Texte

La notion de « vieillesse » – et dans une moindre mesure celle de « vieillissement » – est une notion d’actualité, à géométrie variable, qui n’existe pas en soi mais qui est le fruit d’une construction sociale en perpétuelle évolution, dépendant de facteurs contextuels, sociaux, institutionnels et culturels dont l’impact sur les pratiques est attesté. Or, si de nombreuses études abordent ces deux notions, c’est souvent uniquement à travers le prisme de la santé, du soin, de la perte d’autonomie et de la déficience, avec une insistance sur le fait que le changement relatif à l’avancée en âge est généralement connoté négativement dans nos sociétés occidentales (Balard, 2013). Relativement peu d’études se sont penchées sur les représentations véhiculées par les discours sur la vieillesse et le vieillissement, et ce numéro d’ELAD-SILDA entend combler ce vide en interrogeant ces deux notions dans leur dimension sociétale, que nous proposons d’étudier par le prisme des discours produits par et à l’attention des personnes âgées et vieillissantes. À la lumière de l’actualité contemporaine – du vieillissement des populations à l’échelle mondiale aux événements récents tels que les effets de la canicule sur les populations âgées dans certains pays et les crises très récentes, comme la pandémie ou le scandale des EPHAD en France – nous proposons d’interroger, dans une optique multilingue, contrastive/comparative et multiculturelle, sans restriction de langue ni de modalité (écrit, oral, multimodal…), les notions de « vieillesse » et « vieillissement » à travers les discours produits, afin d’en étudier la diversité des représentations et des attitudes (positives, négatives ou neutres), mais également les effets que ces analyses peuvent avoir sur la société pour mieux appréhender le devenir de nos aîné-es.

La personne âgée est elle aussi multiforme et ne saurait se restreindre à un corps et/ou un esprit à soigner. Il convient ainsi d’interroger la personne vieillissante sous toutes ses facettes, pas seulement médicale, et dans des contextes socioculturels divers, avec une insistance bienvenue, mais non exclusive, sur les attitudes négatives liées à l’âge, c’est-à-dire l’âgisme, tel qu’il est défini, par exemple, par l’OMS (2020) comme un ensemble de « stéréotypes (modes de pensée), préjugés (sentiments) et discriminations (comportements) à l’égard de personnes en raison de leur âge ». L’« âgisme » renvoie ainsi à un ensemble de stéréotypes, de préjugés, de discriminations envers les individus sur la base de leur âge : « [L’âgisme] est fortement institutionnalisé, généralement accepté et incontesté, en grande partie en raison de sa nature implicite et inconsciente » (Officer et al., 2020 : 2).

Si la littérature sur les conséquences négatives de l’âgisme sur la santé des personnes âgées est riche, elle est aussi limitée sur le plan de la compréhension de ce phénomène, comme indiqué plus haut, notamment dans sa relation avec des facteurs individuels et contextuels. Les travaux abordant ce sujet à travers le prisme de la langue demeurent quant à eux peu nombreux, malgré des travaux comme ceux dirigés par Montandon (2004, 2005), qui ont montré comment l’action de vieillir est rendue, exprimée, évoquée, comprise dans diverses langues, souvent associée à une image négative de la dégradation physique devenue synonyme de décrépitude, en totale contradiction avec l’idéal d’une vieillesse heureuse, harmonieuse, emplie de sagesse et de sérénité. Ce numéro spécial propose donc de renouveler l’approche en examinant les discours situés dans divers contextes géographiques, culturels et linguistiques.

Plusieurs études composent ainsi ce numéro, les articles allant du plus général au plus spécialisé, des discours ambiants aux personnes âgées, avec une spécificité revendiquée : la variété de zones géographiques, culturelles et linguistiques couvertes par les travaux proposés. Il est ainsi question de la Chine, du Canada, du Brésil, de la Roumanie, de la France, et des États-Unis d’Amérique.

Ya Rao Chen dans « L’impact du covid-19 sur les sujets liés aux personnes âgées : analyse du discours des comptes d’abonnement WeChat » s’intéresse aux médias numériques de masse en Chine, et plus spécifiquement à l’attention que ces derniers accordent au vieillissement, aux personnes âgées et aux questions relatives à la vieillesse. Grâce à un corpus constitué d’articles publiés entre 2012 et 2022 par les cinq comptes WeChat les plus populaires, une analyse quantitative fréquentielle des mots est proposée, notamment par comparaison avec le corpus de référence Chinese Web 2017 (zhTenTen17) Simplified. Cette comparaison permet de dégager les mots à fréquence relativement élevée, et indique que les textes du corpus abordent davantage la philosophie de vie, la pensée confucéenne, la littérature, l’art, ainsi que les comportements, attitudes et émotions dans le quotidien des personnes âgées. La moitié des termes relatifs aux comportements, attitudes et émotions exhibent une connotation émotionnelle négative, les autres étant soit neutres, soit positifs au niveau de leurs connotations. Une comparaison des textes avant et après la pandémie de covid-19 est également réalisée, et indique que des changements sont survenus entre les deux périodes, aussi bien au niveau de la vision des personnes âgées que de l’attention qu’on leur porte ou des thèmes auxquels elles sont associées.

Corina Veleanu et Maria das Graças Soares Rodrigues proposent une étude multilingue contrastive (anglais, français, roumain, portugais du Brésil) dans « Le discours juridique et la personne âgée. Une approche en jurilinguistique affective comparée ». Cette analyse jurilinguistique porte sur le domaine de la garantie des droits pour les personnes âgées, réalisée à partir d’un corpus constitué de textes juridiques (législatifs et judiciaires), normatifs, administratifs et médiatiques. Une grande variété de sources ont permis de constituer un corpus multilingue de discours juridiques et journalistiques dans les quatre langues sélectionnées. Les points de convergence et de divergence des emplois du mot senior ainsi que d’autres expressions référant à la vieillesse sont ainsi étudiés, ainsi que l’influence réelle de l’anglais sur les trois langues-cultures romanes dans le domaine de la protection des personnes âgées. L’article s’intéresse aux motivations des évolutions terminologiques et sémantiques du point de vue de la jurilinguistique affective afin de mettre au jour les modalités de construction des perceptions relatives aux droits des personnes âgées dans les quatre sociétés étudiées, en ce qu’elles sont confrontées à des défis semblables. Finalement, l’étude plaide pour la prise en compte par les traducteurs et les jurilinguistes de la contextualisation et des facteurs extralinguistiques et affectifs dans les choix linguistiques qu’ils font lors de l’acte de traduction.

Dans son article rédigé en anglais « Discursive Construction of Age in Older Immigrants’ Narrations of Language Learning », Natalia Balyasnikova se penche sur la construction discursive de l’âge par des apprenants de langue âgés, et plus particulièrement par les immigrés âgés résidant à Vancouver, au Canada. L’article se fonde sur des données produites dans le cadre d’une étude ethnographique narrative plus étendue, étude menée pendant une année entière dans une classe d’anglais langue seconde qui était consacrée à la narration d’histoires. La narration de l’âge et du vieillissement est ainsi envisagée comme une pratique discursive contextualisée, et l’analyse des modèles discursifs dans les récits des apprenants indique que ces derniers construisent leurs expériences d’apprentissage linguistique en adoptant un positionnement émotionnel à l’égard du vieillissement et un positionnement actif en tant qu’apprenants âgés. L’article met en avant l’idée d’une attention toute particulière portée à la construction discursive de l’âge par les apprenants âgés et à la mise en œuvre de stéréotypes âgistes dans les contextes d’apprentissage des langues.

L’article de Marie Lefelle, « Utilisation de l’humour par les soignants en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes », part du constat établi que le secteur de l’aide aux personnes âgées dépendantes pâtit d’une mauvaise réputation, due à plusieurs raisons (pénibilité des tâches, manque de temps, conditions précaires de travail, personnes âgées de plus en plus en situation de grande dépendance, etc.). Ce secteur rencontre des difficultés croissantes dans le recrutement de nouveaux soignants en charge d’une population de plus en plus vieillissante. Assez paradoxalement, la communauté de pratique (professionnels de santé, administration des établissements de la dépendance, etc.) attend de ces soignants une forte productivité, ce qui génère une charge physique et mentale lourde pour ces derniers. Alors que les compétences relationnelles pourtant indispensables au contact de la personne âgée dépendante sont indispensables, elles sont pour autant peu mises en valeur par cette communauté. L’humour, objet certes particulier, mais indispensable dans la relation de soin avec la personne âgée, reste un élément qui fait partie intégrante des compétences relationnelles du soignant. Grâce à un corpus collecté au sein d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), Marie Lefelle illustre les fonctions, l’utilisation mais aussi les limites de l’humour dans la pratique professionnelle de soin avec les personnes âgées.

Pour clore ce numéro, Yiru Xu et Junkai Li dans « La séquentialité dans les consultations cliniques en Chine : une étude empirique sur l’interaction entre patient Alzheimer et médecin » s’intéressent aux troubles de la communication chez les patients chinois, en ce qu’ils ont un impact non négligeable sur l’interaction clinique entre le patient et le médecin. En effet, l’augmentation démographique de la population âgée en Chine, notamment affectée par la prévalence croissante de la maladie d’Alzheimer, pose des défis majeurs en matière de diagnostic et de prise en charge. L’étude est fondée sur l’observation des consultations de mémoire dans un hôpital du sud de la Chine, et se concentre sur la séquentialité dans le déroulement du diagnostic. L’étude montre qu’en l’absence de pathologies l’organisation des séquences discursives présente des caractéristiques propres aux échanges institutionnels, avec des éléments distinctifs de séquences consécutives question-réponse. En revanche, en cas de pathologie, à savoir ici Alzheimer, la détérioration des capacités cognitives des patients entraine des échanges insérés, des postexpansions, voire une absence structurelle dans les échanges. Cet article plaide ainsi pour la nécessité d’une intervention proactive et de la mise en œuvre de stratégies de communication par le médecin lors du diagnostic de la maladie d’Alzheimer.

Ce numéro spécial ouvre ainsi des perspectives prometteuses pour les analyses linguistiques dans le domaine de la vieillesse et du vieillissement, en abordant de nombreux aspects de la vie sociale. Les autrices se sont penchées sur des questions telles que : comment répondre aux besoins d’information et de soin des personnes âgées dans un cadre médical, en tenant compte des spécificités du langage employé ? Comment défendre les intérêts des personnes âgées en adaptant une terminologie juste ? Comment l’âgisme et l’identité des personnes âgées se construisent-ils dans les interactions sociales ? Les linguistes ont un rôle clé à jouer dans la compréhension de ces dynamiques discursives. Leurs travaux peuvent contribuer à développer une société plus inclusive et « aging-friendly », en favorisant des pratiques communicationnelles qui valorisent les personnes âgées et leur offrent une place pleine et entière dans les interactions sociales. C’est ce que ce numéro entend montrer.

Bibliographie

Balard, Frédéric. 2013. « Bien vieillir » et « faire bonne vieillesse »: Perspective anthropologique et paroles de centenaires. Recherches Sociologiques et Anthropologiques 44(1). 75‐95. 10.4000/rsa.925.

Montandon, Alain. 2004. Les mots du vieillir. Clermont-Ferrand: Presses universitaires Blaise Pascal, Centre de recherches sur les littératures modernes et contemporaines.

Montandon, Alain. 2005. Écrire le vieillir. Clermont-Ferrand: Presses universitaires Blaise Pascal, Maison de la Recherche.

Officer Alana, Jotheeswaran A. Thiyagarajan, Mira L. Schneiders, Paul Nash & Vânia de la Fuente-Núñez. Ageism, healthy life expectancy and population ageing: How are they related?. International Journal of Environmental Research and Public Health 17(9). 2020. 3159. 10.3390/ijerph17093159.

Organisation mondiale de la santé (OMS). Global report on ageism. 2021. 173. https://iris.who.int/bitstream/handle/10665/340208/9789240016866-eng.pdf?sequence=1.

Citer cet article

Référence électronique

Weiwei Guo et Denis Jamet-Coupé, « Introduction », ELAD-SILDA [En ligne], 10 | 2024, mis en ligne le 20 décembre 2024, consulté le 21 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=1537

Auteurs

Weiwei Guo

Université Lumière Lyon 2, CeRLA
weiwei.guo@univ-lyon2.fr

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ISNI

Denis Jamet-Coupé

Université Jean-Moulin Lyon 3, CEL
denis.jamet-coupe@univ-lyon3.fr

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ORCID
  • HAL
  • ISNI
  • BNF

Droits d'auteur

CC BY 4.0 FR