Espace colonial et corps augmenté : la Primera parte de los problemas y secretos maravillosos de las Indias (México, 1591) du médecin Juan de Cárdenas

  • Colonial Space and Augmented Body: The Primera parte de los problemas y secretos maravillosos de las Indias (México, 1591) of the Doctor Juan de Cárdenas

DOI : 10.35562/iris.3534

Abstracts

Dans sa Primera parte de los problemas y secretos maravillosos de las Indias (1591) le médecin Juan de Cárdenas affirme, de manière très novatrice, la supériorité des criollos (Blancs d’origine espagnole, nés sur le territoire américain), sur les Espagnols. Son texte fait de l’espace américain un élément qui « augmente » les capacités du corps et, par conséquent, de l’esprit rendant ainsi les criollos supérieurs aux Espagnols. Le texte de Cárdenas apparaît comme un texte en claire rupture avec un ensemble d’autres textes qui considèrent, au contraire, l’espace colonial comme un espace qui « dégrade » et « amollit » le corps, diminuant ses capacités physiques, intellectuelles et morales. Face aux théories qui affirment que le climat tropical « diminue » l’individu, Juan de Cárdenas développe au contraire l’idée d’un corps (et d’un esprit) aux capacités augmentées. La présente contribution analysera les implications et les ressorts imaginaires de ce discours, en le reliant également à un contexte social et politique bien précis. En cette fin du xvie siècle, la ville de Mexico et plus largement, la vice-royauté de la Nouvelle-Espagne voient l’émergence d’une nouvelle classe sociale, celle des criollos, qui occupe de plus en plus une série de postes prestigieux. La théorie du « corps augmenté » du criollo élaborée par Juan de Cárdenas consolide ainsi les nouveaux enjeux de pouvoirs qui se mettent en place, dans le même temps, dans le Mexique colonial.

In 1591, in a very innovative way, the doctor Juan de Cárdenas asserts in his Primera parte de los problemas y secretos maravillosos de las Indias, the superiority of the criollos (white people of Spanish origin, born in the American territory) over the Spaniards. His text considers American space as an element that “increases” the capacities of the body and, consequently, of the mind, making the criollos superior to the Spaniards. Cárdenas’ text appears to be a clear break with other texts that consider, on the contrary, the colonial space as a space that “degrades” or “weaks” the body, reducing its physical, intellectual and moral capacities. In contrast to theories that assert that the tropical climate “diminishes” the individual, Juan de Cárdenas develops the idea of a body (and a mind) with enhanced capacities. This paper will analyse the implications and the imaginary mechanisms of this discourse, and its links to a specific social and political context. At the end of the sixteenth century, Mexico and, more broadly, the viceroyalty of New Spain saw the emergence of a new social class, the Creoles, who were increasingly occupying prestigious positions. The theory of the “augmented body” of the criollo, elaborated by Juan de Cárdenas, consolidates the new social hierarchies that were emerging at the same time in colonial Mexico.

Outline

Text

La représentation d’un corps parfait, dans lequel vient prendre place un esprit tout aussi excellent, est un idéal très ancien. De l’Antiquité à la période moderne, la médecine s’interrogeait déjà pour savoir quel était le meilleur tempérament, celui qui rendait l’individu le plus performant, sur le plan physique mais aussi sur le plan intellectuel et moral. Héritier de ces savoirs et de ces préoccupations, Juan Huarte de San Juan essaie de déterminer, dans son Examen de ingenios para las ciencias (1575), quel tempérament est le plus performant pour quel métier. Dans cette perspective utopique, où le médecin se positionne comme le grand ordonnateur de la république, le corps (et donc l’esprit) le plus parfait est celui correspondant au métier de roi. Un tel tempérament doit être marqué par un parfait équilibre des humeurs1, fait rare, voire exceptionnel puisqu’au début même de son ouvrage Huarte affirme qu’en raison de la variété des climats et des saisons, des changements provoqués par l’âge ou l’alimentation tous les corps humains sont voués au déséquilibre2.

Dans le chapitre XIV (intitulé « Donde se declara a qué diferencia de habilidad pertenece el oficio de rey, y qué señales ha de tener el que tuviere esta manera de ingenio »), Huarte dépeint ce tempérament supérieur et unique, par son équilibre parfait et la lecture de ce portrait idéal révèle que les caractéristiques de cet homme parfait correspondent, trait pour trait à celles de Philippe II3. Animé par une volonté de légitimation du pouvoir, le texte de Huarte montre ainsi que les théories scientifiques, leurs idéaux et leurs rêveries de perfection (physique, morale et intellectuelle) s’inscrivent dans des contextes, des enjeux politiques et socio-historiques, qui les influencent et les contraignent mais vis-à-vis desquels ces mêmes théories peuvent aussi exprimer des dissidences.

Enfin, le texte de Huarte exprime un modèle de perfection, celui du tempérament équilibré, qui renvoie à l’idéal antique de symmetria ou d’eucrasia4. Cet idéal, repris et célébré par Huarte en cette Renaissance tardive, pourra cependant, par la suite, être questionné par des textes qui proposeront d’autres modèles de perfection privilégiant au contraire l’idée de déséquilibre.

À la lumière de ces questions, nous nous attacherons à analyser le rôle, la signification et les implications de la Primera parte de los problemas y secretos maravillosos de Indias (Mexico, Pedro Ocharte, 1591) de Juan de Cárdenas. Ce texte, qui se présente comme une description du Nouveau Monde et, plus spécifiquement, des territoires correspondant à la Vice-royauté de la Nouvelle-Espagne (région géographique correspondant, grosso modo, aux territoires actuels de la Californie, du Texas, du Mexique et de l’Amérique Centrale) convoque, lui aussi, les imaginaires du corps, et plus précisément la question du corps, amélioré ou diminué, par un ensemble de circonstances et de paramètres. En effet, Juan de Cárdenas est célèbre pour avoir, le premier, affirmé la prééminence des criollos5 sur les Espagnols : Cardenas affirme en effet dans son ouvrage que les criollos ont des capacités intellectuelles et morales augmentées, en raison du tempérament particulier de leur corps (un corps dont la complexion d’origine a été améliorée et augmentée par la chaleur du climat). Quels sont les ressorts qui nourrissent cet imaginaire du corps augmenté des criollos chez Juan de Cárdenas ? Et quelles en sont les implications et les significations ? On contrastera enfin le discours sur les criollos avec le discours sur les Indiens qui, bien que nés sur le même territoire que les criollos, apparaissent a contrario comme une incarnation du corps (et de l’esprit) diminué, notamment sur le plan intellectuel et moral.

Le contexte d’écriture du texte de Juan de Cárdenas, comme celui de Juan Huarte de San Juan, est absolument fondamental. Il s’agit du xvie siècle, qui est un moment de véritable réorganisation des savoirs. Celle-ci s’opère grâce à la redécouverte de textes anciens (comme le Problème XXX,1 attribué à Aristote et disponible en latin grâce à la nouvelle traduction latine de Théodore de Gaza6), mais aussi grâce à la découverte de nouveaux espaces. Dans ce contexte, les territoires coloniaux deviennent un espace d’expérimentation où sont appliquées (mais aussi réélaborées, voire questionnées) des pratiques sociales ou des théories scientifiques de l’Ancien Monde. Cette perspective d’analyse, qui met l’accent sur la notion de « laboratoire colonial » (Rabinow, 2006 ; Vidal, 2014), montre comment les territoires coloniaux constituent un terrain privilégié pour mettre à l’épreuve les savoirs anciens et en élaborer de nouveaux.

Enfin, la question du « corps augmenté » conduit inévitablement à considérer comment le savoir participe aussi à la production de hiérarchies, les hommes considérés comme supérieurs ou plus performants étant amenés à commander et à dominer les hommes inférieurs et imparfaits. La question du corps augmenté nous conduira ainsi à analyser le rôle du savoir dans la consolidation des systèmes de pouvoir mais aussi dans ses contestations ou ses réorganisations. Dès lors, le discours sur le « corps augmenté » se construit au croisement d’imaginaires et de réalités, de savoirs et de pouvoirs.

Présentation du texte

Quelques mots, d’abord, pour présenter le texte et son auteur. Juan de Cárdenas est un médecin des nouveaux territoires coloniaux de l’Empire Hispanique. Né à Constantina (province de Séville), mais arrivé très jeune (à l’âge de 14 ans) dans la vice-royauté de la Nouvelle-Espagne, il étudie la médecine et la philosophie à l’université de Mexico (fondée en 1551) et y obtient le titre de médecin7. Dans la Primera parte de los problemas y secretos maravillosos de las Indias, Juan de Cárdenas évoque d’ailleurs, à travers plusieurs exemples ou anecdotes, sa propre pratique de la médecine en Nouvelle Espagne.

La Primera parte de los problemas y secretos maravillosos de las Indias (Mexico, Pedro Ocharte, 1591) se présente comme un volume de plus de 500 pages, composé de 246 folii de texte proprement dit auxquels s’ajoutent les folii non paginés correspondant au paratexte liminaire (avis de censure favorables et prologue)8. Il s’agit d’un ouvrage consacré à la nature, aux terres et aux hommes des Indes occidentales et, plus précisément des territoires correspondant à la Nouvelle-Espagne. L’auteur prévoyait un second volume consacré aux mêmes sujets dans la vice-royauté du Pérou. L’ouvrage se divise en trois livres : un premier livre qui traite du climat et de la géographie, un livre II consacré aux métaux, plantes et minéraux et un livre III qui décrit les habitants et évoque divers problèmes concernant les animaux (l’auteur s’y interroge, par exemple, sur l’absence de la rage dans le Nouveau Monde).

Le corps du criollo chez Juan de Cárdenas : un corps aux capacités augmentées

Parmi les divers traités médicaux publiés dans les territoires coloniaux, le texte de Juan de Cárdenas apparaît comme particulièrement original en ce sens qu’il est le premier à affirmer une idiosyncrasie des criollos, une identité propre à cette population. En effet, le chapitre 2 du livre III déclare que les criollos sont d’une intelligence très vive (« de muy vivo ingenio »), bien supérieure à celle des Espagnols (Cárdenas, 1591, fol. 176v)9. Dans ce chapitre, intitulé « Quál sea la causa de ser todos los Españoles nacidos en las Indias por la mayor parte de ingenio bivo, tracendido y delicado » (« Pourquoi tous les Espagnols nés aux Indes ont presque tous un esprit vif, supérieur et subtil »), Juan de Cárdenas illustre son propos d’une historiette :

[…] quiero que comparemos a uno de los de acá con otro rezi[é]n llegado venido de España y sea en esta manera, que el nacido en las Indias no sea criado en algunas destas grandes y famosas ciudades de las Indias, sino en una pobre y bárbara aldea de Indios, solo en compañía de cuatro labradores y sea assimismo el cachupín [el español] o rezi[é]n venido de España criado en aldea, y júntense estos que tengan platica y conversación el uno con el otro, oyremos al Español nacido en las Indias hablar tan pulido cortesano y curioso y con tantos preámbulos, delicadeza y estilo retorico no enseñado ni artificial, sino natural, que parece ha sido criado toda su vida en corte y en compañía de gente muy hablada y discreta, al contrario verán al chaperón, como no se aya criado entre gente ciudadana, que no hay palo con corteza que más bronco y torpe sea, pues ver el modo de proceder en todo del uno tan diferente del otro, uno tan torpe y otro tan bivo, que no ay hombre por ignorante que sea, que luego no eche de ver quál sea cachupín y quál nacido en Indias. (Cárdenas, 1591, fol. 176v)

[…] comparons un homme né ici avec Espagnol à peine arrivé de la Péninsule, de la manière suivante : l’homme né ici n’aura pas été élevé dans une de ces grandes et célèbres villes américaines, mais dans un pauvre et barbare hameau d’Indiens, avec pour seule compagnie celle de quatre paysans ; de la même manière, l’Espagnol aura été élevé dans un petit village. Ils se réuniront pour deviser ensemble, et on entendra alors l’Espagnol né en Amérique parler d’une manière fort policée, courtoise et élégante, avec force préambules, délicatesse et figures rhétoriques, et tout cela n’est ni artificiel, ni acquis, mais naturel et inné, au point que l’on croirait qu’il a été élevé toute sa vie à la cour, en compagnie de gens très courtois et civils. Quant à l’Espagnol venu d’Espagne, à moins qu’il n’ait été élevé toute sa vie parmi des gens policés et urbains, on verra au contraire qu’il est aussi grossier et épais qu’un bâton recouvert d’écorce. Et en voyant à quel point la manière d’être de l’un diffère de celle de l’autre, l’un si lourdaud et l’autre si vif, il n’y a pas d’homme, si ignorant soit‑il qui ne voie pas immédiatement lequel des deux vient d’Espagne et lequel est né en Amérique.

Adoptant le regard et le point de vue du médecin, Cárdenas justifie cette différence entre Espagnols et criollos par le corps et la physiologie. La raison de cet esprit vif et supérieur des criollos est que ces derniers ont, en raison du climat un tempérament sanguin tirant vers la complexion colérique :

Los nacidos en Indias son generalmente sanguinos, que hablando conforme a la doctrina de Galeno es dezir que son de complesión caliente y humida […] pero por ser propio de la sangre, en aviendo algún calor demasiado, adelgazarse y despuntar en cólera, podemos dezir que son juntamente sanguinos coléricos, que es la complexión más alabada y aprobada por buena entre todas nueve. (Cárdenas, 1591, 178v)

Les hommes nés en Amérique sont généralement sanguins ce qui signifie, conformément à la doctrine de Galien, qu’ils sont de complexion chaude et humide […] mais comme le sang, dès qu’il fait trop chaud, tend à s’affiner et se rapprocher de la colère, nous pouvons donc affirmer qu’ils sont tout à la fois sanguins et colériques, et qu’ils jouissent donc de la complexion la plus louée, celle qui est considérée comme la meilleure parmi les neuf qui existent.

En effet, le sanguin était réputé être bête, à cause de l’abondante humidité qui régnait en lui. Cependant, grâce à l’action de la chaleur tropicale qui dessèche son tempérament, le criollo échappe à ce défaut et apparaît supérieur à l’Espagnol. S’ensuit un portrait idéalisé des criollos qui, lorsqu’ils atteignent l’âge adulte, ont, selon Cárdenas, une complexion idéale :

[…] con justa razón podemos decir que las criaturas y muchachos de Indias son meramente sanguinos, y los adultos sanguinos y coléricos, y assí vemos que en todo dan muestra de tener semejante complexión porque todos en general son blancos y colorados, […] son assimesmos francos, liberales regocijados, animosos, afables, bien acondicionados y alegres, que son las propias costumbres y qualidades que siguen la sanguina y colérica complexión. (Cárdenas, 1591, fol. 179r)

[…] nous pouvons donc affirmer avec raison que les enfants et jeunes hommes nés en Amérique ont une complexion qui est simplement sanguine, tandis que les adultes sont à la fois sanguins et colériques, et tous leurs traits révèlent cette complexion, car il ont tous, en général, le teint blanc et vermeil, […] et ils sont aussi francs, généreux, gais, courageux, avenants, aimables, joyeux, qualités qui sont celles de la complexion sanguine et colérique.

Le chapitre se clôt donc sur un portrait, très élogieux, des criollos, qui jouissent d’un tempérament supérieur parfaitement adapté aux œuvres de l’esprit :

[…] digo que si como está ya probado y averiguado, que los nacidos en esta tierra son sanguinos, con mezcla de complesión colérica no es mucho que siguiendo la viveza, presteza y delicadeza de los tales humores y sus propiedades, sean prestos en aprehender y percebir, prestos y bivos en entender y obrar, agudos en tracender, tenaces en retener, porque todos estos efetos son propios de la complesión sanguina colérica. (Cárdenas, 1591, fol. 181r)

[…] je dis donc que, comme les hommes nés sur ces terres sont sanguins avec un mélange de complexion colérique, comme que je viens de le prouver et de le démontrer, il n’est pas étonnant que, en accord avec la vivacité, promptitude et délicatesse de ces humeurs et de leurs propriétés, ils soient prompts à appréhender et à percevoir, prompts et vifs quand il s’agit de comprendre et d’agir, profonds quand il s’agit de réfléchir, tenaces quand il s’agit de retenir car tous ces effets sont caractéristiques de la complexion sanguine colérique.

Un imaginaire des capacités augmentées construit au moyen d’une rhétorique de l’analogie et de l’image

La description de ces nouvelles capacités permises par le tempérament particulier des criollos s’ouvre largement au travail de l’imaginaire révélant l’importance accordée à l’analogie, au déplacement et à la circulation d’images dans la construction des savoirs dans la médecine de l’époque moderne. Les qualités intellectuelles et morales des criollos sont conçues par analogie avec le monde concret et matériel. Une idée récurrente (non seulement chez Juan de Cárdenas, mais chez la plupart des médecins de son époque) est l’idée que la sécheresse « affine » l’esprit et permet de « fixer » les souvenirs. La colère, humeur chaude et sèche particulièrement présente dans le corps des criollos en raison du climat tropical, « purifie » et « affine » donc l’esprit, en le desséchant :

La cólera por su parte alimpia y enxuga el celebro y órganos sensitivos, teniéndolos libres, limpios y desempachados de toda vascosidad y excremento para que assi puedan mejor exercer, executar sus obras sensitivas; otrossí, mediante su fuerte y activo calor actúa, abiva y dispierta este humor colérico todas las dichas potencias para que con mayor agilidad y presteza obre[n] y exerciten las dichas operaciones porque esto es propio del calor, que assí como la frialdad amortigua y embota, assí el calor aguza y despierta las potencias con gran eficacia. (Cárdenas, 1591, fol. 179v)

La colère nettoie et dessèche le cerveau et les organes sensitifs, les laissant purifiés, nets et débarrassés de toute substance visqueuse et de tout excrément, afin que de cette manière ils puissent mieux exercer et exécuter leurs actions sensitives; par ailleurs, grâce à sa chaleur forte et active, la colère stimule, avive et réveille les puissances de l’esprit qui effectuent leurs opérations avec plus d’agilité et de prestesse, car tel est l’effet de la chaleur ; en effet, tout comme le froid endort et engourdit, la chaleur aiguise et réveille les capacités de l’intellect avec une grande efficacité.

Pour la même raison, explique aussi Cárdenas, la colère améliore aussi les facultés de rétention, rendant la mémoire des criollos bien plus performante que celle des Espagnols : « La cólera por ser humor seco pone y añade fuerça en la memoria haziéndola por parte de la sequedad fuerte y tenaz en retener las species de todo aquello que se le representa » (« La colère, parce qu’elle est une humeur sèche, renforce la mémoire, la rendant capable, grâce à sa sécheresse forte et tenace, de retenir les images de tout ce qu’on lui représente », Cárdenas, 1591, fol. 180r). On le voit, dans ce discours sur les capacités augmentées des criollos, tout se construit par analogie, par déplacement d’images : de même que, dans le monde matériel, la sécheresse affine et allège les matières par évaporation et de même que la terre humide, en se desséchant, conserve la forme qui lui a été donnée, de même, pour Juan de Cárdenas, la colère qui prédomine dans le tempérament des criollos « affine » l’esprit et renforce les capacités rétentives de l’individu.

Le discours médical procède aussi par antithèse, opposant les effets du froid à ceux de la chaleur, et ceux de l’humidité à ceux de la sécheresse, qui aura une incidence dans la caractérisation du tempérament opposé, celui des Indiens : le froid paralyse et ralentit les activités de l’esprit, alors la chaleur les active ; la sécheresse affine l’intellect, alors que l’humidité le noie dans un excès de matière aqueuse, veule et inconsistante.

Un texte entre continuités et ruptures

Les théories formulées par Juan de Cárdenas ne sont pas, en elles-mêmes, totalement nouvelles, loin s’en faut. En affirmant que les facultés de l’esprit dépendent du tempérament du corps, Cárdenas s’inscrit dans la continuité du Quod animi mores corporis temperamenta insequantur, de Galien, dont l’influence imprègne toute la médecine classique, médiévale et moderne10. Autrement dit, l’esprit et ses capacités ne sont pas détachés du corps, mais pensés dans une relation d’unité et de solidarité intrinsèque avec lui. On retrouvera chez Blas Álvarez de Miraval pour lequel « del mal temperamento del cuerpo vendremos a entender quáles serán las costumbres del alma que en tal casa habita » (« du tempérament déficient du corps nous pourrons déduire les mœurs de l’âme qui habite une telle maison », Álvarez de Miraval, 1601, fol. 313 v-314 r). Elles trouveront leur aboutissement chez Juan Huarte de San Juan, qui détermine les aptitudes professionnelles de chaque individu en fonction de sa disposition corporelle, autrement dit, de sa complexion.

À l’idée que les facultés de l’esprit dépendent, en grande partie, du corps s’ajoute l’idée que le lieu (locus) où vit l’individu détermine la disposition de son corps et, par conséquent ses capacités intellectuelles et morales. Ces idées, théorisées dans le traité hippocratique De aere, aquis et locis connurent une large diffusion à la Renaissance, notamment grâce à la traduction latine de ce texte, élaborée par Janus Cornarius et éditée pour la première fois à Bâle, en 1529 (et largement réimprimée par la suite). Le texte hippocratique fit l’objet de très nombreuses gloses et commentaires, marquant durablement la médecine de la première modernité11. Ces deux théories (l’idée que les facultés de l’esprit dépendent des caractéristiques du corps et l’idée que le lieu et le climat déterminent la physiologie) constituent la base théorique sur laquelle Cárdenas construit son discours sur les capacités augmentées des criollos. Mais la part de rupture que contient ce texte est, au moins, aussi importante que la part des continuités dans lesquelles il s’inscrit.

Un texte en claire rupture avec le primat axiologique des climats tempérés et des corps européens

En effet, au-delà des sources médicales classiques, le texte de Juan de Cárdenas s’inscrit également dans une tradition doctrinale et textuelle qui s’interroge sur l’influence des territoires coloniaux et de leurs climats sur les organismes. Or, dans ce domaine, le discours de Cárdenas prend le contrepied d’un ensemble de textes qui affirment la primauté des Européens, attribuée à leur naissance sous un climat tempéré, qui permet à leurs organismes d’atteindre un équilibre des quatre qualités (chaud, froid, sec et humide).

Ces idées se manifestent déjà dans plusieurs traités galéniques (De optima nostri corporis constitutione, Quod animi mores, De temperamentis) qui formalisent un idéal d’équilibre, de symmetria (voir Serés, note 207, dans Huarte, 1989, p. 66). On les trouve à l’œuvre également dans le premier chapitre de l’Examen de ingenios qui affirme la supériorité intellectuelle des hommes à la complexion tempérée (« ingenios templados ») : « La sabiduría humana ha de ser con moderación y templanza, y no con tanta desigualdad. Y, así, Galeno tiene por hombres prudentíssimos a los templados » (« L’entendement humain s’élabore dans la modération et l’équilibre, et non dans le déséquilibre. Aussi Galien considère-t-il que les hommes tempérés sont d’une très grande prudence », ibid., p. 207). Dans la même perspective, Álvarez de Miraval déclare que l’air tempéré est meilleur pour la santé et que, par conséquent, les hommes qui vivent sous des climats tempérés sont supérieurs aux autres : « Los que viven en lugares templadamente calientes son más sabios porque son más templados en su comida y bevida y assí mismo todos sus actos los regulan con la razón y prudencia, ordenando las cosas presentes, previniendo en las futuras y acordándose de las pasadas » (« Ceux qui vivent dans des endroits modérément chauds sont plus intelligents et sages car ils sont plus tempérants dans la nourriture et la boisson, et parce qu’ils régulent tous leurs actes par la raison et la prudence, ordonnant les choses présentes, prévenant les événements futurs et se rappelant les faits passés », Álvarez de Miraval, 1601, fol. 316r). Dans ce passage, la répétition des termes qui renvoient à l’idée d’équilibre, de tempérance et de régulation, montre bien la supériorité accordée aux climats tempérés et à leurs habitants.

Affirmer que le climat tempéré est meilleur pour le corps (et l’esprit) revient à affirmer que les Européens, qui habitent ces climats tempérés, sont physiquement, intellectuellement et moralement supérieurs, aux autres habitants du monde, et, par conséquent, aptes à les gouverner. C’est bien ce que conclut Blas Álvarez de Miraval, dans son chapitre 18, intitulé « En el qual se trata quál sea la parte más principal de la tierra, la mejor y más saludable, y zi la región o clima produce buenos ingenios » (« Dans lequel on détermine quelle est la meilleure et la plus excellente région du monde, la meilleure pour la santé et si la région ou le climat produisent des esprits brillants »). Le titre même de ce chapitre est significatif, puisqu’il pose d’emblée, par l’emploi des comparatifs (más principal, mejor) l’idée d’une hiérarchie entre les climats, les régions du monde et les individus qui les habitent. Álvarez de Miraval affirme ainsi que les Chrétiens qui habitent les régions d’Occident sont bien supérieurs aux habitants de régions chaudes, comme les Indes orientales :

Las regiones occidentales de los Christianos en las cosas que son convinientes para el buen mantenimiento de la vida humana y para la conservación de la policía legal y moral son mucho mejores, y en las cosas temporales más ordenadas y en las naturales más honestas y templadas y más saludables que las regiones orientales de los infieles: porque toda Italia, Francia y España no hay duda sino que exceden y sobrepujan con largo intervalo a toda la India en los bienes spirituales y corporales y en los muy ordenados y honestíssimos usos y costumbres. (Álvarez de Miraval, 1601, fol. 65v)

Les régions occidentales habitées par les Chrétiens sont favorables à la bonne conservation de la vie humaine, et pour ce qui est du respect des préceptes légaux et moraux, elles sont bien supérieures. Dans le domaine des choses temporelles, ces régions sont plus honnêtes, plus tempérées et plus salutaires que les régions orientales où vivent les Infidèles : car il n’y a pas de doute que toute l’Italie, la France et l’Espagne sont supérieures et surpassent de loin l’Inde dans le domaine des dispositions corporelles et spirituelles et par leurs mœurs, admirablement ordonnées et vertueuses.

Le corps du criollo : un corps augmenté ou un corps diminué ?

Le discours de Juan de Cárdenas se construit en claire rupture avec un ensemble de textes qui le précèdent ou qui lui succèdent, pour lesquels les territoires coloniaux et leurs climats chauds et humides « diminuent » les capacités du corps et de l’esprit au lieu de les augmenter. Álvarez de Miraval comparait déjà les habitants vivant sous les climats chauds à des enfants ou de jeunes hommes immatures, au tempérament impulsif et « colérique », incapables de prendre des décisions raisonnables et réfléchies :

[…] los que se crían en lugares calientes comparados con los que se crían en lugares fríos son como los viejos en respecto de los mancebos, y los viejos es cosa cierta que tienen más prudencia y sabiduría que los moços, por la remisión y moderación que en ellos ay de calor, lo qual es muy contrario en los mancebos por la vivez y vehemencia de su calor. (Álvarez de Miraval, 1601, fol. 315r et v)

[…] les habitants des climats chauds sont comme des jouvenceaux et les habitants des régions froides sont comme des vieillards, et il est certain que les vieillards ont plus de prudence et de sagesse que les jeunes, parce que chez eux la chaleur est modérée et tempérée, ce qui n’arrive pas chez les jeunes, à cause de la force et de la vivacité de leur chaleur.

On retrouve ici une représentation, qui sera largement instrumentalisée par les théoriciens du racisme et les défenseurs du système colonial, selon laquelle les hommes des climats chauds (créoles et indigènes) ne sont, en quelque sorte, que de « grands enfants », ce qui justifie leur domination par des hommes des climats tempérés, dotés de raison et qui ont, eux, le sens des responsabilités. Et c’est bien dans ce contraste que le texte de Juan de Cárdenas apparaît comme véritablement original, parce qu’il se construit contre un ensemble de théories qui affirmaient que le corps (et, par conséquent, l’esprit) des hommes vivant sous les climats chauds était un corps inférieur, un corps dégradé, aux capacités (mentales et physiques) diminuées.

Cette représentation des hommes nés dans les colonies comme individus dégradés, diminué dans leurs capacités, trouvera une de ses expressions les plus abouties chez Corneille de Pauw, un religieux né à Amsterdam en 1739, dont les écrits alimentèrent la polémique sur la question des capacités (augmentées ou diminuées) des hommes natifs des Amériques. Buffon avait déjà dressé un portrait peu flatteur des individus nés dans les Amériques en soulignant la « jeunesse » de cette nation, son immaturité (Roger, 1989, p. 57-65), mais le naturaliste français Buffon n’affirmait pas le caractère dégénéré de ces populations, comme le fit par la suite Pauw.

En effet, dans ses Recherches Philosophiques sur les Américains ou Mémoires intéressants pour servir à l’Histoire de l’Espèce humaine (Berlin, 1770), Pauw dépeint le climat américain comme essentiellement néfaste et affirme ses effets délétères sur le tempérament de ses habitants, dont les capacités sont largement diminuées par rapport aux individus nés et vivant en Europe. La première partie de son ouvrage s’intitule, de manière significative, Du climat de l’Amérique et de la complexion altérée de ses habitants. Dans la même perspective le Discours préliminaire caractérise les hommes nés sous le climat américain comme « une espèce dégénérée du genre humain » :

Si nous avons dépeint les Américains comme une race d’hommes qui ont tous les défauts des enfants, comme une espèce dégénérée du genre humain, lâche, impuissante, sans force physique, sans vigueur, sans élévation dans l’esprit, nous n’avons rien donné à l’imagination en faisant ce portrait, qui surprendra par sa nouveauté. (Pauw, 1770, t. I, discours préliminaire, p. xiii)

Les « hommes de l’Amérique », comme les dénomme Pauw, se caractérisent par une faiblesse généralisée et polysémique, qui se manifeste dans tous les domaines (physique, intellectuel et moral) : à cause de leur tempérament « froid », ils ne sont guère portés à l’amour, ils sont dotés « d’un génie borné, sans élévation, sans audace, d’un caractère bas, & enclins naturellement à la nonchalance & l’inactivité » (Pauw, 1770, t. I, p. 44).

Les Européens qui naissent et vivent sur le sol américain n’échappent pas à ce processus de dégradation et de diminution des capacités physiques, morales et cognitives. Ainsi, selon Pauw, « les Créoles de la quatrième, & de la cinquième génération ont moins de génie, moins de capacité pour les sciences que les vrais Européens » (ibid., t. II, p. 183). Tous révèlent une « altération du physique du tempérament, sous un climat ingrat et contraire à l’espèce humaine » (ibid., t. II, p. 185). Ce processus de dégénérescence et de corruption généralisée qui est dû, selon Pauw, au climat, à l’eau, à l’air et aux aliments du territoire américain, ne se limite pas aux hommes mais affecte également les animaux : « Enfin une altération & un abâtardissement général avaient atteint, dans cette partie du monde, tous les animaux quadrupèdes jusqu’aux premiers principes de l’existence de la génération. » (ibid., t. I, p. 9) Tous les êtres vivants, transportés d’Europe en Amérique connaissent un processus de dégradation de leurs capacités : « Les animaux d’origine Européenne ou Asiatique qu’on y a transplantés immédiatement après la découverte, se sont rabougris, leur taille s’est dégradée, & ils ont perdu une partie de leur instinct ou de leur génie. » (ibid., t. I, p. 13) En rupture radicale avec ces discours, qui se prolongeront jusqu’au xixe siècle, Juan de Cárdenas pense le corps (et l’esprit) des criollos comme un corps et un esprit aux capacités augmentées.

Les Indiens : un corps (et un esprit) diminué

Mais quelles sont les raisons du corps augmenté des criollos ? Chez Juan de Cárdenas, la justification se situe, sans aucun doute, sur le plan des origines, du sang et de la race. Car selon Cárdenas, les Indiens (pourtant nés sous le même climat que les criollos et vivant sur le même territoire) ne bénéficient pas du tout des mêmes capacités augmentées que leurs homologues blancs. Alors que les criollos ont un tempérament chaud et sec, qui augmente considérablement les capacités de leur esprit, les rendant supérieurs aux Espagnols, les Indiens se voient accorder un tempérament « flegmatique », froid et humide (Cárdenas, 1591, fol. 183v et 186r). L’attribution de ce tempérament, froid et humide, aux Indiens est fortement significative et ce, à plusieurs titres.

Dans la tradition, médicale, hippocratique et galénique, le flegmatique était considéré comme le pire des tempéraments : caractérisé par une surabondance d’eau dans sa complexion, le flegmatique était lent, paresseux, obtus, totalement inapte aux opérations de l’esprit.

Là encore, la production du savoir se base sur des dynamiques imaginaires, nourries par des réseaux d’oppositions et d’analogies : au contraire du tempérament chaud et sec attribué aux criollos, qui est concentration et activité d’un esprit vif et aiguisé, dans le tempérament flegmatique (celui des Indiens), l’esprit se dissout dans la matière veule, à tel point que la matière domine sur l’esprit. Le corrélat de cette caractérisation antithétique est évident : les Indiens sont inaptes à jouer un rôle politique.

La caractérisation de l’Indien comme tempérament flegmatique (froid et humide) construit une opposition radicale avec le criollo (au tempérament chaud et sec), dans laquelle on devine sans peine une hiérarchie.

Enfin, ce contraste entre le tempérament attribué aux Indiens et celui des criollos (pourtant nés sur le même sol, vivant sous le même climat, subissant la même influence des airs et des eaux que les indigènes) met en évidence le sang comme critère discriminant et véritable régulateur social (Orobitg, 2018, p. 135 et suiv. ; Schaub, 2019). Car ce qui distingue les Indiens des criollos, c’est, précisément le sang, l’origine, la gens, comme le souligne la définition que le Diccionario de las Autoridades (publié entre 1726 et 1739 par la Real Academia Española) propose du terme criollo :

CRIOLLO. Es el que nace en Indias de Padres Españoles, y de otra Nación que no sean Indios. Es voz inventada de los Españoles Conquistadores y comunicada por ellos en España. Lat. Patria Indus, genere Hispanus. (Diccionario de las Autoridades, s.v. criollo)

CRIOLLO. C’est celui qui naît dans les Indes occidentales de parents espagnols ou d’une autre nation qui n’est pas celle des Indiens. C’est un mot inventé par les Espagnols qui conquirent l’Amérique et qu’ils ont transmise à l’Espagne. En latin, Patria Indus, genere Hispanus.

La définition latine Patria Indus, genere Hispanus (« Indiens par la patrie, mais Espagnols par le sang ») et l’emploi d’un vocabulaire de la généalogie et du lignage (« de padres Españoles ») montrent bien que la distinction est ici posée sur le plan du sang et de la race. Criollos et Espagnols partagent le même sang, sont issus de la même gens, et c’est ce « sang », cette gens, cette « essence » définitivement ancrée dans le domaine biologique dont les potentialités sont améliorées et augmentées par le climat. Ne possédant pas ce sang (et ne pouvant, par nature, jamais le posséder), les Indiens sont définitivement écartés de toute possible supériorité et partant, de tout rôle politique.

Les implications sociopolitiques du texte de Juan de Cárdenas : un rôle politique augmenté pour les criollos

Les implications politiques du discours de Juan de Cárdenas sont faciles à mesurer : à des capacités augmentées doit correspondre un rôle politique plus important. Juan de Cárdenas revendique donc, implicitement, un rôle politique accru pour les criollos. Pour quelle raison, Juan de Cárdenas, qui n’est pas créole lui-même, mais Espagnol de souche, revendique-t-il une place prépondérante pour les criollos, en la fondant sur le corps et la physiologie ? L’explication se trouve, en partie, dans le prologue du livre III des Problemas y secretos de Indias. Juan de Cárdenas y évoque sa terre natale, Constantina (près de Séville). Mais il explique aussi son attachement pour la Nouvelle Espagne, qui est devenue « sa propre patrie » car, arrivé d’Espagne à un âge tendre, « seul et désemparé », il y a trouvé des protecteurs qui l’ont parrainé et qui lui ont permis de faire des études (Cárdenas, 1591, fol. 171r). Dans le même texte Cárdenas rend hommage aux professeurs criollos qui l’ont formé à l’université de Mexico, et exprime clairement sa dette vis-à-vis de ce nouveau territoire dans lequel il a pu prospérer : « Justo será que muestre mis obras agradecidas, engrandeciendo y levantando a lo que merece aquella tierra que tanto bien me ha comunicado » (« Il est donc juste que je me montre reconnaissant, que j’exalte que je célèbre les mérites de ce territoire qui m’a apporté tant de bien », ibid.).

En réinterprétant totalement les théories sur l’influence de l’espace américain sur les corps dans le sens d’un corps (et d’un esprit) augmentés (et non plus diminués), Juan de Cárdenas exprime donc sa reconnaissance vis-à-vis de ces élites criollos qui l’ont accueilli et protégé, et qui constituent, à la date de publication de l’ouvrage, une partie importante de sa clientèle.

Enfin, au-delà de la reconnaissance et de la protection de réseaux d’intérêts, le texte de Juan de Cárdenas reflète aussi l’ascension des élites criollos dans la société coloniale. En effet, au moment même où Juan de Cárdenas affirme dans son traité la supériorité des criollos sur les Espagnols en alléguant des critères physiologiques, les criollos supplantent peu à peu les Espagnols de souche dans l’administration, à l’Université et dans différents cercles de pouvoir. Le rôle des criollos dans la société coloniale a surtout été souligné dans la seconde moitié du xviiie siècle et au xixe, dans le cadre des mouvements d’indépendance vis-à-vis de la puissance coloniale espagnole12, mais ce processus d’empowerment des élites criollas commence bien avant, dès la fin du xvie siècle, comme l’a bien montré l’étude d’Armando Pavón (2005) sur l’université de Mexico, où dès la fin du xvie siècle, les criollos sont plus nombreux que les péninsulaires aux postes à responsabilité et dans le claustro pleno. Les théories médicales de Juan de Cárdenas accompagnent, en tentant de la fonder sur des critères scientifiques, l’ascension sociale des criollos.

On pourra, pour conclure, souligner le lien étroit qui s’établit entre théories médicales, élites et pouvoirs : dans le discours de Juan de Cárdenas, les doctrines hippocratiques et galéniques (qui établissaient un lien de causalité entre le climat et la disposition du corps, ainsi qu’une interdépendance entre les caractéristiques du corps et capacités intellectuelles, mais qui, en même temps, affirmaient la supériorité du tempérament équilibré) sont adaptées et remodelées en fonction de nouveaux enjeux de pouvoir locaux. Le discours que Juan de Cardenas formule sur le corps se voit ainsi lui-même transformé et « augmenté » de nouvelles significations et implications : accompagnant l’ascension sociale des criollos, la fondant sur des critères physiologiques qui confirment, en même temps l’infériorité des Indiens et justifient leur domination, le traité de Juan de Cárdenas est plus qu’un discours sur le corps : c’est un discours sur la société, sur ses hiérarchies et, aussi, sur ses exclusions.

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Notes

1 Huarte de San Juan, 1989, p. 572-573 : « Es de saber que de nueve temperamentos que hay en la especie humana, solo uno dice Galeno que hace al hombre prudentísimo; todo lo que naturalmente puede alcanzar; en el cual las primeras calidades están de tal peso y medida que el calor no excede a la frialdad, ni la humidad a la sequedad, antes se hallan en tal igualdad y conformes como si realmente no fueran contrarias ni tuvieran oposición natural. De lo cual resulta un instrumento tan acomodado a las obras del ánima racional, que viene a tener el hombre perfecta memoria para las cosas pasadas, y grande imaginativa para ver lo que está por venir, y grande entendimiento para distinguir, inferir, raciocinar, juzgar y elegir. » (« Il faut savoir que sur les neuf tempéraments de l’espèce humaine, un seul, dit Galien, rend l’homme très sage et prudent, dans la mesure de ce qui est possible naturellement ; chez ce tempérament, les qualités premières sont réparties avec une telle proportion et une telle mesure que la chaleur ne dépasse pas le froid, ni l’humidité la sécheresse, ces qualités se trouvent au contraire dans une telle égalité et une telle conformité qu’il semblerait qu’elles ne sont pas réellement contraires ou en opposition naturelle l’une avec l’autre. De cette conjonction, il résulte un tempérament si bien adapté aux œuvres de l’âme rationnelle, que l’homme en vient à avoir une parfaite mémoire pour les choses passées, une grande imagination pour prévoir ce qui est à venir, et un grand entendement pour distinguer, déduire, raisonner, juger et choisir. ») Return to text

2 Ibid., p. 170 : « Pero viviendo los hombres en regiones destempladas, sujetas a tales mudanzas del aire, al invierno, estío y otoño, y pasando por tantas edades, cada una de su temperatura, y comiendo unos manjares fríos y otros calientes, forzosamente se ha de destemplar el hombre y perder cada hora la buena templanza de las primeras calidades. De lo cual es evidente argumento ver que todos cuantos hombres se engendran nacen unos flemáticos y otros sanguinos, unos coléricos y otros melancólicos, y por maravilla uno templado, y a éste no le dura la buena temperatura un momento sin alterarse. » (Mais étant donné que les hommes vivent dans des régions qui ne sont pas tempérées et qu’il sont, de ce fait, soumis à des changements d’air, au changement des saisons, à l’hiver, à l’été et à l’automne, qu’ils passent par différents âges, chacun ayant sa propre température, et qu’ils mangent des aliments froids et d’autres chauds, il en ressort que le tempérament humain perd nécessairement à chaque instant son équilibre et la bonne proportion des qualités premières. Il est donc évident que tous les hommes naissent les uns flegmatiques et les autres sanguins, les uns colériques et les autres mélancoliques, et si, par miracle, il en naît un dont le tempérament soit équilibré, il ne peut conserver un seul instant son équilibre sans que ce dernier soit altéré.) Return to text

3 Sur ce sujet, voir Hernández González et Castro Molina, 2014, p. 359-363. Return to text

4 Sur ce sujet, voir Pigeaud, 1981 et Straw, 1988, p. 40 et suiv. Return to text

5 En espagnol, le mot criollo désigne des Blancs d’origine européenne, nés dans les colonies. Étant donné que le mot « créole » en français a un tout autre sens, et désigne souvent des populations métissées, nées dans les territoires coloniaux, nous avons préféré laisser le mot. Return to text

6 La première édition connue et imprimée de la version latine de Théodore de Gaza est Aristote, Problemata, Mantoue, Johannes Vurster, s. d. (vers 1472-début 1473). Né à Thessalonique, Théodore de Gaza émigra en Italie après la prise de sa ville natale par les Turcs en 1429. Il enseigna le grec à Sienne puis, à l’invitation du duc de Ferrare, il fonda une académie dans cette ville dont il fut le premier recteur. C’est dans cette ville qu’il développa, sous la protection du cardinal Bessarion, une importante activité de traducteur des textes grecs classiques vers le latin. Sur ce sujet, voir notamment Monfasani, 1999 et 2016. Return to text

7 Sur Juan de Cárdenas voir notamment Uranga, 1967, Guiance, 1995, Millones Figueroa 2002, Pardo Tomás 2002, Ledezma 2009, Varella, 2017. Return to text

8 Il existe des éditions modernes, notamment celle d’Ángeles Durán (Madrid, Alianza, 1988) et celle de Javier Lozoya (Mexico, Academia Nacional de Medicina, 1980). Return to text

9 Dans la transcription du texte de Juan de Cárdenas et des autres textes anciens, nous avons modernisé la ponctuation et les accents. L’orthographe est en revanche celle du texte original. Return to text

10 Sur ce texte, voir les analyses très éclairantes de Singer, dans Galien, 2013, « Introduction », p. 340 et suiv. Return to text

11 Sur la diffusion de ces textes et théories en Nouvelle-Espagne, voir notamment Viveros Maldonado (2007). Return to text

12 Voir par exemple, parmi de nombreuses références, Garriga (2008), Cacua Prada (2016) ou Fernández Cantero (2019). Cependant, ce rôle central des criollos dans les processus d’indépendance ainsi que l’antagonisme criollos/péninsulaires a récemment été discuté et nuancé par Pérez Vejo (2010). Return to text

References

Electronic reference

Christine Orobitg, « Espace colonial et corps augmenté : la Primera parte de los problemas y secretos maravillosos de las Indias (México, 1591) du médecin Juan de Cárdenas », IRIS [Online], 43 | 2023, Online since 04 décembre 2023, connection on 18 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3534

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Christine Orobitg

Aix Marseille Univ, CNRS TELEMMe, Aix-en-Provence, France
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