L’analyse contrastive : contours et limites d’une approche mythocritique confrontant le Genji Monogatari de Murasaki Shikibu et les Lais de Marie de France

DOI : 10.35562/iris.2431

p. 181-186

Résumé

Dans le cadre de notre thèse, nous avons confronté les Lais de Marie de France datant du xiie siècle qui présentent la particularité alors inédite d’avoir pour auteur une femme et le Genji Monogatari de Murasaki Shikibu (une femme également), écrit au xie siècle au Japon, qui fait aussi figure d’exception dans un paysage scriptural majoritairement masculin, a fortiori pour une œuvre d’une telle ampleur. Le rapprochement entre les deux œuvres était avant tout motivé par une thématique de fond, l’imaginaire féminin, déployé dans deux cultures géographiquement et sociologiquement éloignées, cependant immergées dans un milieu élitiste, celui de la Cour.

Ce choix s’inscrivait surtout dans la perspective d’une approche mythocritique plutôt que strictement littéraire, dont l’intérêt se situait en deçà du cadre du texte, puisqu’il puisait dans la mythologie fondatrice des deux cultures, source de l’émergence d’un imaginaire féminin à des époques chiches de féminité.

Or, cette analyse, que nous avons qualifiée de contrastive, a permis l’ouverture de la réflexion sur d’autres perspectives que seul autorisait un tel rapprochement ; elle a également cherché à distinguer, parmi les motifs communs aux deux textes, ceux qui relevaient d’une universalité (contextuelle) de ceux qui relevaient d’une commune origine eurasiatique. La réflexion était axée sur la notion d’altérité selon une acception très large mais concentrée sur la représentation par l’imaginaire féminin de l’Autre sexe et d’un Ailleurs avant tout textuel et narratif.

Plan

Texte

Nature du projet, de l’étude

Cette étude, qui a fait l’objet d’une thèse, se situa à la croisée de deux aspirations : passion pour la littérature médiévale française, et curiosité aiguisée envers une littérature japonaise d’une époque avoisinante.

Les Lais de Marie de France constituaient un terrain d’observation exceptionnel dans la mesure où le Moyen Âge français était avare d’écrivaines et où Marie de France se distinguait d’autant plus que, comme l’a souligné Ernest Hoepffner, elle fut « la première “femme de lettres” que nous connaissions de langue française… » (Hoepffner, 1971, p. 49).

Le xie siècle japonais, en pleine période dite de Heian (ancien nom de Kyoto), foisonnait de textes romanesques, à l’usage des aristocrates peuplant les cours des empereurs successifs, la plupart écrits par des femmes puisque les hommes s’adonnaient peu à la littérature, peu férus de telles futilités, prisant plutôt la politique, la philosophie, l’histoire… Au cœur de cette effusion culturelle, une œuvre, la première œuvre mondiale majeure, se distingue : le Genji Monogatari de Murasaki Shikibu.

L’apparente incongruité de ce rapprochement s’efface devant son inscription dans le sillon d’un projet plus vaste d’études sur un imaginaire eurasiatique, mené entre autres par Messieurs Philippe Walter, Chiwaki Shinoda ou encore Kôji Watanabe.

En outre, de multiples études, que l’on pourrait qualifier de comparatives, ont également précédé et nourrit ce projet, pour ne citer que les travaux de Sasaki Shigemi (1989) qui propose une comparaison entre le personnage du Genji et Tristan ; ou encore d’Alain Walter (1994) qui compare le Genji toujours avec des séducteurs occidentaux tels que Don Juan.

Le rapprochement entre les deux œuvres était avant tout motivé par une thématique de fond, l’imaginaire féminin, déployé dans deux cultures géographiquement et sociologiquement éloignées, cependant immergées dans un milieu élitiste, celui de la Cour.

Cette étude postula donc comme point de départ, à la suite de Pierre Brunel et d’Yves Chevrel, que « l’autre est le mythe lui‑même et son inévitable rayonnement dans la mémoire et dans l’imagination d’un écrivain qui n’a pas besoin de le rendre explicite » (Brunel et Chevrel, 1989, p. 52).

De plus, les constations de ces deux critiques concernant l’imaginaire social correspondaient parfaitement aux orientations de cette réflexion. À savoir que la notion d’image appelait l’hypothèse de travail suivante :

Toute image procède d’une prise de conscience, si minime soit-elle, d’un Je par rapport à l’Autre, d’un Ici par rapport à un Ailleurs. L’image est donc l’expression, littéraire ou non, d’un écart significatif entre deux ordres d’une réalité culturelle […]. Je veux dire l’Autre (pour d’impérieuses et complexes raisons, le plus souvent) et, en disant l’Autre, je le nie et me dis moi‑même. (Brunel et Chevrel, 1989, p. 135‑137)

L’altérité fut donc envisagée selon une acception très large mais concentrée sur la représentation par l’imaginaire féminin de l’Autre sexe et d’un Ailleurs avant tout textuel et narratif.

Il s’agissait, dans un premier temps, d’observer les points d’ancrage de l’imaginaire féminin dans les deux cultures, d’observer le contexte socio-historique qui avait rendu possible l’émergence de ces deux textes. Cette observation préalable se poursuivait par une réflexion sur la réception contemporaine et ultérieure des deux œuvres.

Dans un deuxième temps, fut menée une interrogation sur les capacités d’extension de la notion d’amour courtois au Genji Monogatari en regard de ses manifestations dans les Lais. Les axes choisis furent la définition d’une création littéraire en opposition avec les institutions matrimoniales en vigueur ; puis l’observation des procédés de caractérisation de la perfection chez les personnages ; pour envisager ensuite une réflexion sur l’articulation dans ces deux œuvres et cultures de l’amour et du temps. Enfin, l’échange épistolaire (étendu aux objets symboliques) entretenu entre les amants fut analysé.

Le dernier volet s’interrogea plus précisément sur les contours d’un imaginaire féminin, construit sur la base d’une triade (gémellaire) féminine. Il convint également d’observer l’appropriation par les écrivaines de récits archétypiques concernant des êtres hybrides, femmes-cygnes et hommes-animaux, ainsi que l’extension eurasiatique de ces récits. Nous développâmes enfin la dialectique de la marginalité prégnante dans les deux œuvres, à travers l’exil initiatique des personnages masculins, consacrés amants d’Outre-Monde, à la rencontre d’une insularité féminine.

Réflexion méthodologique : les contours de l’analyse contrastive

Un tel rapprochement, quelque peu atypique, induisait un questionnement méthodologique et la définition dans les grandes lignes d’une démarche adéquate. Plusieurs paramètres devaient être pris en compte.

En premier lieu, il ne pouvait s’agir d’une étude comparative en raison de l’impossibilité d’appliquer à ce rapprochement la définition même du « fait comparatiste », pour reprendre la terminologie mise en place par Pierre Brunel et Yves Chevrel. Ceux‑ci ont en effet défini trois modalités : la loi d’émergence, de flexibilité et d’irradiation, selon lesquelles un élément étranger apparaît dans un texte littéraire (Brunel et Chevrel, 1989, p. 29‑55).

Or, il n’y a pas eu de déversement de l’un des textes constitutifs de cette étude dans l’autre, ni même d’influence de l’un sur l’autre puisqu’ils n’ont pu entrer en contact, car la distance temporelle et spatiale était bien trop importante.

Ce constat établi et le blocage dépassé, cette comparaison atypique permettait, par contre, l’ouverture de la réflexion sur d’autres perspectives que seul autorisait un tel rapprochement, le développement de deux problématiques qui se recoupaient :

  • L’observation dégageait des motifs communs aux deux œuvres : fallait‑il par conséquent en conclure leur universalité, en tant que caractéristique de la pensée humaine dans des circonstances analogues, ou devait‑on envisager un contact antérieur entre les deux cultures (via l’Inde), les deux civilisations, et partant la détermination d’un imaginaire eurasiatique ?

  • Dans les cas où l’universalité paraissait avérée (ou même dans les deux cas) : pouvait‑on parler dès lors de spécificité de l’imaginaire féminin ?

Notons également que les divergences qui furent mises à jour s’avérèrent tout aussi significatives et concluantes.

L’approche adoptée dans le cadre de cette étude fut donc plutôt mythocritique que littéraire. Son intérêt se situait en fait en deçà du cadre strict du texte, puisqu’il puisait dans la mythologie fondatrice des deux cultures qui avaient permis l’émergence d’un imaginaire féminin à des époques chiches de féminité, ainsi que dans des récits folkloriques. Un imaginaire féminin étudié selon le prisme de l’altérité, dont les enjeux capitaux revêtirent une extrême complexité.

Selon cette approche mythocritique, il s’agissait d’appliquer sur des extraits choisis avec soin pour leur représentativité le postulat de la mythocritique rappelé par Danièle Chauvin et Philippe Walter, qui consiste à « tenir pour essentiellement signifiant tout élément mythique, patent ou latent » (Chauvin, Siganos et Walter, p. 7).

La difficulté ne fut pas moindre pour retrouver cette matière mythique, fondamentalement orale et progressivement textualisée et revisitée. Pour reprendre la terminologie de Gérard Genette, l’hypertexte qui avait permis à chaque œuvre d’exister était morcelé, épars, avait subi une indéniable flexion dans la version que s’était appropriée chaque poétesse. Les deux textes constitutifs de cette étude pouvaient néanmoins être considérés comme des palimpsestes, au sens où le conçoit Gérard Genette, à savoir :

Un palimpseste est un parchemin dont on a gratté la première inscription pour en tracer une autre, qui ne la cache pas tout à fait, en sorte qu’on peut y lire par transparence, l’ancien sous le nouveau. On entendra donc au figuré, par palimpsestes (plus littéralement : hypertextes), toutes les œuvres dérivées d’une œuvre antérieure, par transformation ou par imitation. (Genette, 1982)

Les deux écrivaines étaient exceptionnellement cultivées et érudites pour leur époque, si bien que leur hypertexte est formé par l’entrelacs de plusieurs récits de sources distinctes (mythologie, matière orale, vernaculaire, contes, etc.). Il a fallu, par conséquent, opérer un décryptage de ces récits, à partir de l’articulation de motifs signifiants.

Les contours d’une approche qualifiée de « contrastive » nécessitaient, en second lieu, la vigilance d’une distanciation critique. Le principal danger encouru nous fut révélé par la relecture du Pendule de Foucault d’Umberto Ecco, que le récit résumait par une expression telle que « tout est en tout », à savoir que lorsqu’on les cherche à tous prix, les points communs peuvent émerger, au prix de contresens ou d’une absence de cohérence, de façon isolée et arbitraire. Pour nous en prémunir, nous nous sommes attachée à analyser des structures, des ensembles structurés et récurrents, non des éléments épars. Ces structures devaient également être validées par le repérage de leurs variantes dans d’autres textes, contemporains de ceux du corpus de cette étude.

De plus, le sujet prêtait à une indéniable transversalité disciplinaire, à une interdisciplinarité, l’approche mêlant une dimension avant tout mythocritique (dans le sillon de Philippe Walter et de Danièle Chauvin entre autres), mais également ethno-psychologique et sociologique, et enfin littéraire dans une certaine mesure.

Enfin, nous avons pris garde de nous prémunir de certaines outrances des études radicalement « féministes », qui sombrent dans l’interprétation anachronique des faits décrits : la contextualisation des données restait comme toujours primordiale et bien entendu la mise à distance des affects, la condition sine qua none de toute recherche.

Ces précautions respectées, il nous semble que cette approche contrastive nous a permis de mettre à jour les deux interprétations ci‑dessus évoquées, à savoir l’universalité dans la mise en place d’une forme d’amour courtois dans deux cours distinctes mais prisant des valeurs esthétiques, artistiques analogues ; et commune origine eurasiatique du récit archétypique de la femme-cygne et de son pendant masculin l’homme-animal. L’observation a donc permis de dégager des convergences topiques constatées entre l’Europe et le Japon, témoignant d’étonnantes synchronicités de civilisation. Quant à l’analyse d’un hypertexte mythologique morcelé, épars, elle a dégagé des grappes de motifs analogues dans les deux œuvres, des structures complexes issues de récits archétypiques eurasiatiques communs.

Bibliographie

Le corpus

France Marie (de), Les Lais, éd. bilingue Ph. Walter, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 2000.

Murasaki Shikibu, Le Dit du Genji, trad. du japonais par René Sieffert, t. I et II, Paris, Publications Orientalistes de France, 1988.

Murasaki Shikibu, The Tale of Genji, trad. du japonais par Edward G. Seidensticker, vol. 1 et 2, Tokyo, Charles E. Tuttle Company, 1997.

The Tale of Genji, Arthur Waley’s translation of Lady Murasaki’s masterpiece, vol. 1 et 2, Tokyo, Charles E. Tuttle Company, UNESCO collection of representative works, Japanese series, 1977.

Références des ouvrages critiques

Brunel Pierre et Chevrel Yves (dir.), Précis de littérature comparée, Paris, Presses universitaires de France, 1989.

Bruno-Meylan Stéphanie, Les Exilés d’Outre-Monde. Représentation idéalisée de l’amant dans l’imaginaire féminin. Étude contrastive entre les Lais de Marie de France et le Genji Monogatari de Murasaki Shikibu, thèse de doctorat préparée sous la direction de Monsieur le professeur Philippe Walter et soutenue à l’Université Stendhal-Grenoble 3, le 18 juin 2007, devant un jury composé de MM. les professeurs Jean-Pierre Giraud, Claude Thomasset et Philippe Walter.

Chauvin Danièle, Siganos André et Walter Philippe (dir.), Questions de mythocritique. Dictionnaire, Paris, Éditions Imago, 2005.

Genette Gérard, Palimpsestes. La Littérature au second degré, Paris, Éd. du Seuil, 1982.

Hoepffner Ernest, Les Lais de Marie de France, Paris, Librairie A. G. Nizet, 1971.

Shigemi Sasaki, « La Fin’Amor dans les romans français et japonais du Moyen Âge, essai de rapprochement de la conception de la fin’amor dans le Tristan de Thomas et le Dit du Genji », dans Bateau ou Chemin pour les « Lieux sacrés » dans la Légende Arthurienne, étude comparative entre les civilisations japonaise et européenne au Moyen Âge, Tokyo, Chokoron-Jigyoshuppan, 1989, chap. iv.

Walter Alain, Érotique du Japon classique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », NRF, 1994.

Citer cet article

Référence papier

Stéphanie Bruno-Meylan, « L’analyse contrastive : contours et limites d’une approche mythocritique confrontant le Genji Monogatari de Murasaki Shikibu et les Lais de Marie de France », IRIS, 31 | 2010, 181-186.

Référence électronique

Stéphanie Bruno-Meylan, « L’analyse contrastive : contours et limites d’une approche mythocritique confrontant le Genji Monogatari de Murasaki Shikibu et les Lais de Marie de France », IRIS [En ligne], 31 | 2010, mis en ligne le 05 octobre 2021, consulté le 02 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=2431

Auteur

Stéphanie Bruno-Meylan

Université Stendhal – Grenoble 3

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