L’imaginaire, un chant de bataille antillais

  • Imaginary, a Caribbean Battle Song

DOI : 10.35562/iris.3123

p. 169-177

Abstracts

Au sein de la littérature antillaise, la réflexion romanesque et théorique de Patrick Chamoiseau porte un nouveau regard sur une notion maintes fois définie : celle d’imaginaire. L’imaginaire ne saurait demeurer un ensemble abstrait et essentialiste, pétri d’invariants. La défiance de P. Chamoiseau vis-à-vis de l’imaginaire mythique ne scelle pour autant pas sa mort, mais ouvre un espace littéraire où tout reste à créer. Dans l’œuvre chamoisienne, l’imaginaire devient l’enjeu majeur d’un champ de bataille idéologique dont le personnage principal est le Guerrier de l’imaginaire. Ambitionnant de passer du monolinguisme au multilinguisme, les langues française et créole, visibles dans les textes, cristallisent alors les redéfinitions toujours mouvantes de l’imaginaire.

Within the Caribbean literature, the imaginary—a very often defined notion—is presented in a new light by the fictional and theoretic thought of Patrick Chamoiseau. The imaginary dimension can’t remain something abstract and essential full of invariants. Chamoiseau is mistrustful of the mythical imaginary, however he doesn’t put an end to it but he opens a literary space where everything has to be created. In Chamoiseau’s works, the imaginary dimension is of the highest importance in an ideological battle-field where the main character is the Warrior of the imaginary. His ambition is to switch from monolingualism to multilingualism, therefore the French and the Creole languages—we can read in his writing—crystallize the new and always changing definitions of the imaginary.

Outline

Text

Définie et redéfinie depuis fort longtemps, la notion d’imaginaire semble trouver un nouvel élan conceptuel dans la littérature francophone antillaise. En effet, les écrivains martiniquais de la créolisation, tel Édouard Glissant, ou de la créolité, comme Patrick Chamoiseau, n’hésitent pas à ré‑imaginer l’imaginaire. L’approche des langues naturelles dans le texte littéraire — française ou créole — nous semble une des clés permettant de repenser la notion d’imaginaire dans le contexte de la modernité. De manière inattendue peut‑être, les langues cristallisent les principales redéfinitions de l’imaginaire.

À travers leurs œuvres et leurs essais, les écrivains É. Glissant et P. Chamoiseau se confrontent aux représentations convenues de l’imaginaire pour proposer, voire pour imposer, des modifications tenant à la fois de l’idéologie, de l’utopie et de la rêverie.

Pour une redéfinition de l’imaginaire

É. Glissant et P. Chamoiseau ne sont en rien des écrivains isolés du monde, perdus sur leur île antillaise à l’écart des débats conceptuels agitant le monde des idées. À l’inverse, leur insularité constitue, selon eux, une position privilégiée afin de repenser l’imaginaire. Se rêvant précurseurs, à la proue du monde moderne, les voilà qui dressent le bilan critique du champ de l’imaginaire. À travers leurs essais et leurs romans, ils ont ainsi pour ambition de redéfinir l’imaginaire, notamment en en refusant l’approche essentialiste et en le réinscrivant résolument dans une dimension sociale — la sphère sociale.

À la lecture des œuvres de P. Chamoiseau et de É. Glissant, un paradoxe se fait jour : l’Imaginaire n’existe pas. En effet, tous deux refusent le discours qui traiterait l’imaginaire comme une essence, détachée de son contexte historique, géographique et socioculturel.

Bien sûr, parce que la notion d’imaginaire côtoie celles d’archétype ou de mythe, parce qu’elle tend à l’unicité, elle se veut le plus souvent détachée d’un contexte d’émergence spécifique. Ainsi, nombreuses — et ô combien fascinantes — sont les passerelles entre les mythes scandinaves et les mythes chinois par exemple. Or, justement, c’est là la première torsion que nous imposent É. Glissant et P. Chamoiseau. Selon eux1, difficile de penser l’imaginaire en dehors de l’aire culturelle dans laquelle il est évoqué. Allons plus loin, cela ne serait même pas souhaitable car cela gommerait la spécificité culturelle sans laquelle rien ne semble avoir d’intérêt. Nos deux écrivains révoquent alors la validité du concept de mythe, auquel on associe souvent celui d’imaginaire.

Raphaël Confiant, compagnon de P. Chamoiseau dans l’aventure de la Créolité, affirme ainsi que « s’il existe bien deux termes parfaitement antinomiques dans l’univers antillais, ce sont bien ceux de “mythe” et de “créole”. Le premier, en effet, est paré du prestige des commencements du monde, […] le mythe est un discours qui fonde l’origine des peuples » (Relouzat, 1998, p. 9). « Le monde créole, tout au contraire, né de la pire brutalité historique […] n’a pas élaboré de discours des origines. » (Relouzat, 1998, p. 9) Que penser de cette affirmation ? Le refus du mythe, appliqué à l’aire antillaise, se présente avant tout comme un rejet catégorique d’une écriture idyllique, voire idéalisée, des commencements. Le mythe porterait en lui, dans sa définition même, un élément de naïveté insupportable aux écrivains. L’on mesure toute l’ambiguïté de l’approche de R. Confiant : le mythe ne saurait contenir in ipse un jugement axiologique. Il pose un récit fondateur certes, mais ne mène pas à une illusion fondamentale.

Ce raccourci liant inexorablement mythe et illusion doit cependant être considéré. Il s’inscrit d’abord dans une longue tradition dévaluant l’imaginaire et le considérant comme proche parent de la folle du logis qu’est l’imagination. Par ailleurs, dans le discours de la Créolité, l’absence de mythe est moins un constat qu’une mise en accusation. L’aire créole ne possède pas de mythe fondateur parce qu’on l’en a privée. Pas de récit idéalisé des commencements car ses débuts sont noyés dans la violence historique. P. Chamoiseau prolonge les propos de R. Confiant, qui impute l’absence de mythe fondateur à la brutalité coloniale. « Là, aucune de ces Genèses traditionnelles qui fondent les ethnies, les identités anciennes, la belle Histoire commune. Pas de discours des origines. Pas de mythe fondateur général. Pas de sacralisation d’un commencement quelconque. Rien. » (Chamoiseau, 1997, p. 203) La réitération de la structure négative place d’emblée cette caractéristique de l’aire créole sous le signe d’un manque. Ainsi, le rejet du concept de mythe et de ses illusions apparaîtrait moins comme une affirmation que comme une déploration. Une opposition se dessine entre récit fondateur idyllique — à quoi correspondrait la définition créoliste du mythe — et récit historique né dans la brutalité.

Mais cette absence revendiquée du mythe comme récit fondateur n’est absolument pas le signe d’un renoncement à l’imaginaire. Bien au contraire, c’est justement en refusant la notion de mythe et toutes ses connotations que nos écrivains antillais parviennent à émerger. À la traditionnelle définition du mythe comme récit des origines, s’ajoutent en effet quelques nuances. Ainsi, P. Chamoiseau voit dans le « Dit du Mythe fondateur » un risque « [servant] surtout à maintenir l’Autre à l’opposé de soi, à se légitimer face à lui, à se construire en rupture avec lui » (Chamoiseau, 1997, p. 176). Par ailleurs, il tente de séparer le mythe de la sphère sacrée, non pas en évinçant toute dimension sacrée, mais en l’accordant au pluriel : si parole première il y a, elle ne peut être que « riche de multiples sacrés », et non « sous tutelle d’un Sacré » (Chamoiseau, 1997, p. 177).

La vacuité originelle fonde alors un projet pour tous les créoles. « Car si le monde créole ne possède pas, au départ, de discours de création du monde, tous les efforts des peuples qu’il comporte ont toujours convergé, de manière à la fois passionnée et pathétique, vers un seul et unique but : celui de fonder justement une origine, une généalogie et une légitimité », analyse Raymond Relouzat (1998, p. 11). Tout converge donc vers la création maîtrisée d’une reconstitution d’un discours primordial. Et les écrivains de réinventer un discours sur les origines du monde antillais : le ventre du bateau négrier, l’esclavage et le lieu central de la Plantation. Finalement, les créolistes succombent‑ils peut‑être à la séduction du mythe premier, extrait de toute Histoire, comme si, dans les autres civilisations, celui‑ci n’avait pas fait l’objet de construction et de reconstruction, écriture et réécriture au fil du temps. Pas de mythe initial, donc. Mais au mythe toujours déjà là — et dans quelle mesure n’est‑ce pas une vue de l’esprit des écrivains ? — on substitue une mythologisation progressive et inscrite dans l’Histoire.

En fait, à la lecture des œuvres elles‑mêmes et au‑delà des discours, les créolistes, chercheurs ou écrivains, ont peine à supprimer complètement l’imaginaire mythique. Ce dernier n’en finit pas de faire retour, qu’il soit au début de toutes choses ou bien à leur horizon. Néanmoins, les créolistes nous apprennent ici que le mythe « pur » reste toujours suspect : il s’instrumentalise, il véhicule des dogmes, des pensées dominantes… Qu’il ne faut pas croire au récit légendaire des origines comme à un conte de fées. Le salut du mythe se trouverait alors dans la Créolisation qui, seule, « relativise les mythes fondateurs des peuples, qu’elle rassemble, […] mêle-maille les Paroles des origines et les relativise, […] noue les Sacrés initiaux et les relativise, […] déroute dans le non‑absolu les conceptions unicitaires, et fragmente, et libère des carcans uniformisants » (Chamoiseau, 1997, p. 204).

Les écrivains antillais coupent donc le cordon ombilical liant inexorablement mythe et imaginaire, et inscrivent l’imaginaire dans le champ culturel et social. L’imaginaire recouvre alors seulement des connotations positives et créatrices sur le plan littéraire. En somme, É. Glissant et ses amis préfèrent à la première strate de la « topique socioculturelle » durandienne — niveau fondateur correspondant aux invariants — la seconde strate : le moi social, c’est-à-dire les incarnations socio-historiques des invariants archétypaux, qui forme ce que Gilbert Durand nomme une « niche socio-historique ». Des deux sources auxquelles s’abreuve l’imaginaire (invariants archétypaux et incarnations socio-historiques), les écrivains de la Créolité choisissent de mettre résolument l’accent sur la seconde.

L’imaginaire, champ de bataille idéologique

Selon nos auteurs antillais donc, l’imaginaire n’existe pas dans les nues d’un monde éthéré. Bien au contraire, l’imaginaire s’affirme comme un champ de bataille idéologique dont le Guerrier de l’imaginaire de P. Chamoiseau est le personnage principal.

Dans ses essais et ses romans, P. Chamoiseau développe une fable de l’imaginaire, voire une épopée de l’imaginaire tant la dimension de combat est prégnante. L’on est bien loin ici d’une approche conceptuelle de l’imaginaire : il n’est point question de lointains débats entre chercheurs, mais d’une lutte politisée sans merci dont l’enjeu est la maîtrise de l’imaginaire. Et des personnages romanesques incarnent les différents protagonistes. Par exemple, le conte allégorique de P. Chamoiseau, Manman Dlo contre la fée Carabosse, s’ouvre sur ces propos : « Notre imaginaire fut oublié, laissant ce grand désert où la fée Carabosse assécha Manman Dlo. » (Chamoiseau, 1981, p. 12) Disparue, évacuée la notion générique d’Imaginaire : chaque figure féminine incarne non pas l’imaginaire, mais un imaginaire avec tout ce qu’il a de spécifique et de particulier à une aire culturelle. En outre, ce que nous présente ici P. Chamoiseau, c’est le récit d’une lutte opposant la fée Carabosse, incarnation honnie de l’imaginaire occidental, et Manman Dlo, représentation salvatrice de la culture dominée créole. Cette présentation binaire, qui confond aisément les termes imaginaire et culture a sans doute de quoi faire réagir : elle n’en nourrit pas moins toute la littérature antillaise de la Créolité.

Le personnage du guerrier hante l’œuvre de P. Chamoiseau, notamment à partir de l’essai autobiographique Écrire en pays dominé. Là c’est le « vieux guerrier » « étrange personnage, […] venu de tous les âges, de toutes les guerres, de toutes les résistances, de tous les rêves […] » (Chamoiseau, 1997, p. 22) qui susurre à l’oreille de l’écrivain et qui l’incite, de manière souvent ironique, à prendre sa part dans la lutte des imaginaires. Il supplante progressivement l’autre double de l’auteur : le Marqueur de Paroles. Alors que celui‑là se contentait d’une posture d’observateur, le vieux guerrier entre dans la tessiture imaginaire du réel. Au fil de sa réflexion, P. Chamoiseau se métamorphose :

Je n’étais plus seulement un « marqueur de paroles », ni même un combattant ; je devenais Guerrier avec ce que ce mot charge de concorde pacifique entre les impossibles, de gestes résolus et d’interrogations, de rires qui doutent et d’ironie rituelle, d’ossature et de fluidités, de lucidités et de croyances, d’un vouloir de chair contre le formol des momies satisfaites. Guerrier de l’imaginaire. (Chamoiseau, 1997, p. 274)

Mais, si le champ lexical du combat traverse les œuvres, le vieux guerrier n’apparaît pas les armes à la main, comme une figure de la toute-puissance. Il ne se veut pas un militant au service d’une idéologie, terme souvent imputé à la pensée occidentale. Non c’est « un gratteur de failles, effriteur de murailles, refuseur de conforme, dérouteur de facile, jeteur de germes qui font les oasis, semeur de graines sans dates sur la table des prophètes » (Chamoiseau, 1997, p. 277)… Plus encore, c’est un double de l’écrivain, dont le rôle est défini comme suit : « Plus que tout autre, il a pour vocation d’identifier ce qui, dans notre quotidien, […] structure l’imaginaire. » (Bernabé, Chamoiseau et Confiant, 2002, p. 38)

C’est que, pour P. Chamoiseau, tout est affaire d’imaginaire, le social comme le littéraire. Il n’existe pas de rejet de la notion d’imaginaire, sinon dans ses acceptions les plus réductrices, mais bien au contraire une extension de son champ d’application. « L’imaginaire devient maître de nos rapports au monde, lesquels le produisent à leur tour. » (Chamoiseau, 1997, p. 275) La circularité évoquée souligne l’engendrement perpétuel de l’imaginaire. « Chamoiseau prône une irruption de l’imaginaire dans le social et par le littéraire. » (Auzas, 2007, p. 103)

L’imaginaire, chant de bataille linguistique

Entrons maintenant dans cette sphère littéraire. Chez P. Chamoiseau, elle est tissée de deux langues d’écriture qui s’entremêlent : le français rencontre sans cesse le créole. Et, loin d’être anecdotique, cette coexistence de deux langues au sein d’un même texte littéraire nous paraît cristalliser toutes les redéfinitions de l’imaginaire évoquées ci‑dessus. Sans refaire le parcours de notre thèse, nous proposerons quelques illustrations de ces nouvelles passerelles entre imaginaire et langue.

D’abord, le lien entre langue naturelle et imaginaire n’a rien d’évident. En effet, les études de l’imaginaire ont longtemps éludé cette question au profit de l’étude des structures invariantes du langage. Nombreuses sont les analyses évoquant la parole et ses diverses incarnations mythiques. Cependant, il n’y a pas de raison de séparer l’interrogation sur l’imaginaire et celle sur les langues. Pour peu qu’on lui donne davantage de souplesse, de plasticité, le concept d’imaginaire s’affirme parfaitement opératoire pour saisir les enjeux des langues dans le texte littéraire. Notons‑le bien, les critiques des écrivains antillais n’incitent absolument pas à en finir avec l’imaginaire, mais bien au contraire à le doter d’une nouvelle dimension propre à accueillir de nouvelles problématiques, jusque‑là passées sous silence.

Au contact de la problématique des langues naturelles, la notion d’imaginaire se voit donc redessinée. Loin du mythe intemporel dans lequel on voudrait figer tout langage, la question des langues dans le texte littéraire — française, créole… — nous amène à considérer les discours tenus en son nom.

Premier discours parent de l’imaginaire, celui du génie des langues. Ce dernier constitue un ensemble de représentations convenues sur telle ou telle langue, au « carrefour de l’opinion commune et de la philosophie » (Auzas, 2007, p. 47). Le génie des langues est le plus souvent tenté par un imaginaire essentialiste. Le français est prétendument clair et universel, le créole serait la langue du folklore, de l’oralité du conte, etc. Nombreuses sont les images, faciles à plaquer sur tel ou tel idiome. L’on ne saurait se contenter pourtant de dresser le catalogue des représentations courantes.

Nous avons donc proposé de considérer le génie des langues comme une forme primitive de l’imaginaire des langues. Ce génie des langues est essentialiste, ce en quoi il ne tient pas compte de la spécificité contextuelle chère à nos auteurs antillais. Ce génie des langues postule l’existence de qualités intrinsèques à chaque langue, mettant à l’écart tout locuteur et toute situation de communication. En somme, ce génie des langues demeure imparfait pour qualifier ce qui se joue dans les œuvres de P. Chamoiseau.

Et pourtant, il contient l’intuition fondamentale nécessaire à la définition de l’imaginaire des langues tel que nous l’entendons : « La langue naturelle n’est pas une enveloppe vide au service de la transmission d’une information. » (Auzas, 2007, p. 116) L’imaginaire des langues ne saurait alors être pensé sans les acquis de la sociolinguistique. Cette discipline a forgé le concept de représentation, « ensemble des images que les locuteurs associent aux langues qu’ils pratiquent, qu’il s’agisse de valeur, d’esthétique, de sentiments normatifs ou plus largement métalinguistiques » (Branca-Rosoff, 1996, p. 25‑26). Tout comme, nous l’avons vu plus haut, l’imaginaire lato sensu demande à être pensé dans le champ socioculturel, celui des langues ne peut s’appréhender sans une « analyse historico-poétique », selon les termes de É. Glissant dans Le Discours antillais (Glissant, 1997, p. 279). Ou, pour le dire autrement avec Henri Meschonnic : « Impossible de considérer la langue telle qu’elle est. C’est toujours d’un point de vue situé, et qu’on ne choisit pas, parce qu’on y est intérieur historiquement, qu’on regarde. » (Meschonnic, 1997, p. 123) Cet ancrage constitue un garde-fou indispensable pour que l’imaginaire des langues ne se résume pas à une suite de discours généraux sur les idiomes, pour lui donner du corps.

Abreuvée à ces deux sources du génie et de la représentation, la notion d’imaginaire trouve un nouvel élan en se frottant aux langues. En dehors de toute vision essentialiste et absolue, l’imaginaire renvoie dorénavant à une « vision dynamique, relative et contingente » (Auzas, 2007, p. 118). En outre, il se veut résolument ancré dans un contexte qu’il soit social, historique ou linguistique.

Dans les œuvres de P. Chamoiseau, les imaginaires des langues française et créole sont donc, par définition, mouvants. Difficile de les circonscrire dans un ensemble aux contours nets et l’auteur lui‑même ne craint pas la contradiction. L’étude des langues fait ressortir un aspect primordial de l’imaginaire : si les images sont mouvantes, c’est que l’imaginaire lui‑même est changeant. Parce qu’il se frotte au social et à l’histoire, l’imaginaire est traversé, comme l’avait dit G. Durand, de flux et de reflux. « Le “bassin sémantique” donne à voir en même temps deux couches de l’imaginaire, dans un mouvement dynamique, deux couches de l’imaginaire : celle qui s’annonce et celle qui s’estompe. » (Auzas, 2007, p. 336) L’étude des langues dans l’œuvre littéraire est une parfaite illustration de cette conception labile des imaginaires.

En effet, les écrivains de la Créolité rêvent d’orchestrer un changement d’imaginaire linguistique : de l’imaginaire monolingue à l’imaginaire multilingue. Ce projet ambitieux entre bien en résonnance avec l’image du Guerrier de l’imaginaire croyant en la « déflagration de l’œuvre d’art » (Chamoiseau, 1997, p. 272), à la fois sur le réel et sur l’imaginaire.

Quels sont donc, selon É. Glissant et P. Chamoiseau, les deux pôles de l’imaginaire des langues ? On impute à l’Occident un imaginaire monolingue. La langue y est drapeau linguistique d’une nation. On écrit dans sa langue comme on se réclame d’une nation. Dans les textes, le monolinguisme est présenté comme une variante de l’impérialisme : « Contre l’impérialisme monolinguistique hérité de l’Occident, proposer d’en finir avec l’équation : un peuple, une langue. » (Glissant, 1997, p. 450) Et É. Glissant d’illustrer son propos, un peu rapidement peut‑être : « Je pense que dans l’Europe des xviiie et xixe siècles, même quand un écrivain connaissait la langue anglaise ou la langue italienne ou la langue allemande, il n’en tenait pas compte dans son écriture. » (Glissant, 1996, p. 212) À des fins démonstratives, le raisonnement passe sur la conscience accrue au xixe siècle des langues et des langages, sur les nombreux écrivains-traducteurs de Baudelaire à Hugo, en passant par la relation qu’instaure Stendhal, dans ses chroniques, en une apparente traduction, entre l’amour et l’Italie. Mais la radicalisation du propos permet de creuser l’écart.

À l’inverse, l’écrivain martiniquais, et l’écrivain créole plus largement, travailleraient au sein d’un imaginaire multilingue, issu de la formation de la langue créole elle‑même. « Le multilinguisme est une donnée de la Caraïbe. C’est un des axes du métissage culturel. » (Glissant, 1997, p. 616) Interrogé par Marie-Françoise Chavanne, P. Chamoiseau s’en explique :

Nous sommes dans une problématique où il nous faut changer pratiquement d’imaginaire. Quel est l’imaginaire qui se pose aux hommes aujourd’hui ? […] nous avons jusqu’alors fonctionné avec un imaginaire d’absolu linguistique. […] Pendant longtemps, dans les identités traditionnelles, la langue a presque représenté le drapeau, le drapeau visible, l’étendard de cette identité […]. (Chavanne, 1996)

Chez P. Chamoiseau, le multilinguisme désigne une disponibilité, une ouverture à toutes les langues du monde, une manière de parler sa langue en entendant l’écho des autres idiomes. Et le Guerrier de l’imaginaire cède sa place à un nouveau personnage allégorique, rassemblant toutes les vertus du multilinguisme en formation.

Le peintre jovial chantait toutes les langues du monde. Il ne les connaissait pas, n’avait jamais mis l’orteil en dehors du pays […]. Et comme il ne savait pas un traître mot de quoi que ce soit, il baragouinait en imitant les accents repérés de‑ci de‑là au travers du pays. Les nègres anglais employés à cuisson du sucre chez les Békés l’avaient informé des sonneries de l’anglais. Les koulis, dans leurs cultes votifs, lui évoquaient les bruitages du tamoul et d’autres langues sacrées. Les Syriens lui suggéraient l’arabe en plusieurs touches. Dans les hauteurs du Vauclin, il visitait un vieux nègre Congo qui, entre ses gencives violettes, tambourinait l’africain dans un lot de manières. Et quand il repeignait leurs épiceries, il traquait les Chinois afin qu’ils lui nasillent la clameur babélique de leur empire céleste. (Chamoiseau, 2002, p. 79‑80)

Le personnage n’est pas dans la maîtrise des langues, mais dans une écoute généreuse qui fait de lui l’héritier des enfants de Babel. Son métier de peintre n’est d’ailleurs sans doute pas anodin : du peuple des bâtisseurs, il dessine la nouvelle constellation de l’imaginaire des langues.

Nourrie de la réflexion sur les langues naturelles dans le texte littéraire, la notion d’imaginaire n’est ainsi plus tout à fait le sédiment, mais l’horizon de toute production littéraire. L’imaginaire n’est plus le champ à découvrir pour l’archéologue, mais le chant à inventer pour l’écrivain-guerrier.

Bibliography

Auzas Noémie, Les Voix de Babel ou les Imaginaires des langues dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau, thèse de doctorat sous la direction de Claude Fintz, université Stendhal – Grenoble 3, 2007.

Auzas Noémie, Chamoiseau ou les Voix de Babel. De l’imaginaire des langues, Paris, Imago, 2009.

Bernabé Jean, Chamoiseau Patrick et Confiant Raphaël, Éloge de la Créolité [1989], Paris, Gallimard, 2002.

Branca-Rosoff Sonia, « Les imaginaires des langues », dans H. Boyer (dir.), Sociolinguistique : territoires et objets, Lausanne, Delachaux et Niestlé, 1996, p. 79‑114.

Chamoiseau Patrick, Manman Dlo contre la fée Carabosse, théâtre conté, Paris, Éditions caribéennes, 1981.

Chamoiseau Patrick, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard, 1997.

Chamoiseau Patrick, Une enfance créole I, Antan d’enfance [1990], Paris, Gallimard, 2002.

Chavanne Marie-Françoise, « Créer une argile verbale », entretien avec Patrick Chamoiseau à propos de Chemin d’école, Gallimard, coll. « Folio », disponible sur <http://web.archive.org/web/20040127080854/http://www.carrefour-des-ecritures.net/doc/DEBChamoiseau.html> [consulté le 9 mai 2011].

Glissant Édouard, Introduction à une poétique du divers [1995], Paris, Gallimard, 1996.

Glissant Édouard, Le Discours antillais [1981], Paris, Gallimard, 1997.

Meschonnic Henri, De la langue française. Essai sur une clarté obscure, Paris, Hachette, 1997.

Relouzat Raymond, Tradition orale et imaginaire créole, Martinique, Ibis Rouge Éditions, Presses universitaires créoles, 1998.

Notes

1 Édouard Glissant définit ainsi l’imaginaire : « [nous] ne défendons pas l’existence déterminante d’archétypes universels. Mais nous croyons à la répercussion des données socio-historiques non seulement sur les croyances, les mœurs, les idéologies, […] mais aussi, dans certaines conditions, sur la formation d’un champ de pulsions communes qu’on pourrait alors appeler l’inconscient d’une collectivité. » (É. Glissant, Le Discours antillais [1981], 1997, p. 487) Return to text

References

Bibliographical reference

Noémie Auzas, « L’imaginaire, un chant de bataille antillais », IRIS, 32 | 2011, 169-177.

Electronic reference

Noémie Auzas, « L’imaginaire, un chant de bataille antillais », IRIS [Online], 32 | 2011, Online since 05 octobre 2021, connection on 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3123

Author

Noémie Auzas

Université Stendhal – Grenoble 3

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