Archétype, anarchétype, eschatype

  • Archetype, Anarchetype, Eschatype

DOI : 10.35562/iris.2335

p. 11-21

Abstracts

Ce travail se propose de distinguer trois grandes méta-typologies définissant trois structures imaginaires (artistiques, littéraires, etc.) qui se partagent la culture européenne et mondiale. Je pars du concept d’archétype, passant en revue les acceptions qu’il a reçues au cours de l’histoire des idées : métaphysique (essence ontologique, comme les Idées de Platon), psychologique (matrices inconscientes, comme chez Jung) et culturelle (invariant, comme les loci de Curtius). Je traite comme archétypales les œuvres qui ont une structure centrée, dépendant d’un sens unique, qui se résument en un scénario explicatif cohérent. Par l’anarchétype, je désigne les structures anarchiques qui refusent le centre et le logos, qui évoluent d’une manière imprévisible, dans des séquences qui ne peuvent pas recevoir une interprétation linéaire. On pourrait comparer les structures archétypales à des systèmes solaires, alors que les structures anarchétypales rappellent plutôt le gaz cosmique résultant de l’explosion d’une supernova. Enfin, par l’eschatype (du grec eschatos, eschata, eschaton = le dernier), je comprends les structures qui se constituent dans le temps, d’une manière téléologique, en vue d’un sens final qui n’est pas évident dès le principe. Si les œuvres archétypales sont construites sur un scénario initial, les corpus d’œuvres eschatypiques n’arrivent à un modèle explicatif qu’après une évolution interne. La démarche de distinguer ces trois paradigmes me paraît nécessaire parce que, faute d’instruments d’analyse, le canon occidental risque de ne valoriser que les structures archétypales (et en moindre mesure les structures eschatypiques), et de rejeter et déprécier comme des aberrations et des échecs les œuvres anarché-typiques.

Metaphysics, Psychology and Philosophy have defined the notion of archetype. We will argue that there is another concept, the “anarchetype” which could escape to the centralization and to any pre‑defined structure building on archetypes. Anarchetype belongs to anarchic and unpredictable structures denying center and logos. It could be used to study marginal or non coherent works far beyond occidental pattern. Eschatype is finally analysed. Some structures without any archetype have to draw an internal evolution before building any model or order. If eschatype is not initially known, it finally shows up and exposes explanations, meanings and even a structure. Eschatype may then give birth to a new theme. It finally may be found in other supports or works, structure and archetype.

Outline

Text

Dans le sillage de l’essai de Thomas Kuhn (1970) sur les révolutions épistémiques, la théorie littéraire actuelle montre son intérêt pour les études culturelles à leur niveau le plus abstrait, celui des macrostructures et des paradigmes culturelles. Évidemment, je m’empresse de le dire, l’approche n’a plus rien à voir avec la morphologie culturelle des penseurs de la première moitié du siècle passé, comme Léo Frobenius, Oswald Spengler, Wilhelm Wörringer, Heinrich Wölfflin ou Eugenio d’Ors. Les démarches contemporaines ont rejeté les présuppositions aprioristes, substantialistes et réificatrices, et leur préfèrent les perspectives relativistes, fonctionnalistes et relationnelles.

Dans ce cadre, mon travail se propose de définir trois grandes méta-typologies, désignant trois conformations imaginaires (artistiques, littéraires, etc.) qui se partagent la culture européenne et mondiale. Je pars du concept d’archétype, essayant de le faire sortir du cône d’ombre où l’a rejeté la critique du système de Carl Gustav Jung, pour construire deux concepts nouveaux, celui d’anarchétype et celui d’eschatype.

L’archétype

L’archétype est un concept bien vénérable, qui remonte à Philo d’Alexandrie, sinon à Platon. Actuellement, le terme suscite assez de réticences et d’idiosyncrasies, surtout dans les cultures anglo-saxonnes. Il est traité avec condescendance, comme un concept vétuste qui relèverait d’un mode philosophique périmé. Nous vivons dans un monde postmoderne où un certain scepticisme relativiste nous invite à traiter avec méfiance l’idée d’essences immuables, de modèles originaires situés dans un illud tempus religieux ou métaphysique. D’un autre côté, le concept d’archétype a été aussi compromis dans son acception psychologique aussi, conception qui ne voit plus en lui un invariant ontologique, mais un invariant anthropologique. La théorie jungienne des archétypes a été soumise à des critiques dévastatrices, qui lui ont ôté la présomption d’universalité (Noll, 1997).

Toutefois, bien que ces critiques soient généralement bien fondées, il serait dommage d’abandonner, en même temps que des théories marquées historiquement, un terme avec un potentiel très riche, celui d’archétype, terme qui d’ailleurs n’est pas responsable de l’évolution et des dérapages des épistémologies qui l’ont utilisé. C’est vrai que sa longue histoire l’a transformé en une sorte de conglomérat ou de passe‑partout conceptuel, que chaque penseur a taillé à sa façon. Mais, en définitif, le concept est plus ample et ne s’identifie pas aux interprétations que lui ont données C. G. Jung (1969), Mircea Éliade (1952, 1964) ou Gilbert Durand (1969). Ce qu’il faudrait faire, c’est une radiographie de son évolution historique, capable d’isoler les différentes acceptions qu’il a reçues au demeurant, et de lui rendre une acuité et une efficacité opérationnelle.

Dans un livre que j’ai publié en 1999, j’ai essayé de faire un tel découpage. Comme le montre son nom (type primitif, type originaire), l’archétype désigne un invariant ou un modèle originaire dont dérivent des variantes, des avatars, des isotopes, etc. Selon la nature et le lieu où sont situés ces invariants, l’archétype a été défini, dans l’histoire des idées, de trois manières différentes :

  1. dans un sens ontologique : les archétypes sont des essences réelles, ayant une réalité métaphysique (de Platon et Philo à Schopenhauer, etc.) ;

  2. dans un sens psychologique ou anthropologique : les archétypes sont des caté-gories aprioriques ou des schémas inconscients de la psyché humaine (de Kant à Jung et Durand, etc.) ;

  3. dans un sens culturel : les archétypes sont des modèles créatifs, des thèmes récurrents, etc., comme les topoï et les loci de Ernst Robert Curtius.

Comme, en tant que comparatiste littéraire, il n’est pas de ma compétence de décider ni de la réalité métaphysique, ni de celle psychologique des archétypes, dans ce qui suit j’utiliserai le terme d’archétype dans son sens culturel, d’invariant thématique ou formel d’une classe ou d’un corpus d’œuvres.

Dans les limites d’une conception « culturaliste », je définis comme des configurations archétypales les œuvres qui sont organisées suivant un modèle unitaire de sens. Une œuvre archétypale est un texte modelé par un scénario reconnaissable et quantifiable, qui peut être identifié dans d’autres œuvres similaires également. Ce scénario constitue une sorte de squelette, de matrice génétique de toute une classe de textes.

Tous les grands mythes, archaïques ou modernes, peuvent se constituer en un scénario archétypal. Genèse 37‑45 est l’archétype pour Josèphe et ses frères de Thomas Mann, l’Odyssée est posée par James Joyce comme l’archétype de son Ulysse. La mythologie grecque est une source inépuisable de personnages et de situations pour la littérature européenne, alors que Northrop Frye (1984) voit dans la Bible le « grand code » de la littérature universelle. De même que le folklore dans la grande systématique d’Antti Aarne et Stith Thomson (1961), la littérature mondiale peut être découpée suivant des critères thématiques, dans des grands corpus dont les chromosomes spécifiques sont représentés par un scénario archétypal. Christopher Booker (2004) a identifié sept grandes « intrigues » de la narration : la quête, la confrontation du monstre, l’évolution de la pauvreté à la richesse ou de l’inférieur au supérieur, le voyage, la renaissance, la comédie et la tragédie. Dans le même esprit, partant des synthèses de M. Éliade (1957, 1958) sur les rituels et les initiations religieuses, Léon Cellier (1977), Simone Vierne (2000) ou Isaac Sequeira (1975) ont délimité la classe des romans initiatiques. D’une manière similaire, d’autres séries de textes peuvent être démarquées, qui sont organisées par des thèmes comme la catabase aux enfers (Brunel, 1974), le voyage extatique de l’âme (Culianu, 1983, 1984), la quête spirituelle (Torrance, 1994), le regressus ad uterum, etc. Une telle démarche a d’ailleurs été entreprise par Pierre Brunel, qui a coordonné un impressionnant Dictionnaire des mythes littéraires (1988).

Je comprends donc par des œuvres archétypales les textes construits sur un patron explicatif unitaire. Un texte archétypal peut être « résumé » dans quelques mots ou phrases, la récapitulation s’identifiant au processus même d’identification du scénario unificateur. Ce scénario joue le rôle d’une colonne vertébrale, qui empêche la désarticulation et la désagrégation de l’ensemble. Il est responsable de l’impression de cohérence et d’unité du texte, quel que soit le nombre de digressions et de tiroirs narratifs que celui-ci se laisse la liberté de développer.

En généralisant, on peut dire que le modèle archétypal est spécifique aux cultures basées sur ce que Jean Baudrillard et d’autres théoriciens définissent comme des récits légitimateurs (religieux, philosophiques, historiques, idéologiques ou littéraires) et des mythes fondateurs. Une culture archétypale est dominée par les schémas de pensée centrés et globalisants, qui polarisent la matière imaginaire sur des trajets préétablis. Elle pourrait être comparée à un système pythagoricien, où l’univers se soumet aux lois de l’harmonie musicale. Dans ce sens, l’archétypal est une méta-typologie culturelle, un paradigme réunissant des œuvres avec une configuration monopolisante et totalisatrice, avec un centre bien défini et une colonne vertébrale rapidement identifiable.

L’anarchétype

En opposition avec l’archétype et les œuvres archétypales, je propose de fonder un concept complémentaire, celui d’anarchétype (Braga, 2003, 2007). Comme il est facile de le voir, le terme se compose de trois mots grecs, le préfixe privatif a, an, « a-, anti-, contre- » + arkhaios, « vieux, originaire, primaire », ou arkhê « commencement, origine » + typos, « type, modèle ». Par paires, ces vocables grecques se retrouvent dans les concepts d’« anarchie » (an + le verbe arkhein, « commander, diriger ») et d’« archétype » (type premier, modèle originaire). Selon la manière dont on veut combiner les trois vocables, l’anarchétype serait donc soit un « modèle anarchique », soit un « anti-archétype ».

Je définis l’anarchétype comme un archétype explosé ou fragmenté. Les œuvres (ou les corpus d’œuvres) archétypiques se comportent d’une manière organisée, centrée, unifiée. Elles sont construites sur un scénario homogène, fini et complet, qui leur donne un sens, une « colonne vertébrale ». En revanche, les œuvres ou les corpus d’œuvres anarchétypiques se comportent d’une manière anarchique et chaotique. Elles ne se soumettent pas à un sens central et totalisateur, elles se développent dans des directions surprenantes et contradictoires, qui ne sauraient se réduire à un scénario unique. Reprenant la métaphore cosmologique, je comparerai l’archétype avec un système solaire, dans lequel les planètes gravitent harmonieusement autour d’un soleil central qui donne le logos de l’ensemble, et l’anarchétype avec la poussière galactique d’avant sa concrétisation dans un système planétaire, ou avec le nuage de débris issu de l’explosion d’une supernova. Le couple archétype / anarchétype se rapproche sur certains points de l’opposition établie par Gilles Deleuze (1976) entre la « racine » et les « rhizomes ».

Les époques et les cultures dominées par un modèle explicatif du monde unique et sans rival donnent d’habitude naissance à des œuvres archétypiques, qui suivent le contour du scénario (ou des scénarios) reçus et acceptés. Les époques de bouleversements et révolutions de la Weltanschauung, où les récits explicatifs se multiplient et se font concurrence, voient surgir des œuvres déstructurées, tiraillées et écartelées entre plusieurs tendances divergentes et centrifuges. De telles périodes d’inflation ont été l’Antiquité tardive, dont je citerai comme anarchétypique le corpus de « romans alexandrins » (L’histoire vraie de Lucien, par exemple) ; la Renaissance, avec ses romans de chevalerie complètement acromégaliques (voir le cycle partant d’Amadis de Gaule), mais aussi les romans picaresques, et en général tout ce que la critique anglo-saxonne appelle des « romances » ; les xviiexixe siècles, avec leurs « voyages extraordinaires » exubérants (dont Garnier n’a réuni qu’une infime partie dans son recueil de Voyages imaginaires [1787]) ; enfin, l’époque moderne et surtout postmoderne, quand les anarchétypes commencent à être assumés délibérément par des auteurs fuyant les schémas et le logos, de Lewis Carroll à Boris Vian, ou de Federico Fellini et Ingmar Bergman à David Lynch, pour citer aussi des œuvres non littéraires.

Les mythes proprement dits tendent à s’identifier avec des archétypes, en tant qu’ils sont des « histoires exemplaires » (Éliade, 1995) qui donnent le support narratif et idéologique d’une religion ou d’une croyance. Stéréotypés par la tradition, fixés par des dogmes et servant de base aux rituels et liturgies, les mythes sont des « types originaux » (archétypes) ou, tout au plus, vus comme le résultat d’un long travail d’élaboration religieuse, des « types finaux » (eschatypes). Cependant, les mythes commencent à perdre leur structuration archétypale dès que la fascination numineuse, mêlée de terreur et de fascination (Otto, 1917) de la religion qui les soutenait commence à s’estomper et que la tradition qui garantissait leur stabilité n’exerce plus un rôle normatif. De tels phénomènes de déstructuration anarchétypique des corpus mythologiques peuvent être mis en évidence, par exemple, dans les contes fantastiques asiatiques, qui sont des avatars acculturés de la religion chamanique, dans les légendes irlandaises des xiiexvie siècles dans lesquelles les moines chrétiens ont recueilli la mythologie celtique des Goïdels, dans la littérature en général, vue comme héritière laïque et désacralisée, donc plus libre et anarchique, voire « hérétique », de la religion.

Au premier abord, les textes anarchétypiques sont une sorte de défaillance ou de manque par rapport aux œuvres « rondes » et autosuffisantes agréées par les poétiques dominantes. Selon les adeptes du canon archétypal, ces déviances seraient dues à l’incapacité de l’auteur de gérer une intrigue, de clore un destin, de rassembler les sens dans une fable, à sa propension à la divagation, aux « tiroirs » narratifs, aux sauts de signification, à la fragmentation. Posant des problèmes de compréhension structurale, les textes anarchétypiques ont été en général jugés d’une manière hostile et rejetés hors du canon et de la valeur.

Il me semble que le jugement de valeur (réussite / échec) devrait être remplacé par une analyse typologique neutre (archétype / anarchétype). Cette nécessité est suggérée par l’existence non seulement de textes individuels, mais de corpus entiers de textes qui se développent d’une manière « brownienne ». Notre époque surtout en offre d’innombrables exemples. Un des plus évidents, fondateur même, est celui de Friedrich Nietzsche, qui a réussi l’exploit de pulvériser toutes les prétentions de métaphysique et d’histoire de type hégélien. Les tentatives des commentateurs ultérieurs de rassembler les fragments nietzschéens dans un système ne font que mettre à nu la pression canonique de la mentalité archétypale, désireuse d’imposer, même rétrospectivement, un sens unique à toute nébuleuse sémantique.

Les volumes de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust se sont comportés d’une manière toute aussi anarchétypique par rapport aux standards de l’époque. On se rappelle qu’André Gide avait refusé la publication du manuscrit, invoquant son manque d’architecture, alors que l’auteur invoquait pour sa série plutôt la configuration organique, végétale. Les romans V. et Gravity’s Rainbow (L’arc-en-ciel de la gravitation) de Thomas Pinchon sont d’autres exemples de textes anarchétypiques qui ont ouvert, entre autres, la voie du postmodernisme.

La cinématographie actuelle, d’André Tarkovski à Richard Linklater, n’hésite plus à assumer la composition « statistique » par agglomération quantique, et non plus par l’organisation téléologique des épisodes. Or, à la différence des corpus d’œuvres des époques antérieures (que j’ai évoqués auparavant), que leurs propres auteurs désavouaient d’une manière ou d’une autre (signe qu’ils s’étaient laissés culpabiliser par les standards dominants), les œuvres anarchétypiques contemporaines refusent fermement l’accusation de non-valeur. Elles endossent l’écart du canon non comme un nouveau canon (cela a été le cas des avant-gardes), mais avec un désintérêt programmatique pour les formules reçues. Les caractériser d’accidents et d’exceptions à la norme ne suffit plus, il faut accepter qu’elles appartiennent à un paradigme créateur distinct, celui d’anarchétypal.

L’eschatype

Finalement, à ces deux typologies, il est possible de joindre une troisième, celle de ce que j’appelle eschatype (Braga, 2004, 2006). Si, étymologiquement, l’archétype est le type premier, originel, je définis, par contraste, l’eschatype comme un modèle dernier, final (du grec eshatos, eshata, eshaton, « dernier, ultime »). L’opposition entre l’archétype et l’eschatype se construit donc sur un axe évolutif, diachronique, et ne vise pas une distinction typologique et structurelle entre les deux configurations. Par rapport à l’anarchétype, l’archétype et l’eschatype se retrouvent du même côté, celui du logos, de la structure pyramidale, du centre organisateur. Si, par sa composition décentrée et chaotique, l’anarchétype est comparable à un nuage de poussière interstellaire, autant l’archétype que l’eschatype désignent des œuvres ou des corpus structurés par un scénario cohérent et centripète, comparables à un système solaire.

La différence entre l’archétype et l’eschatype est donnée par la manière et le moment de constitution du noyau de signification. Les textes et les corpus archétypiques partent d’un scénario préexistant, qu’ils prennent comme modèle et sur lequel ils opèrent des variations, des transformations, des anamorphoses. Mais il y a tout aussi bien des œuvres ou des corpus où l’harmonie structurelle se construit progressivement, par des tâtonnements, à fur et à mesure que l’auteur ou les auteurs percent vers un sens unificateur.

Je vais en donner deux exemples, l’un portant sur la littérature chamanique, l’autre sur le cycle du Graal. Dans une extraordinaire étude sur le chamanisme sibérien, La chasse à l’âme, Roberte Hamayon (1990) fait la distinction entre le chamanisme de chasse et le chamanisme d’élevage. Le chaman des populations de chasseurs est le médiateur entre la nature et la surnature. Il entre en transe pour rencontrer le Roi de la Forêt et sa cohorte d’esprits animaliers. Ces rencontres supposent des dialogues non verbaux, dans la langue des animaux (cris, grognements, etc.), que le chaman raconte à ses compagnons après son retour dans le corps. Psychologiquement parlant, ces voyages de l’âme sont des expériences psychotropes et extatiques ingénues et authentiques, et par conséquent leur « traduction » dans le langage humain et leur narration à la sortie de la transe sont elles aussi spontanées et véridiques. Dans le chamanisme des populations de pasteurs, les esprits animaliers sont remplacés par des « ancêtres ». Le chaman en transmet les dialogues qu’il mémorise, en tant qu’ils contiennent des enseignements importants. L’élection par vocation du chaman (par les esprits) est remplacée par la transmission héréditaire de la fonction chamanique. Le résultat du passage de la civilisation de chasseurs à celle de pasteurs est que la narration directe du voyage extatique est progressivement remplacée par une narration héritée du maître et reproduite telle quelle. Les images chaotiques et imprévisibles de la transe commencent à être systématisées, stéréotypées et organisées en scénarios et schémas cosmologiques, en une vision du monde, telle qu’elle a pu être reconstituée par les ethnologues et les actuels historiens des religions (Éliade, 1951 ; Delaby, 1977).

Les récits libres suivant les péripéties des états altérés de conscience des chamans de chasse ont une composition anarchétypique. Les scénarios corroborés et travaillés par retransmission des chamans d’élevage finissent par constituer des eschatypes (c’est-à-dire les invariants de la conception chamanique « traditionnelle »). Enfin, quand ces modèles finaux sont laissés en héritage à des populations de plus en plus acculturées par rapport au chamanisme, ils cessent d’évoluer et deviennent des modèles originaires pour des conteurs qui ne font que réitérer et varier leurs fables. Dans cette perspective, les récits chamaniques sont des archétypes pour des genres ultérieurs, comme les « épopées-à-père » des populations mongoles et turques de l’Asie, et comme les « contes fantastiques » russes analysés par Vladimir I. Propp (1970, 1983).

Quant à la « matière de Bretagne », en contraste avec les romans de chevalerie de la Renaissance (que j’ai cités comme un exemple de littérature anarchétypique), le cycle des Chevaliers de la Table Ronde paraît se rattacher, à première vue du moins, au paradigme archétypal. En effet, on est tenté de dire que ces romans sont construits sur un scénario aisément identifiable, celui de la quête initiatique couronnée par le thème du Graal. Néanmoins, une seconde lecture tenant compte de l’histoire de la constitution de ce corpus rend les choses moins claires.

Ainsi, il est intéressant de remarquer que le thème qui couronne le cycle, la quête et la conquête du Graal, n’est pas donné dès le début, mais se développe progressivement pendant plus de deux siècles (Roquebert, 1994). Chrétien de Troyes envoie en effet Perceval, dans le roman homonyme (vers 1183), à la recherche du mystérieux Graal, mais il lui fait manquer la quête. Les continuations immédiates du roman, Gauvain (fin du xiie siècle), Perceval (vers 1205-1210), Manessier (vers 1210-1220), ou Gerbert de Montreuil (vers 1225-1230), n’aboutissent pas non plus. Robert de Boron, dans Joseph ou l’Estoire dou Graal (vers 1191-1200) et dans la trilogie en prose qu’on lui attribue (Joseph, Merlin et Perceval), le roman franco-picard Perlesvaus (vers 1205) et Wolfram von Eschenbach dans son Parzival (vers 1205) offrent des interprétations différentes sur la nature du Graal (coupe de la Cène, pierre précieuse que Lucifer portait au front avant la chute des anges, etc.). Ce n’est qu’avec la « vulgate arthurienne » en prose (Estoire del Saint Graal, Lancelot, La Queste del Saint-Graal, La mort le roi Artu) qui reprend, systématise et christianise fermement le symbole. Ce n’est qu’avec elle que la quête du Graal devient l’aventure suprême, destinée à l’élu, le chevalier parfait. C’est La Queste del Saint-Graal (vers 1220) qui impose le personnage de Galaad. Il fait ainsi figure non de chevalier premier (proto-type), mais de chevalier dernier (escha-type). Galaad apparaît non pour ouvrir, mais pour clore un cycle. Les continuations et les réécritures ultérieures, Le Roman du Graal (vers 1230-1250), Perceforest (vers 1340) et le cycle de Thomas Malory (xve siècle) ne feront que fixer définitivement le patron narratif.

Le cycle de la Table Ronde commence donc par une quête manquée, avec un échec qui ne fait qu’inciter des nouvelles aventures. La prose chevaleresque se développe à partir d’un noyau embryonnaire, les romans successifs sont des tentatives réitérées pour faire aboutir la quête, donner une finalité à la narration, offrir une cléf de voûte au schéma épique. À cause de cela, ils offrent l’aspect déroutant d’une errance narrative continuelle, d’un labyrinthe de péripéties. Dans le cas de l’Estoire del Saint Graal (vers 1225-1230), Roger Lathuillière (1980, p. 205-206) parle d’un foisonnement d’épisodes, d’un éparpillement maladroit, d’une incapacité à construire une architecture unifiante, de récits éclatés. Pour rendre compte de cette « structure éclatée », Michelle Szkilnik (1991, p. 7‑8) propose une série de métaphores empruntées au roman même : « la beste diverse », « l’arbre aux multiples branches », l’aimant et « l’île Tournoyante », l’archipel. Toutes ces images sont autant de possibles métaphores pour le concept d’anarchétype.

Toutefois, les romans arthuriens ne restent pas dans ce stade anarchétypique. Philippe Walter montre que le mythe du Graal

n’a pas été d’emblée fixé dans son essence définitive par un auteur dont les écrivains ultérieurs se seraient fidèlement inspirés. Il résulte au contraire de la superposition de plusieurs strates légendaires, de la réécriture, de l’imbrication, de la contamination et de l’interaction de plusieurs œuvres au départ totalement indépendantes les unes des autres. Toute étude du mythe du Graal doit tenir compte de cette durée complexe dans l’élaboration créatrice. Le mythe du Graal est évolutif. (Walter, 2001, p. xi)

Au terme de cette évolution, due, toujours selon P. Walter (ibid., p. xxi), à un travail de conjointure ou d’assemblage, à une « esthétique de la jointure ou de la soudure », la nébuleuse de particules thématiques et narratives finit par engendrer un système solaire, un eschatype.

Avec la réussite de Galaad, la clef de voûte est atteinte, le schéma se referme. M. Szkilnik décrit cette évolution de la manière suivante :

À l’origine était un chaos de matières, de récits, de motifs à la dérive. Ce chaos, l’Estoire essaye de l’organiser, de faire prévaloir les forces centripètes. Elle tend vers ce but idéal que toutes les grandes sommes romanesques du xiiie siècle se donnent : créer, à l’image de Dieu, un univers cohérent quoique très divers, en l’espèce le cycle du Lancelot-Graal. De ce continent l’Estoire est comme l’avancée extrême, si proche de la mer qu’elle ne parvient pas à souder tous ses composants et se présente sous la forme d’un archipel. (Szilnik, 1991, p. 9)

Le but étant atteint et le procès clos, la créativité de la formule s’épuise, la somme narrative se clôt et le cycle s’éteint. Je dirais donc que, bien que, à une première évaluation, les romans de la « matière de Bretagne » offrent l’aspect d’un corpus narratif bien vertébré dès le début, à les regarder de plus près, dans leur évolution, ils démontrent qu’ils n’ont eu accès à ce sens final que progressivement, d’une manière eschatypique.

En conclusion, l’archétype, l’anarchétype et l’eschatype désignent trois configurations ou paradigmes distincts. L’archétype et l’eschatype sont deux variétés d’une typologie commune. Tous les deux se caractérisent par la présence d’un logos organisateur, avec la différence que le centre totalisateur se retrouve, dans le cas de l’archétype, dans le point de départ, au moment originaire et, dans le cas de l’eschatype, au moment final de l’œuvre ou du corpus respectif. En revanche, l’anarchétype est en opposition avec ces deux variétés, puisqu’il se caractérise par l’absence d’une structure organisatrice. Les deux méta-configurations, l’archétype et l’eschatype d’un côté, l’anarchétype de l’autre, doivent être reconnues et admises comme des modèles paradigmatiques distincts. Cette acceptation permettrait d’éviter les dépréciations, les dévalorisations, les dénégations, les rejets, les exclusions et les anathèmes dus à l’application d’une grille d’analyse impropre à des textes qui appartiennent au paradigme opposé.

Positiviste, rationaliste et logocentrique, l’époque moderne a été en général dominée par les configurations archétypales. Mais il est tout aussi vrai que l’art contemporain s’est montré de plus en plus rebelle aux modèles totalisateurs, aux grands récits légitimateurs et scénarios explicatifs, qu’il explore et exploite toujours plus profondément la créativité anarchétypique. Ceci impose la nécessité de plus en plus pressante d’accepter l’anarchétype comme un paradigme autonome, et non comme un rebut ou une excroissance du canon archétypal. Plus généralement, nous sortons à peine d’un siècle où la mentalité centraliste et autocrate s’est concrétisée en des sociétés totalitaires, obsédées par la réduction et l’effacement de toute différence raciale, sociale, économique, culturelle ou religieuse. Pour le monde global en train de se constituer, ne serait‑il pas plus sage d’envisager une configuration anarché-typique plutôt qu’un nouveau modèle centraliste et massifiant ?

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References

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Electronic reference

Corin Braga, « Archétype, anarchétype, eschatype », IRIS [Online], 33 | 2012, Online since 17 octobre 2021, connection on 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2335

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Corin Braga

Université Babes - Bolyai, Cluj, Roumanie

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