Remerciements
Nous remercions Marie-Agnès Cathiard pour ses précieuses suggestions qui nous ont permis de mieux profiter des avancées expérimentales récentes concernant la bistabilité cognitive enactive.
À partir de nos récentes enquêtes conduites auprès des castes Bahun et Chhetri et du groupe ethnique Newar de l’Himalaya népalais, nous proposerons une réflexion concernant la construction d’une notion d’« entre-deux » issue de l’analyse de systèmes de croyance hindoue rapportant, d’expérience, l’existence d’un espace liminal habité par des ontologies spirituelles ou surnaturelles. Nous adopterons une approche ethnographique visant à mettre en évidence la complexité des rapports entre pratiques rituelles et pratiques narratives. Cette approche nous permettra de proposer une interprétation pour cet espace liminal qui se trouve en stricte relation avec le parcours que l’âme du défunt doit accomplir pour pouvoir réentrer dans le cycle des renaissances (samsāra) ou rejoindre la libération finale en fusionnant dans le moksa. Nous chercherons, plus spécifiquement, à comprendre les relations que ces êtres surnaturels peuvent développer en entrant en contact avec le monde physique des humains, dans cette liminalité qui s’écoule entre le moment de la mort d’un individu et sa réintégration dans le cycle du samsāra, moment fondamental du processus de métensomatose. Les limites qui séparent ces deux univers, celui des vivants et celui des morts, n’étant pas imperméables mais, tout au contraire, sensiblement fluides, permettant ainsi le passage d’un monde à l’autre d’êtres humains aux pouvoirs exceptionnels, en l’occurrence des jhākri, chamans népalais. En focalisant notre attention sur la nature de passeurs bistables de ces voyageurs intra mundi, nous pourrons ainsi contribuer à définir les aspects essentiels de cet « entre-deux » hindou pour arriver, finalement, à une conceptualisation plus précise de cette notion dans le champ de l’imaginaire.
Prodromes pour une métemphysique1 : conceptions du corps (sharīra) et de l’âme (ātmā) dans la pensée hindoue
Nous commençons notre parcours pour explorer les frontières d’un « entre-deux » hindou en proposant quelques notions philosophiques préliminaires qui se montreront utiles pour aborder les pratiques rituelles de la mort et accéder ainsi à l’espace liminal, objet de notre étude. Un des aspects fondamentaux pour analyser les éléments de base de la métaphysique hindoue est la notion de ātmā. Nous pouvons définir l’ātmā comme l’âme d’un individu dans sa forme de « inner self », de soi individuel, qui porte en lui l’étincelle du principe créateur, le brahman, et qui caractérise chaque individu en tant qu’être exclusif. La Bhagavat Gītā (2.20) précise à ce propos que « l’Esprit (Ātmā) ne naît jamais et ne meurt jamais en aucun temps. Il ne commence pas d’être, ou ne cesse pas d’exister. Il est non-engendré, éternel, permanent, et ancien. L’esprit n’est pas détruit lorsque le corps est détruit ». À partir de ce passage, nous pouvons introduire une théorie dualiste et dyadique qui présente un ātmā, éternel et impérissable, et une forme corporelle soumise aux effets du temps. La Bhagavat Gītā (2.23) nous rappelle encore que « tout comme l’homme revêt des vêtements neufs après avoir laissé les anciens ; de même, l’entité vivante [l’ātmā] acquiert de nouveaux corps après avoir rejeté le vieux corps ». Il s’agit donc bien, ainsi que nous le proposons, plus spécifiquement d’une métemphysique, partie du secteur plus général que les philosophes s’attribuent par la métaphysique.
Ces considérations nous permettent d’exposer un autre passage important pour bâtir les fondements d’une théorie de la réincarnation (samsāra), base conceptuelle sur laquelle repose la tension continuelle vers le moksha, processus d’équation entre ātmā et brahma. Le corps, sharīra, devient alors un aspect fondamental de cette relation dualiste car il représente l’enveloppe formelle de l’ātmā. Toutefois, nous devons mettre en évidence que la conception hindouiste du corps se base sur une théorie corporelle tripartite qui sous-tend l’existence de trois types de corps différents. Le sthūla-sharīra, ou corps brut, est le corps physique, le contenant le plus superficiel de l’ātmā. Il se présente comme une enveloppe matérielle, en continuelle transformation et périssable, qui est activée par le prāṅa, le souffle vital issu directement du principe créateur du brahma. Le deuxième type de corps est le sūkshma-sharīra, le corps subtil. Il s’agit d’un corps énergétique dormant qui est activé par le souffle vital (prāṅa) quand celui-ci a été expulsé au moment de la mort du corps physique. Il représente un passage, un changement de forme important car c’est le corps subtil qui accompagne l’ātmā depuis la perte du corps physique jusqu’au moment de l’acquisition d’un nouveau corps brut. Le dernier de ces corps est le kārana-sharīra, qui représente un corps intuitif, l’enveloppe la plus intérieure de l’ātma. Cette enveloppe, si ténue soit-elle, constitue le dernier niveau d’asservissement à la réalité sensible, un niveau qui laisse encore l’individu éloigné de sa nature réelle, qui est le fusionnement avec le principe créateur.
Nous pouvons ainsi résumer les bases de la classique métaphysique hindoue en mettant en évidence une évolution transformative qui porte l’ātmā, dans sa permanence, à devoir renouveler continuellement son enveloppe périssable et précaire. Ce processus, intimement lié au monde phénoménal, se résume dans le cycle du samsāra, le transfert d’un corps physique à un autre, pendant lequel l’ātmā assume un état transitionnel dans sa manifestation dans le corps subtil. L’ātmā se trouve alors dans la nécessité transcendantale de changer éternellement sa forme sensible, si bien que nous pouvons considérer ce phénomène comme une métensomatose qui aspire à une palingénésie jusqu’au moment de la libération finale de cette contrainte2. C’est ainsi que le vrai but de l’ātmā consistera fondamentalement à se libérer des contraintes imposées par la forme du corps, pour fusionner dans la condition de moksha. Le moksha représente la libération du cycle du samsāra pour arriver à une condition supérieure où il n’y a plus de limites tenant à la forme physique, mais où l’ātmā peut fusionner définitivement avec le principe créateur du brahma.
Pratiques rituelles et métemmorphoses
Les notions concernant la métaphysique hindoue que nous avons présentées dans la section précédente nous fournissent les bases pour avancer dans l’individualisation de notre « entre-deux », via une réflexion concernant les pratiques rituelles de la mort. Nous adopterons une approche ethnographique qui nous permettra d’aborder les fondements rituels relatifs à la mort dans la société brahmane du Népal afin de mettre en évidence le processus de transformation formelle — que nous qualifierons non pas comme métamorphose mais de manière plus cohérente comme métemmorphose —, de l’ātmā du défunt. Nous pouvons alors individualiser deux rituels principaux associés à la mort d’une personne. Le premier, un rituel « pour et avec le mort », représente un rituel funéraire tout-court qui inclut l’ensemble de mots et gestes rituels depuis l’agonie du mourant jusqu’à la crémation de son corps. Le deuxième concerne un complexe de rituels de transformation (srāddha puja) qui a pour but de soutenir la transformation de l’esprit décorporé du défunt (pret) en ancêtre (pitṛ), ce qui lui permettra ensuite de réintégrer le cycle du samsāra ou de fusionner dans le moksha.
Pour avancer dans la définition de notre notion d’« entre-deux », nous avons résumé dans le schéma suivant (fig. 1) les phases les plus importantes du rituel funéraire hindou3 qui nous permettent de suivre de près un aspect crucial de la cérémonie, la recomposition du corps du défunt, un processus de formation d’un nouveau corps provisoire pour l’esprit du défunt (pret) qui vient de quitter son corps physique.
Figure 1. – Pratiques rituelles de la mort.
Suite à la mort d’un individu, les parents doivent organiser une série de rituels préliminaires de préparation avant d’amener le corps du défunt au masān ghāṭ, le site crématoire, pour la phase de crémation. Il s’agit d’un moment fondamental du processus de métemmorphose de l’ātmā du défunt qui, à cause de la perte du corps physique, se manifeste dans sa condition spirituelle de pret. Une fois que le processus de crémation du corps du défunt est terminé, s’ouvre une nouvelle série de cérémonies d’une durée de treize jours : c’est la période de kriya. Le moment le plus important consiste dans la réalisation du rituel appelé sapindīkarana, la restitution du mort. Il s’agit d’une cérémonie qui se réalise le dixième jour après la crémation du corps du défunt et se caractérise par l’offrande au pret des dix dernières des seize pinda — des boules composées d’un mélange de farine d’orge, sésame, eau, sucre, lait, yaourt, miel et beurre clarifié (ghiu), ou, le plus souvent, simplement d’un mélange de farine de riz et eau ou lait — que la famille avait préparées le jour de la mort du défunt. Cette première offrande de pinda a pour but de favoriser l’évolution de l’esprit du défunt afin qu’il puisse se réincorporer. En lui offrant ces boules de riz, on cherche à recréer un corps pour l’esprit, ce dernier ayant tout récemment perdu son corps physique4 : « This is achieved through the offering of rice ball (pinda) to feed the spirit. Each rice ball is said to constitute a part of the body so that after ten days the spirit is completely re-embodied. » (Gray, 1987, p. 184) Le Garuda Purāna nous offre des informations utiles concernant le processus de recomposition du corps subtil pour l’esprit du défunt. Premièrement, il met en évidence que, chaque jour, une boule de riz doit être séparée en quatre portions : de celles-ci, seulement une peut être assimilée directement par le pret, deux autres allant nourrir les cinq éléments qui composeront le corps subtil de l’esprit et une autre offerte aux messagers de Yama, le seigneur de la mort (47-48). De plus, chaque boule permet, au cours des neuf premiers jours, de composer une partie du corps subtil du défunt :
By the rice-ball of the first day the head is-formed; the neck and shoulders by the second; by the third the heart forms; by the fourth the back forms; and by the fifth the navel; by the sixth the hips and secret parts; by the seventh the thigh forms; likewise next the knees and feet by two. (51-54)
Quand, le dixième jour, le corps subtil du pret est complètement formé, une deuxième série d’offrandes de boules de riz est accomplie au cours d’un rituel appelé ekoddistasrāddha, qui a comme fonction de réaffirmer les liens de parenté entre les vivants et le mort. Les boules de riz pour le pret et celles pour le fils du défunt qui a accompli le rituel funéraire sont cuites dans le même pot, ce qui met en évidence que le lien de parenté est soutenu par le partage de la nourriture. Ce partage de nourriture représente ici un aspect symbolique important car il permet de tisser le lien parental au-delà des limites imposées par la mort d’un membre de la famille. Ces rapports familiaux sont soutenus par une autre série d’offrandes de pinda qui se réalise au cours du dernier des treize jours de kriya. Cette dernière cérémonie doit être considérée comme un rituel préliminaire qui signe la célébration de l’arrivée du pret du défunt au sein du groupe des ancêtres, les pitṛ. Ce regroupement est un moment crucial dans le parcours de l’esprit du défunt, car il perd définitivement son propre nom pour se fusionner dans la communauté des ancêtres qui partagent la même nourriture. Chaque fois qu’un nouveau membre de la famille arrive au sein de ce groupe d’ancêtres, un des pitṛ, l’arrière-grand-père du nouvel arrivé, peut quitter son statut d’ancêtre et, en acquérant une forme transitionnelle semi-divine, celle de visve devāḥ, peut ainsi continuer son parcours vers la renaissance dans le cycle du samsāra.
Pratiques narratives : vers une phénoménologie des ontologies spirituelles en métemmorphose
L’analyse des pratiques rituelles de la mort dans les sociétés brahmanes du Népal nous a permis de mettre en évidence un espace liminal bâti sur une rupture sensible du plan de la réalité physique. La perte du corps brut et le détachement du prāṅa qui a activé le corps subtil, reconstruit au cours du sapindīkarana, permettent à l’ātmā, dans sa nouvelle forme spirituelle de pret, de se transférer à un autre niveau d’existence. En sortant du domaine du rituel pour passer aux pratiques narratives, nous pouvons dire quelque chose à propos de cet entre-deux, où se manifestent des ontologies fantastiques, et de la fluidité de ses frontières qui permettent le passage d’un côté à l’autre des deux univers, celui des vivants et celui habité par ces êtres spirituels en transformation. Le schéma suivant (fig. 2) nous aidera à développer nos réflexions sur la structuration de cet entre-deux.
Figure 2. – Processus de transformation (métemmorphose) d’une ontologie spirituelle dans le rituel funéraire hindouiste des castes brahmanes du Népal central.
La perte du corps physique représente un moment transitionnel déroutant pour l’esprit du défunt qui se retrouve à faire face à des changements de forme si importants. Dans cette première phase de liminalité, l’ātmā du défunt est censé être incorporé dans son ativāhika-sharīra. Au cours du processus de crémation, l’ātmā se trouve encore dans l’état fluide et aérien de vāyu5, une sorte de souffle volatile à la quête d’un corps transitoire qui puisse l’héberger. Cette tension vers une incorporation est mise en valeur par le rituel newar visant à entortiller cet être éthéré dans une bande de coton (nāhkāpah), comme pour lui accorder un corps transitionnel dans l’attente d’une incorporation définitive dans le corps subtil. La conséquence directe de ces notions serait que le corps subtil aurait besoin d’un certain temps pour se former définitivement et pour livrer ainsi une enveloppe définitive à cet ātmā vaguant. Le premier état de cette formation serait donc l’ativāhika-sharīra, un corps éphémère « rapide comme le vent », capable de donner une forme provisoire à cet esprit aérien. Comme le note Wendy Doniger (1980, p. 17) :
The dead man remains in that impure ātivāhika body, eating the pinda offered by his relatives; then he abandons that body and assumes a preta body and goes to the preta world for a year. A man cannot be released from his ātivāhika body without the pinda for the pretas.
Si le processus d’incorporation dans le corps subtil aboutit à une solution positive, nous pouvons parler de pako bāyu ou pakeko bāyu, un esprit « cuisiné, cuit » (du verbe pakāunu) — en opposition au mot kancho, « cru, pas mûr » — qui peut continuer son parcours vers l’intégration dans le groupe des ancêtres, soutenu par les kul deutā, la divinité du lignage. Toutefois, ce processus n’est pas indemne de risques. Dans le cas où l’esprit du défunt n’accepte pas son nouvel état, il peut se transformer en kancho jāgriti, un esprit éveillé (népali jāgriti, éveil, vigilance) qui hante les vivants (tarsaunu aunu). Le même problème se concrétise quand les rituels funéraires et les srāddha pujā ne sont pas accomplis d’une façon convenable. Dans ces cas, l’esprit peut ne pas accepter les offrandes et se retrouver ainsi suspendu dans sa condition de pret, sans pouvoir continuer son évolution de fusionnement avec les ancêtres6. L’esprit, enveloppé dans son preta-sharīra, reste attaché à son identité individuelle et à ses désirs inachevés : ne pouvant pas se nourrir, il continue à hanter les lieux de son vivant en espérant pouvoir apaiser sa faim inassouvie. Il prend ainsi la forme d’un kancho bāyu ou nautāreko bāyu (de la forme négative du verbe utārnu, faire ressortir), un bāyu qui n’arrive pas à ressortir de sa condition de pret et à avancer dans son parcours de transformation.
Le kancho bāyu semblerait destiné à hanter pour toujours le monde physique et à provoquer des malheurs aux vivants en acquérant la forme de bhut, un esprit potentiellement dangereux. Il est difficile de cerner la différence entre le bhut et un de ces pret-bāyu inapaisés. Nous empruntons à Tarabout (1993, p. 62-63) une tentative de distinction de ces deux catégories d’esprits dont la nature, toujours ambiguë, se superpose dans les conceptions populaires. Un bhut serait généralement une entité dont on ne peut pas modifier la nature : un praticien rituel ou un chaman peut seulement intervenir sur ses rapports aux humains, en le fixant dans un lieu précis (un autel ou un sanctuaire) et l’honorer avec des offrandes. Un pret-bāyu, au contraire, n’est que temporairement insatisfait et l’organisation d’un culte approprié (kali khāne) peut le transformer une fois pour toutes en ancêtre bénéfique (pitṛ).
Chamanismes himalayens : rencontres fusionnelles à la frontière de deux univers
Il semblerait exister un modèle relationnel qui se développe entre le monde des esprits et celui des vivants. Une frontière perméable à travers laquelle ces ontologies agissent dans l’univers des humains. Des humains exceptionnels, les jhākri ou chamans népalais, peuvent alors intervenir pour rétablir l’équilibre entre les bords de ces mondes se trouvant aux côtés opposés de ce limen si fluide. Dans l’œuvre pionnière pour l’étude du chamanisme en domaine himalayen, Spirit Possession in the Nepal Himalaya, nous trouvons une définition qui s’accorde avec nos considérations : le jhākri serait ainsi « a privileged intermediary between spirits (who cause and cure illness) and men; between the past, present and future; between life and death, and most importantly between the individual and a certain social mythology » (MacDonald, 1996, p. 310).
Sans vouloir entrer dans la question déjà trop débattue de la définition du chamanisme, nous soutenons la position de Sidki (2010) qui, en proposant une critique aux positions monistes issues du travail d’Eliade (1951), Le chamanisme et les techniques archaïques de l’extase, désormais enracinées dans les études chamaniques, affirme que « the shaman not only undertakes soul journeys into the world of spirits, but also embodies numerous numinous beings during the same ceremony » (p. 219). Le long travail de recherche conduit par Sidki (2008) auprès de nombreux jhākri népalais de différents groupes ethniques (Chhetri, Jirel, Tamang, etc.) l’amène à proposer un cadre interprétatif qui souligne à quel point la possession spirituelle devient importante dans la compréhension d’un rituel de type chamanique. Le jhākri n’est donc pas seulement un instrument des esprits, « a passive vessel compelled to “endure” the force of gods, ghosts, and spirits » (Sidki, 2010, p. 220), mais il devient un intermédiaire entre les deux mondes, celui des humains et celui des esprits, capable de contrôler cet univers spirituel et de le diriger pour la réalisation de ses buts.
Au cours de nos recherches de terrain, nous avons assisté à plusieurs séances de traitement chamanique réalisées par des jhākri. Un travail d’enregistrement documentaire de performances rituelles, suivi de sessions de discussion avec le chaman, nous a permis d’appréhender quelques techniques chamaniques et de comprendre les enjeux qui sous-tendent les différents gestes rituels. Nous proposons ici une réflexion autour d’un rituel d’incorporation, la nitte ou chemā pujā7, auquel nous avons assisté auprès du jhākri gurubā Umesh Kumar Rajbhandari, qui nous a accueilli dans sa maison de Ḍallu (Katmandou) tout au long de notre travail de recherche. Ce rituel consiste dans l’incorporation de l’esprit tutélaire afin de permettre le contact avec l’univers surnaturel dans lequel le chaman doit opérer : l’interaction avec son esprit-guide et les autres ontologies spirituelles et divines représente la base de toute démarche rituelle. Au cours de ce rituel, le chaman incorpore son esprit tutélaire, le sunā jhākri, un des chamans ancestraux au poil doré, maître des initiations chamaniques8, qui lui permet de fonder une relation communicative avec le monde des esprits. Après une séquence préparatoire du rituel afin d’établir un premier contact avec l’esprit, la deuxième phase consiste en un processus d’identification formelle entre le jhākri humain et le sunā jhākri. Le chaman commence à trembler (kāmnu) visiblement, signe manifeste de son éloignement du monde sensible. Son secouement rituel extériorise en quelque sorte le processus dynamique d’incorporation de l’esprit qui aboutira à son plein contrôle et à un échange mutuel et réciproque entre les mondes que ces deux acteurs représentent. Dans cette condition de déchaînement liminal, le chaman tape sur son ḍamaru, un petit tambour à deux peaux en forme de sablier, avec une grosse graine fixée par une ficelle au centre de l’instrument, qui permet de frapper alternativement chacune des deux peaux : le son rythmique du ḍamaru guide le tremblement du jhākri, jusqu’au moment où il fusionne complètement avec son esprit tutélaire.
Nous devons mettre en évidence un aspect qui nous permet de comprendre cette fusion formelle (métemmorphose) entre le chaman et son esprit-guide. À partir du moment où le chaman commence les préparations pour ce rituel d’incorporation, le sunā jhākri réalise les mêmes actes dans son univers à lui. Ils développent ainsi une sorte de rapport biunivoque qui fusionne dans un rituel commun réalisé dans leurs dimensions respectives d’existence. Le seul élément qui semble sortir de cette correspondance biunivoque concerne l’emploi d’instruments rituels différents : le ḍamaru pour le jhākri et le dhyangro — un tambour sur cadre muni généralement d’une seule membrane — pour le sunā jhākri (« dhyangro jhākrilai bhayo, ḍamaru gurulai bhayo »). Le rythme vibratoire de ces deux instruments permet le passage intra mundi des deux acteurs rituels, humain et esprit, dans un processus de fusion et dissolution de leurs natures à la frontière des deux univers.
De la bistabilité cognitive chez les jhākri du Népal, passeurs intra mundi
En empruntant aux travaux de la psychologie cognitive des illusions/hallucinations non délusionnelles9 et à partir des données ethnographiques concernant le rituel d’incorporation au cours duquel les chamans himalayens peuvent fusionner avec leur esprit tutélaire, nous avons développé un modèle interprétatif se basant sur la notion de bistabilité (Abry et coll., 200710) qui considère le jhākri comme un passeur bistable intra mundi. Nous avons utilisé, pour la première fois, la notion de bistabilité dans le domaine de la folkloristique pour analyser une catégorie spécifique de loup-garou, le loup-garou aquatique (Armand, 2013). Nous avons présenté cette ontologie fantastique comme participant à une bistabilité fondamentale : homme et animal forment une entité unique qui présente deux natures mais jamais les deux en même temps. Cet être, tout en possédant en lui les deux formes, animale et humaine, ne peut qu’en développer une de manière manifeste, tandis que l’autre restera en état potentiel, en bistabilité. Cette approche nous permettra de proposer un nouvel encadrement théorique11 pour représenter les fusions de formes des jhākri népalais dans les rituels d’incorporation de leur esprit tutélaire.
Pour comprendre clairement la notion de bistabilité, nous rappelons que la caractéristique fondamentale des systèmes bistables est l’alternance de deux états d’équilibre stables distincts. Si nous considérons l’exemple du cube de Necker12 (1832, fig. 3a), un cas typique de bistabilité optique, nous constaterons la limite d’une période de réfraction d’environ trois secondes13 avant que notre cerveau puisse passer à un autre état de perception : le nombre des inversions (la face du cube perçue « en avant » peut être, alternativement, celle du haut ou celle du bas) est donc défini dans un intervalle de temps précis. Sans que le stimulus ne change, l’interprétation change spontanément au cours du temps. Ainsi, quand une scène visuelle peut être interprétée de manière alternative, sa perception peut varier spontanément malgré la stabilité du stimulus.
Figure 3. – Bistabilité optique : a) le cube de Necker ; b) le vase de Rubin.
En proposant son dessin devenu célèbre sous le nom de « vase de Rubin » (fig. 3b), le psychologue danois Edgard Rubin (1958) démontrait l’impossibilité de percevoir simultanément le vase et les deux visages. Ces alternances dans la perception de stimuli indéniablement fixes dans leur stabilité ont permis à la Gelstalt psychology d’identifier plusieurs principes d’organisation perceptive des scènes visuelles. Une récente étude en imagerie cérébrale (Parkkonen et coll., 2008) sur le principe figure-fond du vase de Rubin a démontré que, même en maintenant invariable le stimulus rétinien, la ségrégation figure-fond serait maintenue par les modulations neuronales dès les aires visuelles primaires du cortex.
Les travaux de Jean-Michel Hupé (Hupé & Rubin, 2003 ; Rubin & Hupé, 2005 ; Hupé & Pressnitzer, 2006, 2012), concernant la dynamique des alternances bistables dans la perception visuelle de plaids (motifs composés de deux grilles superposées), nous aident à mieux définir la notion de bistabilité visuelle. Pour évaluer la dynamique d’un mouvement dans un contexte complexe où différents objets se déplacent simultanément dans des directions différentes, notre cerveau recourt à deux processus fondamentaux : un mécanisme intégratif nous permet d’isoler le signal qui nous intéresse du désordre dynamique qui l’entoure, tandis qu’un processus de segmentation vise à simplifier cette confusion cinématique. Le cas du mouvement des plaids14 est exemplaire :
A moving plaid can be seen either as a single object moving rigidly (coherent motion) or as two gratings sliding over each other (transparent motion). In the first interpretation, the integration process is dominant, while in the second interpretation the motion segmentation process is stronger and the grating components of the plaid are segmented from each other. (Hupé & Rubin, 2003, p. 531)
Après une observation prolongée, la perception du stimulus (plaids) variera entre une interprétation cohérente et une interprétation de superposition, les deux étant bistables (p. 532). Hupé et Pressnitzer (2006, 2012) ont appliqué ce même paradigme, en le reprenant de Bregman (1990)15, à des stimuli acoustiques : le sujet écoute une séquence répétée de sons en tonalité basse (L) et haute (H) du type LHL–LHL–… qu’il interprète initialement comme un flux mélodique intégré ; après quelques secondes, sa perception change en se segmentant en deux flux, L–L–L et H–H–H, entendus comme deux mélodies concurrentes qu’il peut écouter en parallèle. Ces deux modes d’écoute constituent la bistabilité d’une telle séquence :
The build up of streaming was described as a combination of a systematic bias towards the one-stream interpretation at stimulus onset (even when the two-stream interpretation was later experienced most of the time) and a longer duration of this first percept compared with subsequent one-stream percepts (we shall call this duration effect the “inertia” of the first percept). (Hupé & Pressnitzer, 2012, p. 943)
Il est alors intéressant de noter une correspondance précise dans l’organisation perceptive des stimuli visuels et acoustiques. Comme le notent Hupé et Pressnitzer (2006), « a decision has to be made whether to group the scene into one stream/one plaid [integration], or to split the scene [segregation] between two streams/two gratings [grilles] » (p. 1351).
Pour pouvoir insérer ces réflexions dans le cadre de notre approche ethnographique, nous avons développé un cadre de travail (Armand, 2015) qui permet d’analyser la nature fondamentalement bistable des jhākri himalayens au cours du processus d’incorporation de leur esprit tutélaire. Nous proposons alors de considérer la théorie classique des rites de passage, formulée par Arnold Van Gennep (1981 [1909]), dans un cadre que nous avons défini comme métemphysique qui nous permet de partir d’un niveau physique du rituel pour l’unifier avec son niveau psychologique. Le premier niveau correspond au développement classique en trois phases comportementales noté par Van Gennep : 1) une séparation qui se réalise dans l’espace rituel qui permet au chaman d’entrer en relation avec l’univers des esprits ; 2) une liminalité qui se déploie avec l’incorporation de l’esprit tutélaire ; et 3) une réagrégation, un retour à la réalité sensible des humains. Si nous passons au niveau mental soit psychologique du rituel, nous devons considérer le moment de la liminalité comme un microcosme à part, avec sa cosmogonie, où la même structure tripartite se manifeste : 1) une séparation entre les formes des natures du jhākri et de l’esprit tutélaire ; 2) une liminalité qui se manifeste dans les processus de dissolution ou fusion entre ces deux natures, au moment du franchissement du seuil qui sépare les deux dimensions ; et 3) une réagrégation, un retour à deux manifestations unifiées par la métemmorphose.
Au moment de l’incorporation, le jhākri représente un être bistable qui traverse continuellement les limites de son humanité et celles de son esprit-guide, en franchissant ainsi constamment la frontière fluide et perméable entre les deux univers. Deux processus d’intégration et de segmentation agissent bien dans cette boucle bistable. Nous pouvons percevoir une alternance perpétuelle de deux manifestations morphologiquement stables : un flux intégratif de fusionnement / dissolution de formes, où les deux natures, humaine (H) et spirituelle (S), se fondent en se manifestant sous une seule forme (Gestalt) versus un morcellement où les deux natures distinctes restent visibles sous deux Gestalt. Nous retrouvons là un processus que nous pouvons représenter en bistabilité comme H–S–H–…, qui change en se segmentant en deux flux, H–H–H et S–S–S, perçus comme deux apparences concurrentes. Dans le chronos de ce rite de passage, l’incorporation, qui prend place en phase liminale, se déroule selon un cycle bistable qui réalise une alternance constante de deux expressions formelles, métemmorphoses, chacune potentiellement stable en mode fusionnel ou ségrégationnel. C’est là selon nous que réside tout le « secret » du succès de telles conceptions métemphysiques autour de la métemsomatose.