Le développement qui va suivre est une réponse à une interrogation sur les rapports du mythe et de la science-fiction. Il s’appuie sur un constat simple : la plupart des critiques soulignent la dimension mythique de la science-fiction, mais peu d’entre eux l’ont réellement étudiée en tant que telle. En outre, l’une des dimensions fondamentale de la science-fiction réside dans son caractère critique et idéologique. Existe‑t‑il un lien entre la dimension mythique de la science-fiction et sa fonction idéologique ? Comment peut‑on articuler leur relation ?
Une mythocritique de la science-fiction contemporaine
Il existe beaucoup de définitions de la science-fiction et il serait fastidieux d’en faire ici l’inventaire. Nous retiendrons celle de Roger Bozzetto qui semble être la plus claire et la plus complète :
La SF explore ou construit à sa façon, dans l’imaginaire, les rapports qu’entretient l’humanité, occidentale en premier lieu, avec un environnement technologique, médiatique et même psychique, issu de découvertes réelles ou supposées. Elle contribue à un travail d’apprivoisement mental du futur, et même du présent, grâce à de nouvelles métaphores empruntées aux technologies nouvelles, et initie à notre technoculture. (Bozzetto, 2007, p. 11)
Cette définition insiste à la fois sur le travail de pensée à l’œuvre dans la science-fiction et sur le lien qu’elle entretient avec les notions de technologie, de technoculture et, pour notre période contemporaine, de technoscience. Nous rappellerons que Gilbert Hottois définit la « technoscience » comme le système liant science et technique en opposition avec le « projet logothéorique » de la science ancienne et la représentation d’une science moderne indépendante de la production et de l’action (Hottois, 2002, p. 487).
Or, en étudiant un large corpus d’œuvres de science-fiction contemporaine, nous avons remarqué que les mythes ayant trait à la technoscience sont en nombre limité et qu’ils reviennent dans la plupart des œuvres, sous des visages différents, comme autant de versions d’un même mythe originel qui viendrait hanter toutes ces œuvres. L’étude mythocritique minutieuse de ces œuvres permet de dégager ces quelques grands mythes récurrents qui donnent sens à la question de la technoscience.
Dans un premier temps, nous avons pu dégager de ces œuvres une constellation de mythes ayant trait à l’histoire et à la conception du temps : nous les avons nommés « mythes historiques ». Ils s’articulent autour de quelques mythes récurrents : le mythe d’un âge d’or dévoyé, qui se révèle très vite être en réalité la décadence d’une civilisation qui touche à sa fin, de manière plus ou moins apocalyptique et une renaissance du monde en un âge d’or véritable. L’articulation dynamique de ces trois mythes, mythe de l’âge d’or, mythe de la décadence1 et mythe de la fin du monde constitue cette première constellation.
Dans un second temps, nous avons constaté que la question de la transcendance de l’homme et de sa libération de la condition humaine qu’il connaissait jusque-là constitue un thème récurrent dans ces œuvres et relève du mythe du Surhomme ou plutôt du mythe d’Hercule. En effet, Hercule est le modèle mythique d’un homme, ou plutôt d’un héros mi‑homme mi‑dieu, qui, par ses travaux, gagne le droit de se libérer de sa part mortelle et d’accéder au rang d’immortel. Nous l’avons plus simplement nommé mythe de la transcendance.
Enfin, dans un troisième temps, nous avons identifié trois figures mythiques fondamentales de l’éthique en rapport avec la technoscience : Prométhée, Faust et Frankenstein. Comme l’indique Dominique Lecourt dans son ouvrage nommé Prométhée, Faust, Frankenstein. Fondements imaginaires de l’éthique, ces trois figures représentent chacune une relation fondamentale à la technoscience : Prométhée incarne la pulsion épistémologique qui se résout en un partage de la science avec les hommes et la punition qui peut en résulter. Faust, rongé par sa libido sciendi, met en lumière les sacrifices et les compromissions morales que l’homme peut faire lorsqu’il s’agit d’accroître son savoir et sa domination sur le monde par la technoscience. Frankenstein, et son ancêtre le Golem, est le mythe fondateur de toute pensée de la créature artificielle car il concentre à la fois le refus des limites de la mort, et plus généralement de la finitude humaine, et l’idée de la créature artificielle, de son animation et de sa révolte face à son créateur. Nous avons regroupé ces trois figures sous le nom de « mythes de l’éthique », en référence à Dominique Lecourt.
De la mythocritique à la mythanalyse
Toutefois, ce travail mythocritique serait incomplet sans une ouverture sur une mythanalyse offrant une plus large perspective. Nous suivrons en cela la méthodologie — ou mythodologie — développée par Gilbert Durand. En effet, ce glissement de la mythocritique à la mythanalyse se produit lorsque l’on se rend compte que les mythes véhiculés dans une œuvre ou un corpus d’œuvres sont l’expression de grands mythes imprégnant l’ensemble du discours social. Il s’agit donc de sortir de l’analyse des textes proprement littéraires, pour glisser vers la mythanalyse qui se propose d’appliquer les méthodes élaborées « pour l’analyse d’un texte à un champ plus large, celui des pratiques sociales, des institutions, des monuments autant que des documents. Autrement dit, passer du texte littéraire à tous les contextes qui le baignent » (Durand, 1996a, p. 205 et Durand, 1996b, p. 133). Or, le contexte dans lequel s’ancrent les textes science-fictionnels que nous allons étudier relève d’un tissu de discours à première vue hétéroclite, car scientifiques, philosophiques et spirituels, relevant de ce que l’on a pu appeler « les utopies posthumaines » (Sussan, 2005).
L’analyse de la pensée contemporaine sur la technoscience permet d’élargir la perspective ouverte par les œuvres de science-fiction, car elle met en lumière la profonde parenté entre ces pensées et les grands mythes que nous avons dégagés. En effet, on peut constater que ces grands mythes étayent et nourrissent le débat contemporain sur les rapports entre les hommes, la société et la technoscience. Ainsi, d’un point de vue littéraire, il est intéressant de constater que la science-fiction se nourrit des pensées qui lui sont contemporaines et que sa dimension critique et idéologique provient de ce lien intertextuel entre discours littéraire et discours contemporains. Le mythe constitue le point de rencontre entre ces deux types de discours : les grands mythes véhiculés par la science-fiction à un instant donné ne sont que le miroir des mythes émergeant des représentations contemporaines à propos des hommes et de la technoscience, qu’il s’agisse de peurs ou d’espoirs. C’est pourquoi le genre de la science-fiction permet de penser la relation entre les hommes et la technoscience puisque les mythes qu’elle véhicule sont le reflet des mythes qui irriguent la pensée contemporaine technoscientifique et que sa dimension narrative permet de les problématiser et de les mettre en question.
Afin d’illustrer cette problématique méthodologique, nous donnerons un exemple d’étude de l’œuvre d’un auteur de science-fiction contemporaine en faisant jouer à la fois l’analyse mythocritique du corpus et la mythanalyse qui en constitue le prolongement afin de montrer comment peuvent s’articuler ces notions de mythe, de récit science-fictionnel et de pensée contemporaine de la technoscience. Nous avons choisi pour cela les deux cycles de l’auteur américain Dan Simmons car ils permettent d’aborder les trois constellations étudiées et constituent une intéressante problématisation de quelques questions contemporaines sur la technoscience.
Le premier cycle se nomme « Les Cantos d’Hypérion2 » et se subdivise en deux fois deux volumes : Hypérion et La Chute d’Hypérion, Endymion et L’Éveil d’Endymion. Les deux premiers volumes narrent la quête et l’histoire des pèlerins d’Hypérion, alors que la guerre éclate entre l’humanité de l’Hégémonie et les Extros, une humanité génétiquement modifiée afin de vivre dans l’espace et que le TechnoCentre, la nation des IA régissant l’Hégémonie, décide de se débarrasser de l’humanité. Les pèlerins voyagent afin de rencontrer le Gritche, un monstre de métal récemment libéré des mystérieux Tombeaux du Temps sur Hypérion. Ils pensent que celui-ci peut répondre à leurs questions et leur permettre d’empêcher la fin du monde. Les deux derniers volumes se déroulent plus de deux cents ans après les événements des deux premiers et racontent la quête d’Énée, fille d’un pèlerin d’Hypérion, et de Raoul Endymion. Le récit retrace leur cheminement initiatique pour échapper à la Pax, la civilisation humaine dominée par l’Église catholique et manipulée dans l’ombre par le TechnoCentre, et fonder un monde meilleur, libéré des IA.
La deuxième œuvre que nous allons étudier est un diptyque constitué de deux romans au titre homérique évocateur, Ilium et Olympos. Ce diptyque tourne autour de trois intrigues qui finiront par converger : les pérégrinations de créatures biomécaniques qui retournent sur Mars et sur Terre afin de savoir ce qu’il est advenu de leurs créateurs humains, les aventures des derniers humains sur Terre, confrontés à une menace physique et métaphysique venue d’une autre réalité et la tentative de rébellion d’un universitaire du xxe siècle ressuscité par des dieux grecs posthumains qui ont reconstitué le champ de bataille de la guerre de Troie pour leur amusement personnel.
Mythe et technoscience : l’exemple de Dan Simmons
Vaincre la décadence technoscientifique et recréer un véritable âge d’or
Nos deux œuvres ont une structure double qui joue sur l’articulation des mythes de l’âge d’or, de la décadence et de la fin du monde. En effet, elles commencent toutes deux sur le tableau d’une société humaine apparemment dorée : la société de l’Hégémonie vit dans un luxe et un confort remarquables, ses habitants peuvent rallonger leur temps de vie, et certains, parmi les plus riches, vivent dans des demeures situées sur plusieurs mondes simultanés grâce aux portails « distrans » de téléportation. La société terrienne d’Ilium vit dans l’oisiveté : les « humains à l’ancienne », en opposition à la race des posthumains, vivent sans avoir à se préoccuper des moyens de leur subsistance car tout leur environnement est régulé par les infrastructures posthumaines et les serviteurs voynix. Toutefois, ces deux sociétés vivant apparemment dans l’âge d’or se révèlent surtout très décadentes : devenues complètement artificielles, elles ont oublié la plupart des valeurs fondant la commune humanité : l’amour, l’art, la culture, l’effort… Par exemple, les « humains à l’ancienne » ne savent plus lire et les habitants de l’Hégémonie ne lisent plus que des productions de littérature industrielle calibrées afin d’être vendues puis immédiatement oubliées. En outre, ces deux sociétés sont complètement aliénées à l’infrastructure technoscientifique qui régit leurs conditions de vies : l’Hégémonie est entièrement soumise au TechnoCentre qui contrôle le « Retz », le réseau de portail « distrans » modelant la géographie de la civilisation humaine et qui guide, grâce à ses capacités de calcul et de prédiction, toutes les décisions politiques humaines. De même, c’est bien l’infrastructure technoscientifique posthumaine qui permet aux « humains à l’ancienne » de se déplacer par portails « fax », de boire et de manger et de vivre cent ans d’une éternelle jeunesse avant de disparaître. Dans les deux cas, l’infrastructure technoscientifique à l’origine même de l’âge d’or dans lequel vivent ces humains est représentée comme une forme d’aliénation qui rend l’humanité oisive et incapable d’agir par elle‑même.
Or, ces descriptions de sociétés posthumaines décadentes sont le reflet des analyses contemporaines de la société postindustrielle et postmoderne. L’image d’une humanité oisive et obsédée par le bonheur, un bonheur qui se révèle au demeurant factice et forcé, rejoint les analyses de Pascal Bruckner sur le bonheur dans la société postmoderne ou encore la notion « d’ère du vide » de Gilles Lipovetsky. La description d’une société de plaisirs et de fêtes esquisse la figure de « l’homo festivus » de Philippe Murray. Et l’insistance sur l’attachement aux biens technoscientifiques de consommation, jusqu’à l’aliénation, constitue une mise en récit des analyses de Jean Baudrillard sur la société de consommation ou l’ère du simulacre. Ces sociétés futuristes, toutes fictionnelles et fantaisistes qu’elles puissent sembler, représentent une version possible du mythe de la décadence qui imprègne les analyses de beaucoup de penseurs contemporains dans leur critique de la société postmoderne et postindustrielle.
Toutefois, dans nos deux œuvres, ce constat du déclin de la civilisation provoque un sursaut qui conduit à un geste libératoire aux conséquences terribles : Meina Gladstone, chef de l’exécutif de l’Hégémonie, comprend à temps que le TechnoCentre cherche à annihiler l’humanité et ordonne la destruction des portails « distrans » qui semblent abriter ses infrastructures informatiques. Mais en libérant l’Hégémonie de la tyrannie du TechnoCentre, elle la met à mort : cette fin d’un monde se clôt sur l’image de planètes devenues orphelines et soumises aux aléas d’interminables voyages spatiaux afin de rétablir un semblant de communication. À la fin d’Ilium, les « humains à l’ancienne » Daeman et Harman détruisent les installations posthumaines en orbite autour de la Terre, car elles sont devenues le refuge abject d’un monstre shakespearien nommé Caliban qui se nourrit des corps humains qui s’y faxent afin d’être guéris de leurs blessures ou de leurs maladies. La destruction de ces infrastructures met fin à l’âge d’or technoscientifique dans lequel ils vivaient.
Les deux œuvres mettent en scène un même geste de libération. Ce geste symbolique trouve une résonance très forte dans les discours luddites appelant à se libérer de la tyrannie des machines. Ainsi, dans son manifeste nommé La société industrielle et son avenir, Theodore Kaczynski, plus connu sous le pseudonyme de « Unabomber » (Lecourt, 2003, p. 125), appelle les hommes à se libérer des infrastructures technoscientifiques qui les aliènent avant qu’il ne soit trop tard :
La révolution propose de résoudre tous les problèmes en une fois et recréer un monde nouveau ; elle procure un idéal à ceux qui prendront les plus grands risques et assumeront les plus grands sacrifices. Pour toutes ces raisons, il pourrait être plus facile de détruire tout le système technologique que de mettre en application des restrictions efficaces, durables envers le développement d’applications dans un quelconque secteur de la technologie, comme l’ingénierie génétique, alors que dans les conditions adéquates, de nombreuses personnes pourraient se dévouer corps et âme à une révolution contre le système techno-industriel. (Kaczynski, 1998, § 141)
Ce geste libératoire mettant fin au monde de la technoscience est bien celui des personnages de Dan Simmons.
Toutefois, dans nos deux œuvres, ce geste libératoire débouche sur un âge de fer où la dégradation des conditions de vie des hommes constitue une deuxième phase de décadence. Dans Endymion, elle se présente sous la forme de la Pax qui promeut la vie éternelle grâce au cruciforme, un artefact bio-informatique qui permet de reconstituer les humains après leur mort. Mais en réalité, la civilisation de la Pax et du cruciforme est un triple piège : la Pax est une société totalitaire, qui n’admet aucune autre forme de vie ou de développement que celui qu’elle promeut. De plus, elle est contrôlée par le TechnoCentre qui est le véritable créateur du cruciforme. Enfin, le cruciforme est lui‑même un piège : s’il permet de reconstituer les humains après leur mort, il est avant tout un parasite permettant au TechnoCentre de se nourrir des impulsions électriques humaines. De plus, il est le symbole de la décadence humaine : chaque mort introduit une dégradation mentale et parfois physique chez les humains répliqués. Le mythe d’une décadence humaine se lit ainsi sous les signes de l’aliénation et de la dégradation. Dans Olympos, ce sont les conditions de vie des humains qui se dégradent : ayant dû retrouver d’antiques techniques, soumis aux attaques constantes des voynix, les humains sont menacés de disparition.
Cette deuxième décadence mène à une nouvelle Apocalypse qui allie la fin d’un monde à une révélation brutale. Torturée par la Pax, avant de mourir dans un ultime moment de communion, Énée révèle à l’humanité l’ampleur de la tromperie que constituent la Pax et le cruciforme. Dans Olympos, Harman revient parmi les « humains à l’ancienne » après avoir subi une difficile initiation : il est dès lors capable de transmettre la connaissance du Bien et du Mal à ses frères humains afin de pouvoir résister à Sétébos, une entité destructrice venue d’un autre monde. Or, ces deux Apocalypses conduisent à la reconstruction d’un monde qui constitue un nouvel âge d’or. Celui‑ci est représenté comme un monde d’empathie, de communication, de dialogue et de tolérance. En effet, les humains de l’ancienne Hégémonie, grâce à l’enseignement d’Énée, sont désormais capables de partager leurs pensées et leurs sentiments à travers l’espace et le temps, dans une grande communion fraternelle assez proche des valeurs New Age (Ferreux, 2000). De la même manière, la société humaine se reconstruisant sur les ruines de la Terre dans Olympos voit coexister des moravecs, entités biomécaniques créées par les hommes, des Grecs et des Troyens rescapés de la guerre de Troie et les « humains à l’ancienne » dans une organisation politique proche de la démocratie directe où la technoscience est mise au service de la communication.
Rêver le posthumain
L’œuvre romanesque de Dan Simmons met en scène des personnages qui transcendent la condition humaine grâce à la technologie : cette actualisation du mythe de la transcendance constitue la mise en récit des débats contemporains sur les nouvelles technologies et leur rapport avec le vivant. En effet, la question d’une modification et d’une amélioration de l’espèce humaine par la technoscience est au cœur des débats contemporains. Elle constitue même le fer de lance du mouvement transhumaniste qui « promeut la transformation de la nature humaine par la technologie » (Sussan, 2005, p. 281). Or, ce mouvement transhumaniste tend à s’étendre et certains grands scientifiques comme Marvin Minsky, Hans Moravec ou Ray Kurzweil promeuvent des idées très voisines. Pour Ray Kurzweil, la convergence NBIC (c’est-à-dire l’articulation des technologies issues des nanosciences, de la biologie, de l’informatique et des sciences cognitives) permettrait de repousser le vieillissement et, à moyen terme, d’offrir l’immortalité aux hommes (Kurzweil, 2004 et 2005). Cette question d’une évolution possible, et technologiquement programmée, de l’humanité se trouve mise en récit dans les œuvres de Dan Simmons.
Dans « Les Cantos d’Hypérion », face au modèle humain traditionnel de l’Hégémonie soumis aux IA qu’elle a elle‑même créées, se dressent les Extros. Il s’agit d’une branche de l’humanité qui a choisi d’évoluer afin de pouvoir survivre dans l’espace et devenir une espèce nomade. Les Extros sont donc des humains génétiquement modifiés, aux formes et aux organismes très diversifiés qui cohabitent pacifiquement au sein d’une civilisation à la fois tolérante et cosmopolite. À la fin des deux premiers volumes, un renversement de perspective a lieu : la civilisation de l’Hégémonie est présentée comme aliénée et dangereuse alors que les Extros, qui avaient été au départ présentés comme une altérité radicale, comme l’indique leur nom, deviennent un modèle d’évolution humaine dont le caractère positif se trouve réaffirmé dans les deux derniers volumes du cycle puisqu’ils protègent Énée de la Pax, au prix de lourdes pertes.
Cette nécessité d’une évolution de l’humanité, et d’une libération des interfaces informatiques aliénantes, est réaffirmée à la fin du cycle, lorsqu’Énée transmet son enseignement à ses disciples. Cet enseignement est partiellement spirituel, mais il repose surtout sur une communion de sang, qui permet aux humains qui y participent d’absorber les nanomachines présentes dans son sang et capables de faire évoluer l’humanité vers un stade de conscience supérieur, abolissant les limites du temps et de l’espace pour chaque homme. Cette idée d’une transcendance humaine grâce à la technologie a été conceptualisée par le philosophe Gilbert Hottois sous le terme de transcendance opératoire (Hottois, 2000, p. 129). Celui‑ci part du principe que la recherche de la transcendance est inhérente à l’homme, au sens où il n’accepte pas les conditions d’existence qui lui ont été impartie. Pour lui, cette recherche de transcendance passait autrefois par l’activité symbolique et langagière. Toutefois, cette recherche de transcendance n’était qu’un aménagement de la condition humaine. Au contraire, la recherche d’une transcendance opératoire vers un Absolu passe par l’idée d’une refonte radicale de la nature humaine. Hottois précise que l’activité symbolique et langagière ne constituera plus qu’un accompagnement de ces transformations radicales. Or, précisément, l’enseignement d’Énée consiste bien à accompagner les découvertes des possibilités ouvertes par la transcendance opératoire nanomachinique qu’elle offre aux humains.
À l’inverse, les posthumains d’Ilium et Olympos constituent un contre-modèle de cette idée de transcendance opératoire. Ces posthumains, nommés comme tels dans les deux romans, sont présentés comme une espèce humaine dotée de pouvoirs surhumains : ils sont incroyablement grands, forts et beaux, ils peuvent foudroyer un homme d’un geste, ils manipulent l’espace grâce à la téléportation quantique et peuvent réduire en poussière une ville d’un geste. De fait, ces posthumains sont des dieux qui ont décidé d’endosser l’identité des dieux grecs homériques lors d’une reconstitution extrêmement fidèle de la guerre de Troie. Toutefois, les romans dévoilent la vanité de ces posthumains : ils ne cessent de comploter pour un pouvoir factice, ils ont oublié le savoir qui les a rendus si puissants et, malgré leurs pouvoirs, se trouvent incapables de s’opposer à la menace réelle que constitue Sétébos. Ils sont l’incarnation des travers dans laquelle une posthumanité ayant transcendé sa condition humaine pour obtenir une ultra-puissance pourrait tomber.
Mettre en garde contre une technoscience dangereuse
La mise en garde contre les dangers de la technoscience trouve son expression dans la réécriture des mythes de l’éthique, c’est-à-dire les mythes de Prométhée, Faust et Frankenstein. Ceux‑ci ont pour mythème central deux fonctions : la transgression et la punition. Prométhée transgresse l’interdit énoncé par Zeus, offre le feu à l’humanité et se retrouve puni par les dieux. Faust, pour assouvir sa soif de connaissances, transgresse les limites assignées à l’humain et signe un pacte avec Méphistophélès en lui offrant son âme. Frankenstein refuse la finitude humaine et transgresse les limites de sa condition de créature pour devenir créateur à son tour. L’éveil de sa créature qui se retourne contre lui et devient sa Némésis constitue son châtiment.
Ce couple de mythèmes est omniprésent dans l’œuvre de Simmons : les humains de l’Hégémonie, afin de satisfaire leur volonté de puissance, s’en sont remis au TechnoCentre qui va tenter de les annihiler : le discours de Meina Gladstone évoque le « pacte faustien » passé entre l’humanité et les IA. Or, celles‑ci sont également habitées par une pulsion prométhéenne ou frankensteinienne puisqu’elles cherchent à éveiller l’UI (Ultimate Intelligence) qui serait, en quelque sorte, le Dieu des machines. De même, dans Ilium et Olympos, les posthumains sont bien responsables de l’arrivée de la créature maléfique nommée Sétébos : leurs manipulations quantiques de la réalité ont ouvert une porte sur une autre dimension et mettent l’existence du système solaire en danger. Or, ces représentations de la soif de puissance induite par la possibilité de maîtrise qu’offre la technoscience sont au cœur des préoccupations d’un certain nombre de scientifiques et de philosophes. Par exemple, dans son célèbre article nommé « Why the Futur Doesn’t Need Us », Bill Joy souligne la dimension démiurgique, l’hybris, qui s’empare du scientifique capable de manipuler les forces naturelles et la puissance incroyable que met la technoscience à sa disposition. Il cite pour cela les mots de Freeman Dyson dans le documentaire The Day After Trinity qui évoquait « le scintillement des armes nucléaires », « une illusion de pouvoir illimité » et plus précisément « l’arrogance technique qui a raison des gens quand ils voient ce qu’ils peuvent faire avec leur esprit » (Joy, 2000).
Toutefois, cette soif de puissance n’est pas assimilée à la soif de savoir, connotée positivement dans les deux cycles romanesques. C’est bien la soif de puissance et de domination de la nature, au sens que pouvait lui donner Heidegger dans son essai nommé « La question de la technique », qui est connotée négativement et présentée comme dangereuse. Au contraire, la soif de connaissance et de compréhension du monde, comme celle des pèlerins du Gritche, celle d’Énée ou celle d’Harman, est connotée positivement. C’est même cette soif de connaissance qui est la clé des romans : en comprenant mieux le monde, ces héros peuvent trouver une solution aux problèmes fondamentaux rongeant leur monde, de l’aliénation du TechnoCentre à la domination décadente des posthumains.
Mais le mythe le plus récurrent dans l’œuvre de Simmons est celui de Frankenstein. Ainsi, les IA du TechnoCentre décident d’éliminer l’humanité qui les a créées. De même, les « humains à l’ancienne » sont pourchassés par les voynix et les calibani, créatures originellement créées par les posthumains. Or, le mythe de Frankenstein hante toutes les discussions contemporaines autour d’un possible éveil des Intelligences Artificielles, qu’il s’agisse d’un essai journalistique comme celui de Jean-Michel Truong nommé Totalement inhumaine, ou des prévisions, parfois peu optimistes, de scientifiques comme Hans Moravec ou Ray Kurzweil. Bill Joy souligne même avec beaucoup d’inquiétude que « l’avis de Moravec est que les robots nous succéderont finalement — que l’humanité fait clairement face à son extinction » (Joy, 2000). Mais l’aliénation ou la destruction de l’humanité par ses propres créations ne s’arrête pas aux IA : il s’agit également du postulat régissant le scénario du « grey goo » qui s’attache à la technologie des nanomachines (Joy, 2000).
Toutefois, le mythe de la créature peut également revêtir une dimension positive. En effet, le mythe de Frankenstein est généralement relié au mythe du Golem, dont il a conservé les principaux mythèmes. Or, le mythe du Golem admet une version positive. Si le Golem peut, sous l’emprise de la colère, devenir une créature maléfique et destructrice, il est avant tout le protecteur d’une communauté. Cette vision positive de la créature technoscientifique est directement mise en scène chez Simmons : la figure des moravecs, des créatures biomécaniques conçues par Hans Moravec, fait office de Golem protecteur. Ces moravecs, envoyés par leurs supérieurs pour apprendre ce que trament les posthumains et découvrir s’il reste des humains sur Terre, sont systématiquement présentés comme des adjuvants des héros humains : ils sauvent les héros grecs de l’holocauste programmée par les dieux posthumains, arrivent à temps pour désactiver d’anciennes ogives de destruction massive menaçant la Terre et pour sauver Harman afin qu’il puisse transmettre ses connaissances à ce qui reste de l’humanité. Si l’on ajoute à cela qu’ils sont les parangons de la culture humaine, Orphu étant spécialiste de l’œuvre de Proust et Mahnmut de celle de Shakespeare, ils sont rapidement élevés à la stature de véritables héros positifs, souvent plus humains que les « humains à l’ancienne » aliénés et déshumanisés. L’excipit d’Olympos présente une vision claire d’un futur paisible des hommes avec leurs créatures dans une société unifiée par une culture commune : Orphu, malgré son apparence monstrueuse, s’occupe de la nouvelle génération d’enfants humains en leur racontant une histoire qui n’est autre que l’Iliade d’Homère. Le roman se ferme ainsi sur la représentation d’une technoscience en harmonie avec l’humanité qui l’a créée : cette hypothèse est celle d’un certain nombre d’auteurs de science-fiction qui refusent de céder au catastrophisme et rejoint celle de « technophiles » comme Ray Kurzweil.
Conclusion
L’étude des grands mythes à l’œuvre dans la science-fiction permet ainsi de repérer les grands courants de pensée qui traversent notre société et les représentations qu’elle véhicule sur la technoscience. Toutefois, cette étude n’est possible que sur un corpus bien plus vaste que celui que nous venons d’examiner. De plus, les représentations de la science sont en perpétuelles mutations car elles sont intimement liées avec l’actualité scientifique. Il est donc évident que la constitution d’un tel corpus doit également se faire sur une durée limitée, afin de pouvoir percevoir la récurrence des représentations à un moment déterminé.
Ainsi, la relecture du cycle d’Arthur C. Clarke initié par le roman 2001, A Space Odyssey, permet de constater que ces romans ont été conçus autour de l’imaginaire de l’exploration spatiale, auquel on peut relier, comme le titre nous y invite, le mythe d’Ulysse, mais également celui d’Énée ou celui des Argonautes. L’intégralité du cycle traite des dangers de la conquête spatiale, des mystères que recèle l’univers et de la présence d’extraterrestres quasi-divins. Les questions du temps, de la solitude de l’explorateur, des dangers auxquels il est soumis et, parfois, de l’impossibilité du retour, y sont omniprésentes. Or, cette relecture permet, en comparaison avec Simmons par exemple, de constater combien ces problématiques ont disparu de la science-fiction contemporaine et combien la conquête spatiale ne fait plus partie des grands mythes de notre société, davantage tournée vers la question de l’Intelligence Artificielle ou de la maîtrise du vivant et de l’apparition d’une posthumanité.