Notre langage courant tout comme le langage scientifique est imprégné de métaphores, nous ne pouvons nous exprimer sans recours aux images. Nous comprenons le monde des autres à travers les métaphores – ou nous le comprenons de travers.1 [Schmitt 2000 : 2]
Les expressions métaphoriques représentent une partie intégrante et, à croire de nombreux chercheurs de bien des disciplines différentes, incontournable afin de mettre en mots nos intentions communicatives, aussi bien dans la langue courante que dans le langage scientifique ou technique. Citons Gessinger [1992] ou Lakoff [1993] à titre d’exemple :
Les métaphores constituent une forme spécifique de la pensée symbolique et indispensable dans certains contextes théoriques du fait qu’elles garantissent la matérialisation de l’objet. [Gessinger 1992 : 92]2
Much subject matter, from the most mundane to the most abstruse scientific theories, can only be comprehended via metaphor. [Lakoff 1993 : 47]
Il n’est de ce fait guère surprenant que l’on trouve des travaux traitant de la métaphore dans de très nombreux domaines techniques et scientifiques : l’économie, la jurisprudence, l’informatique, la médecine, la bactériologie, la chimie, la bourse, la didactique, les mathématiques, la pédagogie, les sciences naturelles, la traduction des métaphores terminologiques ou dans les magazines automobile, pour ne nommer qu’un échantillon des nombreux travaux existants.3
De toute évidence, la métaphore occupe un rôle clé dans l’expression de phénomènes complexes de tous genres ; Lakoff et Johnson [1980] en particulier l’ont démontré au sein de leurs travaux qui font foi dans la recherche sur les formes et fonctions des métaphores.
Lakoff et Johnson ont apporté, à travers leurs publications impressionnantes, la preuve que notre pensée était en grande partie de nature métaphorique. Afin d’exprimer des phénomènes complexes et difficiles à appréhender, nous faisons de préférence appel à des images fondées sur des expériences qui possèdent une structure plus facilement accessible. L’analyse métaphorique décrit par conséquent la manière dont nous construisons le monde à l’aide de modèles bien connus.4 [Schmitt 2011 : 47]
Il est de ce fait presque attendu que la plupart des contributions du présent volume, à l’exception de celle de Schmale qui ose même émettre des critiques, se réfèrent à la Conceptual Metaphor Theory de Lakoff / Johnson [1980]. Étant donné que cette approche est présentée entre autres dans l’article de Jamet et Terry et de Schmale, nous nous contentons de quelques remarques esquissant les fondements de cette théorie de provenance cognitiviste extrêmement répandue et influente.
Le fondement de la théorie cognitiviste de la métaphore est l’idée, que l’on trouve déjà il y a 2000 ans dans la Poétique d’Aristote (cf. [1979 : 67]), que l’utilisation d’une métaphore consiste en l’établissement d’une analogie entre le sens littéral d’un mot et un sens figuré.5
The essence of metaphor is understanding and experiencing one kind of thing in terms of another. ([Lakoff & Johnson 1980 : 11] )
Il convient toutefois de clarifier la notion de « understanding » dans l’acception de Lakoff et Johnson. En effet, ce substantif ne peut renvoyer exclusivement à la compréhension du locuteur-producteur de la métaphore étant donné qu’on ne dispose d’aucun renseignement quant à l’interprétation de l’interlocuteur en l’absence de corpus dialogiques ou de moyens d’évaluation expérimentaux.
Lakoff [1993] décline cette notion à travers la célèbre image Love is a journey en précisant la relation de transmission entre un domaine source d’ordre « concret » et un domaine cible de nature plus ou moins « abstraite », comme cela était déjà indiqué dans Lakoff et Johnson [1980 : 177].
The metaphor involves understanding one domain of experience, love, in terms of a very different domain of experience, journeys. More technically, the metaphor can be understood as a mapping (in the mathematical sense) from a source domain (in this case, journeys) to a target domain (in this case, love). [Lakoff 1993 : 5]
Mis à part Aristote, Weinrich [1967] avait évoqué antérieurement à Lakoff et Johnson l’existence de relations entre un domaine « donateur » (Bildspenderbereich) et un domaine « récepteur » de l’image (Bildempfängerbereich) dans le cadre de sa théorie des champs de l’image (Bildfeldtheorie).6 Bien que toutes les approches évoquées ne se situent pas dans le même paradigme, elles partagent l’idée du transfert d’une signification « propre », i.e. littérale, d’un terme ou d’une expression, sur un domaine où ces derniers revêtent un sens « impropre », i.e. figuré ou non littéral.
Les cinq contributions regroupées dans le présent volume étudient la métaphore dans différents types de discours de spécialité : les quatre premiers, ceux de Jamet et Terry, Varga, Romoth et Rentel s’inspirant de la théorie cognitiviste de la métaphore d’après Lakoff et Johnson, le dernier de Schmale plutôt fondée sur les travaux de Glucksberg et une acception pragmatique et / ou conversationnaliste de la métaphore. Étant donné que tous les articles sont précédés de résumés en trois langues (français, allemand, anglais), nous nous contentons ici de quelques remarques de présentation des différentes contributions.
Denis Jamet et Adeline Terry7 (Lyon) présentent une étude intitulé « Principes et fonctions de la métaphore en langue de spécialité dans un cadre cognitiviste : théorie et étude des métaphores de la crise économique (allemand, anglais, français) ». Leur article présente la vision cognitiviste de la métaphore et de ses utilisations, notamment en langue de spécialité. Il ne s’agit cependant pas d’une étude de corpus, fondée sur des discours de spécialité, mais plutôt d’une introduction aux différents courants et principes structurant la théorie de la métaphore conceptuelle. La contribution traite d’énoncés métaphoriques empruntés au domaine de spécialité de la crise économique en étudiant des sources en anglais, allemand et français.
Simon Varga8 (Mayence) propose un texte intitulé « Notleidend, leistungsgestört oder faul? Kontextabhängige Metaphorisierungen ausfallgefährdeter Kredite » (En souffrance, douteuses ou toxiques ? Métaphorisations de créances douteuses). Si la métaphore est l’une des catégories analytiques traditionnelles de la linguistique discursive de la germanistique, la frame analysis constitue l’une des approches analytiques désormais bien établies. Depuis quelques années, le concept du framing, provenant des sciences sociales et de la communication, gagne en importance dans les travaux de recherche. À l’exemple des métaphores convoquées dans le champ de traitement des créances douteuses, la contribution s’attache à l’étude de différents types de framings à travers une analyse de prédications tout en différenciant le niveau de type et token. Il s’avère que les métaphores occupent une position spécifique en ce qu’elles élargissent les possibilités de rattachement d’autres éléments langagiers aussi bien au niveau des types que des tokens.
Heike Romoth (Paris) contribue à ce numéro avec un article intitulé « Comprendre les concepts économiques par le biais des métaphores ». Elle étudie des métaphores en allemand et, plus globalement, des analogies, s’intéressant à l’apport des procédés cognitifs à la compréhension de concepts de l’économie politique. En employant, tout comme la contribution précédente de Varga, le concept de frames dans l’analyse de la relation entre domaine source et domaine cible des analogies, l’auteure s’attache à décrire de manière détaillée les éléments épistémiques activés dans la construction du sens. Les procédures mises en œuvre permettent aux interlocuteurs non spécialistes d’appréhender le sens des faits spécifiques de l’économie politique s’approchant ainsi par moment des connaissances des experts.
La contribution de Nadine Rentel (Zwickau) traite des « Metaphern als Strategie des Wissenstransfers und der Persuasion im deutschsprachigen Diskurs der Gesundheitsprävention » (Les métaphores comme stratégie du transfert de savoirs et de la persuasion dans le cadre de prévention des maladies graves en Allemagne). Dans son article, l’auteure analyse les fonctions communicatives des métaphores dans le domaine du discours médical allemand en étudiant un corpus de sites Internet dans le domaine de la communication de prévention relative à différentes maladies. En classant les métaphores en fonction de leur champ sémantique de provenance, l’auteure détermine leurs fonctions communicatives dans le cadre de la prévention de maladies graves et décrit également leur contexte de communication au sein d’une page Internet.
L’article de Günter Schmale (Lyon) pose la question des « Mögliche Metaphern in der Fachsprache » (Métaphores potentielles en langue de spécialité). Choisissant volontairement une approche pragmatique (incluant par conséquent la perspective du locuteur interprétant), se démarquant donc du courant cognitiviste, l’auteur plaide pour une analyse sémantique des métaphores sur la base du interactive property attribution model de Sam Glucksberg. Ce modèle permet de déterminer des tertia comparationis entre vehicle properties du domaine source et topic dimensions du domaine cible. Afin de tenir compte de facteurs contextuels et situationnels, qui jouent un rôle intégrant dans l’interprétation sémantique des métaphores, la contribution étudie une séquence intégrale d’un rapport boursier parsemé de nombreuses métaphores de différents genres. Il s’avère que des activités paraphrastiques, mais aussi des aspects thématiques du co- et contexte, permettent d’accéder au sens des métaphores, même là où une base sémantique fait défaut. Compte tenu du fait que l’interprétation de relations métaphoriques est très largement tributaire du savoir commun et de la culture générale des participants aux processus discursifs, Schmale stipule cependant que l’on doit se contenter de conclure à l’existence de métaphores potentielles qui peuvent devenir métaphores réelles uniquement en fonction de l’interprétation de l’interlocuteur.