La transe afro-brésilienne, un travail sur le corps pour communiquer avec les dieux

DOI : 10.35562/iris.2359

p. 65-74

Résumé

Dans les religions afro-brésiliennes, le contact avec les divinités s’établit par le biais de la transe. L’article, qui se fonde sur les travaux de Roger Bastide et Pierre Verger, identifie qui sont les personnes aptes à entrer en transe pour communiquer avec les dieux. On étudie ensuite comment elles préparent leur corps à recevoir leur dieu, et comment elles l’entretiennent de façon à ce que la transe puisse se répéter au cours de la vie religieuse d’une communauté. Ces personnes jouissent d’un statut social particulier au sein de la communauté, car d’une part elles ont commerce avec les dieux, et d’autre part ce commerce leur donne pouvoir à orienter la vie de la communauté. Il y a donc interaction entre le corps de l’individu et le corps social qui l’entoure et qui adhère à la croyance. L’anthropologie moderne a redonné un statut à la fois aux « possédés » et aux cultes afro-brésiliens, alors que les premiers scientifiques qui les ont étudiés ne voyaient en la transe que la manifestation d’une folie.

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Brésil, religion, transe

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De tout temps, les hommes ont cherché à communiquer avec les dieux pour obtenir des grâces ou de l’aide, pour être guidés dans leur existence, ou encore pour se préparer à une vie dans l’au‑delà. Les animaux momifiés d’Égypte étaient censés être des intermédiaires entre les dieux et les hommes. La Pythie des Grecs rendait son oracle. Plus communément la prière, dont les effets reposent sur l’interprétation de celui qui la fait, demeure le moyen le plus utilisé. Dans certaines religions, le contact avec les dieux se fait par le moyen de la transe. Le prêtre ou la prêtresse qui entre en transe se défait de sa propre personnalité pour devenir l’interprète des dieux. C’est le cas notamment des religions africaines transportées au Brésil par les esclaves au moment de la traite négrière.

Les esclaves africains, qui pratiquaient divers cultes animistes et le culte des ancêtres, ont emporté leurs dieux au Brésil, et ont procédé à un syncrétisme entre religions africaines, puis avec le catholicisme. Pour résister à l’oppresseur, ils se sont tournés vers leurs dieux, omniprésents dans leur vie, et aujourd’hui encore leurs descendants entretiennent des contacts permanents avec ces dieux, notamment lors des cérémonies où ils entrent en transe et deviennent le « support des esprits » qui communiquent alors avec les vivants pour guider leur vie.

Les rites de possession sont des cérémonies religieuses au cours desquelles les adeptes en état de transe incarnent des entités naturelles. On a pu les décrire, en les considérant de l’extérieur, comme des représentations d’allure théâtrale — une impression qui se dégage du fait que les incarnations des entités sont dansées, qu’il y a toujours une base musicale et rythmique, que les danseurs en transe sont revêtus des vêtements attribués à telle ou telle entité dont ils miment quelques caractéristiques essentielles, etc. Des pratiques divinatoires y sont généralement associées ainsi que des initiations et des pratiques thérapeutiques. (Lapassade, 1997, p. 5)

Les dieux « s’incorporent » dans un être humain dénommé alors « fils » ou « fille de saint » et qui devient, lors de la transe, le « cheval du saint ». Le corps du cheval du saint « s’oublie » : il y a perte de la mémoire au cours de la transe, lorsque le « fils » ou « la fille de saint » prête son corps au dieu et devient l’énergie du dieu, pour établir la communication entre les hommes et les dieux. Le corps devient autre : celui d’un dieu, qui s’incorpore.

Les travaux d’anthropologues tels que Roger Bastide et Pierre Verger se sont opposés à ceux des médecins et psychiatres qui ont été les premiers à étudier les religions africaines transplantées au Brésil, et ils ont ouvert la voie à d’autres chercheurs qui, loin de considérer la transe comme la manifestation d’une folie, ont donné leur juste place à ces religions. Le présent article se fonde sur les travaux de Roger Bastide et de Pierre Verger.

Qui sont les personnes qui entrent en transe ? Comment préparent‑elles leur corps à la réception du dieu ? Quels sont alors leurs devoirs, leurs obligations, leurs contraintes ? En quelles circonstances incorporent-elles leur dieu ? Comment sont-elles considérées par la communauté religieuse à laquelle elles adhèrent ?

Des hommes et des dieux

Dans les religions afro-brésiliennes, chaque être humain appartient à une divinité, un orishá, qui est, étymologiquement parlant, le « maître de sa tête ». L’individu présente un caractère et des comportements caractéristiques de son orishá, lequel représente des forces de la nature, des énergies vitales. Chaque être humain appartient à un seul orishá1, mais croit en tous, dans un monothéisme juxtaposé.

Les cultes (candomblé à Salvador de Bahia, xangô à Recife, macumba dans les régions de Rio de Janeiro et São Paulo) présentent des différences de l’un à l’autre, en fonction de leur origine en terre africaine, mais aussi parfois d’un lieu de culte (terreiro2) à l’autre. Les divinités cependant restent les mêmes, mais le candomblé est réputé être le culte le plus proche des sources africaines, et c’est à lui que nous nous référerons principalement dans le présent article.

Les orishá participent à la vie quotidienne des individus, et il est nécessaire d’entrer en contact avec eux et qu’ils se manifestent pour participer à la vie sociale de la collectivité d’un terreiro. Cependant tous les membres de la collectivité, tous les adeptes d’un culte ne sont pas aptes à recevoir leur orishá. Il faut pour cela être avoir subi le rituel d’initiation, avoir préparé son corps et son esprit pour pouvoir être chevauché, « avoir fait sa tête », puisque c’est par là que l’orishá pénètre dans le corps de son « fils » ou de sa « fille ». Mais par ailleurs, n’importe quel adepte ne peut pas être initié : il doit avoir reçu un appel des dieux. Ce sont eux en effet qui décident quelles personnes seront leurs chevaux. Ainsi tous les membres d’un terreiro qui voudraient être initiés ne le seront pas forcément, tandis que d’autres seront initiés sans l’avoir voulu.

Il existe plusieurs modes de recrutement des adeptes. Il peut se faire, par exemple, que quelqu’un qui assiste à une cérémonie tombe en transe sans que cela soit prévu. On va s’en occuper aussitôt, arrêter probablement cette « transe sauvage » et procéder éventuellement à une initiation. Il peut se faire aussi que tel autre tombe malade et que l’on soupçonne une origine surnaturelle de sa maladie : on sera alors conduit à supposer que cette « maladie » est en réalité le signe d’une élection : un orishá a choisi cette personne pour en faire son adepte et, là encore, on va procéder à son initiation. (Lapassade, 1997, p. 11)

Le futur initié peut aussi ressentir de violents maux de tête, signe que l’orishá veut y entrer. Des rêves peuvent aussi être interprétés comme un appel des dieux. Il arrive encore, plus rarement et dans des circonstances particulières, que des parents veuillent faire initier un membre de leur famille3.

L’initiation sera conduite par le chef du terreiro (babalorixá si c’est un homme, yalorixá si c’est une femme4) et par la chef en second si le terreiro est dirigé par un homme. Il existe cependant des incompatibilités entre initiateur et postulant : par exemple, un chef de culte ne peut initier des membres de sa famille de sang. En revanche, des personnes qui ont pratiqué l’initiation en même temps contractent des relations particulières, de même que des personnes qui appartiennent au même orishá : elles sont alors « frères » ou « sœurs de saint », ou plutôt « frères » et « sœurs en saint ».

« L’initiation institue le passage de la transe sauvage à la transe instituée selon un principe qui se retrouve partout où les rites de possession ont leur place reconnue dans la culture, avec leurs fidèles, leurs initiés, leurs institutions. » (Lapassade, 1997, p. 20) C’est-à-dire que l’initiation consiste non seulement à préparer l’adepte à recevoir son dieu, mais aussi à le mettre au service de la collectivité. Elle est, selon Roger Bastide, une manipulation par les prêtres de la capacité de tomber en transe pour modeler cette transe à travers un système mythique, et une éducation de l’expression corporelle par apprentissage des danses, des gestes, en liaison avec les rythmes musicaux (Bastide, 2003, p. 118). L’initié aura alors une double personnalité : sa personnalité civile dans la vie quotidienne, et sa personnalité religieuse, divinisée au sein du terreiro. Pour acquérir cette deuxième personnalité, il faut tout d’abord « tuer » symboliquement la première : « L’initiation consiste à plonger les candidats dans un état d’hébétude prolongé au cours duquel l’initiateur monte un ensemble de réflexes conditionnels ; […] au moment de la mort, il faut défaire cet ensemble de réflexes par des cérémonies appropriées. » (Bastide, 2003, p. 114) L’initié n’emportera donc pas sa deuxième personnalité dans l’au‑delà.

La préparation du corps

Pour que l’initié soit au service de la collectivité, la préparation de son corps à la transe est ritualisée, comme sera ritualisée l’entrée en transe. Pour devenir le « support des esprits », il faut transformer son corps, ou plutôt l’adapter pour qu’il puisse devenir énergie. Cette préparation est décrite par Georges Lapassade (1997, p. 11‑12), et par Roger Bastide (2000, p. 59‑87).

L’initiation est placée sous le signe d’Oxalá, l’orishá de la création. Ainsi, pendant toute sa durée, le postulant est revêtu de vêtements blancs, couleur d’Oxalá, qui symbolisent aussi le passage de la vie profane à la vie mystique. Sa durée est variable selon les terreiros : Georges Lapassade (1997) parle d’une période pouvant aller de seize jours à trois mois pendant laquelle le postulant ne quitte plus le terreiro et n’a pas le droit de parler. Il ne sort de la camarinha, le lieu du terreiro où il est reclus, que sous la houlette de l’initiateur et que pour des rituels, tels des bains lustraux, qui ne peuvent s’y pratiquer.

Comme la plupart des rituels afro-brésiliens, toute initiation commence par une offrande à Exu, orishá assimilé au diable, mais aussi messager entre les hommes et les dieux, afin qu’il ne vienne pas en perturber le cours. Le chef de culte procède alors, par le « jeu des coquillages5 » et par d’autres moyens, à la confirmation que l’orishá en question est bien celui qui est le « maître de la tête » du postulant. Il arrive en effet que plusieurs orishás se disputent le futur initié.

Le chef de culte pratique alors le « lavage du collier » : tout adepte du culte a son collier de perles6 particulier, aux couleurs de son orishá7, qui, une fois préparé, communiquera l’énergie de l’orishá à la personne. La préparation consiste à laver le collier avec « du savon de la Côte8 », puis à l’immerger dans une décoction des plantes de l’orishá, à le déposer ensuite pendant toute une nuit sur la pierre sacrée de l’orishá, arrosé du sang d’un animal sacrifié et de la décoction où il a baigné, pour prendre la force de la divinité. Le collier sera ensuite déposé sur la tête de l’adepte, lavée elle aussi avec la décoction de plantes, pour que l’énergie du collier se transmette à l’individu.

Le lavage du collier est la première obligation que contracte l’adepte envers son orishá ; il ne pourra plus désormais, par exemple, manger les aliments interdits à l’orishá, et devra honorer le jour de la semaine qui lui est consacré. Le lavage du collier devra être répété au cours de la vie, car le collier perd de sa force avec le temps.

C’est après un bain lustral que le postulant est revêtu de blanc pour entrer dans la camarinha. D’autres rites de purification auront lieu régulièrement au cours de l’initiation, destinés à fortifier sa tête, ou pour entretenir sa relation avec la pierre, avec l’orishá et avec la communauté religieuse. Pendant la réclusion du postulant, on prépare la pierre sacrée de l’orishá qu’il emportera chez lui, sur un « autel » particulier (le peji) qu’il entretiendra. Il apprend aussi les prières, les chants, les danses de son orishá, il apprend également à cuisiner les aliments de son orishá et participe à la confection des vêtements liturgiques qu’il portera lors des cérémonies.

On plonge le postulant en état de transe douce (l’erê) que Pierre Verger qualifie d’état d’hébétude (Verger, 1954), son crâne est rasé avec un rasoir qui n’a jamais servi, on y trace les figures symboliques de son orishá, on le lave avec des bains d’herbes sacrées, on le scarifie et on l’asperge du sang d’un animal sacrifié pour « nourrir sa tête » (Lapassade, 1997, p. 11), et on épile son corps. Ce rituel prépare le postulant à « une nouvelle naissance ».

C’est après tous ces actes que le futur initié apparaît pour la première fois devant le public restreint des initiés, et qu’il est pour la première fois « monté » par son orishá en une transe de courte durée.

Toutes les étapes de l’initiation sont précédées d’une offrande à Exu, pour les raisons expliquées plus haut, et celle-ci se termine par une grande cérémonie qui rassemble toute la communauté religieuse. Il s’agit d’introniser le nouvel initié dans sa deuxième personnalité, marquée par la révélation d’un nouveau nom9, qu’il portera au sein du terreiro. Le nouvel initié fait trois apparitions au cours de cette cérémonie, chacune étant représentative du parcours qu’il a accompli. Lors de sa première entrée, il porte ses vêtements civils, symbole de sa vie avant l’initiation ; lors de la deuxième, il porte les vêtements blancs de son initiation et symbole du changement qu’il a opéré ; lors de la troisième, enfin, il est revêtu de ses vêtements liturgiques, symbole de son appartenance à la vie religieuse.

Le nouvel initié ne quittera le terreiro que quelques jours, voire quelques semaines plus tard, car il lui reste encore un certain nombre de rites à accomplir. Il doit tout d’abord se rendre à trois églises de la ville, pour reconnaître le syncrétisme du culte africain avec le catholicisme et se rappeler le temps où les religions africaines, interdites, devaient se dissimuler sous les traits du catholicisme.

Il doit en outre, en témoignage de sa double appartenance au monde civil et au monde religieux, réapprendre symboliquement les gestes de la vie quotidienne à laquelle son entrée dans la vie religieuse l’a soustrait.

Enfin, pour retourner à la vie civile, il doit être racheté par sa famille, en espèces sonnantes et trébuchantes pour contribuer aux frais qu’a occasionnés son initiation.

Par la suite, et tout au long de sa vie, l’initié devra pratiquer des rites d’entretien de son corps pour continuer à pouvoir recevoir le dieu et en être le messager : il lui faudra chaque année laver les pierres de son peji par des bains d’herbes ou de sang, procéder de même au « lavage » de sa tête et au lavage des colliers, comme il a été dit plus haut (Bastide, 2000, p. 262). Ces mêmes rites devront être accomplis notamment chaque fois qu’il lui arrivera malheur.

Une fois initié, le « fils » ou la « fille de saint » ne pourra se soustraire au dieu qui veut le chevaucher, et passée l’intronisation, l’initiation se poursuivra tout au long de sa vie si l’initié doit progresser dans la hiérarchie religieuse. Chaque étape durera au moins sept ans, et à chacune l’initié contractera de nouvelles obligations envers son orishá.

L’entrée en transe

Cependant, malgré la préparation du corps qui a eu lieu lors de l’initiation, il existe d’autres contraintes physiques et sociales pour pouvoir entrer en transe : qu’il s’agisse d’un nouvel initié ou d’un initié plus ancien, le « fils » ou la « fille de saint » ne devra pas avoir eu de relations sexuelles récentes avant l’entrée en transe, et une femme ne devra pas être enceinte ni avoir ses règles ; un veuvage récent est aussi une cause d’empêchement.

De la même façon que l’initiation est ritualisée pour être incorporée dans un contexte social, à son tour la transe s’accomplit selon un certain nombre de règles. On ne peut tomber en transe que dans le barracão, une bâtisse du terreiro et lors de cérémonies prévues à cet effet.

Toute cérémonie débute par une offrande (le padê) à Exu, et se déroule en plusieurs étapes, privées et publiques, au cours de la journée.

Avant le coucher du soleil a lieu en privé le sacrifice de l’animal de l’orishá à qui est consacrée la cérémonie, avec lequel sera préparée « la cuisine des dieux ». La cérémonie publique commence après le coucher du soleil et après l’offrande à Exu.

Les initiés commencent alors à danser autour du poteau central du barracão, au son des tambours et des chants liturgiques, pour appeler les dieux. Cet appel se fait selon un ordre précis : d’abord sont convoqués les dieux les plus violents ou les plus redoutables, qui pourraient prendre ombrage si une telle préséance ne leur était pas accordée, puis les dieux les plus doux : « Lorsque les filles possédées dansent en ronde, autour du poteau central, elles n’occupent pas n’importe quelle place ; leur rang dans la ronde obéit à un ordre déterminé, qui suit celui de la hiérarchie des dieux. » (Bastide, 2000, p. 223)

La danse est la dernière phase consciente avant l’entrée en transe, et constitue « le moment le plus dramatique » (Bastide, 2000, p. 44) (au sens du grec drama) d’une cérémonie rituelle, même si elle n’en est qu’une partie, et même si une cérémonie rituelle ne constitue elle-même qu’une partie de la vie religieuse (Bastide, 2000, p. 44). Les initiés, habillés de leurs vêtements liturgiques, tombent en transe devant le public, et sont emmenés par leurs aides (ekedi10) pour endosser les habits et les emblèmes de leur orishá. Ils sont alors ramenés devant le public pour exécuter « la danse des dieux » au cours de laquelle, « chevauchés » par les dieux, leur corps ne leur appartient plus ; ils acquièrent la personnalité de leur orishá qui va s’exprimer à travers eux. Corps et esprit deviennent l’orishá.

La danse des dieux peut durer très longtemps, et elle n’est pas interrompue par le chef de culte à qui ils délivrent leurs messages.

À l’issue de la transe, les « chevaux des dieux » ne recouvrent pas immédiatement leur conscience, ils restent encore dans l’état d’hébétude décrit par Pierre Verger. Et lorsqu’ils reviennent à eux, ils ont perdu toute mémoire de ce qui s’est passé pendant la transe (comme ils avaient perdu toute mémoire de ce qui s’était passé pendant leur initiation) pour ne ressentir qu’une immense fatigue physique.

De la même façon que les dieux avaient été appelés au début de la cérémonie, ils sont alors renvoyés, dans l’ordre inverse où ils sont venus, accompagnés de musique et de chants.

Enfin, un grand repas, au cours duquel est mangée la nourriture des dieux, réunit les adeptes, les initiés et la hiérarchie religieuse, en une triple communion entre adeptes civils et initiés, entre initiés et divinités, entre civils et divinités : ainsi est soudée la communauté religieuse.

Place et rôle de l’initié

La communication avec les dieux est fondamentale au sein des religions afro-brésiliennes, et le prestige d’un initié est donc très grand, puisqu’il est l’incarnation d’une divinité. Dans le système interrelationnel qui lie l’individu au groupe, et le groupe à la société tout entière, on assiste à une valorisation de l’adepte initié, qui, dans la vie civile, est le plus souvent au bas de l’échelle sociale. En même temps, par sa capacité à entrer en transe, l’initié valorise le groupe, mais surtout, il lui donne la possibilité de résister de façon multiple : physiquement et psychologiquement en cherchant le secours des dieux, culturellement face au groupe dominant (blanc, chrétien et d’origine européenne), socialement par l’affirmation d’une identité. Appartenir à un terreiro, c’est trouver une identité au sein d’une société : on sait qui on est et à quel groupe social on appartient.

Dans le même système interrelationnel, si le groupe n’est rien sans l’initié, celui-ci n’est rien sans le groupe : les premières études sur la transe afro-brésilienne, au début du xxe siècle, ont été faites par des médecins, qui assimilaient la transe à une crise d’hystérie et la cataloguaient donc comme une forme de folie. Il a fallu attendre l’opinion des anthropologues, quelques décennies plus tard, pour qu’elle soit reconsidérée dans le groupe social où elle a lieu :

On ne peut rien comprendre à la transe extatique si on la détache des conditions historico-sociales dans lesquelles elle prend place. […] La première conception psychiatrique faisait des cérémonies religieuses africaines ou afro-américaines un stimulus de morbidité et une « culture » du pathologique. La deuxième conception fait de ces mêmes cérémonies au contraire une réaction aux troubles mentaux, qui ont d’autres causes que les causes religieuses, une thérapie où la religion devient cure au lieu d’être facteur causal. (Bastide, 2003, p. 90)

Roger Bastide, reprenant une thèse antérieure à ses propres travaux, affirme donc que la transe mystique est « un phénomène culturel “normal” dans certaines sociétés et en particulier dans les sociétés africaines ou de descendants d’Africains » (Bastide, 2003, p. 88). Ritualisée, organisée et contrôlée par le chef de culte, la transe ne peut se propager en épidémies. Et Roger Bastide ajoute que

les plus récentes recherches des psychiatres ont montré, pour le Brésil, que les cultes africains avaient une fonction d’ajustement social pour une population déshéritée, mal intégrée à la société globale, et que, par conséquent, ils étaient un facteur d’équilibre psychique, donc de santé mentale (Bastide, 2003, p. 88).

Aujourd’hui, un psychiatre11 interrogé sur ce qui se passe dans le cerveau au moment de la transe répond que la concentration, naturelle ou provoquée par des produits contenus dans les plantes sacrées, fait que le médium écarte l’environnement extérieur de son cerveau pour ne se fixer que sur ses capacités cérébrales internes : il se retrouve donc en lien direct avec les énergies vitales associées aux dieux. Dans un état hypnotique quasi thérapeutique, il libère alors des « choses » dont il ne se souvient pas, voire qu’il ignore, et qu’il n’oserait pas dire à l’état conscient.

Cependant, il ne faut pas perdre de vue que la transe a une fonction au sein du groupe :

La transe de possession a un caractère plus sociologique que pathologique : […] il ne faut pas oublier que cette transe est un phénomène « normal » pour certaines civilisations, comme les civilisations de l’Afrique noire, imposée par le milieu, une forme d’adaptation sociale à certains idéaux collectifs. (Bastide, 2000, p. 60)

Concernant les religions africaines au Brésil, ces idéaux collectifs visent à résister, comme il a été dit plus haut, à l’emprise du groupe dominant au sein de la société brésilienne, et à maintenir — ou retrouver — son identité, individuelle et collective, par ce que Roger Bastide appelle « un culte de contestation ou de compensation » (Bastide, 2003, p. 110). Si les religions africaines n’ont pas disparu au Brésil après l’abolition de l’esclavage, voire si elles se sont organisées à partir de ce moment‑là, c’est que les conditions des descendants d’esclaves n’ont guère changé, malgré l’affirmation politique d’une « démocratie raciale ». « Tout phénomène social ne subsiste que parce qu’il remplit une fonction utile, pour l’individu ou pour le groupe et le rôle de l’ethnologue est de chercher cette fonction — qui est, en effet, le plus souvent “latente” donc cachée, et à découvrir. » (Bastide, 2003, p. 91)

Or le phénomène de transe est lié à la divination, par laquelle l’initié peut agir sur les événements et sur la transformation du statut social des personnes infériorisées (Bastide, 2003, p. 109).

L’homme est le reflet des dieux, affirme Roger Bastide (2000, p. 251 et suiv.). Cette affirmation pourrait être étonnante, puisque les sociétés humaines ont toujours inventé des dieux pour expliquer leur cosmogonie ; mais considérant qu’au sein des religions afro-brésiliennes les divinités sont avant tout des énergies, l’homme devient alors le reflet des énergies vitales (et des grands archétypes) attribuées aux orishás. Ainsi n’est‑il pas étonnant que les divinités africaines, puis afro-brésiliennes se jalousent et se combattent, ce qui se manifeste parfois au moment des transes extatiques, prouvant ainsi que « la danse extatique n’est pas formée par une simple agglomération d’extases individuelles » (Bastide, 2000, p. 221). Chaque initié joue ainsi son rôle en tenant compte des autres initiés et du groupe des adeptes. « La société se forme par la communion des individus et des divinités » (Bastide, 2000, p. 251), et c’est grâce à l’initié que cette communion peut avoir lieu, puisqu’au cours de la transe, il devient la divinité (Bastide, 2000, p. 218). Le rite — ou le mythe — devient alors réalité vécue, et se propage dans la vie quotidienne : cette réalité du rite dans les comportements quotidiens est palpable à Salvador de Bahia. Et si « le candomblé lui‑même en tant que groupement humain est une image de la société divine » (Bastide, 2000, p. 258), la société divine se répète dans la société civile et religieuse. « Ce n’est pas seulement dans la transe, dans la danse extatique, que l’individu répète les gestes des dieux, mais dans la vie quotidienne, dans son comportement de tous les jours. » (Bastide, 2000, p. 274)

Conclusion

De phénomène individuel pour lequel il faut préparer son corps, la transe devient un phénomène divin, puis social, au service de toute la collectivité. Le travail sur le corps est multiple : il est préalable à la première entrée en transe pour préparer l’individu à devenir « véhicule » pour les dieux, il est simultané lorsque la divinité s’empare du corps pour le chevaucher, il est postérieur à la transe dans l’entretien du corps pour que celui‑ci puisse répéter l’incarnation de la divinité.

L’initié prête son corps à la divinité qui le chevauche en une transformation de sa personnalité : « Ce que nous désignons par phénomène de possession pourrait donc mieux se définir comme phénomène de transformation de la personnalité. Le visage se métamorphose ; le corps tout entier devient le simulacre du dieu. » (Bastide, 2000, p. 220)

La transe elle‑même est une communion multiple : entre les hommes et les dieux, entre membres d’une même communauté, entre la communauté et le monde profane.

On pourrait définir le phénomène religieux comme un phénomène d’échange. C’est qu’il n’y a pas de solidarité possible sans intercommunication, sans prestations réciproques, et que la solidarité religieuse (celle de l’homme et du sacré) ne fait pas exception à la règle. (Bastide, 2000, p. 266)

Le « cheval de saint » est la cheville ouvrière de cet échange et de cette solidarité.

L’initié y gagne un grand prestige au sein du groupe social, mais il contracte en même temps des obligations envers la divinité et envers le groupe, qui iront croissant au fur et à mesure qu’il s’élèvera dans la hiérarchie religieuse.

La place occupée dans la hiérarchie du candomblé, ou de la société africaine en général, se marque moins par des licences que par des limitations : plus l’individu monte, et plus il est obligé de se soumettre à des normes obligatoires, croissant sans cesse en nombre, et qui restreignent la sphère de ses comportements possibles. […] Les titres sont avant tout des charges. (Bastide, 2000, p. 263)

La hiérarchie du candomblé est plus une hiérarchie d’obligations qu’une hiérarchie de droits. (Bastide, 2000, p. 264)

Le travail sur le corps d’un individu ne cesse donc jamais, il se propage à l’ensemble du corps social environnant, et il ne saurait être considéré comme la manifestation d’une folie individuelle ou collective, puisqu’au contraire il contribue à l’organisation d’une société, voire à la résistance d’une société face à un groupe dominant.

Bibliographie

Bastide Roger, Le Candomblé de Bahia [1958], Paris, Plon, 2000.

Bastide Roger, Le Rêve, la transe et la folie [1972], Paris, Seuil, 2003.

Lapassade Georges, Les Rites de possession, Paris, Anthropos, 1997.

Parés Luís Nicolau, A formação do candomblé, Campinas (Brésil), Unicamp, 2007.

Verger Pierre, « Rôle joué par l’état d’hébétude au cours de l’initiation des novices aux cultes des Orishá et Vodun », Bulletin de l’IFAN (Institut fondamental d’Afrique noire), Dakar, avril 1954.

Filmographie

Tosello Monique, La Baie de tous les saints, documentaire en deux volets de 55 min chacun, production Jean-Émile Jeannesson, TF1, France, 1985.

Notes

1 Dans certains lieux de cultes, l’individu a deux orishás aux côtés du maître de la tête. Retour au texte

2 Par extension, le mot terreiro désigne aussi les adeptes qui fréquentent le lieu de culte. Retour au texte

3 Voir M. Tosello, La baie de tous les saints. Retour au texte

4 Respectivement « père de saint » et « mère de saint ». Retour au texte

5 Le « jogo dos búzios » consiste à lancer des cauris (petits coquillages plats de deux à trois centimètres, fendus sur une face) dans un cercle formé par le collier d’Ifá, le dieu de la divination. Retour au texte

6 Ces perles sont normalement de verre, mais elles peuvent être d’une autre matière. Le collier peut être acheté dans l’une des nombreuses échoppes qui vendent des objets de culte. Retour au texte

7 Chaque orishá est caractérisé par un certain nombre de signes, entre autres une ou plusieurs couleurs, un ou plusieurs objets, un ou plusieurs animaux, des plantes, des aliments, un jour de la semaine, un jour de l’année. Retour au texte

8 Savon de la Côte : savon noir et mou originaire de la Côte de l’Or ou Côte des Esclaves, une région de la côte de Guinée, en Afrique. Retour au texte

9 Ce nouveau nom est bien sûr chargé de symbole : il contient le nom de l’orishá, mais chaque orishá étant à la fois un et multiple, le nouveau nom de l’initié mentionnera aussi l’aspect de l’orishá directement lié à l’initié, et enfin le lieu d’où est originaire l’orishá (Bastide, 2000, p. 20). Retour au texte

10 Au cours de la cérémonie, les « chevaux de saint » sont assistés par des membres du terreiro qui ne sont pas eux‑mêmes initiés, et qui par conséquent ne peuvent pas eux‑mêmes entrer en transe. Mais on n’associe pas n’importe quel ekedi à n’importe quel fils ou fille de saint : encore faut‑il que leurs orishás respectifs ne soient pas opposés ou brouillés et ne risquent pas de perturber la cérémonie (voir Bastide, 2000, p. 258). Retour au texte

11 Le docteur Jean-Pierre Boyer, chef de service à l’hôpital psychiatrique de Grenoble, a lui‑même expérimenté le phénomène de transe dans le cadre de son travail. Retour au texte

Citer cet article

Référence papier

Claude Guméry, « La transe afro-brésilienne, un travail sur le corps pour communiquer avec les dieux », IRIS, 31 | 2010, 65-74.

Référence électronique

Claude Guméry, « La transe afro-brésilienne, un travail sur le corps pour communiquer avec les dieux », IRIS [En ligne], 31 | 2010, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 02 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2359

Auteur

Claude Guméry

Université Stendhal – Grenoble 3

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