Bûcheron : depuis Homère, la force vive d’un cyber-cerveau (aujourd’hui incognito)

  • The Woodcutter As the Living Force of a Homer’s Cyber-Brain, Still Incognito

DOI : 10.35562/iris.1595

p. 121-138

Résumés

Il est assez commun de se représenter le bûcheron comme un être plutôt fruste, qualifié avant tout par sa force au service d’une tâche peu valorisée. Or cette représentation se révèle tronquée, car l’équation qui associe la force à l’outil ne peut se réaliser sans le contrôle du geste. Plus encore, l’écoute des témoignages recueillis auprès des forestiers nous apprend que ce travail réclame d’efficaces systèmes de précision. C’est là une qualification oubliée, pourtant reconnue à part entière dès l’Iliade, qui nous en donne deux témoins privilégiés par l’anthropologie historique de la Grèce, la mètis, l’« intelligence rusée », prêtée au kybérnêtês, le pilote du navire (éponyme de la cybernétique ou science du contrôle), au conducteur de char et, en bonne première place, au bûcheron. La théorie du contrôle nous permet maintenant de dépasser le flou conceptuel de la notion historiquement pré-théorique de mètis, la ruse s’appliquant à des cas bien trop divers, pour lui préférer les développements les plus récents d’une science du contrôle de l’action, théorisée depuis Wiener, nourrissant aujourd’hui les projets les mieux financés de cyber-cerveaux informatiques, au service des neurosciences et de la médecine (qui sont les domaines finalement retenus [au 19 mars 2015] dans l’expertise sur la gouvernance disputée du Human Brain Project, hautement financé par l’Europe [parti de l’École polytechnique fédérale, Lausanne]). Le travail forestier (abattage et débardage), qui réclame une coordination maîtrisée des gestes, y compris de leurs commandes vocales dans le chant de travail — qu’un seul ou plusieurs bûcherons en équipe soient mobilisés —, nous en fournit une parfaite illustration.

The woodcutter is commonly represented as a fairly boorish person, reduced to brute force and low-level tasks. But this representation is partial because a simplistic inferential link between an axe and strength obliterates that nothing can happen without any modus operandi, i.e. a set of neural controls over gestures. Indeed, listening to woodcutter’s testimonies led us to elicit that this work needs efficient precision systems. This high level of qualification was acknowledged at least since Homer’s Iliad as evidenced by two favourite telltales from historical anthropology of Ancient Greece: mètis (“cunning intelligence”) ascribed to kybérnêtês, the ship’s pilot (eponymous of cybernetics, the science of control) as to the chariot-driver and in the first rank to the woodcutter. Control theory allows now to avoid the fuzziness of meaning of the pre-theoretical notion of mètis (cunning can apply to so many situations) to focus on a domain steadily developed since Wiener, now part of costly cyber-brain projects in informatics, for neuroscience and medicine. Forest work (felling and logging), which requires skilled gesture coordination, with vocal commands in a worksong—for one or more woodcutters being engaged in the task—is such a telling case.

Plan

Texte

Remerciements
Je tiens à témoigner ici de ma reconnaissance à Michelangelo Buffa pour sa patiente traduction des dialogues de la bòta. Et bien évidemment à tous les témoins de ce métier pour leur accueil.

Le bûcheron est un acteur forestier qui suscite plusieurs types de représentations. Pour prendre en compte cette diversité, nous vous proposons d’emblée d’évaluer votre représentation à l’aide du petit test suivant.

Soient quatre métiers : l’ingénieur, le bûcheron, le navigateur et le pilote de course. Vous devez placer ces professions dans un tableau de quatre cases selon le(s) critère(s) de votre choix. Il est possible de placer plus d’un métier par case. Fin du test. Avez-vous placé : un métier par case ? deux métiers dans une case ? trois métiers ? quatre ?

Ce test met en évidence combien peu de personnes rassemblent les quatre professions1. Quel peut être ce critère si rarement évoqué ?

Notre propos sera de démontrer que le bûcheron est doté d’une forme d’intelligence — appelons-la pour le moment « intelligence technique » —, tout comme les trois autres protagonistes.

Intelligence ? Ce mot semble si peu correspondre à l’image abondamment véhiculée de ce forestier perçu souvent comme : « Un grand gaillard, vêtu d’une chemise à carreaux rouges et d’une salopette bleue, brandissant une énorme hache, sympathique mais à l’intelligence douteuse… Voilà en quelques lignes le portrait stéréotypé d’un bûcheron. » (Bilavarn, 1998, p. 19)

En menant une recherche sur le long cours, à base d’enquêtes directes auprès de bûcherons et autres forestiers des Alpes du Nord (Abry, 1999a2), nous avons pu constater que ce métier réclamait — contrairement à l’idée répandue — la maîtrise de techniques et de systèmes de précision. Ainsi, selon R. D., agriculteur, né en 1927 et interviewé le 23 juin 1994 à Sixt-Fer-à-Cheval (Haute-Savoie) :

Lazarinni, c’était le cerveau pour mettre en route le câble3, faire la ligne et la tracer. C’était, on peut dire, un ingénieur des câbles à ce moment-là. Des fois, ils étaient obligés de faire des courbes, alors il fallait tout calculer. Quand le câble était chargé, c’était pas le moment que ça déraille !

Comment ce bûcheron, certes chef d’équipe, peut-il être qualifié de cerveau et comparé à un ingénieur ? Comment expliquer cet important écart dans la représentation du bûcheron ?

Pour comprendre cette hétérogénéité, nous allons démontrer, partant du stéréotype pour aller vers des représentations de plus en plus techniques, comment ces images sont construites. Nous terminerons par la présentation des processus cognitifs mis en œuvre dans la pratique du bûcheron, processus qui nous conduisent à une meilleure évaluation de ce travail forestier, et par conséquent de cette profession en général.

La force au détriment du mental

L’image du bûcheron la plus répandue, on vient de l’entendre, met en avant la force physique et la sous-qualification, y compris mentale. Et ceci avec une certaine permanence, même en tenant compte de ce qui a pu changer depuis La Fontaine, dont « La Mort et le Bûcheron » évoque une vie prolongée de souffrance vers la déchéance physique.

Un pauvre Bûcheron, tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi bien que des ans
Gémissant et courbé, marchoit à pas pesants,
Et tâchoit de gagner sa chaumine enfumée.
Enfin, n’en pouvant plus d’effort et de douleur
Il met bas son fagot, il songe à son malheur.
« Quel plaisir a-t-il eu depuis qu’il est au monde ?
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ?
Point de pain quelquefois, et jamais de repos. »
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier, et la corvée
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.
Il appelle la Mort. Elle vient sans tarder,
Lui demande ce qu’il faut faire.
« C’est, dit-il, afin de m’aider
A recharger ce bois; tu ne tarderas guère. »
Le trépas vient tout guérir ;
Mais ne bougeons d’où nous sommes :
Plutôt souffrir que mourir,
C’est la devise des hommes.
(Fables, 1668, Livre I)

Le poète ne décrit ici la force que dans son déclin, résultat de l’épuisement du bûcheron à la tâche, car ce pauvre homme ne doit sa subsistance qu’à l’énergie de ses bras, dépensée sans compter, ce qui en fera un vieillard prématuré. La Fontaine s’est en fait inspiré de la fable « Le Vieillard et la Mort » attribuée à Ésope. Dans la version grecque, le personnage qui coupe et charrie du bois de taillis sur son dos n’est que ce vieillard et non un bûcheron, avec des compétences qui ne sauraient être passées sous silence dans l’Antiquité, comme nous le verrons plus loin.

Cette mauvaise identification de l’intelligence technique du bûcheron continue à n’en faire un personnage remarquable que pour sa force physique. De nos jours, cette image est entretenue et renforcée par la présentation des concours de force basque, introduits dans les Alpes du Nord seulement dans les années 1960. L’épreuve reine en est la découpe à la hache d’une bille d’une trentaine de centimètres de diamètre. Le concurrent le plus rapide l’emporte dans une épreuve qui s’apparente à un sprint, une compétition, notons-le, où les concurrents ne s’affrontent qu’à titre individuel et non par équipe (contrairement à la « corde basque »). Ce concours, dénommé explicitement « concours de bûcherons » dans les Alpes, n’en a que les apparences. Des haches spéciales sont forgées uniquement à cet effet et les concurrents ne sont pas forcément tous bûcherons. Au Pays basque, la notoriété de ce type de concours est telle qu’elle a suscité des vocations de spécialistes qui n’ont même plus aucun lien avec le secteur forestier.

Si l’image popularisée de force continue à participer de l’absence de reconnaissance d’une qualification technique, la culture savante a déjà insisté sur l’esprit limité de notre bûcheron, même en ce qui concerne les forces de la nature dont il devrait être familier. Ainsi pour Ronsard :

[…] Escoute, Bucheron (arreste un peu le bras)
Ce ne sont pas des bois que tu jettes à bas,
Ne vois-tu pas le sang lequel degoute à force
Des Nymphes qui vivoyent dessous la rude escorce ?
Sacrilege meurdrier, si on pend un voleur
Pour piller un butin de bien peu de valeur,
Combien de feux, de fers, de morts, et de destresses
Merites-tu, meschant, pour tuer des Deesses […] ?
(Les Élégies, 1574, XXIII)

Ces déesses, Calliope et Euterpe, ce sont les dryades, muses de la mythologie grecque des poèmes épiques et lyriques. Ainsi, pour le poète, le bûcheron n’est même pas assez qualifié culturellement pour reconnaître la valeur — ici présentée comme étiologique, bien avant l’écologisme eschatologique de Gaïa — de la forêt qu’il exploite.

Un début de reconnaissance technique donnée par les Alpins

À l’opposé de ces représentations dévaluantes « cultes contre incultes », nous en avons rencontré de bien plus affinées chez les populations alpines. Il faut savoir tout d’abord que pour ces dernières et jusqu’à une époque récente, le travail forestier — pour le bois de chauffage (en coutume d’affouage) comme pour le bois d’œuvre — n’était pas envisagé comme une activité professionnelle à part entière, le modèle économique de pluriactivité ne conduisant pas à une telle spécialisation. Sans oublier d’évoquer qu’elle restait jugée comme passablement dangereuse, comme en témoigne le dicton répandu : « Aller au bois, c’est aller à la guerre ! » Aussi, pour permettre le développement des verreries et des salines, on fit tôt appel à des bûcherons de métier, originaires de régions du Tyrol et environs, dernièrement aux Bergamasques. Ces « Tirolais » venus dès le xviiie siècle4, ont assuré un monopole sur les techniques de bûcheronnage jusque dans les années 19605. Bel exemple de ce que l’anthropologie reconnaît au titre de technologie culturelle6.

Les populations alpines, qui ont été en contact avec ces bûcherons, ont été confrontées à de nouvelles techniques d’exploitation forestière. Fait remarquable pour l’histoire des mentalités : afin d’appréhender le savoir de ce groupe techniquement dominant, les populations d’accueil n’ont pas hésité à donner aux étrangers-bûcherons le nom et les caractéristiques des êtres fantastiques du domaine légendaire crédités de telles capacités techniques. Ce faisant, elles ont repris dans leurs références culturelles ce qu’elles connaissaient de mieux pour qualifier l’étrange, et rendre ainsi plus familiers ces étranges étrangers, pensés comme êtres sauvages7 ou sorciers. Ainsi le bûcheron peut être affublé des caractéristiques physiques de l’Homme sauvage. Ou reconnu capable de technique de magie comme dans ce récit de sabbat très répandu, relevé encore à Sixt en 1964, par ce grand ethnologue de l’oralité disparu, Charles Joisten, avec comme protagonistes des bûcherons italiens.

Vers 1880, des bûcherons italiens de la vallée d’Aoste travaillaient à Sixt, au Fond de la Combe, vers la passerelle du Boray. À ce moment-là, les bûcherons buvaient peu de vin, ils buvaient de l’eau pour accompagner leurs repas frugaux composés de polenta, de pâtes, de riz et de fromage. Par contre, quand ils descendaient à Sixt le dimanche, ils se rattrapaient et « prenaient la cuite ». L’un de ces bûcherons, se trouvant au café à Sixt, avait pu remarquer dans la cave du café comment les tonneaux étaient orientés. De retour à la Combe, il a placé un robinet à un morceau de bois qu’il a orienté de la même façon que le tonneau qu’il avait vu, puis il a tourné la clé et le vin est venu. Pendant une semaine, les bûcherons ont pu boire du vin à leurs repas. À mesure que le vin coulait, le tonneau du cafetier se vidait. Mais comme les bûcherons étaient d’honnêtes gens, ils payèrent au cafetier ce qu’ils avaient bu. (Joisten & Abry, 2010, p. 246)8

Par ce procédé, les populations locales sont à même de donner un début de reconnaissance technique au bûcheron transalpin. Toutefois, l’identification demeure partielle : il est donné comme un être technique, mais son savoir demeure étrange. Il faudra en effet attendre longtemps avant que des bûcherons locaux reprennent les techniques des Bergamasques, notamment leurs méthodes de transport par câble (Abry, 2005).

Pour parvenir à une meilleure reconnaissance du savoir-faire, autrement dit du potentiel cognitif, du bûcheron, il nous faut revenir aux professions évoquées au début dans notre test.

Homère précurseur : la mètis du bûcheron

C’est par la mètis, plus que par la force, que vaut le bûcheron. C’est par la mètis que sur la mer vineuse l’homme de barre guide le bâtiment de course en dépit du vent. C’est par la mètis que le cocher l’emporte sur son concurrent. (Iliade, XXIII, 315-3189)

En voici trois de ces métiers cités, groupés sur trois vers d’Homère, où le jeune cocher Antiloque, candidat à se mesurer dans la compétition en l’honneur des funérailles de Patrocle, se voit conseiller par son père, avec comme premier modèle — avant même un autre collègue en pilotage a priori plus proximalement évocable, le barreur — un drutomos, un « coupeur d’arbre », selon l’étymologie (drus parent de tree), attesté des siècles avant cette version de l’épopée, dès l’époque mycénienne.

Pionniers promoteurs d’une anthropologie historique de l’Antiquité, Detienne et Vernant définissent cette mètis comme « […] un certain type d’intelligence engagée dans la pratique, affrontée à des obstacles qu’il faut dominer en rusant pour obtenir le succès dans les domaines les plus divers de l’action » (1974, p. 8).

C’est cette forme d’intelligence associée à la ruse qui réunit ces trois métiers à première vue plutôt éloignés les uns des autres, sans oublier l’ingénieur de notre test à qui la mètis est aussi reconnue (Vernant, 1965, p. 320). Pour expliquer ce rapprochement, Detienne et Vernant (1974) rappellent tout d’abord « les affinités du navire avec le cheval » attestées par plusieurs homonymes et homographes10. Puis ils insistent sur la convergence — à propos des chars et des navires — de deux actions souvent séparées : l’art de construire et l’art de conduire sur lesquels préside la déesse Athéna, fille de Zeus et de Mètis. Ainsi, c’est le verbe ithúnein, « mener droit », qui désigne le tracé du cordeau du charpentier (XV, 410-412) — constructeur de char ou de bateau — et qui qualifie tout autant l’efficacité de la navigation du barreur ou de la conduite du cocher :

À travers ce fait de vocabulaire, il semble se confirmer qu’en fabriquant un char ou un navire, le charpentier met en œuvre le même type d’intelligence dont font preuve le pilote et l’aurige quand ils conduisent, l’un son bateau sur la mer, l’autre son attelage sur la piste. (1974, p. 230)

Si la présence simultanée des deux pilotes de ce triptyque est rendue compréhensible, quelle place est laissée au bûcheron ? Les auteurs l’introduisent par un procédé de logique chronologique en affirmant que « tout charpentier est d’abord un bûcheron » (1974, p. 228). En effet, Athéna qui, l’avons-nous rappelé à l’instant, maîtrise les techniques de la construction navale, est aussi à même de réaliser l’étape précédente : choisir et débiter les arbres nécessaires à cette réalisation. Tout comme Ulysse, le polymetis, qui « […] jette bas vingt arbres que la hache dégrossit habilement ; après quoi, il les taille soigneusement au cordeau ; et enfin, il assemble les bordages à tenons et mortaises » (1974, p. 229).

Mais cette double compétence relevée chez une déesse et un héros homérique est loin d’être constante. Dans les Chants Cypriens, Athéna rabote et polit la lance de Pélée que le Centaure Chiron a au préalable produite en coupant un frêne (1974, p. 228). A fortiori, chez les humains où le bûcheron-charpentier demeure un binôme professionnel rare…

L’approche de Detienne et Vernant met en valeur le travail du bois du charpentier sans aucunement détailler celui du bûcheron. Si le travail de ce dernier est effectivement la condition nécessaire pour celui du charpentier, cela ne constitue pas une raison suffisante pour attribuer toute l’intelligence technique de ce travail de coupe, puis de débardage, à l’état plus « noble », où, à partir du dit bois d’œuvre, ce charpentier opèrerait pour l’aboutissement de l’œuvre avec les compétences intégrantes d’un architecte-charpentier (tekton). L’argumentation des auteurs produit bien, a fortiori, une hiérarchie de ces compétences techniques sur la simple base d’enchaînements opératoires. Comme la phase de travail du bûcheron précède dans le temps celle du charpentier, cela laisserait à penser que le savoir du premier n’est que la première étape pour accéder à la connaissance du second, la finalité du labeur du bûcheron n’étant après tout que de prélever la matière nécessaire à la construction et à l’exercice de l’art du charpentier. Un telle représentation implicite, trop centrée sur la chronologie et la succession des différentes étapes de la construction, induit au bout du compte ce biais qui nous laisse dans l’imprécision totale, sans documentation antique substantielle sur le contenu d’un « cahier des charges » de ce travailleur11. En résumé, on peut raisonnablement mettre en doute cette construction pseudo-logique que tout bûcheron s’avère au final être un charpentier venu bûcher12.

Pour mieux définir ce que représente la mètis et affiner en conséquence la proposition d’une « intelligence rusée », les auteurs renvoient à deux concepts développés par Aristote et Platon, agchinoia et eustochia :

La première de ces qualités intellectuelles met en lumière la relation nécessaire entre la mobilité de l’intelligence et sa rapidité d’action : c’est l’agchinoia, la finesse d’esprit, où l’accent est mis sur la vivacité et sur l’acuité. […] l’agchinoia est pour ainsi dire inséparable d’une autre qualité de l’intelligence [caractérisée par] la justesse de coup d’œil, eustochia. Une intelligence aiguë ne va pas sans visée, elle implique une aptitude à atteindre le but proposé. […] Rapidité et justesse de coup d’œil : en retenant ces deux concepts pour cerner le caractère spécifique de la mètis, Aristote et Platon choisissent d’insister sur la nature stochastique de l’intelligence pratique, et entreprennent ainsi de mettre en évidence l’aspect conjectural d’un mode de connaissance […]. (1974, p. 295-298)

Néanmoins, ces concepts ne sont pas suffisants pour la compréhension de l’intelligence rusée — pas plus que ce qu’en folkloristique on prête classiquement au personnage du Trickster post-créateur dupeur-dupé, etc. La mètis antique — même philosophiquement toilettée de ses champs sémantiques lexico-contextuels — n’apparaît au bout de ces exposés que comme une somme de qualités exigées, certes plus ou moins interdépendantes, mais dont le processus qui donnerait les conditions mentales pour la mettre pratiquement en œuvre demeure hors d’atteinte13.

Le contrôle théorisé éponyme du kybérnêtês14

Comment parvenir à deviner les réactions d’un objet ou d’un sujet mouvant que l’on doit dominer ? Le principe de rapidité de réaction suffirait-il pour accéder à l’objectif visé ? Face à ces questions qui doivent être traitées aussi fondamentalement que possible pour comprendre les qualités professionnelles de notre forestier, il ne nous apparaît pas négligeable de repartir sur la citation même de l’Iliade. Entre le bûcheron et le cocher, l’homme de barre est le kybérnêtês, comme cette dénomination l’indique, le pilote qui manœuvre le gouvernail15 (formé sur gouverner, du latin gubernare, correspondant au grec kybernâo). À la fin des années 1940 qui marquent les débuts de l’intelligence artificielle, Norbert Wiener (1948) crée les bases de la théorie du contrôle, théorie relevant en mathématiques et dans les sciences de l’ingénieur du domaine de l’automatique (théorie du signal et informatique théorique), incluant la cybernétique — ce « nom de famille » que Wiener a tiré de kybérnêtês. Avec la notion de contrôle, nous disposons d’une approche plus neutre que pour l’intelligence, concept au bas mot pluriel pour les psychologues, et demeuré le passe-partout favori pour le label des produits de l’i-phone à l’i-fashion.

Le contrôle de l’action peut être décrit brièvement dans ses deux principes comme suit. (i) La réalisation d’un mouvement s’accompagne toujours d’une afférence, soit d’un feedback, le résultat de cette boucle de rétroaction est, dans notre cas, un retour d’effort. Mais pour que l’agent ne soit pas déstabilisé par les conséquences de ses propres actions, qu’il ne peut théoriquement pas prévoir en strict contrôle feedback, (ii) il est envoyé, automatiquement, inconsciemment, à ses sens, en même temps qu’il lance une action motrice, une copie d’efférence — en contrôle feedforward —, c’est-à-dire une attente prédite des conséquences sensorielles de ses actions. Le cerveau du sujet qui agit anticipe ainsi déjà les conséquences sensorielles des effets de son action et en garde ipso facto le contrôle. Ce qui fait que le conducteur qui est aux commandes de son véhicule ne voit pas son champ de vision perturbé par le mouvement qu’il engendre dans sa propre course, au contraire de son passager qui peut en attraper le « mal de mer » (suite à une cinétose). En fait, le flux de son déplacement propre une fois soustrait, facilitera la détection des autres mouvements, extérieurs à son contrôle, qui font bouger son environnement, comme l’apparition dans son champ de vision périphérique d’un concurrent. En premier lieu pour le bûcheron : le mouvement de sa cognée ne sera détecté en ligne que s’il a dévié de celui qui avait été prévu sensoriellement en copie d’efférence aussitôt qu’il a mobilisé ses forces motrices pour son lancer.

Si chacun peut contrôler ainsi communément ses propres actions, le bûcheron, lui, doit parvenir à contrôler la cinétique des forces imposantes produites directement ou indirectement par son intervention-maître en première phase dans le processus complexe d’abattage, tout comme le barreur quand on appareille ou le cocher qui lance son attelage. Tous doivent alors arriver à contrôler en outre les conséquences dues en propre aux puissances développées par les éléments naturels déclenchés, tels la chute de l’arbre, la course des chevaux ou celle du navire sous le vent. Sinon, en cas d’échec du guidage, c’est le risque de se retrouver victime de ces dangereux flux de forces. Ce n’est donc pas seulement le calcul astucieux à bon escient (on dit maintenant « intelligent » à tout bout de champ) de celui qui tient la cognée, le gouvernail ou les rênes. Car on réalise clairement, si on a assisté à l’abattage d’un arbre, au lancer d’un tronc dans un couloir, que pour le bûcheron et pour tous les trois, l’issue fondamentale est bien — par les mains, sur la barre, tenant les rênes, empoignant-relâchant le manche de la cognée qui enfonce le coin à l’abattage — une issue qui dépend du contrôle par ses forces autant que possible mesurées de ce déclenchement d’un flux de forces démesurées : sur le vaisseau fendant les vagues en pleine voilure, dans la course de l’attelage à pleine allure, à la chute fracassante dans les branchages du fût de l’arbre qui peut tuer16… C’est ce type de risque qui ontologiquement fédère (s)électivement nos trois protagonistes et en isole le charpentier : ce dernier ne peut être victime que de sa propre maladresse ou de celle de ses compagnons, essentiellement d’une chute et d’une blessure par pièce ou outil, c’est-à-dire plus généralement d’une autre source de danger potentiel.

À l’aide de plusieurs exemples qui illustrent les deux principales tâches du bûcheron — l’abattage puis le débardage, c’est-à-dire le transport des grumes —, nous verrons comment son habileté technique s’inscrit dans la théorie du contrôle, comment ce forestier réussit la prévision de ses flux perceptifs ou encore, en reprenant nos antiquistes, « comment fonctionne la mètis à l’intérieur du “savoir d’un habile artisan […] un savoir organisé, avec ses règles et ses procédés transmis d’une génération à une autre dans [un] corps [de] métier comme […] les charpentiers”17 », soient ici aussi, comme nous l’avons compris, nos bûcherons.

Le contrôle en ligne

Tout comme le cocher dirige ses chevaux avec les rênes et le pilote du navire hisse ses voiles à l’aide de drisses et les manœuvre avec des écoutes, le bûcheron contrôle la direction de chute de l’arbre avec une corde. Ainsi, lors de l’abattage à la hache qui libère deux entailles opposées au pied de l’arbre, il est nécessaire d’employer une corde pour incliner l’arbre — tout juste maintenu par un pivot étroit — dans la direction voulue. Un bûcheron bergamasque, S. P. né en 1919 et interviewé le 25 février 1995 à Machilly (Haute-Savoie), nous explique comment :

Il y avait un crochet, une perche et une corde assez grosse. Il y avait un crochet au bout et puis c’était comme un manche de pelle. Tu enfilais et tu mettais le crochet dans une grosse branche sèche, n’importe, elle ne casse pas à ras. Elles sont assez solides. Tu mettais la corde dans la direction [voulue], tu couchais le bois un peu en ligne, là où il y avait la piste. […] Et puis tu attachais ta corde et tu te penchais au milieu. À deux ou trois, si on était deux ou trois. Si tu étais tout seul, tu te penchais au milieu, ça faisait une sacrée force. Autrement, tu mettais même des branches. Tu chargeais la corde avec des branches de sapin. Ça faisait du poids et ta pièce [ton arbre] se couchait.

Cet exemple18 met en évidence la nécessité d’une coordination pour le contrôle de l’abattage. Soit le bûcheron est seul et il assure un contrôle à distance : il place alors les branches sur la corde et rejoint le pied de l’arbre pour poursuivre sa coupe. Soit c’est une équipe et dès lors, il faut synchroniser les mouvements de chacun : les uns tirent pendant que les autres coupent19.

Quant au débardage, l’emploi de la corde ou de liens assimilés est très répandu. Il est couramment admis que le moyen le plus courant, et sans doute le plus ancien, de débardage fut la traction à force humaine de la grume à l’aide d’un lien. Un récit d’« homme fort » relevé à Sixt l’atteste :

Un Moccand dit Tutère a sorti les pannes20 de la maison à ma tante Mathilde de la forêt des Eaux à la comenlette21, il enlaçait le bout de sa corde [à] une pierre énorme et longue pour lui donner du poids. Mon oncle me disait qu’il égalait un cheval de trait. (Abry, 1996, p. 39)

L’introduction du coin de débardage — nommé ici comenlette — a amélioré ce mode de transport. Le coin en fer, percé et muni d’une boucle, est enfoncé dans la face de l’extrémité la plus grosse de la bille. On peut alors attacher un lien à cette boucle et tirer la bille. Ce lien, une corde, une chaîne ou plus récemment un câble en acier, peut aussi être confectionné à l’aide d’un jeune bouleau de quelques centimètres de diamètre, comme à Chambave, en Val d’Aoste (exposé à la Maison de la Mémoire de Mosse à Runa) :

[…] nous prenons un petit câble qui se fait avec un petit bouleau. Après en avoir trouvé un qui aille à peu près bien pour la longueur, nous lui tressons autour les petites branches et nous faisons un nœud à la pointe de la tresse, pour qu’elle ne puisse pas se défaire et pour pouvoir traîner plus facilement la charge.

Quand nous avons terminé de tresser le câble, nous le coupons au ras de terre et nous l’entortillons à un empan de la base, à peu près, pour pouvoir le recourber en forme de crochet et l’accrocher ainsi à la boucle du coin. (Lavoyer, p. 10)

Le principe du lien est aussi requis pour l’opération inverse : freiner la descente de la bille quand la pente en forêt est trop forte. Un arbre en amont est pris comme point d’amarrage de la corde, plus tard du treuil. Ici on ne peut utiliser le lien forestier façonné pour le coin de débardage car trop court et pas assez souple. Toutefois, on pouvait pratiquer le ligotage — entourer la bille d’un tapis de feuilles pour éviter qu’elle n’éclate — au moment du lançage dans les couloirs naturels, là où il n’était plus possible de trouver des arbres comme point d’ancrage (Deffontaines, 1933, p. 108). Pour des grumes plus petites, donc sujettes à s’arrêter contre les rochers du couloir, les troncs sont reliés ensemble à l’aide de cordes (Borlet & Poncier, 1907, p. 50). La prédominance de l’utilisation du lien, le câble, dans ces techniques de lançage a laissé une trace dans l’appellation régionale châble (Bessat & Germi, 1991, p. 82-83, 229 et 237), attestée dès 1358 pour le canton de Neuchâtel (Wartburg, 2, 484a), qui désigne le couloir de lançage. Châble et « câble » ont d’ailleurs une origine commune puisque « l’ancien français chaable [est] issu du latin populaire catabola, du grec [de Marseille ?], composé de kata et ballein “lancer” » (Rey, 1992). Plus tard, la technique du câble aérien forestier supplantera la technique du châble : hier le modèle de type tricâble appelé aussi quatre fils et aujourd’hui le Wyssen.

Ces multiples exemples montrent bien qu’à l’image du charpentier et d’Ulysse qui savent « mener droit » au cordeau, le bûcheron n’est pas un « bricolo », même d’un bricolage à la Lévi-Strauss.

Le levier de contrôle : le sapi

Si les exemples de la corde sont pertinents, un autre outil de bûcheron rappelle l’analogie avec le kybérnêtês. Il s’agit du sapi, appelé aussi pic, ce levier constitué d’un fer arqué et fixé sur un long manche. Tout comme le barreur dirige son embarcation avec le gouvernail, le bûcheron contrôle la direction des grumes avec son levier. Cet outil performant permet de faire rouler, de tirer, de faire pivoter ou encore de soulever la bille. Très utilisé avec la rise (Abry, 2000), une technique originale de débardage, anciennement importée via les Alpes alémaniques, coûteuse en forces puisqu’elle exige la construction « de toutes pièces » d’un long canal en troncs qui rappelle une piste de bobsleigh : les bûcherons y employaient le sapi pour lancer les grumes ou les débloquer dans ce conduit. À l’aide de commandes hélées, telles « Abaou ! » pour arrêter et « Cargo ! » pour charger, nos Bergamasques pouvaient ainsi assurer l’acheminement du bois avec le minimum de risque.

Mais c’est plus en aval des dévaloirs, dans la phase de stockage des billes de bois, que se mesure encore mieux l’importance d’un véritable contrôle coordonnant toute une équipe par la voix.

Figure 1. – Une rise dans la vallée de Prätigau (canton des Grisons, Suisse).

Figure 1. – Une rise dans la vallée de Prätigau (canton des Grisons, Suisse).

Document de la Société suisse des traditions populaires, Bâle.

Le levier de commande : le chant22

La construction de la pile de grumes — appelée banches ou fouhés23 — réclame la mobilisation d’une véritable équipe pour déplacer une à une les billes, soit plusieurs centaines de kilos à chaque manœuvre. La coordination guidée par un meneur permet de synchroniser les mouvements de tous les membres de l’équipe. De plus, le volume de bois ainsi empilé impose une parfaite stabilité de l’ensemble, car si par accident l’équilibre se trouvait rompu, ce serait une dégringolade générale assurée.

La bòta, documentaire réalisé dans la région de Trente, nous présente le plus clairement la méthode de construction de cet empilement (Morelli, 1990). La bòta, c’est plus précisément le chant de travail qui garantit la bonne conduite de cette opération. Le coordinateur nommé Basso, le plus âgé et le plus expérimenté de l’équipe, entonne le chant. Dès que l’ordre est lancé, les bûcherons munis de leurs sapis se positionnent et effectuent simultanément l’action qui s’y rattache. En effet, comme le dit Basso, « les bûcherons connaissent chaque parole de commande ». Il peut s’agir, par exemple, de « A caciar ! » pour faire avancer la bille dans le sens de son axe ou de « Tirar de tonda ! » pour la faire rouler. De cette manière, Basso assure le contrôle des opérations. Mais pour y réussir, il doit anticiper les effets sensoriels que produiront sur lui les actions attendues des membres de son équipe ; sans oublier, bien entendu, les attentes sur ses propres gestes.

Pour expliquer la bòta, Basso nous donne une image dont la finesse nous montre la pertinence avec laquelle il évalue son métier : « Faire ce travail avec des bûcherons un peu compétents, c’est comme jouer aux cartes. » La partie de cartes ne renvoie pas ici à un moment de détente, mais bien à ce lieu où chacun tente de prendre l’avantage compétitif sur l’autre. La stratégie d’un bon joueur, c’est-à-dire suffisamment compétent, c’est de parvenir à modifier la tactique de l’adversaire, afin de le faire jouer en fonction de son jeu de leader. Autrement dit, d’en prendre le contrôle. Pour gagner, ce joueur doit avoir prévu — au moment où il jette sa carte — celle que son adversaire va abattre, en fonction de celle qu’il vient lui-même de poser. Ainsi, le joueur-leader n’est pas perturbé par les conséquences de ses propres actions de jeu. Si, au contraire, la carte jouée par le partenaire n’est pas celle qu’il attendait de lui, le leader perd le contrôle et doit alors redéfinir sa stratégie, non plus selon ses attentes, mais bien en fonction des contraintes imposées par son adversaire. Il perd alors l’avantage évidemment.

Cohésion des joueurs, cohésion des bûcherons. Des subtilités du jeu aux actions coordonnées de l’équipe forestière, nous pensons avoir démontré la pertinence du couple mètis-kybérnêtês. Le nouvel éclairage apporté par la théorie du contrôle24 dépasse de loin les possibilités d’analyse offertes par la notion de ruse. La ruse avec son vaste champ sémiotique d’applications n’offrait finalement qu’une lecture assez générale et bien trop imprécise. En revanche, à suivre le kybérnêtês au-delà de ses traces homériques, voilà qui a su nous guider avantageusement vers le bûcheron perçu comme un être de contrôle : dans sa personne cyber-cerveau qui est capable en action de prévoir les conséquences sensorielles des effets de ses mouvements et de les intégrer, jusqu’au sein d’un travail en équipe, dans un environnement périlleux. C’est cette technique de contrôle d’un vif cyber-cerveau, resté depuis Homère incognito25, qui s’est avérée téléologiquement vitale pour préserver autant que possible l’intégrité physique du corps-même des bûcherons.

POST-SCRIPTUM
Décembre 2014-mars 2015 : Deux kybérnêtês réussissent un tour du monde en 85 jours
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S’il est un tableau dédié à l’ampleur de la force de la cognée, c’est bien Le Bûcheron d’Hodler. Devenu symbole d’une Suisse, il s’est trouvé encore disputé lors du NON à l’immigration du 9 février 2014, où il fut représenté sur les affiches contre les partisans du OUI (au NON) — l’UDC dont le leader Christoph Blocher est un collectionneur passionné d’Hodler — en train d’achever d’abattre un… pommier, celui de la prospérité de la Confédération, que l’UDC représentait rongé aux racines par l’immigration massive27.

Depuis notre thèse en anthropologie sociale et ethnologie sur le bûcheron (Abry, 1999), nous avons décidé de suivre, mois après mois, la carrière du skipper suisse Bernard Stamm : il incarnait déjà à lui seul la triade de compétences de l’Iliade pour la mètis. Reste que pour le public contemporain si l’on avait fait un plateau TV de successeurs des Kersauzon, Schumacher… avec un Stamm incognito sous sa casquette de bûcheron, on aurait cru d’entrée à une erreur de casting. Et pourtant c’est ce qui se joue au-dessus de tout soupçon de ridicule dans le mystère narratif d’un Stamm triune. Sa saga admirée de « super-héros » dans une épopée des temps modernes sur les blogs, est tout autant tributaire du storytelling de Presse en ligne rappelant son biopic (continué depuis Jaunin, 2008). Dès 16 ans, quittant la maison, avec un nom prédestiné (Stamm, soit souche, disons d’une lignée) pour une formation de bûcheron ; puis timber special (près de lignes à haute tension) avec son patron Zorro, patient de le voir sortir de prison pour excès de vitesse à moto dans le canton de Vaud ; timonier au long cours sur gros cargos… L’épithète « tête brûlée » de bûcheron colle à la peau de celui qui se fait appeler « Stamm le Maudit », sous la « scoumoune » que lui porterait son chat noir sur coque et voiles Cheminées Poujoulat, et ceci encore jusqu’à son naufrage de Noël 2013 en pleine tempête Dick. Pilote en moto, pilote de bateau, comme si c’était une auto, il suffira de le citer en point d’orgue :

Qu’as-tu appris sur la Quiberon Solo, mi-juin ? B. S. : Il faut que je travaille les manœuvres. Il faut que je puisse me servir du Figaro [Bénéteau] comme je me servais du 60 pieds. C’est-à-dire comme une voiture [s.p.n.] sans me poser de question. Et là, je m’en pose beaucoup trop ! Il n’y a pas encore les automatismes nécessaires pour régater… (16 juillet 2010)

Et encore tout dernièrement, avant le départ de cette Barcelona World Race 2014-2015 : « Nous devons faire en sorte de pouvoir utiliser l’ensemble comme une voiture [s.p.n.], c’est-à-dire de façon automatique, ce qui, à ce jour, n’est pas encore le cas. » (4 décembre 2014) Bernard Stamm ou le Suisse d’une Iliade insoupçonnée…

Bibliographie

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Notes

1 Il resterait très surprenant que certains aient pu mettre le navigateur et le bûcheron dans la même case (on lira en Post-scriptum le cas emblématiquement exceptionnel d’un skipper habile dans deux, voire trois, de ces activités). Retour au texte

2 Cette enquête est partie d’une expérience québécoise et a beaucoup tenu compte de l’immigration italienne, notamment des Alpes bergamasques (Abry, 2000, 2005). Pour la Suisse, voir Abry (1999b). Retour au texte

3 Modèle de type tricâble. Voir en dernier lieu Abry & Hanus (2015). Retour au texte

4 Comme l’atteste la mention de « coupeurs Tirolais » dans la correspondance du Marquis de Sales, recrutés pour alimenter sa verrerie de Thorens[-Glières] (Rassat, 1982, p. 107), témoignant que déjà à cette époque leurs migrations (saisonnières) vers l’ouest pouvaient les conduire jusque dans cette partie de la Savoie d’Ancien Régime. Retour au texte

5 Le rappel de cette décennie mérite un commentaire. Les années 1960 marquent un changement dans l’origine de la main-d’œuvre forestière : les Bergamasques sont remplacés par des Basques espagnols, ces derniers formés par les premiers qui ont émigré aussi vers d’autres massifs. Les migrants bergamasques deviennent sédentaires, le développement économique de leur région leur permettant de trouver du travail en usine. Retour au texte

6 Terme qui n’a pas couramment d’équivalent dans l’anthropologie de langue anglaise. Pour ce qui concerne l’avancée majeure qu’a été la prise en compte des techniques du corps, tout le monde évoque Mauss (1934), à commencer par les anthropologues : « Il n’est plus nécessaire de rappeler qu’hormis l’œuvre d’A. Leroi-Gourhan et de quelques autres, le programme exposé dès 1934 par M. Mauss […] est resté lettre morte. On peut malheureusement en dire autant du souhait de Cl. Lévi-Strauss de voir des Archives internationales des Techniques corporelles se constituer sous l’égide de l’UNESCO […] » rappelle Pierre Lemonnier — co-directeur avec Bruno Latour de De la préhistoire aux missiles balistiques. L’intelligence sociale des techniques (Latour & Lemonnier, 1994) — en première note de son article : « L’Étude des systèmes techniques. Une urgence en technologie culturelle » (2010). Retour au texte

7 Dans les Grisons, c’est le Wildmanli (petit homme sauvage) qui sait évaluer la technique des bûcherons : voir Büchli (1958, p. 220 et 735). Au Tyrol les Fannga sont les héritières des dryades, nominalement issues de silva (Petzoldt, 1990). Citons pour le personnage du bûcheron italien, étranger lynché par la communauté villageoise, que l’institutrice manipule avec une tenace perversité vengeresse, le beau film Mademoiselle (1966), sur un scénario de Duras et Genet (trahi, selon ce dernier, par la mise en scène de Tony Richardson). Retour au texte

8 Ce récit est rattaché au motif D1472.2.11. Magic knife stuck in tree causes wine to flow (Thompson, 1966). Retour au texte

9 Traduction de Detienne & Vernant (1978), qui disent suivre Jeanmaire. Retour au texte

10 Pherézugos permet de désigner le cheval et le navire et hippokrateîn peut signifier « avoir la maîtrise de la mer » (Detienne & Vernant, 1974, p. 224, note 98). Retour au texte

11 On a avant dans l’Iliade (XI, 86 sqq.), la pénibilité du métier évoquée par la pause prandiale : « […] vers l’heure où le bûcheron prend son repas, dans les gorges de la montagne, et que, les bras rompus d’avoir coupé les grands arbres, et le cœur défaillant, il ressent le désir d’une douce nourriture, […]. » (Traduction de Leconte de l’Isle.) Ailleurs c’est dans le tumulte de la bataille (comparé au fracas des chutes dans les coupes de bois, XVI, 633 sqq. ; comme on entend dans la forêt les vents de l’est et du sud, Euros et Notos, XVI, 765 sqq.), que fonctionne le schème formulaïque, capturant l’énergie cinétique du guerrier qu’on abat (IV, 482 sqq. ; V, 560 ; XIII, 178 sqq. ; 389 sqq. ; XIV, 314 sqq.). Avec la précision, que ce sont bien des charpentiers (tektones) qui peuvent abattre eux-mêmes, sans passer par les bûcherons, leurs pièces pour construire, ici au chant XVI (482 sqq.) une quille de navire ; comme, dans les cas traditionnels dont on connaît encore l’usage, c’est le plus communément une maison. Dans ce contexte on traduit par « cognée » le terme général pelekys (outil autant que hache de combat) ; de même lorsqu’on va abattre les chênes du mont Ida pour le bûcher de Patrocle (XXIII, 114 sqq.). Retour au texte

12 De même, Pluta (2011, p. 244 et 274-275) a bien résumé les travaux antérieurs, qui mettent en évidence, pour l’inscription princeps sur les bûcherons de la tablette en linéaire B de Pylos, que ceux-ci, en livrant au palais de jeunes troncs (perches) pour les épieux (ou lances) et du calibre plus gros pour les essieux, ne sont ni des « armuriers » ni des charrons (cf. Iliade IV, 483, 486). Même si nous eussions applaudi — pour notre triptyque cybernétique — de les retrouver dans la charpenterie des chars, comme dans celle des navires (avec tout ce que nous dit pour le latin, de ce mot venu des charrons gaulois, carpentarius, Isidore de Séville dans ses Étymologies, XIX, 19, entre autres métiers précisant le très général lignarius). Retour au texte

13 Il n’est pas inutile, pour la compréhension du contexte de la production de ce « résultat » mental, de rappeler que dans le mouvement des Annales vers l’histoire des mentalités, Vernant est resté un fervent partisan de la « psychologie historique » d’Ignace Meyerson, un courant qui s’est trouvé marginalisé par rapport à la psychologie expérimentale qui, elle, s’est intégrée institutionnellement dans les sciences de la vie, avant même l’arrivée en France des sciences cognitives (Parot, 1996). Retour au texte

14 Nous avons évidemment κυβερνήτης chez Homère. Nous avons opté, s’agissant ici de l’aboutissant savant contemporain cybernétique, pour une translittération orientée dans ce sens du grec ancien, dont upsilon, notre [y] français, prononcé [i] par les Latins, puis par les Grecs. Retour au texte

15 Cette prise de contrôle reste conservée dans la nouvelle fonction du pilote, qui ne prend plus la barre, mais monte à bord pour conseiller le commandant dans la manœuvre à travers les passages qui mènent à bon port. Retour au texte

16 En enfonçant les coins le bûcheron a su écouter les bruits avant-coureurs de la chute, en ressentir les craquements annonciateurs (certes moins pendant le sciage, maintenant à la tronçonneuse). Retour au texte

17 Kanelopoulos (1992, p. 156-157) reprenant et complétant Detienne & Vernant (1974, p. 304), bien des ans après leurs pionniers travaux sur le sujet (l’extrait sur « la mètis d’Antiloque » date de la fin des années 1960), mais toujours sans plus de cybernétique que de cerveau. Retour au texte

18 Cet outil est encore employé de nos jours avec la tronçonneuse. Le crochet, plus volumineux et plus lourd, se fixe directement sur le fût de l’arbre, sans l’aide de la perche, et le treuil s’est substitué à la corde. Retour au texte

19 On peut même, afin de démultiplier l’effort à fournir, construire un palan avec la corde. On réalise avec la même corde une série de boucles dans lesquelles successivement on repassera le reste de la corde. Retour au texte

20 Les grumes qui deviendront des pannes, les pièces de charpente sur lesquelles reposent les chevrons. Retour au texte

21 Coin muni d’une boucle (cf. en Haute-Savoie, à Taninges, cmenlo, variantes comanloz ou commanloz ; comanlet depuis 1619 à Annecy, Constantin et Désormaux, 1902, p. 108-109). Retour au texte

22 Qu’il nous suffise de citer, sur l’immense domaine du chant de travail, la somme de Ted Gioia (2006), qui traite bien aussi des taglialegna. Retour au texte

23 À Beaufort (Savoie) et à Sixt (Haute-Savoie), avec [h] dit aspiré. Retour au texte

24 Sur la coordination de plusieurs cerveaux, les développements sont devenus trop nombreux pour être évoqués ici en détail. Un des cadres les plus sensori-moteurs est celui développé par Kelso et coll. dans le cadre de la synergétique de Haken (HKB : <www.scholarpedia.org/article/Haken-Kelso-Bunz_model>). Comme nous avons suivi une comparaison avec le jeu, on se doutera que les économistes ont aussi participé aux tentatives de mathématisation. Pour prendre un exemple qui a la faveur de plusieurs philosophes, tout spécialement pour sa version de la team-agency theory, on évoquera la couverture du livre posthume de Michael Bacharach (2006), qui donne à voir en surplomb une équipe d’aviron en action. Mais contrairement au modèle HKB, qui se pose aussi en concurrent parmi les théories économiques, l’ouvrage ne comporte pas la moindre évocation d’une telle coordination sensori-motrice d’équipe. Retour au texte

25 Nous osons penser que la lecture de notre titre pourrait inviter aussi à lire Incognito comme Les vies secrètes du cerveau de David Eagleman (2013). Sans oublier que le cerveau internalise la vis viva de Leibniz, dont son rival Newton n’a finalement pu se passer dans son équation du mouvement, grâce à l’expérience de s’Gravesande, répliquée par Émilie du Châtelet, pour convaincre notre Voltaire des Humanités de corriger Newton pour leur traduction française des Principia. Derrière la masse de l’arbre (il est mort sous le poids du tronc), on sait moins clairement que c’est (aux frottements près) la vitesse acquise, dans la chute en accélération constante, qui va écraser le bûcheron. De même pour tout kybérnêtês sur route, sur l’eau ou en l’air, c’est la décélération brutale, de la vitesse au carré à l’instant du choc, qui risque de tuer. Sachant que le seul accéléromètre à notre disposition n’est ni dans nos yeux, ni dans l’oreille interne, mais à côté, dans nos trois gyroscopes : les canaux semi-circulaires, qui contribuent au final, dans une intégration multisensorielle, à notre équilibre en mouvement. Retour au texte

26 Nouveau temps de référence pour le tour du monde en double, qu’il a remporté avec son co-équipier français Jean Le Cam, le 25 mars 2015 (<www.actunautique.com/2015/03/cheminees-poujoulat-remporte-la-barcelona-world-race-2014-2015.html>). Retour au texte

27 On ne s’étonnera pas que, de l’avis même des « spin-communicants », cette campagne d’affichage fut d’un degré d’intelligibilité plutôt brouillé (sans qu’on sache si les vainqueurs — anti-immigration — en récoltèrent les « pommes »). Retour au texte

Illustrations

  • Figure 1. – Une rise dans la vallée de Prätigau (canton des Grisons, Suisse).

    Figure 1. – Une rise dans la vallée de Prätigau (canton des Grisons, Suisse).

    Document de la Société suisse des traditions populaires, Bâle.

Citer cet article

Référence papier

Nicolas Abry, « Bûcheron : depuis Homère, la force vive d’un cyber-cerveau (aujourd’hui incognito) », IRIS, 36 | 2015, 121-138.

Référence électronique

Nicolas Abry, « Bûcheron : depuis Homère, la force vive d’un cyber-cerveau (aujourd’hui incognito) », IRIS [En ligne], 36 | 2015, mis en ligne le 15 décembre 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=1595

Auteur

Nicolas Abry

Ethnologue indépendant, président d’Arcade, Association patrimoniale (Taninges, Haute-Savoie)

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