Экономический и Социальный Совет уполномочивается представлять Совету Безопасности информацию и, по предложению Совета Безопасности, обязан ему помогать. [C03] | |
Le Conseil économique et social est mandaté pour fournir des informations au Conseil de sécurité et est tenu de l’assister si celui-ci le demande. |
(05) Сторона, ссылающаяся на обстоятельства непреодолимой силы, должна немедленно после возникновения подобных обстоятельств уведомить о них другую Сторону в письменном виде. [C04] | |
La partie invoquant des circonstances de force majeure doit immédiatement, après la survenance de telles circonstances, en informer l’autre partie par écrit. |
Dans les exemples cités ci-dessus, les formes soulignées représentent des marqueurs d’obligation de la modalité déontique. Certaines d’entre elles, comme обязан, должна, sont ouvertement des marqueurs modaux d’obligation du fait de leur sémantisme, tandis que les autres, comme избирается, c’est-à-dire le verbe au présent imperfectif à la forme passive, marquée par le postfixe –ся, contiennent une modalité déontique de façon implicite, comme le note Z. Doxova [2021 : 27].
Du point de vue juridique, l’instance qui produit les dispositions prescriptives les impose à une personne ou à une entité concernée. Il est également possible qu’une telle instance s’appuie sur une source prescriptive qui est juridiquement supérieure à cette instance. Par exemple, lorsqu’il s’agit d’une source d’obligations primaire et absolue, comme le législateur. Dans ce cas, il s’avère que le législateur, en tant que source d’obligations, est extérieur à l’instance mentionnée en premier. À cet égard, nous pouvons citer une des dispositions typiques d’un contrat, exposant un tel cas :
(06) Для получения каждой партии Товаров Дистрибьютор должен подготовить доверенность на получение товарно-материальных ценностей по установленной законодательством форме (М-2 или М-2а). [C04] | |
Afin de recevoir chaque lot de biens, le distributeur doit préparer une procuration sur la réception de biens matériels selon la forme (M-2 ou M-2a) légalement prescrite. |
Dans ce cas, l’instance, qui oblige à rédiger une procuration (доверенность), s’appuie sur la législation. La législation, elle, est une source d’obligation plus élevée qui préconise d’avoir ce document pour ce type d’opération commerciale ainsi que de le préparer selon la forme prévue.
En outre, le contenu prescriptif peut s’imposer à l’instance qui le produit, à de tierces personnes, ou à l’ensemble composé de cette instance et de tierces personnes.
Du point de vue linguistique, les instances émettant et recevant le contenu prescriptif se traduisent en système déontique. Il représente un rapport entre l’énonciateur qui produit un contenu prescriptif et qui prend en charge l’obligation exprimée dans un tel contenu, et celui qui doit réaliser les actions exprimant l’obligation dans le contenu prescriptif, c’est-à-dire le destinataire de l’obligation. Dans les autres cas de figure, l’énonciateur peut imposer à lui-même et au destinataire d’exécuter l’obligation, comme dans les documents contractuels, par exemple. Dans ce cas, l’énonciateur, constituant une des parties contractantes, peut prescrire des obligations à exécuter non seulement à l’autre partie, mais également à lui-même.
En termes d’origine d’obligations, l’énonciateur peut représenter la source déontique qui énonce des obligations, comme dans l’exemple suivant :
(07) Совет Федерации и Государственная Дума заседают раздельно. [02] | |
Le Conseil de la fédération et la Douma d’État siègent séparément. |
Dans cette disposition constitutionnelle, l’énonciateur, en tant que source déontique originale et primaire, ordonne à l’Assemblée fédérale et à la Douma d’État de siéger séparément.
Dans d’autres cas, la source déontique peut être extérieure à l’énonciateur, comme dans (06) dans lequel l’énonciateur se réfère à la législation, en tant que source déontique, lors de la production du contenu prescriptif.
Il faut également préciser d’autres termes employés dans cette étude, ce que nous ferons sur la base des exemples suivants :
(08) Организация делает рекомендации по согласованию политики и деятельности специализированных учреждений. [C03] | |
L’Organisation fait des recommandations en vue de coordonner les programmes et activités des institutions spécialisées. |
(09) Права потребителей и их защита гарантируются законодательством государств-членов о защите прав потребителей, а также настоящим Договором. [C05] | |
Les droits des consommateurs et leur protection sont garantis par la législation des États membres en matière de protection des consommateurs ainsi que par le présent accord. |
(10) В учредительных документах некоммерческих организаций и унитарных предприятий […] должны быть определены предмет и цели деятельности юридического лица. [C06] | |
L’objet et les objectifs de l’activité de la personne morale doivent être définis dans les documents constitutifs des organisations non commerciales et des entreprises unitaires. |
(11) Арендатор обязуется использовать Объект аренды исключительно по целевому назначению, указанному в пункте 1.1. Договора. [C04] | |
Le locataire s’engage à utiliser l’objet de la location exclusivement aux fins prévues à l’article 1.1. de l’accord. |
Les marqueurs d’obligation peuvent s’employer à la voix active, comme dans (08), (11), et à la voix passive à l’aide de participes à la forme courte, comme dans (10). De tels marqueurs s’utilisent aussi assez fréquemment à la forme passive, exprimée par le postfixe –ся, qui coïncide avec la forme réflexive, comme dans (09). Certains linguistes, comme C. Henault-Sakhno [2005] et V. Plungjan [2000], définissent cette combinaison comme le medio-passif ou le moyen passif. Pour A. Boulanger [1999 : 47], il s’agit de la forme pronominale passive. Nous préférons considérer cette forme comme la valeur passive des verbes réflexifs, exprimée par le postfixe –ся (ci-après la forme passive réflexive), selon L. Letučij [2014].
Dans (08), (11), les référents des sujets grammaticaux Организация et Арендатор représentent des entités qui sont contraintes d’exécuter les actions exprimées par les prédicats делать рекомендации et использовать Объект аренды…. Ainsi, ces entités sont la partie responsable de la réalisation de l’action. Nous proposons de définir ce type de référents, Организация et Арендатор, en tant qu’agents de l’obligation. Pour notre étude, nous considérons les agents de l’obligation comme des entités possédant des propriétés intrinsèques telles qu’elles leur permettent d’effectuer intentionnellement une action ainsi que de contrôler la réalisation d’une telle action. Notre analyse montre que les référents des agents de l’obligation représentent, en règle générale, des instances et des organismes ayant des pouvoirs juridiques, tels que сторона, совет, стороны-участники, организация, компания, ou une personne animée ayant des capacités socio-physiques, comme президент, etc. Les agents de l’obligation peuvent être explicites, comme dans (08), (11), ou implicites, comme dans (09), en cas d’emploi de la forme à valeur passive des verbes réflexifs, ou effacés, comme dans (10) en cas de l’emploi de la forme passive.
Dans (09) et (10) les référents des sujets права потребителей и их защита et предмет и цели деятельности юридического лица représentent des entités qui subissent les conséquences de la réalisation d’une action. Cette action peut être réalisée par un agent implicite de l’obligation (законодательство, c’est-à-dire l’ensemble des législateurs des pays participants qui doivent garantir les droits des consommateurs et leur protection) ou par un agent explicite, comme dans (8), ou effacé de l’énoncé, comme dans (10). Ces entités, права потребителей и их защита et предмет и цели деятельности юридического лица, constituent le but de la réalisation de l’action. Nous proposons de définir ce type d’entités en tant que cibles de l’obligation. En règle générale, les référents des cibles de l’obligation représentent des notions, des termes, des procès juridiques abstraits (право, защита, etc.) ou spécifiques (процент, обязанности, etc.), ou des processus (начисление, регистрация, etc.). Plus rarement, les cibles de l’obligation se réfèrent à des noms collectifs tels que компания, совет, etc.
Les agents de l’obligation et les cibles de l’obligation peuvent alternativement opérer dans les énoncés comme sujets grammaticaux ou compléments d’objet. Dans (08), (11), les agents de l’obligation (организация, арендатор) sont des sujets grammaticaux alors qu’ils représentent le complément d’objet dans (09), законодательство. De la même manière, les cibles de l’obligation correspondent aux sujets grammaticaux dans (09) et (10), права потребителей…, предмет и цели… ou aux compléments d’objet dans (08) et (11), рекомендации, объект.
Ces deux termes « agent de l’obligation » et « cible de l’obligation » permettent de décrire de manière synthétique des types de vocabulaires juridiques utilisés dans les documents analysés. L’emploi de chaque type de vocabulaire fournit une explication indirecte, mais complémentaire, au sujet de la répartition des marqueurs d’obligation dans les textes juridiques que nous avons étudiés.
Du point de vue pratique, ces deux termes, en tant qu’intermédiaires entre la linguistique et le droit, nous ont aidés à conduire un dialogue avec des juristes interrogés pour cette étude.
Enfin, dans une perspective jurilinguistique, nous supposons que chaque type de textes juridiques dans notre corpus révèle son propre énonciateur et sa position envers le destinataire du contenu prescriptif. Nous les distinguerons et décrirons dans cette étude. À cette fin, il faut d’abord décrire les cadres juridiques de chaque type de textes appartenant à chacun des blocs de la pyramide, car ce cadre conditionne une répartition hétérogène des marqueurs modaux d’obligation dans les blocs de la pyramide de Hans Kelsen. Par conséquent, sur la base de ces traces jurilinguistiques, il nous sera possible de reconstruire la nature des énonciateurs et des destinataires du contenu prescriptif. Cette reconstruction nous permettra d’analyser les textes juridiques comme une forme d’échange communicationnel entre l’énonciateur et le destinataire des textes juridiques.
Traditionnellement, on définit le discours juridique comme non communicationnel [R.-M. Gerbe 2010 : 238], ce qui implique l’effacement énonciatif de l’énonciateur et de l’interlocuteur particuliers et manifestes. À cet égard, on peut noter que le discours juridique représente tout l’opposé des discours dialogiques et polylogiques qui ont besoin des participants explicites de communication [K. Filippov 2003]. Ainsi, le discours juridique appartient aux discours monologiques tels que les discours littéraires, historiques, scientifiques. Contrairement à ces textes ayant des buts informatifs ou narratifs, les textes juridiques sont presque toujours à caractère prescriptif.
Néanmoins, G. Cornu [2000 : 270] note que les textes juridiques représentent un système de communication spécifique dans lequel le destinataire d’un texte juridique est une entité abstraite pour l’émetteur de ce texte de même que l’émetteur est une entité abstraite pour le destinataire. Mais il est convenu d’un rapport de supériorité décisionnelle entre l’émetteur et le destinataire. Nous notons qu’un tel rapport hiérarchique est une des traces principales d’une forme d’échange communicationnel entre ces deux entités. À cet égard, nous rappelons une remarque d’A. Rabatel [2008 : 365] : en se basant sur l’approche énonciativiste d’Antoine Culioli, il note que l’énonciateur peut s’exprimer en tenant compte du point de vue de l’autre, sans pour autant lui donner la parole. La spécificité de l’échange communicationnel dans le contexte juridique, selon notre analyse, repose sur l’absence de l’interlocuteur dans le texte, en tant que deuxième voix parlante. En revanche, l’énonciateur prend en compte dans ses énoncés le destinataire du contenu prescriptif ainsi que leur relation commune.
Dans les lignes qui suivent, nous allons d’abord présenter l’organisation de notre corpus et certaines des spécificités du discours juridique. Ensuite, nous étudierons l’architecture de la modalité déontique dans chaque type de documents juridiques appartenant à notre corpus. Enfin, nous analyserons la forme d’échange communicationnel conditionnée par la position de l’énonciateur vis-à-vis du destinataire du contenu prescriptif dans chaque type des textes analysés.
Le corpus de textes étudiés et la caractérisation du discours juridique
Le choix du corpus. Configuration de textes juridiques
Pour les besoins de notre étude sur le plan juridique, nous avons choisi d’analyser des textes juridiques selon l’ordre hiérarchique établi par la pyramide de Hans Kelsen. Cette pyramide a pour objectif la cohérence du système juridique qui est formé par un ordre hiérarchisé des normes : toute norme juridique reçoit sa validité de sa conformité avec une norme supérieure selon É. Millard [2013 : 163-164]. Nous avons repris la représentation initiale de la pyramide de Hans Kelsen pour notre étude, ce qui peut être représenté de la manière suivante :
Figure 1 : représentation de la pyramide de Hans Kelsen
Ainsi, on peut voir que le bloc constitutionnel au sommet de la pyramide se réfère au niveau juridique le plus élevé, alors que sa base implique le niveau le plus bas, le bloc contractuel.
Dans le bloc constitutionnel, nous avons étudié la Constitution de la fédération de Russie ; dans le bloc de conventionalité nous avons analysé la Charte de l’Organisation des Nations unies (ci-après « l’ONU »), la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui sont disponibles en russe sur le site officiel de l’ONU ainsi que le traité instituant l’Union économique eurasienne. Dans le bloc de la légalité, nous avons travaillé avec le Code civil de la fédération de Russie. Le bloc contractuel est constitué de 20 contrats et accords dans le domaine des affaires, qui ont été recueillis au cours de notre activité de traducteur juridique.
Dans la partie suivante, nous allons mentionner certaines caractéristiques du discours en question qui relèvent de notre corpus des documents juridiques.
Les spécificités du discours juridique
Dans tous les exemples cités précédemment ainsi que dans le reste du corpus, nous pouvons observer la même configuration morphosyntaxique. Toutes les dispositions juridiques représentent des énoncés affirmatifs à caractère déclaratif dans lesquels on retrouve toujours la même combinaison : le sujet grammatical au cas nominatif à la troisième personne du singulier/pluriel, qui s’emploie avec un marqueur exprimant explicitement une obligation (должны, обязуется, etc.) suivi d’un infinitif imperfectif ou perfectif ou avec un marqueur exprimant implicitement une obligation, notamment, le présent imperfectif ou le présent-futur perfectif.
À propos des textes juridiques contemporains en français, R.-M. Gerbe [2010 : 313] note que la temporalité n’est pas un fait constitutif du langage juridique. Selon Gerbe, les obligations évoquées dans le contenu prescriptif s’avérèrent non actualisées.
Pour nous, ces obligations restent plutôt actualisables que non actualisées. En termes de linguistique, les actions exprimant l’obligation sont réalisables à tout moment auquel on veut se référer. Néanmoins, la réalisation de ces actions est limitée par la durée de validité des documents dans lesquels ces actions apparaissent. Ainsi, ces actions ne sont pas à caractère omnitemporel, comme les énoncés dans le discours scientifique par exemple.
Dans les lignes suivantes, nous étudierons différents marqueurs d’obligation dans les blocs de la pyramide des normes.
Marqueurs d’obligation dans les blocs de la pyramide des normes
Bloc constitutionnel
Selon la définition donnée dans le Larousse, la constitution est un ensemble de lois fondamentales qui, dans un pays, règle l’organisation et les rapports des pouvoirs publics. S. Bošno [2002 : 215] note que la constitution se caractérise par trois spécificités prototypiques : sa durée quasi intemporelle, jusqu’à son annulation, l’absence de prescriptions juridiquement spécifiques, l’extension à un cercle de sujets non personnalisés. Ces trois spécificités se résument par la notion de prescription normative générale. Elle, à son tour, conditionne le cadre linguistique, notamment, l’expression de l’obligation que nous allons étudier dans les exemples suivants :
(12) Права и свободы человека и гражданина являются непосредственно действующими. [C02] | |
Les droits et libertés de l’homme ont un effet direct. |
(13) Президент Российской Федерации как глава государства представляет Российскую Федерацию внутри страны и в международных отношениях. [C02] | |
Le président de la fédération de Russie en qualité de chef de l’État représente la fédération de Russie à l’intérieur du pays et dans les relations internationales |
(14) Законопроекты вносятся в Государственную Думу. [C02] | |
Les projets de lois sont déposés devant la Douma d’État |
Dans la majeure partie des dispositions juridiques provenant de la Constitution de la fédération de Russie (ci-après « la Constitution »), l’obligation s’exprime par le présent imperfectif. Notre étude montre que le présent imperfectif a deux valeurs principales dans le corpus : la valeur constative exprimant l’état des choses et la valeur déontique impliquant l’obligation. Il faut noter que les deux valeurs du présent s’emploient avec les verbes de nature déclarative. Néanmoins, la valeur constative du présent exprime des dispositions descriptives plutôt que prescriptives. Nous pouvons définir les verbes employés au présent dans cette valeur comme étant constatifs. Plus précisément, les verbes ayant cette valeur n’impliquent aucune agentivité, aucun contrôle de la réalisation d’une action pour toute entité qui possède potentiellement ces propriétés, ou un changement potentiel d’état de la cible de l’obligation. En règle générale, on définit les verbes à valeur constative du présent comme verbes d’état. Par exemple, компании, ayant une agentivité potentielle, ne la manifeste pas dans Компании являются сторонами по договору. Ou alors ces verbes à valeur constative s’emploient avec un sujet grammatical dont le référent ne possède pas l’agentivité du fait de son sémantisme, comme права и свободы dans (12).
En revanche, la valeur déontique du présent se combine avec des verbes déclaratifs dans lesquels le sujet grammatical représente l’agent de l’obligation, comme dans (13).
En même temps, cette valeur peut également se révéler à la forme passive réflexive avec la cible de l’obligation, en tant que sujet grammatical, comme dans (14). Dans cet exemple, l’agent de l’obligation est effacé de l’énoncé.
La valeur déontique du présent prescrit à l’agent de l’obligation d’exécuter l’action constituant l’obligation. Si le président de la fédération de Russie dans (13) évite de représenter le pays, cela sera considéré comme une violation de l’obligation. De la même manière, le non-respect de l’obligation du dépôt de projets de lois devant la Douma dans (14) sera une violation.
Dans tous les cas de figure, les verbes ayant cette valeur sont systématiquement des verbes dynamiques qui marquent un acte ou une opération que l’agent de l’obligation, qu’il soit explicite, implicite ou effacé est contraint d’exercer. Dans ce cas, les cibles de l’obligation subissent les effets de l’action exprimée par un tel verbe ou un changement d’état qu’une telle action provoque potentiellement.
Notre analyse permet de faire deux observations importantes. En premier lieu, le contexte juridique est un discours qui fait ressortir la dimension modale du présent, ici déontique, qui ne se manifeste pas forcément dans d’autres types de discours. En deuxième lieu, dans un contexte juridique, c’est cette dimension modale qui se présente en avant-scène, alors que la dimension temporelle se trouve en arrière-plan.
La prédominance de l’emploi du présent à valeur déontique se trouve également en français juridique, notamment et avant tout, dans les blocs supérieurs de la pyramide des normes (la constitution et les documents internationaux). À cet égard, R.-M. Gerbe fournit ses observations du présent juridique en français, qui sont pertinentes et légitimes par rapport au présent imperfectif en russe juridique. R.-M. Gerbe [2010 : 278] note que le présent permet de construire un univers étranger à la temporalité, d’atténuer l’ordre et de ne pas actualiser les procès.
Nous pouvons avancer que ces spécificités du présent lui permettent d’être sélectionné par l’énonciateur afin d’exprimer les obligations prototypiques dans ce type de textes juridiques, c’est-à-dire la prescription normative générale. Nous pouvons également noter que la valeur déontique du présent ne se réalise que dans une configuration particulière. Cette configuration est conditionnée par un ensemble spécifique de paramètres morphosyntaxiques et grammaticaux. Afin de réaliser cette valeur à sens prescriptif, il faut toujours privilégier le schéma morphosyntaxique suivant :
[sujet grammatical à la troisième personne du singulier/pluriel au cas nominatif] + [verbe au présent imperfectif].
Il suffit de modifier l’un des paramètres pour faire disparaître cette valeur déontique du présent. Les deux paramètres les plus marquants sont les suivants. Par exemple, le cas nominatif3 par rapport à la construction [nom/pronom au cas datif + надо / нужно+ infinitif imperfectif/perfectif], comme dans l’exemple suivant (répétition de l’exemple (13)) :
(13) Президент Российской Федерации как глава государства представляет Российскую Федерацию… |
(13)’ Президенту Российской Федерации как главе государства надо/нужно представлять/представить Российскую Федерацию… |
En comparant (13) avec (13)’, on peut en effet se demander pourquoi les marqueurs надо / нужно ne s’utilisent pas dans le contexte juridique alors qu’ils semblent exprimer une contrainte. E. Padučeva [2004] note que l’emploi de ces deux marqueurs est associé à l’expression de la nécessité, et non de l’obligation déontique à exécuter. D. Paillard [1985] et B. Poreau [2015] notent que ces deux marqueurs impliquent une espèce de nécessité, soit objective et extérieure à l’énonciateur (надо), soit subjective et conditionnée par le jugement interne de l’énonciateur (нужно). Dans les deux cas, il s’agit d’une nécessité imposée par une situation spécifique ou ponctuelle dans laquelle réside cette nécessité de réaliser l’action. Ceci est mis en relief à l’aide de la construction [nom/pronom au cas datif + надо / нужно + infinitif imperfectif/perfectif]. Dans notre cas, надо risque d’être interprété comme nécessitée extérieure à l’énonciateur, c’est-à-dire, à la loi, qui la transpose à l’agent de l’obligation dans une situation ponctuelle, alors que нужно peut amener à le lire comme nécessité interne qui émane, encore dans une situation spécifique, de l’agent de l’obligation.
De plus, l’emploi de надо / нужно mettrait l’accent sur la nécessité externe ou interne de réaliser une action, et non sur l’agentivité du sujet grammatical de l’énoncé, qui est contraint d’agir. Le présent imperfectif dans le schéma [sujet grammatical au cas nominatif] + [verbe au présent imperfectif] permet d’accentuer le fait que la réalisation de l’action dépend de l’agentivité de l’agent de l’obligation. Par exemple, c’est Президент dans (13) qui doit exécuter l’obligation, mais l’exécution dépend de son agentivité et de sa volonté. Cette nuance devient d’autant plus évidente en cas d’emploi du marqueur должен dont nous parlerons ultérieurement. Должен est tout à fait interchangeable avec le présent imperfectif dans ce cas. Par exemple, il est possible d’écrire Президент должен представлять Российскую Федерацию. Ce marqueur ne signifie pas que l’agent de l’obligation agit de son propre chef, mais qu’il doit tout de même intérioriser l’obligation et jouer intentionnellement son rôle qui est de l’exécuter.
Si nous remplaçons maintenant le présent imperfectif par le présent-futur perfectif, nous obtiendrons :
(13)’’Президент Российской Федерации как глава государства представит Российскую Федерацию… |
Dans ce cas, le présent-futur à l’aspect perfectif exprime également une obligation. Cependant, elle est différente de celle impliquée par le présent imperfectif, et représente une injonction ciblée dans ce type de contexte.
L’expression linguistique de la prescription normative générale peut être retracée et conditionnée non seulement au niveau grammatical, mais aussi au niveau lexico-sémantique. Ce niveau lexico-sémantique révèle des types de verbes et de référents des agents de l’obligation. Selon l’analyse, on peut constater que les référents des agents de l’obligation impliquent systématiquement des noms collectifs potentiellement agentifs comme Федеральное собрание, Правительство, Государственная Дума. Du point de vue juridique, ces entités représentent des organismes d’état législatifs qui sont destinés à établir et encadrer le système normatif du pays au niveau le plus élevé. Il y a un rapport hiérarchique net entre elles, ainsi qu’un ensemble de fonctions précises à exercer par chacune de telles entités.
Il faut également prendre en compte la nature des référents des cibles de l’obligation. Ces référents sont systématiquement 1) des notions abstraites telles que права, свободы, обеспечение, etc. 2) des noms qui accroissent le sens abstrait du fait du contexte comme меры, полномочия, решения, 3) des pronoms impersonnels à caractère générique, tels que каждый, никто, etc.
Les verbes au présent à valeur déontique ont également systématiquement un caractère assez général et abstrait, tels que осуществлять(ся), представлять, устанавливать(ся), etc.
Enfin, nous voudrions caractériser la nature de la plupart des obligations exprimées dans la constitution du point de vue jurilinguistique. L’obligation prototypique dans la Constitution est à caractère abstrait. L’emploi du présent imperfectif permet de rendre de telles obligations comme actualisables pendant la durée de validité de la Constitution. Le présent imperfectif ancre les actions exprimant l’obligation dans le contexte juridique comme des actions réalisables dans leur intégralité.
Bloc de conventionnalité
Sur le plan juridique, on doit noter que les documents internationaux dans notre corpus sont régis par le droit international. Ils représentent le système de principes et de normes juridiques réglant les relations entre les États. Il convient de noter que la Charte de l’ONU ou le traité instituant l’Union économique eurasienne représentent des documents à caractère instituant, qui établissent une nouvelle réalité juridique. En revanche, la Déclaration universelle des droits de l’homme régule un fonctionnement social d’un état de choses existant.
(15) Генеральная Ассамблея получает и рассматривает ежегодные и специальные доклады Совета Безопасности; эти доклады должны включать отчет о мерах по поддержанию международного мира и безопасности, которые Совет Безопасности решил предпринять или предпринял. [C03] | |
L’Assemblée générale reçoit et étudie les rapports annuels et les rapports spéciaux du Conseil de sécurité ; ces rapports doivent comprendre un compte rendu des mesures que le Conseil de sécurité a décidées ou prises pour maintenir la paix et la sécurité internationales. |
(16) Каждый человек имеет право на образование. Образование должно быть бесплатным по меньшей мере в том, что касается начального и общего образования. Начальное образование должно быть обязательным. Техническое и профессиональное образование должно быть общедоступным, и высшее образование должно быть одинаково доступным для всех на основе способностей каждого. [C07] | |
Toute personne a droit à l’éducation. L’éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire et fondamental. L’enseignement élémentaire doit être obligatoire. L’enseignement technique et professionnel doit être généralisé ; l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite. |
(17) Бюджет Союза на очередной финансовый год формируется в российских рублях за счет долевых взносов государств-членов. Размеры (шкала) долевых взносов государств-членов в бюджет Союза устанавливаются Высшим советом. Бюджет Союза должен быть сбалансирован в доходах и расходах. [C05] | |
Le budget de l’Union pour le prochain exercice fiscal s’établit en roubles russes à partir des contributions obligatoires des États membres. Le montant (barème) des contributions des États membres au budget de l’Union se fixe par le Haut Conseil. Le budget de l’Union doit être équilibré en recettes et en dépenses. |
Sur le plan linguistique, nous pouvons constater que l’architecture de la modalité déontique dans ces documents ressemble à celle dans la Constitution. Nous retrouvons l’occurrence fréquente du présent imperfectif. Nous pouvons également observer l’apparition du marqueur должен que nous avons précédemment mentionné. Ce marqueur représente des adjectifs à la forme courte должен, должна, должны. Notre analyse démontre un nombre important de ses occurrences dans tous les textes internationaux appartenant au bloc conventionnel dans notre corpus. Ces adjectifs à la forme courte s’emploient toujours selon le schéma suivant : [должен, должна, должны + verbe à l’aspect imperfectif/perfectif (plus rarement)].
Selon notre analyse ce marqueur должен révèle un prolongement plus ciblé d’une obligation. Ce prolongement ressort d’un environnement prescriptif à caractère plus général que crée le présent imperfectif. Comme nous l’avons précédemment noté, le marqueur должен accentue le fait que l’agent de l’obligation, explicite, implicite ou effacé doit, de sa propre volonté, intérioriser l’obligation imposée à lui. Contrairement au présent imperfectif, qui exprime des actions réalisables dans leur intégralité à tout moment, должен marque, du fait de son sémantisme, un autre type d’opération. Dans ce cas, la construction des obligations se produit en deux étapes : l’intériorisation de l’obligation par l’emploi de должен et ensuite la réalisation de l’action exprimée par l’infinitif imperfectif ou perfectif. Cette réalisation est projetée à un moment postérieur à celui de l’intériorisation.
Le cas de la Déclaration universelle des droits de l’homme est très intéressant. Bien qu’elle appartienne juridiquement au bloc des documents internationaux, elle ressemble plutôt à une constitution. Dans la Déclaration, les référents des cibles de l’obligation sont des notions abstraites, telles que свободы, права, воля, образование. Les référents des agents de l’obligation impliquent des entités abstraites génériques et animées, comme каждый человек, никто, мужчины и женщины ainsi que des verbes à sens abstrait, tels que иметь право, обладать правами, быть, находить себе выражение, etc. En revanche, nous trouvons une concentration remarquable de должен dans ce texte. Nous supposons que ce phénomène intéressant peut aussi s’expliquer du point de vue jurilinguistique. La Déclaration a été adoptée le 10 décembre 1948, comme le note J. Morsink [2000]. Après la deuxième guerre mondiale, il était clair qu’il fallait élaborer une déclaration-accord universel(le) sur les droits et libertés des hommes. Ce document était considéré comme une démarche vers le développement des droits humains en tant que condition nécessaire de la paix à la fin de la guerre selon H. Faes [2008 : 87]. La Déclaration était également vue comme une extension des documents constitutionnels nationaux qui avaient déjà exposé des droits et des libertés, mais qui n’avaient malheureusement pas été suffisants contre les horreurs déclenchées par la guerre. Cette volonté de réinsister sur les droits et les libertés des hommes se traduit, linguistiquement parlant, par le recours systématique à l’emploi des adjectifs à la forme courte должен, должна, должны à travers le texte de la Déclaration. Il convient aussi de noter que l’emploi de ce modal est dû au fait que ce document, tout en étant vu comme une extension des constitutions, n’a pas la même force juridique coercitive. Ce document, lui, formule plutôt des idéaux à atteindre auxquels tous les États devraient souscrire. Ceci explique que l’on cherche à ce que l’obligation soit intériorisée par les potentiels agents de l’obligation.
Nous pouvons avancer que dans la dernière disposition du préambule avant l’article 1, l’adjectif à la forme courte должен employé pour la première fois sert de ligne directrice qui regroupe en quelque sorte tous les autres должен, должна, должны dans le contexte.
(18) Генеральная Ассамблея провозглашает настоящую Всеобщую декларацию прав человека в качестве задачи, к выполнению которой должны стремиться все народы и государства с тем, чтобы каждый человек и каждый орган общества, постоянно имея в виду настоящую Декларацию, стремились путем просвещения и образования содействовать уважению этих прав и свобод и обеспечению, путем национальных и международных прогрессивных мероприятий, всеобщего и эффективного признания и осуществления их как среди народов государств-членов Организации, так и среди народов территорий, находящихся под их юрисдикцией. [C07] | |
L’Assemblée générale proclame la présente Déclaration universelle des droits de l’homme comme l’idéal commun à atteindre par tous les peuples et toutes les nations afin que tous les individus et tous les organes de la société, ayant cette Déclaration constamment à l’esprit, s’efforcent, par l’enseignement et l’éducation, de développer le respect de ces droits et libertés et d’en assurer, par des mesures progressives d’ordre national et international, la reconnaissance et l’application universelles et effectives, tant parmi les populations des États membres eux-mêmes que parmi celles des territoires placés sous leur juridiction. |
Autrement dit, le premier должны dans l’extrait cité qui désigne « l’objectif principal à atteindre », marque une obligation directrice à réaliser, qui ressort d’une prescription normative générale exprimée habituellement par le présent imperfectif dans une constitution. Dans notre cas, il s’agit de la Constitution de l’URSS de 1936 qui était en vigueur jusqu’en 1977. Cette obligation directrice, « l’objectif à atteindre », se transforme en obligations plus spécifiques à réaliser à l’aide de l’emploi ultérieur des adjectifs à la forme courte должен en question, qui sont répartis dans le texte de la Déclaration.
Dans la Charte de l’ONU et dans le traité instituant l’Union économique eurasienne, selon notre analyse, les référents des agents de l’obligation sont à caractère particulier. Ici, il s’agit de noms collectifs tels que Государство-член, Союз, Комиссия, Совет Безопасности, Члены Организации Генеральная Ассамблея, Комитет, etc. Ces noms collectifs se réfèrent aux entités établies par les parties qui ont élaboré et conclu les documents internationaux analysés.
Les cibles de l’obligation représentent systématiquement des moyens destinés à réaliser les objectifs résultant des accords des parties dans les documents étudiés. Il s’agit de функционирование, порядок, политика, решения, режим, правила, etc. Certains des verbes, employés dans ces textes, ressemblent à ceux que l’on trouve dans la Constitution. Autrement dit, ils sont systématiquement à caractère abstrait, tels que осуществлять, определять, утверждать, устанавливать, etc. Cependant, avec un nouveau groupe de verbes, comme действовать, выполнять, созывать, предпринимать, ils se réfèrent tous aux actions déterminées par les objectifs des accords des parties.
Enfin, du point de vue jurilinguistique, les obligations dans les textes internationaux servent des lignes directrices pour les États lors de la distribution entre eux des tâches à réaliser. Ces obligations restent actualisables pendant la durée de validité de ces documents. Ces obligations-instructions sont soit ancrées dans la réalité par le moyen du présent imperfectif, soit elles sont systématiquement exprimées par l’adjectif à la forme courte должен qui marque des obligations ciblées. Plus précisément, должен permet aux états participants d’exprimer explicitement l’appel à leur responsabilité envers l’exécution de certaines obligations.
Bloc de la légalité
Le Code civil de la fédération de Russie (ci-après le Code civil) représente un ensemble de lois fédérales qui régissent les relations juridiques civiles. Sur le plan juridique, ce document représente un mariage entre une prescription normative et des modèles types de conduite qui se traduisent sous la forme d’une transaction ou d’un contrat. Dans le cadre de notre recherche, nous avons étudié les deux premières parties du Code civil. Ainsi, l’analyse du texte du Code nous fournit une occurrence fréquente des marqueurs modaux suivants :
(19) Порядок управления имуществом подопечного определяется законом. [C06] | |
La procédure d’administration des biens d’un pupille se détermine par la loi. |
(20) Гражданин обязан принимать необходимые меры для уведомления своих должников и кредиторов о перемене своего имени и несет риск последствий, вызванных отсутствием у этих лиц сведений о перемене его имени. [C06] | |
Un citoyen est tenu de prendre les mesures nécessaires pour informer ses débiteurs et ses créanciers d’un changement de nom et supporte le risque des conséquences causées par la méconnaissance de ces personnes du changement de son nom. |
(21) Вред, причиненный гражданину в результате неправомерного использования его имени, подлежит возмещению в соответствии с настоящим Кодексом. [C06] | |
Les dommages causés à un citoyen à la suite de l’utilisation illicite de son nom font l’objet d’une indemnisation conformément au présent Code. |
(22) Учредительный договор товарищества на вере должен содержать помимо сведений, указанных в пункте 2 статьи 52 настоящего Кодекса, условия о размере и составе складочного капитала товарищества. [C06] | |
L’acte constitutif d’une société en commandite simple doit contenir, outre les informations visées au paragraphe 2 de l’article 52 du présent code, les conditions relatives au montant et à la composition du capital social de la société. |
Sur le plan linguistique, le mariage de la prescription normative et des modèles types de conduites se réalise d’une manière particulière. D’une part, nous trouvons à nouveau une forte fréquence du présent imperfectif. D’autre part, l’adjectif à la forme courte должен s’emploie plus fréquemment ici par rapport aux documents internationaux. Les autres marqueurs analysés dans le Code, обязан et подлежать, ne s’utilisent ni dans la Constitution ni dans les documents internationaux.
Обязан est la forme courte du participe passé обязанный qui s’emploie dans les textes juridiques avec la troisième personne du singulier ou du pluriel. Selon le dictionnaire de S. Ožegov, ce participe implique un ensemble d’actions attribuées à quelqu’un qui doit les exécuter sans condition. Du point de vue linguistique, cette forme ne peut s’utiliser à la voix active qu’avec un sujet grammatical dont le référent est un agent explicite contraint d’agir. Autrement dit, обязан marque que l’agent de l’obligation est pur exécutant des obligations imposées, comme dans (20), гражданин. Обязан s’emploie avec l’infinitif systématiquement imperfectif, comme принимать dans (20). Le recours fréquent à l’infinitif imperfectif est une autre trace des modèles types de conduites juridiques.
Le verbe подлежать, selon le dictionnaire d’S. Ožegov, signifie « être soumis à quelque chose d’obligatoire, de contraignant ». Contrairement à обязан, подлежать s’utilise toujours avec le sujet grammatical qui subit l’action à exécuter. Autrement dit, подлежать ne se combine qu’avec la cible de l’obligation. Par exemple, dans (21), l’agent effacé doit indemniser un citoyen des dommages subis (вред – la cible de l’obligation).
Il s’avère que les deux marqueurs обязан et подлежать ne sont pas interchangeables. Autrement dit, on ne peut pas employer обязан avec les sujets grammaticaux en l’absence d’agentivité explicite :
*вред обязан возмещаться/возмещать… (impossible)
En revanche, le verbe подлежать bloque toute agentivité de la part du référent du sujet grammatical, même si un tel référent possède éventuellement l’agentivité (par exemple, компания dans компания подлежит регистрации), ou bien, ce verbe подлежать s’emploie avec le sujet grammatical dont le référent n’implique pas l’agentivité du fait de son sémantisme (comme вред dans (21)). Dans ce cas, ce sujet grammatical doit subir l’action impliquée par le complément grammatical. Un tel complément grammatical ne peut être exprimé que par le nom (возмещение).
*гражданин подлежит регистрировать (impossible)
гражданин подлежит регистрации (possible)
Обязан partage avec должен la particularité que la réalisation de l’action dépend de celui qui est contraint d’exécuter l’obligation. Должен met l’accent sur le fait que l’agent doit intérioriser l’obligation, alors que обязан accentue la conscience de l’agent qui doit prendre à son compte l’obligation. Подлежать implique une pure instruction à exécuter.
De même que le marqueur должен, обязан et подлежать expriment des obligations dont l’exécution se compose de deux séquences : l’intériorisation de l’obligation par l’emploi de обязан et подлежать et la projection de l’action, exprimée par l’infinitif, réalisable à un moment postérieur à celui de l’intériorisation.
L’analyse des référents des agents de l’obligation et des cibles de l’obligation confirme qu’ils reflètent linguistiquement le mariage juridique entre la prescription normative et des modèles types de conduites. Autrement dit, on peut observer un passage des référents à sens abstrait vers des référents spécifiques.
Ainsi, les référents des agents de l’obligation sont 1) des noms impersonnels et génériques, tels que лицо, гражданин, участники, etc. 2) des acteurs des modèles types de conduites juridiques à caractère spécifique, tels que участники общества (товарищества, etc.), члены кооператива, акционеры, 3) des noms collectifs товарищество, общество, организации, юридическое лицо, etc.
Les référents des cibles de l’obligation sont 1) des notions abstraites telles que гражданские права, принципы, действия, обязанности, etc., 2) des termes juridiques et financiers tels que капитал, оборот, 3) des procès опека, управление, ликвидация, etc.
On peut observer le même passage de l’abstrait vers le spécifique dans l’emploi des verbes : 1) des verbes à sens abstrait tels que осуществлять, создавать, сохранять, защищать, etc. ; 2) des verbes à sens concret tels que передавать, направлять, содержать, приобретать, проводить, etc.
Enfin, du point de vue jurilinguistique, nous pouvons diviser les obligations dans le Code civil en deux grands types : 1) des obligations qui sont liées aux principes généraux du droit civil ; 2) des obligations qui sont conditionnées par des modèles types de conduites juridiques. Pour cela, les marqueurs должен, обязан et подлежать servent à accentuer la responsabilité et la conscience juridique des acteurs selon différents types de conduite. Á cet égard, il convient de noter qu’il existe un autre indice jurilinguistique qui nous amène à l’idée des modèles types de conduite. Il s’agit de l’hypothèse et de la sanction juridique4. Elles s’expriment, sur le plan linguistique, par la conjonction если selon le schéma prototypique : si une action juridique se produit, elle entraine une autre action qui provoque différentes conséquences juridiques :
(23) Имущественную ответственность по сделкам малолетнего, в том числе по сделкам, совершенным им самостоятельно, несут его родители, усыновители или опекуны, если не докажут, что обязательство было нарушено не по их вине. [C06] | |
Оставшееся после удовлетворения требований кредиторов имущество юридического лица передается его учредителям (участникам), имеющим вещные права на это имущество или обязательственные права в отношении этого юридического лица, если иное не предусмотрено законом, иными правовыми актами или учредительными документами юридического лица. |
Dans (23) on a affaire à la sanction juridique, tandis que dans (24) la conjonction если introduit l’hypothèse juridique.
Bloc contractuel
Un contrat, dans le droit civil, est un accord entre deux ou plusieurs parties pour déterminer, modifier ou résilier les droits et obligations entre elles5. Pour notre étude, nous avons choisi des contrats entre différentes sociétés commerciales. Les contrats se forment sur la base des modèles types de conduites du Code civil ainsi que sur des normes de niveau plus élevé. De ce fait, on retrouve dans les contrats l’hypothèse et la sanction juridique employées dans des situations spécifiques et décrites par ce type de documents juridiques. Tout contrat implique souvent une sorte de décalage entre les parties au niveau des droits et obligations. Ceci ne signifie pas systématiquement un rapport hiérarchique, mais plutôt différentes distributions de bénéfices et de charges juridiques entre les participants6. Selon notre analyse, nous pouvons constater que c’est dans les contrats que l’on peut trouver une véritable variété des marqueurs modaux, comme dans les exemples suivants :
(24) Платежи по настоящему Договору осуществляются в российских рублях по курсу, установленному Центральным Банком Российской Федерации на день оплаты.[C04] | |
Les paiements au titre du présent accord doivent être effectués en roubles au taux de change fixé par la Banque centrale de la fédération de Russie à la date du paiement. |
(25) В течение 5 (пяти) рабочих дней с даты поступления Товара, Покупатель направит Продавцу по факсу и/или электронной почте извещение о поступлении Товара. [C04] | |
Dans un délai de 5 (cinq) jours ouvrables à compter de la réception des biens, l’acheteur enverra au vendeur, par fax et/ou par courrier électronique, une notification de réception des biens. |
(26) В случае замены Представителя или его контактной информации, Заказчик обязан уведомить о данных изменениях Консультанта в письменной форме в течение 3 (трех) календарных дней с даты таких изменений. [C04] | |
Si le représentant ou ses coordonnées sont modifiés, le client est tenu d’en informer le consultant par écrit dans un délai de trois (3) jours civils à compter de la date de cette modification |
(27) Заемщик обязуется осуществлять возврат или досрочное погашение всей или части суммы Кредита, аннулировать все Кредитные обязательства или их часть только в сроки и в порядке, прямо предусмотренные в настоящем Договоре. [C04] | |
L’emprunteur s’engage à rembourser dans les délais ou prématurément tout ou partie du montant du crédit, à annuler tout ou partie des obligations de crédit uniquement dans les conditions et selon la procédure expressément prévue par le présent contrat. |
(28) При изменении действующего на момент заключения настоящего договора налогового законодательства Российской Федерации связанные с этим изменения (дополнения) подлежат применению Сторонами автоматически. [C04] | |
En cas de changement de la législation fiscale de la fédération de Russie en vigueur au moment de la conclusion du présent accord, les parties appliqueront automatiquement les changements (modifications) correspondants. |
Selon les exemples ci-dessus, nous pouvons voir que les contrats contiennent une riche palette de marqueurs modaux. Ils remplissent les mêmes fonctions que dans les blocs plus élevés de la pyramide des normes. Il faut noter que le présent imperfectif sert ici à évoquer un fond de normes impératives à caractère général. Nous trouvons fréquemment le verbe réfléchi обязываться qui s’emploie systématiquement avec l’infinitif imperfectif. Selon le dictionnaire de S. Ožegov, le verbe signifie « se charger d’obligations, d’engagements ». Sur le plan linguistique, ce verbe n’existe qu’à la forme imperfective. Tout comme avec le participe passé à la forme courte обязан, обязуется ne peut s’utiliser qu’avec le sujet grammatical dont le référent est l’agent de l’obligation explicite. Par exemple, il n’est pas possible de combiner le sujet grammatical de l’exemple (24) платежи avec le marqueur обязуются :
*платежи по настоящему договору обязуются осуществляться (impossible)
Il est intéressant de noter que ce marqueur обязываться n’implique pas la volonté de l’agent comme le suggère la définition de ce verbe. La forme pronominale de обязываться renforce la conscience de l’agent de l’obligation qui doit prendre à son compte l’obligation.
Enfin, comme обязан, обязываться marque des obligations dont l’exécution se compose de deux séquences : l’intériorisation de l’obligation par l’emploi de ce marqueur et la projection de l’action réalisable exprimée par l’infinitif à un moment postérieur à celui de l’intériorisation.
Dans les contrats on trouve fréquemment un autre marqueur. Il s’agit d’un autre temps grammatical, le présent-futur perfectif, que nous avons brièvement mentionné lorsque nous avons effectué des manipulations avec les énoncés tirés de la Constitution. Comme le notent А. Bondarko [1990 : 112] et M. Guiraud-Weber [2004 : 118], le présent-futur peut avoir des charges modales en fonction du contexte. N. Stojnova [2016, 2018] note également dans son analyse du présent-futur qu’il est susceptible d’avoir des valeurs atemporelles ou non futures. De plus, ce temps ressemble sémantiquement au futur français qu’on emploie largement dans le contexte juridique. R.-M. Gerbe [2010 : 313] définit la valeur du futur français dans les textes juridiques comme étant injonctive. Cette définition nous semble pertinente par rapport à la valeur du présent-futur en russe juridique. Selon notre analyse, le présent-futur marque une action à caractère injonctif dans le contexte juridique dans son intégralité, comme le présent imperfectif. Néanmoins, contrairement à ce dernier marqueur, le présent-futur indique que l’action exprimant l’obligation devient réalisable à partir du moment où les parties s’engagent à exécuter cette obligation.
L’analyse des référents des agents de l’obligation et des cibles de l’obligation révèle une particularité non négligeable : la quasi-absence des référents à sens abstrait par rapport aux documents analysés précédemment.
Les référents des agents de l’obligation représentent systématiquement des acteurs juridiques tels que компания, сторона, подрядчик, заемщик, заказчик, поставщик, etc.
Les référents des cibles de l’obligation représentent très fréquemment des termes, notions et procès juridiques et financiers tels que платежи, выплаты, договор, обязательства по (договору), права (по договору), аренда, работы, перечисление, заключение, etc.
Selon notre analyse, presque tous les verbes employés dans les contrats sont à sens spécifique dont l’emploi est lié avec l’expression de différents actes juridiques à accomplir. Il s’agit de verbes tels que заключать, оплачивать, перечислять, выполнять, осуществлять (работы, услуги), исполнять, передавать, etc.
Du point de vue jurilinguistique, nous pouvons constater que l’ensemble des marqueurs modaux sert à exprimer différents types d’obligations. Ceci résulte de la nécessité de prévoir et de décrire plusieurs actes juridiques conditionnés par une situation juridiquement spécifique. À cet égard, il faut noter que « spécifique » ne signifie pas que la situation devient réelle et ponctuelle. Dans un contrat, il s’agit d’une transposition d’un modèle type de conduite appliqué à une situation juridique qui évoque un ensemble d’actes spécifiques à effectuer.
Dans les lignes qui suivent nous allons proposer notre vision sur l’échange communicationnel entre l’énonciateur et le destinataire du contenu prescriptif.
L’échange communicationnel entre l’énonciateur et le destinataire du contenu prescriptif, existe-t-il dans le discours juridique ?
Sur la base de l’analyse effectuée, nous partageons le point de vue de G. Cornu, mentionné dans l’introduction, selon lequel le discours juridique révèle un système de communication spécifique entre l’énonciateur et le destinataire du contenu prescriptif.
Dans ce système, la position de l’énonciateur envers le destinataire du contenu prescriptif dépend du type de documents juridiques et des actes juridiques évoqués dans ces documents. Nous avançons également qu’une telle position est conditionnée par le fait que l’énonciateur représente ou non la source déontique.
Selon la remarque d’A. Rabatel mentionnée plus haut, dans ses énoncés, l’énonciateur s’adresse au destinataire d’un document juridique, en le prenant en compte dans le contenu prescriptif. Une telle prise en compte du destinataire se produit à travers des spécificités jurilinguistiques des énoncés dans le contenu prescriptif. Il s’agit des marqueurs modaux, des structures morphosyntaxiques, des types des référents des agents de l’obligation et des cibles de l’obligation.
Il faut également noter deux nuances importantes que notre analyse révèle.
Premièrement, il s’avère que le présent imperfectif et présent-futur sont les deux marqueurs qui inscrivent et incarnent des obligations dans leur intégralité. En revanche, tous les autres marqueurs étudiés impliquent toujours que des obligations sont énoncées en deux séquences. La première correspond au moment de l’intériorisation de l’obligation exprimée par un marqueur modal et la deuxième séquence introduit une action à réaliser à un moment postérieur au moment de l’intériorisation de l’obligation. Ainsi, nous pouvons supposer que le présent imperfectif et le présent-futur impliquent une sorte de surmodalité7 qui se situe au-dessus des autres formes de la modalité déontique. Du fait de l’expression des obligations dans son intégralité, ces deux marqueurs rendent leur réalisation comme allant de soi.
Deuxièmement, dans tous les documents étudiés, le contexte juridique privilégie le schéma morphosyntaxique affirmatif avec sujet grammatical à la troisième personne du singulier/pluriel au cas nominatif. Il existe probablement plusieurs explications à ce phénomène. Nous proposons deux suggestions interdépendantes. La première est linguistique. La nature générique du contexte juridique doit rendre les actions exprimant l’obligation réalisables, sans les inscrire dans une situation ponctuelle. Pour cette raison, on ne trouve, par exemple, надо / нужно dans aucun des documents étudiés, car ces constructions impliquent des traces d’une nécessité entraînée par une situation ponctuelle. De plus, cette nécessité peut être interprétée comme étant extérieure à la loi ou émanant de l’agent de l’obligation, comme mentionné plus haut.
Selon notre suggestion juridique, les documents dans notre corpus révèlent la non-autonomie des acteurs juridiques contraints d’agir, même si on compte sur leur responsabilité et conscience. Cependant, la non-autonomie est atténuée par la distance que l’énonciateur garde par rapport au destinataire du contenu prescriptif. Une telle distance se réalise du fait du caractère déclaratif des dispositions juridiques. C’est le schéma morphosyntaxique affirmatif avec sujet grammatical au cas nominatif qui s’avère susceptible de véhiculer cet effet de prescription déclaratif et distancié.
Dans le bloc constitutionnel, nous suggérons que l’on a affaire à l’énonciateur-législateur. Pour la Constitution, la source déontique représente un mariage de la législation et des traditions et coutumes socio-culturelles et politiques. Cela s’explique d’ailleurs par le fait que le contenu juridique de la Constitution est produit au nom du peuple de la fédération de Russie. Ceci se manifeste au tout début de ce document :
(29) Мы, многонациональный народ Российской Федерации, […], принимаем КОНСТИТУЦИЮ РОССИЙСКОЙ ФЕДЕРАЦИИ. [C02] | |
Nous, peuple multinational de la fédération de Russie…[…] adoptons LA CONSTITUTION DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE. |
Dans ce cas, l’énonciateur-législateur représente une entité qui se positionne très proche de la source déontique ou qui peut même s’identifier à elle. Ainsi, l’énonciateur-législateur, au nom des citoyens russes, impose des obligations qui prescrivent une conduite normative au niveau le plus élevé et abstrait. Les obligations constitutionnelles s’exposent dans les dispositions qui semblent, à première vue, être uniquement descriptives. Néanmoins, du point de vue juridique, on sait que les normes, présentées dans la Сonstitution, sont impératives. La position de l’énonciateur-législateur envers le destinataire générique s’avère manifestement hiérarchique. C’est le présent imperfectif prédominant dans ce texte qui permet de produire cet effet de supériorité incontestable à toute personne étant citoyen. Par ailleurs, dans ce texte, le présent imperfectif ne s’emploie que dans les normes impératives sans recours à aucune hypothèse juridique (si…). Du fait de la nature surmodale du présent, toutes les obligations placées dans les normes constitutionnelles représentent des actes juridiques dans leur intégralité dont l’exécution ne peut être mise en cause en aucun cas.
Dans le bloc conventionnel, selon notre vision, on a affaire à l’énonciateur-fondateur. Au lieu d’imposer des obligations, cet énonciateur les délimite entre lui-même et les destinataires ciblés. Dans ce cas, la source déontique est le droit international qui est élaboré par les États concernés. Ces derniers s’identifient au droit international en tant que source primaire de l’obligation. L’énonciateur-fondateur et les destinataires représentent des parties concluant les documents internationaux. Dans ce cas, le présent imperfectif implique que les obligations résultent des décisions prises au sujet de la distribution des fonctions et des tâches entre les parties. L’accentuation de la nature ciblée des obligations se produit par l’intermédiaire du marqueur должен. Ce marqueur implique le destinataire, non comme sujet de décision dans le cas de la Constitution, mais comme sujet exécutant qui doit assumer la responsabilité de l’exécution des obligations.
Dans le bloc de la légalité, nous supposons que l’on a affaire à l’énonciateur-instructeur. Il prescrit des conduites juridiques types aux destinataires génériques du Code civil qui entrent dans les relations régies par le droit civil. Dans ce cas, la source déontique représente un ensemble de lois fédérales et d’actes normatifs. Comme dans les blocs plus élevés, l’énonciateur-instructeur peut légitimement s’associer à la source déontique. Ici, comme avec la Constitution, nous sommes confrontés à la position hiérarchique de l’énonciateur-instructeur envers les destinataires du texte du Code civil. Néanmoins, l’ampleur d’une telle hiérarchie ne porte pas sur toutes les entités, mais sur celles qui interagissent dans le cadre du droit civil. La diversité des cas de figure impliqués par différents types de conduites oblige l’énonciateur-instructeur à avoir recours non seulement au présent imperfectif, mais aux autres marqueurs déontiques.
Dans le bloc contractuel, nous pensons que l’on compose avec l’énonciateur-usager dans la mesure où une telle entité applique le droit et les normes à une situation juridiquement spécifique dans un contrat. Ici, il s’agit d’un énonciateur qui reprend les énonciations conjointes des parties contractantes, et se réfère à d’autres énonciations précédentes qui se rapportent aux niveaux les plus hauts (blocs de la légalité et constitutionnel). Ainsi, nous pouvons supposer que dans les documents contractuels on a affaire à une sorte de polyphonie des « instances énonçantes » [Carel 2011].
Comme avec le bloc conventionnel, l’énonciateur-usager et les destinataires représentent des parties d’un contrat. Ceci implique plutôt l’égalité entre eux. L’énonciateur ici reprend, certes, des énonciations des niveaux plus élevés, mais il ne les impose pas. Il les transpose et il les rend applicables à une situation contractuelle. Néanmoins, dans chaque situation, les parties ont différentes charges d’obligations. Ceci nécessite un ensemble de divers marqueurs, afin de montrer quelles obligations sont réservées à quelle partie.
Conclusion
Dans cette étude nous avons étudié des marqueurs d’obligation de la modalité déontique dans différents textes juridiques. Ces textes appartiennent à la pyramide des normes de Hans Kelsen. Dans une perspective jurilinguistique, nous avons tenté de relier l’hétérogénéité de la distribution de ces marqueurs au cadre juridique de chaque type de documents. Ceci révèle différents types d’énonciateurs ainsi que leur proximité aux sources déontiques dans chacun des blocs de la pyramide des normes. Les marqueurs d’obligation ainsi que la nature des agents de l’obligation et des cibles de l’obligation nous permettent également de reconstruire le destinataire type avec lequel l’énonciateur effectue un échange communicatif. Au niveau plus détaillé de l’analyse des marqueurs, nous avons observé les points intéressants suivants. Tout d’abord, nous avons vu que le contexte juridique fait ressortir la dimension modale du présent imperfectif et du présent-futur. Dans ce cas, c’est leur valeur déontique qui se présente sur l’avant-scène, alors que la valeur temporelle passe au second plan. Nous avons également pu constater que ces deux marqueurs posent des actions réalisables, exprimant l’obligation, dans leur intégralité. En revanche, les autres marqueurs étudiés, должен, обязан, подлежать, обязываться, impliquent les deux séquences de l’exécution de l’obligation : l’intériorisation de l’obligation et la projection de la réalisation de l’action exprimant l’obligation, à un moment postérieur à celui de l’intériorisation de l’obligation.
En perspective, il serait pertinent de poursuivre cette étude afin de comprendre pourquoi d’autres marqueurs censés exprimer la modalité déontique ne s’emploient pas dans le discours juridique, alors qu’on peut les trouver dans d’autres contextes. Par ailleurs, il sera également intéressant de réaliser une étude contrastive sur le russe et l’anglais juridique ou sur le russe et français juridique, ou bien sur ces trois langues spécialisées. Dans le cadre de ce travail, nous avons également analysé certains documents juridiques en anglais et en français, et nous avons aussi consulté des ouvrages consacrés à l’anglais et au français juridiques. Ce travail a révélé un nombre de similarités jurilinguistiques entre le russe, l’anglais et le français. Ces similarités méritent d’être étudiées d’une manière plus détaillée.