L’Art in situ ou le site comme art : un mode de réception japonaise de l’art contemporain

  • Art in situ or the Site as Art: A Japanese Reception of Contemporary Art

DOI : 10.35562/iris.1186

Résumés

L’exposition d’art dans des paysages est devenu populaire au Japon, avec la multiplication récente de festivals d’art locaux. Dans ces festivals, qui attirent chacun des centaines de milliers de visiteurs, coexistent des œuvres hétérogènes. Certaines sont des sculptures autonomes, d’autres des installations qui se fondent dans le paysage, et d’autres encore sont des œuvres de type « art relationnel ». Bien que ces œuvres in situ affirment leur lien essentiel avec le site naturel rural et avec le corps du spectateur — constituant un événement, une expérience, une rencontre éphémère —, les relations avec le site comme avec le visiteur sont complexes et ambigües. Il y a des œuvres in situ, mais parfois aussi in aliquo situ : des œuvres qui peuvent être installées n’importe où. Qu’est-ce qui attire les visiteurs dans ces expositions ? Quels sont donc la nature et le mérite de leur localisation ? Si les visiteurs apprécient de voir des œuvres dans ces paysages cela peut être en partie lié au principe japonais traditionnel d’expérience des lieux dit meisho-meguri, ou « pèlerinage vers des sites célèbres ». Cette pratique issue du Moyen Âge est associée historiquement au sacré. Aujourd’hui ce pèlerinage prend la forme du tourisme moderne mais conserve un sens traditionnel invisible car les visiteurs se déplacent à travers une série de lieux géographiques selon un jeu culturellement codé. Selon nous, dans le cas des visites d’œuvres d’art en zones rurales, l’appréciation des œuvres d’art participe à ce même jeu traditionnel de se déplacer physiquement dans une série de lieux. Cette dimension spirituelle implicite modifie à son tour la perception des œuvres. Ainsi on dira que la pratique japonaise de visiter ces expositions d’art in situ témoigne de la survivance d’une tradition, et constitue ainsi un système alternatif d’expérience esthétique.

The installations of artwork in natural landscapes have become popular in Japan with the recent increase in local art festivals. In these art festivals where hundreds of thousands of visitors gather, heterogeneous installations coexist; some are autonomous sculptures, some are fused into the natural landscape, and some belong to “relational art”. Although most works assert the essential quality of their location, and the experience as “an event”, their relationships to the rural areas and to the body of the visitor are complex and ambiguous. Some works are really in situ, but some are in aliquo situ—that is, works that could be installed anywhere. What attracts visitors to these exhibitions? Hence what is the nature and merit of the location? What is the relation to the visitor’s bodily presence? If visitors enjoy the site-specificity of the artwork this may be linked to the traditional Japanese system of experiencing places as meisho-megurii.e. “a pilgrimage to a series of famous sites”. This practice comes from the Middle Ages and was by then spiritual. While today these pilgrimages appear as a form of modern tourism, they retain a culturally coded character because visitors’s journey is like “a game of visiting a series of geographical places”. According to me, in the case of the visit of artistic sites, the appreciation of the artwork participates in this same game of bodily displacement to a series of places. This implicit spiritual underpinning conversely modifies the visitor’s perception of the works. Thus I propose that visiting artistic sites in natural settings in Japan appears as informed by this Japanese particular tradition, and thus constitutes an alternative system of contemporary aesthetic experience.

Plan

Texte

Introduction

L’augmentation récente des festivals d’art au Japon est frappante. En plus des événements organisés dans les grandes villes, telles que Yokohama, Nagoya et Kyoto, des petites villes et des districts ruraux entreprennent également d’organiser des festivals d’art internationaux. Parmi ceux-ci, la Triennale Echigo-Tsumari et le Festival international d’art de Setouchi ont eu un succès remarquable. Le premier a attiré 500 000 visiteurs en 20151 et le second un million de visiteurs en 20162. Les deux festivals sont organisés par le même directeur, Fram Kitagawa, qui expose intentionnellement des œuvres d’art dans des zones rurales isolées. Les œuvres d’art, placées à divers endroits sur les montagnes et les îles, ont attiré notamment de nombreux amateurs d’art du Japon et d’autres pays. Des festivals ruraux plus petits ont également exposé des œuvres contemporaines (principalement des installations). Par exemple, en 2017, des festivals ont été organisés à Suzu (ville située à l’extrémité de la péninsule de Noto, au nord du centre du Japon), à Tango (au nord-ouest de la préfecture de Kyoto), à Shinano-Omachi (district du nord entre les montagnes de la préfecture de Nagano) et à Tanegashima, une île au sud-ouest du Japon), etc.

Lors de ces festivals d’art, le tourisme artistique est associé au tourisme vert. Ainsi, les visiteurs d’Echigo-Tsumari ou de Setouchi sont invités à suivre les tours officiels des festivals qui incluent des expériences de la vie agricole et rurale telles que cueillir des fruits avec les habitants de la région ou déguster des plats traditionnels. En plus du rythme lent de la vie rurale, les visiteurs découvrent divers types d’œuvres d’art. Des sculptures autonomes classiques, des œuvres qui se fondent dans le paysage naturel, ou encore des œuvres relationnelles — qui existent dans leur rapport à la présence du spectateur. Différents types d’artistes y participent, des artistes internationaux célèbres, tels que James Turrell et Ilya Kabakov, ainsi que de jeunes artistes moins connus (fig. 1 et 2).

Figures 1 et 2. – À gauche : Des visiteurs font des photos de Tanada (La rizière, 2000) de Ilya and Emilia Kabakov, à Echigo-Tsumari. À droite : Ma Yansong/MAD Architects, The Lightscape, à Echigo-Tsumari, 2018.

Figures 1 et 2. – À gauche : Des visiteurs font des photos de Tanada (La rizière, 2000) de Ilya and Emilia Kabakov, à Echigo-Tsumari. À droite : Ma Yansong/MAD Architects, The Lightscape, à Echigo-Tsumari, 2018.

Photographies de l’auteur.

Pourquoi et comment ces œuvres hétérogènes coexistent-elles ? Est-ce que le lieu où elles sont installées fonctionne comme une base commune pour elles ? Ou bien les installations ont-elles une résonance avec l’histoire ou la géographie locale ? La présence d’une œuvre dans un lieu particulier peut révéler l’intention de l’artiste, mais cela n’explique pas sa réception. Associer un art contemporain sophistiqué à des paysages ruraux ou à une architecture vernaculaire est en soi stimulant, mais toutes les œuvres ne sont pas modifiées par leur installation dans ces régions. Bien entendu, les œuvres exposées n’ont pas le même effet que si elles étaient installées dans une galerie moderne (White Cube), mais elles n’ont aucune raison particulière d’être exposées là où elles le sont lors du festival.

Ce sont certes des œuvres qui prennent place in situ, mais bon nombre d’entre elles sont en fait des œuvres in aliquo situ, qui peuvent être installées n’importe où. Ces œuvres sont pour ainsi dire déracinées, elles flottent au-dessus de la terre. Cependant la coexistence de divers éléments — œuvres et paysages — est perçue comme naturelle par les visiteurs japonais, amateurs d’art contemporain ou simples touristes découvrant l’art contemporain par hasard. La plupart des visiteurs ne prêtent pas une attention exclusive aux œuvres. Ils apprécient surtout le lieu lui-même et l’acte d’y aller. Les œuvres sont même un prétexte pour se rendre à ces endroits. Cela ne signifie pas pour autant un manque d’intérêt total pour les œuvres d’art, car, bien qu’elles ne soient pas le seul ou le principal objet de l’attention des visiteurs, ces derniers apprécient très vivement et vénèrent presque les installations, comme le suggère le sous-titre de la première Triennale de Setouchi (2010) : Pèlerinage aux îles, pèlerinage d’art. Il semble que la série des œuvres et des lieux à visiter dans le cadre de chaque manifestation soit plus importante que chaque œuvre individuelle.

Cette focalisation sur le lieu et la réception indifférenciée des œuvres d’art est en partie liée à la faible culture artistique des Japonais amateurs d’art, mais il y a selon nous une autre raison. Elle réside dans le système japonais traditionnel d’expérience des lieux, meisho-meguri (名所巡り) ou « pèlerinage vers des sites célèbres ». Cette pratique, dont l’origine remonte aux voyages religieux médiévaux vers des sites sacrés, s’est modernisée à partir du xviiie siècle et est devenue plutôt une forme de célébration culturelle. Nous pensons que la visite de festivals d’art locaux témoigne de la survie de cette tradition. Cependant elle suggère également une expérience esthétique contemporaine d’une nature distincte de celle qui relève des beaux-arts.

Art et/ou monument

C’est un lieu commun que de signaler la transformation d’un lieu par une œuvre d’art qui y est installée. La même transformation peut être causée par une pièce d’architecture faisant face à une rue, ou même par un chat qui traverse la rue. Un objet tridimensionnel installé n’importe où affecte inévitablement son environnement et les passants. Mais ce qui est unique à une installation artistique, c’est qu’elle modifie intentionnellement le mode de réception spatiale en fonction du contexte dans lequel se situe l’œuvre et pour le spectateur concerné. Par exemple, certaines œuvres sont placées en tant que sculptures autonomes — sans rapport avec l’environnement —, tandis que d’autres sont intégrées à un paysage rural ou urbain, ce qui renforce l’expérience esthétique du lieu. Ces lieux sont alors dotés d’une valeur artistique contemporaine3 (Krauss, 1979, p. 30-44).

Il existe un autre type d’œuvre lié à un lieu spécifique comme représentation ou symbole de ce lieu, ou évocation de la mémoire de la communauté qui lui est liée. Ce type d’œuvre est peut-être le type d’intervention visuelle le plus ancien dans un lieu : le monument. Bien avant que le genre des beaux-arts ne soit créé, un objet tridimensionnel qui affectait notre sensibilité à un lieu n’était pas appelé une œuvre d’art ou une sculpture au sens moderne du terme, mais un monument. Le monument, étymologiquement monumens, est un objet qui nous rappelle un être décédé ou quelque chose d’important, tel que les évènements historiques d’une communauté.

Qu’il s’agisse d’art ou de monument, les œuvres installées dans un lieu changent son ambiance et créent une atmosphère spécifique en rapport à l’objet. Mais l’œuvre ne constitue pas simplement un espace autonome. Elle fait référence à un contexte qui oriente notre perception de l’œuvre. Ainsi, un monument fait référence à l’histoire d’une région ou d’une personne, alors qu’une installation artistique est liée au monde de l’art qui est son contexte.

À quel contexte les diverses sculptures et installations exposées dans les festivals d’art locaux japonais font-elles référence ? S’agit-il d’œuvres d’art ou d’objets commémoratifs ? Comme mentionné précédemment, le lieu où sont situés les œuvres n’est pas nécessairement leur raison d’être. Par exemple, les œuvres de James Turrell montrant le ciel découpé en une forme rectangulaire, créées depuis 1986 sous divers titres tels que Open sky (2004) à Naoshima, ou Blue Planet Sky (2004) à Kanazawa, a presque la même apparence que lorsqu’elle est vue à un autre endroit. Pumpkin (2006) de Yayoi Kusama peut être déplacé n’importe où et conserver son effet. Ce ne sont les monuments d’aucun endroit. S’agit-il simplement d’installations ou de sculptures nomades exposées dans une région rurale ? Cependant, de nombreuses œuvres montrées dans des festivals d’art locaux, y compris celles de Turrell ou de Kusama, mettent l’accent sur leur relation étroite avec le lieu. Ainsi l’œuvre de Yayoi Kusama a été associée à son emplacement sur l’île de Naoshima, après son exposition dans le cadre de la Triennale de Setouchi de 2016. Sa citrouille a été décrite comme « la lumière rouge du soleil qu’elle est allée chercher jusqu’au bout de l’univers, qui s’est transformée en citrouille rouge dans la mer près de Naoshima4 ». L’artiste suggère dans un commentaire sur son œuvre Tsumari in Bloom (2003), créée pour la seconde édition de la Triennale de Echigo-Tsumari de 2003 : « Tsumari est une terre noble. C’est une terre enrichie par la tolérance qui englobe toutes les formes d’art. En regardant l’installation de mon immense sculpture de fleurs en plein air, j’ai ressenti une profonde sérénité5. » C’est parce que la terre ou la mer peut inclure n’importe quelle œuvre d’art que l’œuvre devient in situ. La relation de l’œuvre avec un endroit peut être adaptée à un autre. Aussi peut-on se demander si ces œuvres hétérogènes, sculptures ou installations, dispersées dans le vaste paysage naturel, partagent un contexte quelconque et lequel.

La variété des œuvres d’art exposées rend difficile l’identification à un contexte commun. On pourrait soutenir qu’il n’existe pas de contexte, à l’exception de l’art contemporain, et que ce que nous vivons ne serait qu’une succession d’expériences artistiques singulières. Mais il existe peut-être une autre réponse qui peut concerner l’ensemble de ces diverses œuvres d’art, car elles ont en commun d’être visibles ensemble dans une zone singulière. Leur contexte peut être cette zone locale. Bien que nous venions de mentionner que les œuvres des festivals d’art japonais ne sont pas nécessairement ancrées dans la région, leurs relations avec elle ont été établies, décrites, après leur installation6. Les œuvres ne sont pas pour autant des monuments historiques, mais elles s’enrichissent du contexte en se référant au lieu. Ce lieu n’est pas seulement physique, il est aussi virtuel. Les œuvres sont regroupées et liées à un contexte autre qu’une véritable localité géographique. Ce concept de localité virtuelle n’est pas nouveau. Lié au lieu physique, il sert de plateforme, à la fois pour le pèlerinage religieux et le culte moderne des sites célébrés. Si ce phénomène n’est pas exclusivement japonais, il existe une forte tradition japonaise de cette forme d’usage de lieux qui peut nous aider à qualifier l’expérience des visiteurs japonais contemporains lors de festivals d’art locaux. On se réfère ici à la tradition du meisho (所), qui signifie littéralement « lieu avec nom » ou « site célèbre », nommé en tant que tel dans le monde de la poésie.

Meisho et collection de lieux

Une forme poétique japonaise appelée waka (和歌), qui n’utilise que 31 lettres (correspondant à 5 + 7 + 5 + 7 + 7 = 31 syllabes), est devenue une sorte d’art libéral pour l’aristocratie de Kyoto au début du xe siècle et a défini des sujets devenus canoniques (utamakura [歌枕] signifiant littéralement « oreiller du poème »). Parmi les différents sujets utilisés pour le waka, il y a le meisho, qui occupe une place importante dans la poésie japonaise et qui est devenu presque synonyme d’utamakura. Les lieux répertoriés comme meisho sont parfois des sites historiques ou légendaires, et parfois des lieux aux paysages magnifiques. Mais un meisho est un meisho du fait de sa place dans le répertoire poétique. Ce n’est pas nécessairement un endroit dans la vie réelle et les poètes peuvent écrire sur un meisho même s’ils n’y sont jamais allés. C’est la connotation poétique attribuée à un lieu qui est importante. Par exemple, Shirakawa, un poste de contrôle situé dans le nord-est du pays, fait souvent sentir aux voyageurs le sentiment de leur solitude — la solitude de s’éloigner de la capitale en fleurs, Kyoto. Mais n’importe quel endroit ne peut être considéré comme un meisho. Pour être un meisho, un lieu doit être considéré comme poétique. Un meisho n’est pas un lieu, mais plutôt le nom d’un lieu, ou nom de pays. Ainsi, un vieux proverbe dit de manière ironique : « Un meisho n’a pas de lieu à regarder. »

Cette longue tradition de meisho — lieux renommés ou noms poétiques de lieux — a changé vers le xviiie siècle. Avec la montée de la culture bourgeoise et la popularisation des voyages, la nomenclature du meisho s’est élargie. En plus des lieux traditionnellement célébrés, de nouvelles catégories sont apparues et ont été louées dans la poésie, telles que les sites locaux légendaires, des merveilles naturelles, des temples ou des sanctuaires qui n’avaient pas été célébrés auparavant, et des shukubas (宿場) ou des villes d’étapes sur des routes principales. Cela représente non seulement un élargissement des lieux considérés, mais également un changement d’attitude esthétique à leur égard. Une présence poétique a été conférée à d’humbles petites villes sans aucune référence poétique antérieure (par exemple, Kanagawa ou Kambara), donnant lieu par exemple à leur représentation artistique par Hiroshige (fig. 3)7. En outre, le meisho n’existe plus uniquement dans l’imaginaire poétique ; sa topographie réelle est devenue un objet d’intérêt. Miyako Meisho Zue (都名所図会, Guide illustré des sites célèbres de Kyoto), publié en 1780, annonçait qu’il décrivait les sites avec un tel réalisme qu’il offrait une expérience visuelle même à ceux qui n’avaient aucune chance de les visiter.

Figure 3. – Hiroshige, Kambara, neige nocturne, gravure sur bois, publiée vers 1835.

Figure 3. – Hiroshige, Kambara, neige nocturne, gravure sur bois, publiée vers 1835.

Reproduction autorisée par la National Diet Library Digital Collection, Japon.

Néanmoins, il convient de noter que les nouveaux meishos ne sont pas seulement des lieux réels. Bien que les meishos soient représentés visuellement, ces illustrations ne sont pas censées être une représentation correcte de la réalité, mais plutôt une représentation d’une réalité imaginée. Bien sûr, nous ne pouvons pas désigner naïvement ce qu’est le « vrai lieu ». Il peut y avoir une place réelle, mais nous ne pouvons percevoir que ses représentations. Ce qui différencie la représentation d’un lieu du guide Miyako Meisho Zue des autres représentations de lieux poétiques, c’est sa prétention d’être réelle. En d’autres termes, le meisho représenté ou décrit est l’amalgame d’un lieu réel et d’une fabrication artistique. Hiroshige a lui-même exagéré ou omis certains éléments du paysage dans le but de construire visuellement une nouvelle série de topoi poétiques.

La construction d’une série de lieux est un autre aspect important du meisho. Les anciens meishos étaient déjà intégrés au lexique poétique traditionnel. Ils ont été formatés et répertoriés dans les manuels de poésie. Les meishos du début de l’ère moderne sont également répertoriés et énumérés, mais pas nécessairement dans le monde poétique ; ils sont répertoriés dans des guides de voyage ou des estampes. Et la sérialité de meishos elle-même est importante. La numérotation même des éléments contribue à créer la nouvelle catégorie de sites célèbres. Le nombre des sites cités ensemble varie, comprenant soit « trois excellentes vues sur le Japon », « huit vues sur le lac Biwa », « 36 vues sur le mont Fuji », ou « 53 vues sur les villes de poste de Tokaido8 ».

On peut visiter un meisho dans son emplacement réel, mais l’expérience de la visite prend son sens dans une série car le meisho appartient à un ensemble de sites célèbres. Les meishos participent à un ordre culturel plutôt qu’à un ordre géographique. Ils sont comme des lieux de pèlerinage ; chaque lieu physique a la même valeur métaphysique, mais participe d’une sorte de jeu social joué par les pèlerins culturels qui cherchent à visiter la série de sites. En conséquence, les meishos peuvent être situés géographiquement sur la terre, mais en réalité ils sont liés les uns aux autres dans un autre espace d’ordre poétique et ludique. Ils forment une constellation dans cet espace virtuel et acquièrent une nouvelle signification esthétique, à l’instar d’une collection de musée. Les monuments qui avaient initialement un sens in situ deviennent des œuvres d’art après avoir été transportés dans un musée ou une galerie. On peut dire que chaque meisho est un objet de collection, exposé dans le système méta-géographique de lieux proposés dans une série (Uemura, 2004). Bien entendu, il ne faut pas exagérer cette métaphore du musée ; une œuvre d’art exposée dans un musée n’a pas le nom d’un lieu. Une œuvre d’art a, en soi, une composition et une qualité esthétique particulières. Néanmoins, l’effet d’une collection est si important que même une œuvre d’art très singulière peut être considérée comme faisant partie de l’ensemble. Inversement, un objet médiocre peut être considéré comme une œuvre significative dans un système de collection. La même chose est vraie dans le cas des lieux. Chaque lieu singulier se transforme et gagne un autre sens singulier dans la collection de lieux.

Ordre du lieu ludique

Se référant à l’analyse de l’expérience touristique faite par Dean MacCannell (1976), Jonathan Culler note que les lieux touristiques sont des signes d’eux-mêmes (1988, p. 153-167). Un lieu visité n’est pas simplement un lieu réel ; il appartient à un système sémiotique de tourisme et n’a de réalité que parce qu’il est intelligible au sein du système. Un lieu vide sans vue singulière ni monument peut être désigné comme destination touristique car les lieux touristiques ne sont que des signes. Jonathan Culler fait écho à la critique de Dean MacCannell sur l’attitude naïve qui consiste à distinguer les images touristiques superficielles des expériences authentiques. Dénigrer les touristes en tant que consommateurs d’images artificielles est en soi une attitude touristique typique. Jonathan Culler insiste sur le caractère inévitable d’un système de codes touristiques, car « l’authenticité recherchée par le touriste est en quelque sorte une échappatoire au code, mais cette échappée elle-même est codée à son tour, car l’authentique doit être marqué pour être constitué en authentique9 » (Culler, 1988, p. 153-167). Il n’existe aucune expérience naturelle et authentique qui échappe au codage culturel.

On peut facilement établir une analogie entre le système sémiotique moderne du tourisme et celui de meisho. En tant que forme de tourisme, la visite de meishos suppose également un système sémantique. Les meishos constituent une série de lieux qui donnent son sens à chaque élément. Comme mentionné ci-dessus, le meisho n’est pas seulement un élément d’un système artificiel, il est également associé à un lieu réel. Nous pouvons généraliser ce caractère mixte à tout pèlerinage culturel dans les mondes orientaux ou occidentaux. Un voyage touristique commercial formaté a également besoin de cette relation avec une vraie terre, qui confère de l’authenticité à la visite. Si nous admettons la proposition de Jonathan Culler selon laquelle une simple dichotomie entre une vie réelle authentique et une image touristique fictive n’est pas possible, on peut néanmoins souligner le caractère spécifique de la sémiotique touristique : un lieu de pèlerinage culturel est un signe en soi mais est doté d’une croyance en son existence réelle. Ces destinations de pèlerinage culturel sont de simples signes, mais ces signes prétendent être réels. Et cette prétention est fondée sur le fait que leur importance culturelle est liée à leur situation géographique. On peut appeler cela une réalité augmentée car l’emplacement virtuel du meisho dans un monde de dévotion poétique ou culturelle est renforcé par le paysage réel d’un lieu et inversement.

Revenons maintenant aux œuvres contemporaines installées dans les festivals d’art locaux. Chaque œuvre d’art a un rapport avec le lieu où elle a été créée et les artistes lui donnent leurs concepts originaux. Mais en même temps, nous pouvons proposer un autre contexte à la réception de l’installation : celui du pèlerinage culturel. De nombreux visiteurs japonais, amateurs d’art jeunes et vieux, d’art urbain ou rural, ne sont pas familiarisés avec les œuvres d’art contemporaines. Ils ne cherchent pas à apprécier une œuvre d’art singulière. Ils sont naturellement invités à explorer les environs pour trouver des œuvres installées ici et là. Bien sûr, leur attention est concentrée sur une seule œuvre quand ils la confrontent, mais cette action n’est qu’une étape du pèlerinage. Les visiteurs acceptent la série de sculptures et d’installations comme s’il s’agissait d’une œuvre unique dans son ensemble. Ce n’est pas un assemblage d’expériences singulières mais l’expérience d’un même espace artistique. En fait, l’organisateur du festival d’art de Setouchi souligne la bonne réputation de la région, où plus de 40 % des visiteurs sont susceptibles de revenir10. C’est le charme d’un quartier mêlé à une expérience artistique qui les attire. Ainsi, les œuvres d’art dans une région donnée de la campagne constituent une série modernisée de meishos. Mais ils diffèrent des meishos traditionnels en ce qu’ils peuvent aussi être vus comme des œuvres d’art in situ. Les œuvres d’art servent elles-mêmes de points de repère (temporaires ou permanents) enracinés dans un lieu particulier, tout en affirmant leur existence autonome. Cet effet artistique augmente l’authenticité de tout le pèlerinage. Ainsi, les trois éléments constitutifs d’une installation artistique dans la nature, c’est-à-dire des contenus artistiques autonomes, des paysages naturels et un système de lieux touristiques concourent au renforcement du sens du lieu pour les visiteurs.

En dehors de ces bénéfices, un touriste urbain apprécie sa visite pour d’autres raisons : éloignement de la vie urbaine, consommation de produits locaux et émotion physique provoquée par la randonnée. Mais le triple jeu de l’art, de la nature et de la sérialité des lieux est crucial dans l’expérience des installations artistiques dans la nature. Ce qui est intéressant dans le cas d’installations japonaises en décors naturels, c’est la prépondérance de la sérialité sur chaque œuvre. Ce n’est pas seulement que les œuvres s’inscrivent dans un concept commun à l’exposition. Les œuvres d’art et les festivals d’art locaux sont intégrés dans un contexte plus large de sites célèbres, qui convertit les œuvres en étapes de pèlerinage. Dans le système des sites poétiques, l’acte de pèlerinage est parfois plus important que l’appréciation de chaque installation. Les installations d’art japonais dans la nature peuvent offrir l’occasion d’une expérience esthétique vivante, mais elles nous font en revanche consciemment apprécier l’acte de pèlerinage dans une série de sites désignés comme des œuvres d’art.

Aussi le caractère ludique des installations qui peuvent paraître curieuses ou même ridicules est également lié à la poursuite sérieuse d’une expérience spirituelle authentique. Leur absurdité apparente nous invite à nous connecter avec l’inconnu. Ainsi, elles prennent sens souvent lors des interactions entre résidents et visiteurs, ou entre l’artiste et les visiteurs. Par exemple, le Mujinsan (2008), exposé sur l’île de Naoshima par l’artiste Toshio Matsui, est un stand non surveillé qui vend de petites capsules permettant aux pêcheurs locaux d’attraper des pieuvres, une feuille de papier indiquant comment pêcher des poulpes (fig. 4).

Figure 4. – Toshio Matsui, Mujinsan, île de Naoshima, 2008.

Figure 4. – Toshio Matsui, Mujinsan, île de Naoshima, 2008.

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

L’artiste communique non seulement avec les visiteurs via son installation, mais il tente également de les impliquer dans la communication avec les pieuvres, qui représentent une nature avec laquelle la communication est impossible (Washida, 2016). Toujours sur l’île de Naoshima, I Love Yu du Shinro Otake (2009) (yu [湯] signifie « bain » en japonais) est, pour les visiteurs, un bain public décoré de divers motifs. Il a été créé « comme un lieu d’échanges entre visiteurs japonais et internationaux et les habitants locaux11 ». Et Minomushi Now (2010), exposé dans les montagnes de Rokko, près de Kobe, est une installation de Kouji Kakuno dans laquelle l’artiste est déguisé en chenille et suspendu à un arbre, twittant toute la journée à propos de ce qu’il voit et entend. Il se présente aux visiteurs comme une figure prise dans le dilemme du retour à la nature et de la société de l’information12. Les visiteurs se moquent parfois de lui, prennent des photos avec lui ou lui offrent à manger ou à boire13. Ces œuvres passeraient inaperçues ou seraient considérées comme insensées si elles apparaissaient indépendamment du contexte. Mais dans une série d’installations, elles offrent comme une entrée dans un monde parallèle. Une installation peut paraître triviale, kitsch ou absurde ; néanmoins, elle participe à l’ordre ludique des lieux et est reconnue par les visiteurs comme une étape dans la série de leurs quêtes pour une expérience authentique.

Conclusion : Sites célébrés et/ou célébration de sites

Le mouvement land art dans les années 1970 aux États-Unis présente de vastes paysages spectaculaires. L’art spécifique au site, tel que celui de Richard Serra, s’intègre à son environnement et le transforme en un espace singulier. Les œuvres sont diverses mais visent à construire ensemble une structure spatiale spécifique et unique. Il y a aussi des artistes moins intéressés par la réalisation de constructions solides dans la nature. Par exemple, Richard Long, artiste populaire au Japon, forme un cercle ou une ligne en retirant de petites pierres d’un vaste paysage. Il fait aussi de l’art sur ses traces. Peut-être pourrions-nous nous tourner vers des installations artistiques japonaises pour trouver une préférence similaire pour une intervention minimale sur la nature ? Cette préférence résulte d’une attitude à percevoir la nature à travers, ou comme, un ordre poétique.

L’artiste sonore japonais Akio Suzuki a créé l’une de ses installations en France. L’installation Oto-Date (点音, « servir un son comme une tasse de thé ») de 2007 sur le Sentier des Lauzes en Ardèche est un banc de lauzes où les gens sont invités à entendre des sons naturels. Au sol, il y a une plaque avec des oreilles sculptées (fig. 5)14. Akio Suzuki ne vise pas à construire un site artificiel mais plutôt à élargir notre perception du lieu. Il respecte l’environnement naturel du lieu et le célèbre à travers son travail. Ici, nous pouvons trouver un exemple de la rencontre bénéfique de l’installation artistique moderne et du mode japonais d’appréciation de la nature. Le système esthétique prémoderne de sites célèbres survit aujourd’hui et s’est transformé en une célébration de sites.

Figure 5. – Akio Suzuki, Oto-Date, Parc Naturel des Monts d’Ardèche, 2007.

Figure 5. – Akio Suzuki, Oto-Date, Parc Naturel des Monts d’Ardèche, 2007.

Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Bibliographie

Culler Jonathan, 1988, « The Semiotics of Tourism », dans Framing the Sign. Criticism and Its Institutions, Oxford, Blackwell.

Krauss Rosalind, 2016, « Sculpture in the Expanded Field », October, vol. 8 (Spring 1979).

MacCannell Dean, 1976, The Tourist: A New Theory of the Leisure Class, Berkeley, California University Press.

Setouchi Triennale Executive Committee, 2016, Setouchi Triennale 2016 Official Guidebook, Tokyo, Gendaikikakushitsu Publishers.

Uemura Hiroshi, 2004, « Mémoire et paysage, institutionnalisation du monument naturel au Japon », Aesthetics, no 11 (numéro spécial), mars 2004.

Washida Kiyokazu, 2016, Sude no furumai (Comportement à mains nues, en japonais), Tokyo, Asahi Shimbun Publications, chap. 5.

Notes

1 Comité exécutif Daichi-no-Geijutsusai, General report for Daichi-no-Geijutsusai, Echigo-Tsumari Triennale, 2015 (en japonais), 2016. Disponible sur <https://bit.ly/3qRhH6y>. Retour au texte

2 Comité exécutif de la Triennale de Setouchi, General report for the Setouchi Triennale, 2016 (en anglais), 2017. Disponible sur <http://setouchi-artfest.jp/en/press-info/press-release/detail150.html>. Retour au texte

3 L’essai déjà classique de Rosalind Krauss, « Sculpture in the expanded field », analyse en détail la transformation du concept de sculpture ; mais bien qu’elle propose sa notion élargie en relation avec l’architecture et le paysage, son argumentation repose sur la « sculpture » en tant que genre d’objet artistique. La fonction, en particulier la fonction sociale ou commémorative des œuvres installées, n’est pas l’objet de l’essai. Voir Rosalind Krauss, « Sculpture in the expanded field », October, vol. 8 (Spring 1979), p. 30-44. Retour au texte

4 Cité dans Setouchi Triennale Executive Committee (ed.), Setouchi Triennale 2016 Official Guidebook, Tokyo, Gendaikikakushitsu Publishers, 2016, p. 24. Retour au texte

5 Cité sur le site officiel de la Triennale de Echigo-Tsumari : <http://www.echigo-tsumari.jp/eng/artwork/tsumari_in_bloom>. Retour au texte

6 Peut-être plus que l’emplacement même d’une œuvre d’art, le processus d’installation est important pour son caractère in situ. Dans un discours intitulé « De Naoshima à la Triennale Setouchi » tenu en 2017 au séminaire international Yokohama Triennale 2017 et intitulé « La connectivité comme méthode ? L’avenir des Biennales et des Triennales », Soichiro Fukutake, fondateur du site d’art Benesse à Naoshima, explique son long effort pour créer des œuvres avec les habitants de Naoshima. Cette intention contribue certainement à la fusion des œuvres d’art dans la communauté locale et au succès de l’événement comme du site de Naoshima. Retour au texte

7 La représentation visuelle de sites célèbres remonte à un thème célèbre de la peinture chinoise du xie siècle environ, les « huit points de vue de Xiaoxiang ». Ce thème des « huit vues » a été importé au Japon, où le lac Biwa, près de Kyoto, a été adopté comme alternative au lac chinois Dongtin (dans lequel se jettent les rivières Xiao et Xiang). Il est intéressant de noter que les huit points de vue sur le lac Biwa sont attribués à huit endroits concrets, tandis que les huit points de vue de Xiaoxiang, à l’exception de Dongtin et de Xiaoxiang, n’ont pas d’emplacement correspondant dans le monde réel. Retour au texte

8 Tokaido est le nom officiel de la route de Kyoto à Edo (ancien nom de Tokyo). Retour au texte

9 « […] the authenticity the tourist seeks is at one level an escape from the code, but this escape itself is coded in turn, for the authentic must be marked to be constituted as authentic […] ». Retour au texte

10 Voir Comité exécutif de la Triennale de Setouchi, art. cité. Retour au texte

11 « […] as a venue for exchanges between Japanese and international visitors and locals to take place […] ». Site de Benesse Art Site : <http://benesse-artsite.jp/en/art/naoshimasento.html>. Retour au texte

12 Site Rokko rencontres d’art (en japonais) : <https://www.rokkosan.com/art2010/artist/kakuno/>. Retour au texte

13 Voir les twitts de Kakuno’s d’octobre à novembre 2010 (https://twitter.com/bagworman). Matsui Mujinsan a d’ailleurs remporté le prix de la meilleure exposition au « Festival de l’art et du riz à Naoshima » en 2008, et Minomushi Now de Kakuno a remporté le prix de la meilleure exposition au festival Rokko Meets Art en 2010. Retour au texte

14 L’atelier Oto-Date d’Akio Suzuki, qui consiste à indiquer un point d’écho par un signe en forme d’oreille (inspiré de John Cage), a débuté à Berlin en 1996 et se poursuit, avec quelques variantes, aujourd’hui. Retour au texte

Illustrations

  • Figures 1 et 2. – À gauche : Des visiteurs font des photos de Tanada (La rizière, 2000) de Ilya and Emilia Kabakov, à Echigo-Tsumari. À droite : Ma Yansong/MAD Architects, The Lightscape, à Echigo-Tsumari, 2018.

    Figures 1 et 2. – À gauche : Des visiteurs font des photos de Tanada (La rizière, 2000) de Ilya and Emilia Kabakov, à Echigo-Tsumari. À droite : Ma Yansong/MAD Architects, The Lightscape, à Echigo-Tsumari, 2018.

    Photographies de l’auteur.

  • Figure 3. – Hiroshige, Kambara, neige nocturne, gravure sur bois, publiée vers 1835.

    Figure 3. – Hiroshige, Kambara, neige nocturne, gravure sur bois, publiée vers 1835.

    Reproduction autorisée par la National Diet Library Digital Collection, Japon.

  • Figure 4. – Toshio Matsui, Mujinsan, île de Naoshima, 2008.

    Figure 4. – Toshio Matsui, Mujinsan, île de Naoshima, 2008.

    Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

  • Figure 5. – Akio Suzuki, Oto-Date, Parc Naturel des Monts d’Ardèche, 2007.

    Figure 5. – Akio Suzuki, Oto-Date, Parc Naturel des Monts d’Ardèche, 2007.

    Avec l’aimable autorisation de l’artiste.

Citer cet article

Référence électronique

Hiroshi Uemura, « L’Art in situ ou le site comme art : un mode de réception japonaise de l’art contemporain », IRIS [En ligne], 40 | 2020, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1186

Auteur

Hiroshi Uemura

Université d’Art et de Design de Kyoto, Japon

Droits d'auteur

CC BY-NC 4.0