On écrit ici en musicologue. Il sera moins question d’installations sonores de plasticiens que — phénomènes plus rares — de musiciens. Or, si les premières se sont multipliées lors des années 1990 (Banks, 1997), les secondes n’ont encore émergé, le plus souvent, que de façon anecdotique, dilettante, exogène : limite. L’installation semble rarement en lien organique avec langage de la plupart des compositeurs.
De fait, les sons enregistrés (et implicitement l’électricité) lui semblent consubstantiels. Cela constituerait un problème esthétique, déjà aux yeux de l’écrivain Pascal Quignard pour qui « le fascisme vient avec le haut-parleur » (1996, p. 273). Outre l’invalidation du principe du concert, l’installation musicale pure semble ainsi typologiquement un sujet limite, embarrassant pour la musique. C’est une chute dans la machine. Cette dernière condamne, ou du moins restreint le champ musical à la branche mineure — aux yeux de la musique savante — de la musique électroacoustique, dite aujourd’hui acousmatique. Claire Renard et Pierre-Alain Jaffrennou, installateurs-spécialistes cités plus loin, furent précisément élèves de la classe d’électroacoustique de Pierre Schaeffer1 au Conservatoire de Paris. Le GRAME2, grand installateur, souvent cité également, se consacre au départ à la musique électroacoustique.
L’installation musicale signerait ainsi per se la mainmise embarrassante d’une catégorie de musique minoritaire, que les musiciens contemporains — Pierre Boulez en tête — dédaignaient souvent au départ, après-guerre et durant les années 1950. Theodor Adorno y voyait un bricolage populaire, simple « plaisir des appareils » (1994, p. 188). On n’était pas certain qu’il puisse y avoir de « musique concrète », comme l’appelait son inventeur, Pierre Schaeffer. Au fond, selon nous, c’est un symptôme des origines particulièrement idéalistes de la musique. Si même le marxiste — donc matérialiste — Theodor Adorno affirme que la musique en soi est une « prière démystifiée » (2002, p. 114), il semble difficile de déshumaniser cette « prière » pour la laisser aux seules machines, dispositifs, ou installations, la plupart électrifiés.
Pour autant, l’enjeu plus récent de l’installation musicale semble certes plus prestigieux : conquérir l’espace muséal et s’approcher de l’autorité esthétique des arts plastiques. De façon symétrique, les artistes ont sans doute développé leurs œuvres sonores pour s’emparer d’un nouveau pouvoir, orphique3.
Nouvelle organologie
L’organologie est la typologie des instruments de musique. Or il y aurait continuité entre inventer un instrument et concevoir une installation musicale (Nicollet, 2004). Le vieil orgue eût déjà constitué une installation. Machine complexe, c’eût été une œuvre d’art en soi — d’ailleurs parfois signée — et surtout in situ (Fidom & Bragg, 2011).
Le Pragois Ondrej Adámek (1979), jeune compositeur émergent, est peut-être célèbre pour ses diverses « air-machines » (2014-16). Ces curiosités, emblèmes visuels, voire logos nécessaires à l’art d’aujourd’hui selon Nicolas Bourriaud (2009, p. 175), devinrent de puissants hérauts du musicien en général. Elles n’ont certes pas fait l’objet d’expositions, du moins à notre connaissance. Mais ils seraient des installations, non seulement selon YouTube qui les exhibent pour eux-mêmes, mais aussi — et surtout — selon le sérieux catalogue du GRAME lyonnais. Le succès s’inscrit aussi dans le caractère amusant, ludique, enfantin, régressif de ces bricolages intentionnellement dérisoires, pétaradants, pittoresques, aussi protéiformes et riches en perspectives que des jouets robots transformers. La vogue régressive est émergente depuis le nouveau siècle (Amblard & Aymès, 2017). « La régression est à la mode » résume le sociologue Robert Ebguy dès 2002 (p. 65). Air Machine 2, peu solennelle, avec ses ballons de baudruche drolatiques, ses jouets pour chien intégrés, semble glisser avantageusement sur cette vague.
Néanmoins, les installations sonores, surtout musicales, apparaissent rarement aussi tragicomiques. Si d’autres approchent quelque orbe enfantin, c’est plus souvent par leur caractère d’apprentissage sensoriel. Ce jeu pour tous, notamment sonore, voilà de la pédagogie à l’heure (passée) du pedagogical turn, de la médiation culturelle, des concerts-conférences, en vogue durant les années 2000. Mais leur pédagogie sensorielle semble souvent schématique, générique. Elle concerne déjà les bambins, voire les bébés. C’est l’art — voire la culture — pour tous, à l’heure (en 2000), selon John Seabrook, de l’indistinction, la culture du marketing, le marketing de la culture. Nombre d’installations sonores sembleraient bien dévolues, ainsi, au musée pour enfant, aux diverses descendances du parisien Palais de la Découverte.
Ce paradigme populaire, voire culturel-marketing, de l’apprentissage, passe par le caractère informatique interactif, très souvent affiché, dès avant 19944. Les années 1990 développent, pour la consommation de masse, ces nouveaux CD Roms dont — merveille — certains s’affichent interactifs. La machine pense. C’est une téléologie — ambiguë — de robotique.
Cette interactivité pourrait révéler autre chose. Enfance, jeu, instrument de musique… Traditionnellement on joue d’un instrument. L’installation sonore interactive est une façon peut-être, désormais, de jouer de façon plus régressive et démocratique, donc marchande, donc postmoderne, jouer non plus d’un mais dans un grand instrument de musique. Naît un caractère magique, d’une part par l’immersion fabuleuse, d’autre part par l’immédiateté, l’absence d’exercice préalable, de travail, de virtuosité, d’où la popularité potentielle. Cette non-solennité ne semble plus moderniste, plus élitiste. Mais elle montre une autre ambition, postmoderne, associée au gigantisme de l’instrument-installation, comme au gigantisme du marché, du public, etc.
Swing : des sons qui balancent, à Montréal, en 2011 et 2012, réunissait vingt-et-une balançoires musicales. Chacune — encore un jeu enfantin —, quand actionnée, déclenchait une note de musique. Une musique collective s’y composait alors, amateure et improvisée, donc inscrite dans l’art relationnel — typique des années 1990 selon Nicolas Bourriaud puis Jacques Rancière. Pour les auteurs il s’agissait bien d’un « instrument géant ». Ce dernier, évidemment interactif, ludique, là encore sympathiquement régressif, « visait à l’appropriation de l’espace public, réunissant des personnes de tous âges et origines, afin de créer un lieu pour jouer en plein centre-ville ». De même qu’il convient de distinguer art et design, on objectera que l’installation publique, souvent sonore, pose un nouveau problème esthétique, une nouvelle distinction potentielle : entre art et simple urbanisme.
En effet, le dispositif affiche une utilité. Il vise à. L’art, de son côté, même non forcément parnassien, et peut-être même relationnel, vise-t-il à quelque but ? Et les artistes Mouna Andraos et Melissa Mongiat ne sont citées que de façon lointaine, après les producteurs exécutifs, pourtant interchangeables d’une année à l’autre, Antoine Clayette (en 2012) remplaçant Hugues Monfroy (2011). Un producteur exécutif rappelle l’univers de la pop music. S’agit-il ici d’une installation sonore populaire ? Culturelle ? Donc marketing ?
Le GRAME, déclinaison lyonnaise du parisien IRCAM5, présente diverses installations. Dans Chute(s) triptyque (2009), Paolo Pachini, véritable plasticien entrepreneur, sous-traite l’aspect musical de son installation en employant des pièces irréprochables selon l’esthétique musicale, notamment Staub (2009) du post-spectral Michael Jarrel et Charge (2009) du saturationniste Raphaël Cendo.
Or, dans le même catalogue d’installations du GRAME figure le Livre de sable (2015), d’après l’œuvre éponyme de Borges (1975), du compositeur néerlandais Michel van der Aa. La musique en est tonale. Elle est même pop, voire trip hop : la voix féminine et le son compressés rappellent l’univers du groupe Portishead. Certes, l’installation pop semble aussi courante et ancienne que l’installation savante, depuis les expériences de Brian Eno (Metzger, 2010) jusqu’à celle du chanteur de R & B Chris Brown (1999). Mais surtout, le genre installation, occupé par d’autres problèmes esthétiques, même dans le cadre plutôt solennel du GRAME, ne distingue plus tant les esthétiques musicales autrefois opposées. Au-delà d’une simple fusion postmoderne, on peut y voir aussi l’incursion esthétique, voire l’OPA des arts plastiques pour qui ces détails d’esthétique spécifiquement musicale n’existent que peu. Il y aurait eu fusion et acquisition par les arts plastiques des vieilles esthétiques musicales en faillite. De ce point de vue, l’installation serait, au fond, une conquête esthétique plasticienne, même quand elle semble agencée par un compositeur ou un centre de recherche musicale.
Notons pour finir que l’installation musicale puise l’une de ses origines dans les préparations de piano de John Cage. C’est d’ailleurs ainsi que l’artiste-poète-musicien a commencé sa carrière. Dès 1937, il préparait, punaisait, modifiait les marteaux. Fluxus, plus tard, notamment Phil Corner dans Piano Activities (1962), lui rendait hommage en malmenant plus loin le vieil instrument. Ondrej Adámek, enfant, bien avant de construire ses air-machines, glissait des peignes entre les cordes d’un piano. Tan Dun, dans son unique installation (Visual Music, 2004), montre notamment des cadavres de pianos. On peut se demander si l’installation musicale, au-delà de construire de nouveaux instruments, éventuellement gigantesques, ne vise pas aussi à en détruire d’anciens, aussi vastes quant à leur empreinte historique. Elle semble encore parfois un règlement de compte dadaïste, ou fluxien, qui n’en finit pas, éternelle — car difficile — liquidation de la vieille musique bourgeoise symbolisée par son instrument roi, meurtri, détruit, ou sur-employé de façon secrètement dérisoire comme dans les expériences en ligne de « piano à dix mains » (Barbosa, 2008). L’installation musicale, en ceci précisément, est un symptôme : la musique en général souffrirait de ne pas pouvoir dépasser, contrairement à certaines apparences, le stade du romantisme, le stade du piano. De fait, encore vers l’an 2000, le philosophe Justin Clemens appelait romantique toute théorie contemporaine (2003, p. 10).
An 2000, scientisme persistant et problèmes esthétiques
Les arts plastiques prennent soin, sans doute, de se distinguer aujourd’hui des arts numériques, design internet ou autres nouvelles technologies sans grandes ambitions critiques, politiques ou esthétiques. Dans le cas de la musique, ce type de distinctions ne peut hélas se faire aussi vite.
Tout d’abord, les technologies sont valorisées par les avant-gardes musicales. « La musique est l’art-science », écrivait Edgard Varèse (Ouellette, 1989, p. 37). Si le GRM6 fut d’abord un peu dédaigné — donc par Pierre Boulez notamment — au moins durant les années 1950, voire 60, c’est au fond que Pierre Schaeffer, son créateur, ingénieur, n’avait pas été élève au Conservatoire de Paris — avant d’y assurer des séminaires entre 1968 et 1980. Longtemps il ne fut donc pas vraiment considéré par le corps des musiciens. Il n’était pas du cénacle. Or, l’IRCAM, en revanche, jouit immédiatement d’un grand prestige auprès des avant-gardes. C’est aussi que son premier directeur historique fut justement Pierre Boulez, dès 1974. Seulement depuis, il semble prestigieux en France de concevoir des projets musicaux utilisant des programmes informatiques extrêmement complexes. Depuis les années 1980, ce qu’on appelle aujourd’hui la recherche-création est au cœur des avant-gardes musicales, au moins françaises et allemandes (Sello, 2012). Outre-Rhin, le compositeur David Behrman, dès 1989, conçoit d’ailleurs une installation sonore hautement technologique, Keys to Your Music. Il se fend ensuite de deux articles explicatifs, tels des rapports scientifiques7 qui semblent bien entendu corrélés.
Le fait que les installations musicales soient pour la plupart collectives ne s’inscrit donc pas seulement dans la tendance récente de regroupement des artistes, l’union faisant la force, pour mieux résister à l’oubli, mieux forcer l’entrée d’un monde de l’art mondialisé, marchandisé, plus concurrentiel et impitoyable. Voilà aussi le monde collectif, bien que hiérarchisé, de la recherche en laboratoire. Le chercheur y prime sur l’ingénieur, lui-même primant sur le technicien. Mais tous travaillent ensemble.
Or, ce scientisme, en art, est bien une affaire devenue particulièrement musicale. Existe-t-il, au sein du service public français, de nombreux laboratoires de création plasticienne, esthétiquement importants ? On pense davantage à des équipes de graphistes à la solde d’entreprises privées à but lucratif.
Les installations des musiciens semblent même légitimement — car assez spécifiquement, excellemment — scientistes, technologiques, électroniques, pour régler de très complexes problèmes de robotique, au point qu’elles se passent parfois même d’auteur affiché8. Leurs cousines plasticiennes, elles, s’inscrivent aussi dans une tradition plus artisanale, rousseauiste, technocritique, poétique, simplement mécanique, harpes éoliennes du land art ou sculptures sonores de Jean Tinguely (années 1960). Mais les installations de musiciens s’affairent plus aveuglément dans leur futurisme, paradigme vieux d’un siècle9. Elles accomplissent technologiquement des fantasmes de synesthésie persistant depuis les Correspondances (1869) de Baudelaire, puis les idées colorées du synesthète Debussy. Par exemple, l’impressionnisme de ce dernier associait volontiers musique, couleur et élément eau (Durney, 1981, p. 43). Or, les installations sonores liquides émergent justement vers 1995, en Allemagne (Seniuk, 1996) aussi bien qu’en Arménie (Abramian, 1995), et sans doute ailleurs, et jusque dans la Machine à eaux (2008) du compositeur Denys Vinzant.
L’accomplissement par la technologie est aussi celui de la technologie, autour de l’emblématique an 2000, en soi point d’accumulation d’une possible poésie technologique, au point que même les plasticiens, plus frondeurs, ont pu ponctuellement s’en laisser inspirer. La célébration technologique corrélée aux installations musicales, surtout autour de cette année 2000, semble proportionnelle. L’œuvre de laboratoire s’y paie une place historique, voire épistémologique.
Au-delà de l’archive, typique selon Jacques Rancière de bien des œuvres autour du nouveau millénaire (2004, p. 79) et qu’on retrouve dans la Musique des mémoires de Claire Renard (2000), ou dans l’archivage des vents mondiaux (Mille Plateaux, unique installation de Pascal Dusapin, 2014) ou des pianos (Visual Music de Tan Dun), une question de vulgarisation scientifique, précise, celle de la relativité du temps, est alors convoquée. Citons la Chambre du temps (2006) de Claire Renard, Ici même, le temps des traces longtemps (2006)10, ou Time Passing Through Travel (2014) de Iuan-Hau Chiang. Le thème de l’espace-temps, concept à la fois admiré et ignoré de la plupart, bref mythique, ré-idéalise Einstein. « Le cerveau d’Einstein » constituait une des Mythologies repérées par Roland Barthes dès 1956.
Mais songeons qu’espace-temps répond aussi secrètement à plastique-musique. L’accomplissement réel d’une ancienne téléologie, voire eschatologie (l’an 2000), se fait-il selon les cinq sens à l’idéal, ce qui semble le projet du Parfum de la lune11 ? Ou au moins par les deux principaux, vue et ouïe ? L’association son-image semble alors nécessaire à cette révélation. Il faut du spectacle sensoriel. Voilà littéralement du son et lumière.
L’installation sonore, dès 2000, telle quelque vaisseau spatial, magnifie parfois les lueurs électroniques dans la pénombre. C’est ainsi dans D’ore et d’espace (2000) de Denys Vinzant, Fin de soleil (2000) de Heiner Goebbels, d’ailleurs sur des textes de Hubert Reeves, jusqu’à 72/Impulse (2013) de Yann Orlarey et Trafik et Time Passing Through Travel cité ci-dessus, en passant par le cycle Genko-An 64287 (2012), Genko-An 69006 (2014), Genko-An 107031 (2017) de Heiner Goebbels. Ces dispositifs aiment faire correspondre, de façon généralement interactive, sons et lumières clignotantes, sons et LED souvent d’ailleurs, car les LED sont bon marché. Le clignotement figure quelque richesse technologique. Devant ceci le public est-il censé devenir phalènes ? Sonik Cube (2006), de Yann Orlarey et Trafik, ostensiblement assumé par le GRAME, est l’un de ces damiers électroniques chatoyant dans l’obscurité, figuration d’ordinateur surpuissant, rappelant celui de 2001, l’Odyssée de l’espace (1968) de Kubrick, voire le robot enfant R2D2 de Star Wars (1977). C’est une installation populaire, mais justement parmi d’autres pour les mêmes raisons, car issue d’un monde non seulement science-fictionnel mais cinématographique de grande envergure : hollywoodien. Les sons de Sonik Cube, eux aussi cosmiques, car réverbérés, échos complaisants, sont en ceci néo-romantiques12. Ils prolongent une Sehnsucht légèrement populiste dans sa persistance. Mais ils sont interactifs. Or l’interactivité pose deux problèmes esthétiques.
D’une part, elle magnifie un paradigme de création spontanée, démocratique et universelle, mais paradigme ancien, déjà présent dans l’entre-deux-guerres, dans les hommages aux dessins d’enfants de Klee, les pédagogies pilotes de Maria Montessori, Célestin Freinet, Jean Piaget13, puis paradigme usé après-guerre, dans le culte de la spontanéité, la mode de l’improvisation qui éclate, pêle-mêle, dans le jazz des caves de Saint-Germain-des-Prés et des clubs de New York14, la danse et le théâtre contemporains, le minimalisme gestuel du dernier Picasso, les projections de Jackson Pollock, l’anti-apprentissage de la musique prôné par Xenakis (1994, p. 31-32), ou l’introduction du hasard dans les musiques savantes dès Music of Changes (1951) de John Cage.
D’autre part, même si tout geste du public était réellement créateur, l’interactivité consiste à produire une réponse robotique qui, elle, semble esthétiquement plus problématique encore. Bref, à moins de définir une esthétique de la machine, ce qui d’ailleurs a sans doute été fait, mais qui ne peut que cacher un transhumanisme selon nous dommageable, l’interactivité dissimule un renoncement à l’esthétique, voire tout simplement à la composition.
Las, les installations musicales semblent massivement et ainsi légitimement néo-futuristes et apolitiques, voire ignorantes de La Société de consommation (1970) de Jean Baudrillard. L’autorité de la haute technologie interactive — en fait celle du laboratoire — y semble suffire. Wang Chung Kun s’affiche avec plus d’autorité dans les catalogues d’installations musicales que plasticiennes. En effet, son statut d’artiste multimédia, émergent à Taiwan, pourra faire tiquer les plasticiens occidentaux davantage que les musiciens.
L’installateur musicien sera ainsi parfois, à son insu, « techno-kitsch » (Denies, 2014). Il ne pourra, lui, se contenter d’un « tas de bois » pour tout dispositif sonore (Révai, 2000, p. 40). C’est d’ailleurs déjà là que John Cage — notamment à travers des œuvres comme Branches (1976) — se montrait peut-être plasticien plus que musicien. La seule installation sonore non intégralement électrique que le GRAME présente dans son catalogue, parmi vingt-sept autres, est Baguettes (2011), à l’intérieur du cycle Archisony, de Zoé Benoît. Cette réunion d’instruments rudimentaires en bois sculpté, car en même temps sculptures, doit être saisie par le public pour frapper les murs de l’exposition. Il faut donc, pour que l’électronique soit quittée, que le public agisse à sa place. Mais en ce cas un aspect happening semble convoqué. Quoi qu’il en soit, Zoé Benoît est une plasticienne. L’écologie minimaliste, l’appréciable économie des moyens — enfin ? — de sa démarche semble plus attendue dans son cas.
Parlons cristal. L’élément silice, présent dans le Livre de sable précité, rutile dans Floating Glass (2013) de Ros Bandt, et surtout déjà dans les installations de verre (musical) de Denys Vinzant, D’ore et d’espace (2000), Livre de verre (2002), Partitions cristal (2006), Chemin de verre (2011). Denys Vinzant est certes moins reconnu des milieux plasticiens que musiciens (ou plasticiens d’Extrême-Orient, plus favorables aux nouvelles technologies). Ainsi, compositeur permanent du GRAME lyonnais, il est certes régulièrement programmé dans les lieux d’art contemporain, mais de seconde importance — culminant à la Biennale de Lyon 2011, mais Biennale Off. Or, on l’exposera avec moins de méfiance à l’Opéra de Lyon (2007, voilà l’hommage plus appuyé du milieu de la musique savante), ou en Asie, au Fine Arts Museum de Taipei (2010), au Contemporary Art Center de Chengdu (2014), et bien sûr — néo-futurisme oblige — au Planétarium de Vaulx-en-Velin (2013). Du point de vue de ces derniers lieux d’exposition, peut-être discrets à l’échelle internationale, ou du point de vue musical (donc provincial pour les plasticiens ?), il existerait un troisième sublime — au-delà des deux sublimes kantiens de l’art et de la nature. Ce serait un sublime scientifique, alliant néo-futurisme, néo-romantisme (par le son cristallin réverbéré, long, profond), voire néo-symbolisme New Age (par l’évocation de la magie vibratoire des cristaux). La chimie s’y refait alchimie. Les sciences y redeviennent analogiques, théosophiques, pythagoriciennes, dans cette équation, déjà présente dans les œuvres pour harmonica de verre de Mozart : la splendeur visuelle du cristal égale (engendre) sa splendeur sonore.
D’où, dans le cas du cristal : visuel = sonore. On comprend donc que Denys Vinzant ait concentré ses efforts d’installations sonores sur ce matériau, ou disons sur le verre. On est cependant parti loin de l’artisanal Grand Verre de Marcel Duchamp (1915-1923). Rutilant, propre, voire impeccable, ce sublime usiné, nimbé d’ésotérisme (flatteur et en fait exotérique)15, semble tranquillement néo-platonicien. On chercherait même l’antique harmonie des sphères et le son qu’elle engendrerait. Que penseraient les plasticiens de cette ingénue résurgence du beau, voire ici caricaturée en propre, car créée par une machine-outil ?
Si l’on pouvait conclure cette parenthèse de verre par une pirouette grossière, les musiciens, notamment dans leurs installations, cherchent couramment une gigantesque propreté quand les plasticiens semblent plus souvent tentés par l’inverse, une humble malpropreté : celle de l’atelier, de l’école d’art, parfois de l’artiste, de l’installation, voire de l’esthétique.
Corrélé au verre, le thème du miroir, voire du vertige des miroirs à l’infini, convoque une autre tradition, cette fois d’ontologie réflexive typiquement paradoxale (le thème du double), dans Miroirs distants (2014) du compositeur Jean-Baptiste Barrière, ou « La porte et le miroir » dans Jardin de sensations (2012) d’Alexandre Lévy.
Par leurs vastes dispositifs propres, impeccables, il n’est donc pas certain que les installations musicales se distinguent toujours facilement d’un design multimédia. Cependant, quelque chose remplace pour elles la légitimation du monde de l’art. C’est l’aval du monde des laboratoires nationaux (GRAME, IRCAM, etc.), ce qui n’est pas exactement l’industrie : c’est au moins la recherche, et de surcroît publique plutôt que privée.
Miroirs distants utilise un générateur de partitions en temps réel (INSCore) inclus dans le projet de recherche INEDIT, ce dernier parrainé par l’Agence Nationale de la Recherche, le GRAME et l’IRCAM, rien moins. Quel critique écrirait que ces chercheurs docteurs, désintéressés, habitués à quarante ans de respect de la part des musiciens contemporains, ne produiraient que du design, des gadgets ou des effets spéciaux de cinéma ? Ces problèmes esthétiques deviennent surtout institutionnels. Ils semblent affaires de consensus sociétaux, non plus seulement celui du monde de l’art, stigmatisé depuis près d’un demi-siècle par Nelson Goodman et Arthur Danto. C’est désormais le consensus plus général du monde des services publics. En son sein complotent les musées alliés aux centres de recherches nationaux. Ils décident entre eux, en creux — par défaut d’un certain sens critique face au futurisme ? — de ce qui est possible. Pouvoir de la culture sinon de l’art ?
Les installations musicales deviennent paradoxalement des symptômes utiles. Elles semblent les caricatures robotisées des œuvres musicales en général. Elles en révéleraient ainsi les faiblesses catégorielles, celles de la musique en soi : un art aveugle, rarement politique, forclos, artisanat inculte, Vulcain16 jaloux de son insondable technè — voire de sa vaine technologie ?
Découverte du corps et des sens, phénoménologie naïve ou sensationnalisme
Les installations scientistes précitées fonctionnent par immersion. Il s’agit d’art total, oui, mais désormais plus direct, corporel, au contact. La réalité virtuelle — sonore ou spatio-temporelle — n’est pas loin. Plus généralement, nos installations musicales, ou mêmes sonores plasticiennes, proposent ingénument, peut-être encore dans l’enthousiasme de l’an 2000, une nouvelle phénoménologie, rien moins.
L’idée de nombreuses installations sonores est que l’écoute serait finalement subjective. Tout d’abord, elle n’aurait pas forcément lieu par les oreilles, mais par le corps, la structure osseuse. C’était ce que montraient — outre les divers travaux de Locus Sonus — ceux dits « audio-tactiles » de Lynn Pook et Julien Clauss à partir de 2003 : le public, un par un, était invité à s’allonger sur un divan médical, incliné, confortable, comme une chaise de dentiste, de micro enceintes collées sur divers endroits éloignés du corps. (Nous y étions. C’est très agréable.) On entendait différemment. C’est littéralement sens-ationnel. Du même duo français, l’installation audio-tactile nommée Stimuline (2007) affinait le rapport poético-critique au monde médical, rapport à la fois au premier degré (art-thérapie) et au second (écologie anti-pharmaceutique). Ou ces expériences sensorielles auguraient, là encore de façon populaire pour d’autres raisons, des relaxations des futurs SPA qui allaient envahir, peu après, le monde des loisirs.
Les installations sonores, après 2000, plutôt que de casser les oreilles du public — comme l’art trash des années 1990 pouvait mieux l’imaginer, ou plus tard le théâtre de Romeo Castelucci — avoisinaient ainsi souvent, au contraire, le petit sonore, le soin, la musicothérapie, personnalisée, souvent au casque. Le sanglant modernisme faisait place à sa guérison postmoderne. Ou plutôt, si l’art relationnel, une décennie plus tôt (dans les années 1990), soignait notre relation à l’autre, nombres d’artistes sonores soignaient désormais la relation à soi. C’était un nouvel art auto-relationnel. Subjectivité voire narcissisme postmodernes ?
En mettant le corps, un seul corps, au centre de l’installation, un subjectivisme phénoménologique, un art personnel, un art pour le public un par un était certes magnifié, comme d’ailleurs dans The Artist is Present de Marina Abramovic (2010), œuvre qui mettait un terme à la « décennie de l’enfer » comme l’appela le Time Magazine américain le 31 décembre 2009.
Bref, technologie, pharmacie, voire médecine en plus, avec ironie ou non : il s’agissait tout de même, selon Jean-Ambroise Vesac, « d’instrumentaliser la subjectivité de la perception » (2017). Or, paradoxalement, ceci eût permis, en principe, une nouvelle intersubjectivité, comme le fait d’appréhender l’ouïe « corporelle » des sourds (Millett, 2008), ou pour un couple d’entendre « par les oreilles de l’autre » (Hollerweger, 2010).
Notons que cette nouvelle phénoménologie corporelle concernait autant (surtout ?) les installations sonores des plasticiens. Pour les musiciens, quant au corps, l’ouïe redessinait les rapports « du corps et de l’espace » (Warusfel, 2006). De fait, si l’enjeu pour les plasticiens était de conquérir le temps, celui des musiciens était bien entendu, symétriquement, d’annexer l’espace. Berlioz déjà recherchait une stéréophonie dans sa Symphonie fantastique (1830), en plaçant un hautbois derrière le public, pour répondre au cor anglais de l’orchestre. Cette profondeur de champ s’est certes développée depuis. Elle est devenue, avant nos installations, aménagement de surprises phénoménologiques. Elle a fortement complexifié la disposition des orchestres contemporains durant les années 1970. Or, selon Hugues Dufourt, cet idéal « d’espace à composer » trahissait un malaise, une fuite de la musique dans une autre dimension. Il n’aurait été qu’un « recours face à la crise des années 68-70. […] Crise du langage musical » (Dufourt, 1991, p. 272). Les installations musicales seraient-elles des pis-aller per se ? Ou des pactes faustiens avec les arts plastiques ?
Si l’on combine les deux premiers thèmes de cette partie, donc en gros relaxation et espace, on aboutit à une conséquence logique, celle de créer des jardins phénoménologiques. Le thème plus ancien de la chambre sonore17 s’est ouvert à l’extérieur. C’est le paradoxe — ou non — d’un scientisme écologique, d’un land art discrètement robotisé, tel dans quelque Magnetic Garden18. On aboutit par exemple à Jardin des songes (2014) de Jean-Baptiste Barrière. Le titre seul, dans sa désuétude de chinoiserie antique, convoque l’art miniaturisé du jardin zen, sorte de micro-paradis que l’Occident semble désormais annexer. Citons encore l’emblématique et phénoménologique Jardin de sensations (2012) de Alexandre Lévy ou le « Jardin d’écoute » inclus dans la Chambre du temps (2006) de Claire Renard. Et « Jardin d’écoute » convoque encore l’univers de l’enfance et de l’apprentissage. Quant à Animots19 (2009) de Pierre-Alain Jaffrennou, il s’agit d’une installation pérenne pour un jardin public, le parc de Gerland à Lyon. On soupçonnerait encore un projet d’urbanisme certes coûteux, de paysagisme sonore où la musique semblerait — « non-répétitive20 » ou non — de composition accessoire, technologique21. Cette non-répétitivité paraît d’ailleurs une caricature robotique et transhumaniste de l’inventivité. La musique environnementale, quand elle devient automatique, pose un problème esthétique, dès le départ, n’en déplaise à ses théoriciens (Schafer, 1979 ; Toop, 2000). Pierre-Alain Jaffrennou en prend-il la suite, tardive ? Mais il fut cofondateur du GRAME en 1981. Son autorité esthétique semble celle au moins de son laboratoire.
Ceci nous permettra de conclure. On aura compris que l’installation musicale, sujet limite, convoque rarement des compositeurs très en vue. Pascal Dusapin, Jean-Baptiste Barrière et Heiner Goebbels eux-mêmes, comme cédant à une mode, ne se fendent que de quelques opus. Ondrej Adámek (1979), jeune compositeur émergent, peut-être un modèle futur en ceci, semble l’un des rares à non seulement intégrer ses « air-machines » organiquement à son catalogue, mais à en faire des emblèmes. Le visuel semble alors jouer son rôle au moins de vitrine, d’affiche. Mais les « airs-machines » sont-elles réellement des installations ou de simples instruments de musique ?
Les autres compositeurs cités ici sont souvent spécialisés en installations. Bernhard Gál, musicologue, compositeur, installateur autrichien, en est un autre, peu connu, et pourtant un ouvrage entier traite de ses installations (Beirer, 2005). Il y a donc ici un créneau. C’est l’un des deux créneaux — l’autre étant les performances — des compositeurs-plasticiens. Cela n’est cependant pas le gage, pour eux, d’une reconnaissance de l’esthétique. En effet, seraient-ils seulement des compositeurs-designers ? Le GRAME semble abriter, protéger Pierre-Alain Jaffrennou, Denys Vinzant, Yann Orlarey et d’autres spécialistes qui occupent ainsi un créneau municipal et national. Sont-ils en passe de devenir plus célèbres, comme nous le souhaitons ? Ou bénéficient-ils du protectionnisme exagéré de la ville de Lyon, comme nous ne le souhaitons pas ?
Ce que cache ces problèmes est l’augmentation de l’entropie, du mélange des catégories, non seulement entre musique et arts plastiques, ou art et culture, mais entre mondes populaire et savant, esthétique et financier, artistique et scientifique, réel et virtuel, poétique et technologique, individuel et collectif, public et privé, subventionné ou lucratif. Qui pourrait se repérer dans ces œuvres extensives convoquant des artistes et/ou compositeurs et assistants ingénieurs et/ou designers et/ou graphistes et/ou informaticiens et/ou chercheurs et/ou producteurs exécutifs ? Sinon la fin, c’est du moins une sérieuse abrasion de l’esthétique que révèlent ces divers catalogages d’installations dont la complexité informatique affichée semble souvent la première autorité, ou légitimité. L’esthétique n’est-elle plus une valeur postmoderne ? Est-ce la réalité culturelle, muséale, donc économique et/ou technologique qui l’a presque déjà submergée ?
Restons optimiste cependant. Les nouveaux créneaux offerts par les installations pourraient-ils permettre à certains créateurs occultés d’émerger ? Certaines compositrices, étouffées par un monde de la musique encore assez tranquillement misogyne22, semblent être parfois mieux imaginées installatrices, par les commanditaires, que simples musiciennes. Certes, ces dernières sont souvent plutôt artistes sonores et s’inscrivent dans un milieu plasticien parfois moins sexiste. Mais d’autres, comme Claire Renard, sont de souche musicienne (certes marginale : acousmatique), et bénéficient de la même relative parité.
Clara Maïda est un autre exemple. Comme Claire Renard, c’est une compositrice expérimentée, volontiers sonoriste, voire acousmaticienne, donc plus facilement proche des installations. D’Ipso Lotto (créé en février 2017) (fig. 1), les boules installées furent entièrement conçues par ses soins, même ses mains. Voilà donc une rare installation (et installatrice) autonome et organique. Point ici d’ingénieur assistant ni d’autre designer caché comme le serait un pesticide dans une denrée alimentaire. Il faudrait mesurer le coefficient d’écologie d’une installation sonore ou musicale. Le seul fait d’indiquer son émission de CO2, au-delà du comique engendré, semblerait presque significatif. Dans le cas d’Ipso Lotto, l’émission semble faible.
Conclusion
Reste qu’aucune installation musicale ne semble encore aujourd’hui célèbre à notre connaissance — certes bornée — de musicologue. C’est comme si, pour la réception, la catégorie elle-même n’avait pas réellement émergé, du moins pas à l’échelle des Power Chords (2005) du plasticien Saädane Afif, dont le premier musicien vous dirait, en technicien amer, pillé, colonisé, qu’il ne s’agit pas même là de réels power chords. Les musiciens redoutent peut-être confusément de devenir, à moyen terme, simples techniciens à la solde de plasticiens entrepreneurs et seuls signataires des œuvres. Au moins leurs tentatives d’installations — désespérées ou non — valent comme efforts de ne pas céder, trop vite, à un tel plan de conquête.
Ou ne sont-elles guère que des pactes faustiens, pactes signés avec un art concurrent et finalement, en quelque sorte, dominant par le simple présupposé, désormais définitif, peut-être exclusif, breveté, de son matériau infiniment variable en soi (peinture, dessin, sculpture, installation, son, performance, art conceptuel, etc.), ceci menant à son art indéfini, donc infini, et au moins art de circonscrire — et donc de dominer au sens du jeu de Go — tous les autres arts ?