Analyse des perceptions des usages de drogues et de compléments alimentaires et corporels chez les prostituées à Abidjan

  • Analysis of the Perceptions of the Use of Drugs and Food and Body Supplements among Prostitutes in Abidjan

DOI : 10.35562/iris.3843

Résumés

Après la crise post-électorale de 2010-2011, la prostitution sur les réseaux sociaux s’est développée à Abidjan. Face à la complexité de cette nouvelle forme de prostitution, les acteurs ont développé des stratégies d’adaptation, comme consommer des drogues et utiliser des compléments alimentaires et corporels. Cette étude vise à analyser les perceptions qui entourent l’usage des produits dopants et des compléments corporels chez les prostituées. L’enquête s’est déroulée à Abidjan et a porté sur cent-vingt-deux prostituées. Les données ont été recueillies à partir d’un entretien non directif. Les résultats montrent que les prostituées associent de multiples significations à leurs pratiques qui constituent non seulement un dernier recours pour atténuer les difficultés liées à la prostitution, mais aussi un moyen pour répondre aux critères de beauté et accroître la visibilité sur les sites de rencontre.

After the post-electoral crisis of 2010-2011, prostitution on social networks developed in Abidjan. Faced with the complexity of this new form of prostitution, actors have developed coping strategies, such as taking drugs and using food and body supplements. This study aims to analyze the perceptions surrounding the use of doping products and body supplements among prostitutes. The survey took place in Abidjan and involved 122 prostitutes. The data was collected from the non-directive interview. The results show that prostitutes associate multiple meanings to their practices which constitute not only a last resort to alleviate the difficulties related to prostitution, but also a means to meet beauty criteria and increase visibility on dating sites.

Plan

Texte

À Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, la consommation des substances psychoactives est préoccupante. Des scènes ouvertes de consommation, appelées fumoirs, se trouvent dans toute la ville et constituent des lieux de vente et de consommation de drogues (Médecins du monde, 2018, p. 12). Les principales drogues consommées seraient l’alcool, le cannabis, l’héroïne, la cocaïne et les médicaments psychotropes détournés à des fins toxicomanogènes. Bien qu’il existe très peu de données sur l’usage de drogues, les études de terrain estiment le nombre total d’usagers de drogues à Abidjan à 6 000 individus, âgés de 13 à 70 ans (Rapport Croix Bleue, 2021). Alors que ces consommations engendrent des violences, des problèmes de santé et de délinquance, les messages de prévention se heurtent aux conceptions partagées des usagers sur les produits et les raisons qui orientent leurs pratiques. En effet, ils attribuent des fonctions symboliques et des attentes aux drogues qu’ils consomment. Ces construits et imaginaires sociaux qui se développent autour des usages de drogues ont été observés par plusieurs chercheurs. Galand et Salès-Wuillemin (2009, p. 8) observent que les images et les valeurs autour de ces produits sont multiples, déterminées en partie par les insertions sociales des individus et les rapports qu’ils entretiennent avec les substances. L’adhésion à la consommation procèderait de l’intégration d’un schéma socioculturel faisant de la substance un objet courant de la vie sociale. Ces conduites se rapporteraient à l’insertion sociale de l’individu et seraient adoptées soit en soutien aux exigences sociales, soit en retrait des responsabilités et des exigences de celles-ci (Van Caloen, 2009). Les consommations répondraient également au besoin de gérer un quotidien de plus en plus difficile (Guichard et coll., 2002) et de suivre le rythme de la société (Peretti-Watel et coll., 2007). Les usages remplissent des fonctions socialisantes et dans les contextes de précarité, d’échec, d’exclusion, ils se développent en réponse à un quotidien insoutenable pour les usagers (Guichard et coll., 2002, p. 48). Le recours aux produits dopants s’inscrit donc dans un usage social visant l’intégration de l’individu (Gasparini, 2004, p. 59). Pour Houde (2014, p. 24), bien que ces comportements soient illégitimes, ils sont adoptés par certains individus pour satisfaire une exigence sociale. Toutefois, certains usagers désavantagés peuvent trouver dans la drogue une source supplémentaire de désavantage augmentant ainsi leur vulnérabilité sociale, tandis que d’autres peuvent y trouver une voie supplémentaire de sociabilité (Ruggiero, 1993, p. 359). Pour Cardinal (1988), les individus qui ont le plus de difficultés à atteindre les idéaux proposés par le groupe social sont ceux qui font le plus grand usage de drogues. Ces toxicomanes tentent en permanence d’échapper aux différents modes d’enfermement et recherchent une manière d’être, de se sentir et de se projeter (Bouhnik, 2002, p. 19). À ce titre, Thoër et Robitaille (2011) évoquent le cas des étudiants québécois qui consomment des médicaments stimulants pour améliorer leur concentration, leur mémoire, pallier un manque de sommeil, réduire la fatigue ou le stress, afin d’atteindre leurs objectifs. Lévy et Thoër (2008) abondent dans ce sens en ce qui concerne le détournement de médicaments et le mésusage de drogues dans l’optique d’améliorer les performances intellectuelles. C’est aussi le cas chez les prostituées qui utilisent les drogues comme mécanisme d’adaptation aux risques et difficultés associés à leurs activités (Bertrand & Nadeau, 2006, p. 84 ; Bamba, 2014). Pour Tromeur (2019, p. 22), ces consommations pourraient s’expliquer par le haut degré de pénibilité physique de certains secteurs d’activités, la facilité d’accès aux produits utilisés ou la culture de consommation du milieu professionnel concerné. Toutefois, la consommation des drogues est contenue par une peur du lendemain, par la recherche d’un sentiment de sécurité et d’un confort matériel. L’usager, en s’appuyant sur des productions symboliques, construit ses propres stratégies de gestion et qualifie sa consommation (Fontaine & Fontana, 2004, p. 10).

Ces différents travaux relatifs aux conceptions partagées des usagers sur les drogues sont pertinents. Ils révèlent la nécessité de s’intéresser davantage aux contextes de consommations, aux expériences des usagers, aux images et aux symboles qu’ils construisent autour de la consommation de produits. L’objectif de cette étude est d’analyser les perceptions qui entourent l’usage des produits dopants et des compléments corporels chez les prostituées. Il s’agit de montrer que, d’une part, l’usage de drogues vient en soutien à la pénibilité de l’activité de prostitution et d’autre part, l’utilisation des compléments corporels favorise la visibilité des actrices dans un environnement concurrentiel.

Cette étude s’appuie sur le modèle théorique de la carrière déviante de Becker (Houde, 2008, p. 21), qui comporte quatre étapes. D’abord, l’individu commet un acte déviant et développe des motifs et des intérêts déviants. Ensuite, l’individu apprend à neutraliser le poids des divers contrôles sociaux qui encadrent son comportement. Puis il développe un ensemble de rationalisations qui lui permettent de rejeter les impératifs moraux pesant sur sa conduite déviante. Finalement, il acquiert un système de justifications qui l’incite à continuer dans cette trajectoire. À partir de ces explications, nous mettrons en évidence les logiques et rationalités qui sous-tendent l’usage de drogues, produits dopants et compléments corporels chez les prostituées.

Mise en place de l’étude

Terrain et méthode

L’enquête s’est déroulée dans le district d’Abidjan, précisément à Cocody Angré, Cocody Riviera Palmeraie et Yopougon qui connaissent de fortes concentrations de prostituées. Les prostituées ont été contactées à partir des sites d’annonces escortes, en ligne notamment « ciJedolo.com », « Abidjan escorte » et les groupes WhatsApp « l’amour de tout le monde » et « la maison du plaisir +225 » qui contiennent les contacts téléphoniques, photos, vidéos, adresses géographiques de résidence ou d’activité. Aucune prostituée n’a été contactée dans la rue. L’échantillon d’étude est composé de cent-vingt-deux prostituées, trois managers et deux vendeuses de compléments corporels retenus à partir d’un échantillonnage à choix raisonné.

Pour le recueil des données, la méthode des récits de vie a été privilégiée et réalisée par la technique de l’entretien non directif. Chaque prostituée a été invitée à se raconter puis à dégager sa vision personnelle concernant sa propre trajectoire de consommation de drogues ou de compléments corporels. Les questions portaient sur l’expérience de prostitution, les expériences de consommation de produits dopants et de compléments corporels, les significations, attentes et fonctions symboliques des produits consommés. Un questionnaire fut également proposé pour recueillir des données sur les profils, puis les construits et les imaginaires sociaux attachés aux effets des produits utilisés. Les données obtenues ont fait l’objet d’un traitement quantitatif et qualitatif.

Profils des participants

Le profil des prostituées montre que la consommation de drogues et de compléments corporels est assez fréquente dans les tranches d’âge 21-25 ans (55,74 %) et 16-20 ans (29,51 %) suivi des 26 ans et plus (14,75 %). Concernant le niveau d’étude, 63,93 % ont un niveau d’étude primaire et secondaire, 25,41 %, un niveau supérieur et 10,66 % n’ont pas été scolarisées. Ces prostituées sont toutes célibataires, vivent dans des résidences en location et 31,31 % sont mères d’un enfant. Les rapports aux drogues et compléments corporels montrent que 10,66 % utilisent uniquement les produits dopants, 18,03 % les compléments corporels quand 71,31 % ont un usage mixte.

Résultats

Les résultats de l’enquête font surgir trois points : conditions difficiles de travail chez les prostituées ; usage de produits dopants pour soutenir l’activité de prostitution ; recours aux compléments corporels pour renforcer la visibilité dans un environnement concurrentiel.

Conditions difficiles de travail chez les prostituées

En Côte d’Ivoire, la prostitution sur internet est désignée par l’expression gérer bizi. Bizi vient du nouchi (jargon ivoirien) et signifie « business ». Gérer bizi revient donc à faire du business, principalement basé sur le sexe. L’expression elle gère bizi se dit donc d’une femme qui a des rapports sexuels de façon volontaire en échange de sommes d’argent. La prostitution était à l’origine le fait de certaines ressortissantes ghanéennes et nigérianes, et se pratiquait dans les maisons closes. L’entrée des Ivoiriennes dans cette activité se situe autour des années 1990 à l’occasion de la crise économique et pendant la crise militaro-politique de 2002 à 2010. Les prostituées vendaient leurs charmes aux passants sur les trottoirs et dans les grandes structures d’hébergement, de restauration et de rafraîchissement, régulièrement fréquentées par des individus aux situations financières assez confortables. Certains endroits « chauds » de la ville tels que la rue Princesse à Yopougon et les Mille-Maquis à Marcory étaient pris d’assaut à la tombée de la nuit par ces prostituées à la recherche de clients.

Aujourd’hui, à la suite des destructions de nombreux sites de prostitution par les services de l’État et les rafles répétées visant les prostituées, les acteurs de la prostitution se sont adaptés en adoptant l’évolution technologique. Désormais le bizi se gère sur Internet, via les réseaux sociaux. Depuis un téléphone portable ou un ordinateur à domicile, sur les sites de rencontres et dans les groupes WhatsApp, chaque prostituée publie ses photos nues avec ses numéros de téléphone, présente brièvement ses atouts physiques et sexuels, puis décrit de façon explicite ses services et les prix. Les services qu’elles offrent comprennent : massage érotique, pipe baveuse, gorge profonde, fellation, caresses, sodomie, pénétration vaginale, partouze, etc. Les prix des services varient entre 5 000 FCFA et 15 000 FCFA pour les pénétrations vaginales ou passes et entre 25 000 FCFA et 60 000 FCFA pour les services de nuit. La pénétration anale ou sodomie se négocie à partir de 15 000 FCFA et 20 000 FCFA la passe tandis que les services de massage (relaxant, érotique, nuru, body body) coûtent entre 30 000 CFA et 100 000 FCFA. Il faut noter que certaines prostituées sont recrutées et inscrites dans ces groupes par des proxénètes ou des dealers de drogues reconvertis dans le proxénétisme en raison de la répression contre le trafic de substances psychoactives que connaît le pays. D’autres cependant, anciennes prostituées s’inscrivent directement sur les sites. Très discrètes, pour éviter tous soupçons, elles louent de luxueux appartements d’où elles s’organisent autour d’un staff comprenant, un manager qui s’occupe des annonces, des images et vidéos, des séjours et des clients fortunés, puis un proxénète chargé de la sécurité et des problèmes avec la police.

Malgré cette organisation, les prostituées ne vivent pas dans la facilité. Elles font face à des difficultés financières quotidiennes. Les coûts du loyer varient entre 20 000 FCFA et 30 000 FCFA par jour pour les studios meublés et entre 100 000 FCFA et 150 000 FCFA, voire 180 000 FCFA, par mois pour les appartements en colocation. Il faut en plus payer les factures d’eau et d’électricité et la connexion internet pour suivre les annonces. Pour une annonce sur « ciJedolo.com », « Abidjan escorte », « qui veut gérer Bizi », « l’amour de tout le monde » ou « la maison du plaisir +225 », une prostituée doit payer 10 000 FCFA pour trois jours et pour chaque site. Elle devra payer plus si elle souhaite rester longtemps sur la page. En plus de ces charges, le manager reçoit une somme de 10 000 FCFA par jour comme frais de sécurité et de publicité. Céline, de la riviera Palmeraie, qui a participé à l’enquête, affirme : « Tu ne peux pas avoir de clients sans l’aide des managers et des proxénètes. Ce sont eux qui te font. Si tu refuses de payer ou de rentrer dans leur réseau, ils vont te dénoncer à la police ou même envoyer des gens pour te violer ou te voler tout ton argent. Lorsque la police arrive chez toi par exemple, tu appelles ton manager et ce dernier plaide pour toi. Après tu dois le payer pour le service rendu. C’est comme ça, il faut toujours payer. »

Le caractère illicite de leur activité ainsi que l’emprise du regard et du contrôle social conduisent les prostituées à ajuster en permanence leurs comportements au contexte. En effet, lorsque les voisins remarquent des visites fréquentes d’hommes de jour comme de nuit à l’appartement habité par une femme, ou lorsque cette femme sort fréquemment les nuits et rarement le jour, ou encore lorsqu’elle porte des tenues légères ou fume du tabac, ils en déduisent qu’elle gère bizi, c’est-à-dire qu’elle se prostitue. Elle subit alors les difficultés liées à la stigmatisation. Elle alimente les conversations, est sujette à des critiques dégradantes, à des insultes mais surtout, on l’évite. Pour se protéger, la prostituée réduit ses activités avec les personnes dites conventionnelles, bloque les contacts des personnes qui ignorent son activité. Elle se trouve dans l’obligation de changer d’appartement ou de quartier après une période de trois mois, mais aussi de numéro de téléphone et d’identité. Il lui faut donc trouver de l’argent pour payer les frais de caution et d’avance qui sont très élevés. Erika, résidant à Angré et ayant participé à l’enquête, explique : « Chaque trois mois au plus, il faut changer de quartier pour ta propre sécurité mais aussi pour attirer de nouveaux clients. Dans le quartier, les gens finissent par te remarquer, ils peuvent t’agresser ou appeler la police ou quelqu’un peut te reconnaître. Tu dois toujours prévoir ton argent de caution, d’avance pour déménager en cas de danger. »

Une autre difficulté porte sur la fréquence et les types de prestations qu’exercent les prostituées. D’après ces dernières, une passe de 10 000 FCFA dure environ une heure. Cependant, certains clients prennent plus d’une heure pour le même tarif. La plupart seraient des consommateurs de substances psychoactives ou d’aphrodisiaques achetés sur les marchés locaux. D’autres viennent par groupe de deux, trois ou quatre pour la même prostituée. S’il est vrai qu’ils payent plus, la prostituée en sort épuisée et parfois avec des blessures. Aline, ayant répondu à l’étude et exerçant à Angré, raconte : « Les partouzes payent bien mais souvent tu tombes sur des clients qui sont endurants et qui ont de gros pénis. Le mois dernier, j’ai géré quatre gars en même temps, mais j’ai saigné pendant deux jours, je n’ai pas travaillé et donc j’ai perdu beaucoup d’argent. » D’autres clients sont violents ou changent d’attitude une fois dans la chambre. Il arrive parfois qu’un client réclame des services pour lesquels il n’a pas payé. Cependant, pour la majorité des prostituées, c’est la forte fréquence des rapports qui est source de problèmes. Elles se plaignent de fatigue, de stress, de peur, de colère. En période de fête ou de fin de mois, les prostituées reçoivent en moyenne dix clients par jour. Certaines ne supportent pas ce rythme et sombrent dans la maladie.

Parfois, les prostituées sont recrutées par les proxénètes depuis les villages ivoiriens ou les pays étrangers comme le Nigeria, le Mali et le Ghana. Une fois ces femmes arrivées à Abidjan, elles sont logées à deux ou à trois dans un appartement meublé, leur téléphone est confisqué et elles ont l’interdiction de sortir et de parler aux inconnus. Pour les contraindre à l’obéissance et à la soumission, il arrive qu’elles soient violentées et privées de nourriture pendant quelques jours. Le proxénète menace de les faire emprisonner pour fait de prostitution en cas de résistance et fait croire qu’il entretient de bonnes relations avec les membres de la police. Avant de passer à leur nouvelle vie de prostituée, chaque femme est violée et la scène est filmée. Le manager se sert des images pour créer le profil de la prostituée dans les groupes WhatsApp et les sites d’escortes. Parfois, le manager publie l’annonce avec des images dénudées sans y mettre le contact de la prostituée. Le client intéressé par l’annonce doit d’abord appeler le manager lui payer un droit avant d’obtenir la bonne adresse.

Les participantes à l’enquête ont aussi rapporté des visites fréquentes des membres de la police dans les appartements. Ils se font passer pour des clients et arrivent sur les lieux pour interpeller les prostituées. Pour ne pas aller en prison, certaines proposent de l’argent ou des services sexuels. Quelquefois, malgré ces services, des prostituées sont quand même arrêtées par la police, ce qui crée un climat de peur parmi les prostituées. Selon Satu, originaire du Mali, elles vivent dans la peur permanente des managers, des clients et de la police : « Moi, je suis venue du Mali et c’est mon manager qui contrôle tout. Je lui donne sa part et je garde le reste. Il y a des jours où il me viole ou prend l’argent que j’ai gagné. Je ne peux rien faire, car c’est lui qui m’a envoyé ici. Souvent il me demande d’aller passer la nuit avec telle personne et quand j’ai fini, le client me dit qu’il a déjà payé. Quand je reçois un client, j’ai peur car les policiers peuvent venir à tout moment. Certains clients sont agressifs et sont des voleurs. Le métier est risqué. »

Tableau 1. – Répartition des difficultés rencontrées selon les réponses à l’enquête.

Difficultés subies

Nombre de réponses

N

%

Payer le loyer

122

100

Payer les factures

108

88,52

Payer les soins médicaux

122

100

Payer le manager

122

100

Payer les annonces

122

100

Payer la communication (internet, appels)

80

65,57

Payer les frais de police

122

100

Payer les frais de déménagement

97

79,50

Souffrance due à la fréquence des rapports

103

84,42

Souffrance due aux types de services

76

62,30

Souffrance liée à la stigmatisation

78

63,93

Agressions, vols, viols

48

39,34

Acheter des drogues et produits corporels

122

100

(Source : notre enquête)

Sur les cent-vingt-deux répondantes, la majorité des réponses (100 %) portent sur les difficultés liées au coût du loyer, aux soins médicaux, à la commission du manager, aux frais des annonces et aux commissions versées à certains membres de la police. Viennent ensuite les dépenses relatives aux factures (88,52 %), la fréquence des rapports sexuels (84,42 %), les services sexuels proposés (62,30 %) et la stigmatisation (63,93 %). En définitive, l’expérience de la prostitution est complexe. Les prostituées font face à diverses difficultés qui les conduisent à des stratégies d’adaptation que sont notamment la consommation de drogues et l’usage de compléments corporels.

Une consommation de drogues comme réponse aux risques et difficultés associés à la prostitution

Les prostituées interrogées se prostituent quasiment tous les jours de la semaine, aussi bien la nuit que le jour, selon leurs obligations familiales. Elles doivent assurer les charges quotidiennes mais aussi envoyer de l’argent à leur famille, le plus souvent pour leur enfant ou leur mère. Elles dorment pour la plupart entre 7 heures du matin et midi. Le plus souvent elles n’ont pas d’heure fixe de travail, c’est le client qui choisit l’heure de passage. Il peut arriver qu’un client prenne un rendez-vous et ne vienne pas. Pour éviter de perdre de l’argent, les prostituées acceptent tous les appels et le premier venu est le premier servi. Les passes se font soit dans des studios ou appartements qui sont réservés à la pratique de la prostitution soit à l’hôtel soit au domicile du client même si dans ces derniers cas, les risques d’agressions sont réels. Les usagères de drogues sont moins réticentes aux déplacements. Elles apprécient plutôt les invitations des clients parce qu’elles en tirent quelques avantages, notamment le repas, le transport et la possibilité de proposer plusieurs services à des prix différents. Une prostituée explique : « Si tu as toute la nuit avec un client chez lui, tu peux proposer un massage érotique, ensuite une finition, ensuite une pipe baveuse en plus de la baise vaginale ou anale pour laquelle il t’a appelé et tout ça, c’est bien payé. » Il y a une certaine corrélation entre la fréquence des rapports sexuels ou le type de rapport sexuel (vaginal ou anal) et l’expérience de consommation de drogues. La pénétration anale reste un exercice périlleux et apparemment la pratique est plus fréquente avec des clients plus jeunes et quelques clients âgés. Les prostituées racontent que certains clients changent d’avis une fois dans la chambre passant d’une pénétration vaginale choisie au préalable à une pénétration anale. Celles qui acceptent cette pratique souligne le fait qu’elle est mieux payée. La plupart des femmes ne connaît pas le nombre de leurs clients parce qu’ils sont nombreux et la fréquence de leurs visites est irrégulière. Face aux difficultés qu’elles vivent au quotidien, les prostituées consomment diverses drogues.

Tableau 2. – Interaction entre les pratiques prostitutionnelles et le type de substance psychoactive consommé.

Types de SPA

Pratiques prostitutionnelles

Pénétration vaginale

Pénétration anale

Pénétration vaginale/anale

Toutes pratiques

Total

N

%

N

%

N

%

N

%

N

%

Alcool

21

21,88

0

00

3

17,65

1

14,29

25

20,49

Cannabis

13

13,54

2

100

3

17,65

1

14,29

19

15,57

Psychotropes

29

30,20

0

00

4

23,53

0

00

33

27,05

Poly-usages

33

34,38

0

00

7

41,17

5

71,42

45

36,89

Total

96

100

2

100

17

100

7

100

122

100

(Source : notre enquête. Khi2 calculé 16,01 > Khi2 théorique 14,68 au seuil de 0,100 pour 9 ddl)

Les résultats de l’étude montrent que les pratiques ont une incidence sur la consommation de substances psychoactives (Khi2 calculé 16,01 > Khi2 théorique 14,68 au seuil de 0,100 pour 9 ddl). Les poly-consommations sont les plus fréquentes (36,89 %), suivies des usages de médicaments psychotropes (27,05 %). L’usage des médicaments psychotropes comme le Lexomil®, le Rohypnol®, le Valium® et le Rivotril® prédomine chez les prostituées offrant des services de pénétration vaginale et mixte. Le cannabis reste la drogue la moins consommée (15,57 %) derrière l’alcool (20,49 %). Concernant les pratiques prostitutionnelles, les prostituées qui offrent toutes sortes de services sexuels (y compris les partouzes, fellation, gorge profonde, pratiques sadomasochistes) sont celles qui s’adonnent le plus à divers types de drogue : alcool, cannabis, comprimés psychotropes, tramadol, Batannan (71,42 %), contrairement à celles qui ne pratiquent que la pénétration vaginale (34,38 %) ou la pénétration mixte (41,17 %). En revanche, celles qui ne pratiquent que la pénétration anale ne consomment que du cannabis (100 %). Leur consommation de cannabis est plus importante que les autres catégories. Elles utilisent le produit comme suppositoire ou comme lavement pour réduire les douleurs anales. Les prostituées qui acceptent les pénétrations mixtes (vaginale et anale), consomment également plus de cannabis et d’alcool que celles qui ne proposent que la pénétration vaginale et les pratiques multiples.

Les prostituées associent de multiples significations souvent paradoxales aux drogues qu’elles utilisent. Elles consomment pour « se détendre », « se calmer », pour « se motiver », « se stimuler », « avoir gros cœur », « prendre de l’assurance », « oublier », « se donner confiance », « affronter la situation », ou encore pour « ne rien ressentir », « dominer le client », « ne pas pleurer », « ne pas regretter », « ne pas se suicider ». On observe aussi une polyvalence des effets et des attentes de ces consommations. Certains produits en effet sont des antidouleurs et en même temps ont des vertus apaisantes et stimulantes. Le cannabis par exemple fumé par les prostituées au coucher ou entre midi et deux, avant l’arrivée des premiers clients du jour, permet d’être de bonne humeur, de réduire la gêne et la honte liées à l’activité, afin de recevoir le client quel qu’il soit. Au cours des rapports, le cannabis entraîne la baisse des sensations douloureuses et donc permet aux filles de satisfaire plusieurs clients. Il est également présenté comme somnifère, fumé après une longue journée de travail. Le cannabis est utilisé comme lavement pour « anesthésier » la voie rectale et les parties génitales afin de ne pas ressentir de douleur pendant l’acte sexuel vaginal ou anal. Une répondante explique : « Quand tu fais la pénétration vaginale et la sodo, il faut te soigner, sinon tu ne pourras pas tenir longtemps. On fait un lavement avec des feuilles de cannabis ou on utilise la boule de feuilles mouillées comme suppositoire pendant 5 à 10 minutes. Ça rend la partie insensible et quel que soit le nombre de coups, tu ne ressens rien. Tu fais semblant de gémir, de crier, de pleurer pour exciter le client, car les clients aiment bien ça. » Une autre répondante s’exprime ainsi : « Avant les parties de partouzes, où tu dois gérer deux, trois ou même quatre hommes en même temps, tu peux fumer et après tu fais un bain de bouche ou tu prends des bonbons. Tu prends ça, tu as de l’assurance, tu n’as pas peur, tu les domines, tu les gères bien, ils vont te respecter. » Les prostituées soulignent toutefois la modération nécessaire, l’utilisation de doses minimales et le recours à certains produits pour dissimuler l’odeur du cannabis.

Dans ce contexte de consommation, les effets de certaines drogues ne concordent pas avec la définition fonctionnelle pharmacologique qui leur est attribuée. Par exemple les prostituées ne voient aucun effet indésirable au tramadol. Elles considèrent que ce produit, qu’il soit en gélules ou en comprimés, dilué dans du café, du thé ou de l’alcool, fait repousser les limites. Il réduit la fatigue, empêche les maux de tête, les douleurs physiques, stimule et donne de la force face à des clients parfois difficiles à gérer. Le tramadol leur permet de tenir 7 jours sur 7 et de travailler sans repos. K. N., une répondante, affirme : « Lorsque tu gères bizi, plus tu travailles et plus tu gagnes de l’argent. Quand tu te fatigues vite ou que tu tombes malade, ton argent diminue et les clients ne viennent plus chez toi. Donc il faut assurer. Souvent tu gères un client et un autre attend au balcon, ou bien dès que tu finis avec un client un autre t’appelle. Mais grâce au tramadol, on arrive à tenir. Tu prends un comprimé le matin et un comprimé le soir, tu peux travailler, sans problème. »

Les prostituées consomment de l’alcool parfois pour la convivialité ou le plaisir lors des sorties ou des repas avec les managers ou les proxénètes. Cependant, elles en consomment aussi pour se prostituer et dans ce cas, pour se donner du courage, ne plus penser à rien, supporter les rapports. Après les passes, l’alcool vient redonner de l’espoir, réconforter et permet d’oublier.

Les prostituées fument aussi du tabac. Toutefois cela concerne celles qui fumaient avant d’entrer dans la prostitution. Le tabac permet d’oublier et de se pardonner à soi-même. Il soigne le remord et donne du courage, comme l’affirme Bibiche, une répondante : « L’alcool nous aide beaucoup dans ce métier, surtout les boissons fortes, les liqueurs, les sachets, les pastis, etc. Tu prends un à deux verres et tu te sens bien. C’est comme si tu sortais de ton corps, ton corps ne t’appartient plus. Le client peut faire ce qu’il veut, ça ne te fait rien. »

Les questions posées ont révélé le fait que l’usage des psychotropes servirait à se motiver à la prostitution, repousser la fatigue et le sommeil pour satisfaire le plus grand nombre de clients possible, demeurer opérationnelle au quotidien et restaurer son estime et son image de soi, comme l’affirme une répondante : « Il y a des jours où tu te sens sale, honteuse, inutile. Tu as envie de pleurer. Tu te demandes pourquoi toi. Mais tu es déjà dedans, tu dois continuer pour avoir beaucoup d’argent pour ouvrir un magasin. Grace à la drogue, tu te considères comme un être humain, quand tu fumes le cannabis, tu te retrouves, tu as de bonnes idées, de bonnes pensées, tu retrouves la joie de vivre. Tu oublies les mauvaises pensées. »

Les participantes rapportent que la prise de substances leur permet d’être plus actives et motivées en ce sens qu’elles auraient agi différemment sans avoir consommé. Pour elles, les produits dopants sont un instrument de travail qui soutient les efforts fournis dans les activités de prostitution. Les drogues permettent de tester les limites et d’expérimenter de nouvelles pratiques. Une répondante déclare : « Les drogues ne rendent pas fous, ça dépend de comment tu les prends. Moi, je vois que les drogues ont beaucoup d’avantages. Tu peux bien travailler, tu ne ressens rien, tu peux faire tout ce que le client demande sans problème. Et après tu vis normalement comme les autres. »

Chez les prostituées, la connaissance de la dangerosité liée aux drogues n’en limite pas leur consommation, car la perception du risque n’est pas liée à des données objectives. Bien au contraire les consommations permettent de dépasser et de supporter les risques associés au quotidien. La pression des charges familiales, les difficultés ressenties dans la pratique de la prostitution sont atténuées et occultées par les consommations toxiques. À travers les usages de drogues, les risques que prend la prostituée — risque d’infection au VIH, d’agressions, de vols, etc. — sont occultés et neutralisés. Ces pratiques non seulement permettent d’effacer, d’oublier, de supprimer les craintes et les dangers associés à l’activité, mais encore, elles viennent en soutien à l’activité, permettant ainsi à la prostituée de satisfaire aux exigences sociales. Toutes ces drogues leur sont livrées par les proxénètes et les managers qui ont un contact régulier avec les prostituées. Cependant, certaines se rendent à la Roxy, la pharmacie à ciel ouvert d’Abidjan, où se vendent dans l’illégalité tous types de médicaments pharmaceutiques et de drogues. En définitive, pour les prostituées, sans alcool, tabac, cannabis, psychotropes, médicaments de qualités inferieures et falsifiés, aucune d’entre elles ne saurait satisfaire tous les hommes en quête de sexe. Les prostituées soutiennent que le maintien de la consommation de certaines substances n’est plus lié au plaisir procuré par celles-ci, mais plutôt à ce que ces drogues leur permettaient de réaliser. L’usage de drogues semble être, dans cette optique, une stratégie utilisée pour répondre aux exigences de leur entourage et, de ce fait, pour négocier leur intégration sociale.

Une consommation de compléments corporels pour accroître la visibilité

La prostitution via les réseaux sociaux appelée bizi a pris une ampleur considérable et s’étend désormais à toutes les communes d’Abidjan et certaines villes du pays. Celles qui se livrent chaque jour à une course aux clients sur internet sont étudiantes, élèves, serveuses, commerçantes ou sans emplois, issues de quartiers pauvres ou riches. Face à la concurrence de plus en plus rude, les annonces sur les sites et groupes WhatsApp ne suffisent plus à attirer les clients fortunés. Il faut désormais connaître leurs goûts, leurs préférences en termes de beauté physique, de style, d’apparence. Dans le milieu, deux formes sont particulièrement prisées : les femmes fines qualifiées de skiny et les rondes appelées apoutchou, le volume et la forme des seins et des fesses étant alors un atout majeur pour charmer les clients. Dans ce contexte, les prostituées ont recours à des produits divers pour grossir, raffermir ou faire maigrir ces parties du corps.

Tableau 3. – Liste des produits et compléments corporels utilisés par les prostituées.

Pour les seins

Pour les fesses

Pour les soins du corps

« Bobaraba » pommade

« Heptolif » sirop

« Heptolif bobaraba » sirop

« Bio miracle » crème

« Zahidi vita plus » pilules

« Apetamin bobaraba » pilules

« Huile Maca » huile

« Ultmate MACA » sirop

« Plump hips » sirop

« Jinbo » comprimés/sirop

« Big yokebe » suppositoires

« Sirop mega power »

« Miracle 12 » crème

« Yokebe » ampoule buvable

« Rania » sirop

« Booba hip up »

« Hips enhancement » capsules

« Apetamin bobaraba 3x »

« Ultimate but »

« Hipelargement » bonbons

« Bummax » capsules

(Source : notre enquête)

Ces compléments corporels sont variés : comprimés, gélules, ampoules buvables, suppositoires, sirops, crèmes, injections, huiles. Ils se présentent aussi sous forme de bonbons, de tisanes, de poudres. Selon les répondantes et les informations inscrites sur les notices, ces produits donnent une belle forme aux muscles fessiers et raffermissent les seins en leur donnant de la rondeur et du volume en un temps record. Ils contribuent à redéfinir l’apparence du corps. Ils sont accessibles sur internet entre 5 000 FCFA et 15 000 FCFA et, au marché de Roxy à Adjamé, on les trouve à des prix inférieurs. Depuis leurs résidences, les prostituées passent les commandes des produits qu’elles veulent et se font livrer en une heure. Selon elles, des seins de même que des muscles fessiers raffermis et augmentés garantissent une bonne visibilité sur internet. Des seins ou des fesses plus volumineux attirent plus facilement, tapent à l’œil, séduisent le client. Sur les annonces des prostituées, il n’est pas rare de voir des images de muscles fessiers augmentés et brillants, mais aussi de seins raffermis, volumineux, aux bouts pointus, soulevés et brillants. Pour les prostituées, le plus gros danger n’est pas lié aux effets secondaires des produits utilisés. Ce qu’elles craignent le plus, c’est le fait de ne pas avoir assez de clients pour faire face aux charges quotidiennes et préparer leur avenir. À travers ces techniques de séductions, les prostituées affirment se sentir belles, en confiance, épanouies, capables d’attirer les regards, de se faire plaisir dans l’exercice d’un métier dégradant et rabaissant.

Les prostituées évoquent plusieurs raisons à leurs achats de produits. Il y a d’abord l’influence des considérations qui entourent la couleur de peau (plus ou moins foncée) et le type de forme (skiny ou apoutchou). Certaines prostituées pensent que les hommes sont attirés par les femmes au teint clair. Elles collectionnent ainsi diverses gammes de produits éclaircissants pour se dépigmenter la peau et espérer attirer plus de clients. Une fois la peau blanchie, elles publient plusieurs photos nues sur des sites. D’autres défendent la peau noire, car elles estiment avoir le teint naturel, le meilleur teint. Dans ce dernier cas, les produits corporels contribueraient juste à le rendre éclatant, brillant, pour mieux séduire les amoureux du teint noir. Une répondante explique : « Il faut cirer le teint, il faut que le client regarde un beau teint, brillant sans tâches, que tu sois claire ou noire ou marron, tu dois briller ! C’est important pour fidéliser le client. »

En ce qui concerne la forme idéale, certaines prostituées défendent l’idée selon laquelle, les femmes fines seraient les préférées des hommes blancs et des hommes d’affaires (synonyme de richesse). Elles prennent des pilules et des thés, des produits coupe-faim pour mincir et perdre du poids. En utilisant des produits corporels pour rester mince, la prostituée espère augmenter ses chances de séduire un homme riche qui pourrait réaliser ses rêves ou la sortir de la prostitution. En revanche celles qui optent pour l’augmentation des muscles fessiers et des seins considèrent cette apparence dite africaine comme le physique le plus prisé et donc susceptible d’attirer de nombreux clients. L. B. explique en ces termes comment elle utilise les compléments corporels à des fins de prostitution : « Il y a deux formes, soit tu es skiny soit tu es apoutchou. Moi je suis apoutchou. Dès que je poste les photos de mes fesses ou de ma poitrine, les clients m’appellent, c’est ce qu’ils aiment : les grosses fesses et une forte poitrine. Mais pour avoir cette forme je prends Apetamin gélules, deux fois par jour. Je mets une gélule dans l’anus le matin et une le soir. Je prends aussi Ultimate Maca, une gélule, trois fois par jour, et je prends le sirop Yokebe, une cuillère trois fois par jour. Je mange moins. Lorsque c’est trop chaud je fume un peu et voilà. Regardez vous-même ma forme. » Pour ces prostituées, agrandir les hanches, la poitrine et les fesses est le signe d’appartenance à une culture qui est le fondement de leur personnalité. Elles véhiculent ainsi une image de femmes fières de leurs racines et de leur culture. Des fesses arrondies et augmentées seraient un symbole de l’épanouissement, en plus d’exprimer une forte personnalité et une maturité. Aussi, des prostituées utilisent des compléments corporels par imitation ou suivisme, pour s’apparenter à des concurrentes devenues riches après que ces dernières ont eu recours à de telles pratiques. B. B. explique son goût pour les compléments alimentaires dans son activité : « La prostitution, ça fait vieillir vite. Alors pendant que ça marche, il faut profiter pour avoir beaucoup d’argent, il faut attirer les vrais mecs, les riches, pour que demain tu puisses ouvrir un salon de beauté ou bien un bar ou un business qui va t’aider quand tu n’auras plus de clients. Moi, pour mettre mon corps en valeur, j’applique la crème Bio miracle et l’huile Maca sur mes seins chaque matin au réveil, ensuite j’utilise en suppositoire les gélules Alaska ou je les remplace par les gélules Big Ass Yokebe ou bien même Apertamin bobaraba 3x, ce sont les mêmes effets. Après j’applique la crème miracle 12 sur le ventre pour avoir un ventre plat et un petit bassin, afin de mieux mettre en valeur mes fesses. Puis, avant chaque rapport, je mets une capsule de Madurasa dans ma partie génitale. »

Il ressort des propos des prostituées que les consommations de produits corporels et dopants s’inscrivent dans une approche focalisée sur les effets attendus, sur des croyances imaginaires construites à travers des vécus subjectifs. Chaque prostituée fait le choix des produits en fonction du résultat souhaité.

Discussion et conclusion

Réalisée sur un échantillon de cent vingt-deux prostituées, cette étude montre que les femmes qui pratiquent la prostitution via les réseaux sociaux vendent des services dans des conditions difficiles et finissent par consommer des drogues et des compléments corporels comme stratégies d’adaptation. Deux types de trajectoires de toxicomanie et d’usages de compléments corporels émergent des récits des prostituées : un dernier recours pour atténuer les difficultés liées à la prostitution et un usage pour répondre aux critères de beauté et accroître la visibilité sur les sites de rencontre. Si le choix de l’activité est volontaire et n’exige pas de conditions particulières parce que s’opérant sur internet, il en est autrement pour ce qui est des conditions de travail et des services offerts aux clients. Les résidences meublées qu’elles louent sont hors de prix. Mais en plus, elles doivent changer d’appartement tous les trois mois pour échapper à l’emprise du regard des voisins, à la stigmatisation et aux visites inopinées de la police. Elles sont au quotidien confrontées à des dépenses, à des rythmes soutenus de travail, à la pression de la concurrence. Les substances psychoactives comme l’alcool, le cannabis, les médicaments psychotropes, deviennent leur refuge. Pour les prostituées, ces consommations sont porteuses de sens, construits sur les imaginaires sociaux et les expériences subjectives. Elles soutiennent une activité difficile qui contribue à gagner de l’argent pour faire face aux exigences sociales. Les discours et les ressentis des prostituées sur les consommations de drogues sont différents des conceptions partagées dans les milieux médicaux. Chez les prostituées, les drogues ne sont pas perçues comme dangereuses tant que les usages sont maitrisés. Le risque principal correspond en l’occurrence au manque de clients, à la baisse des revenus, à une retraite sans investissement et non aux effets secondaires des drogues. En dehors des drogues, les prostituées utilisent des compléments alimentaires et corporels. Elles décrivent la prostitution en ligne comme un milieu très compétitif, où il faut s’adapter en permanence et se dépasser pour réussir. Ces produits sont censés transformer les corps, les rendre conformes aux normes de beauté des stars des magazines de mode. À ce niveau de l’analyse, les résultats de l’étude rejoignent ceux de Sophie Le Garrec (2003, p. 13) qui relève les fondements sociaux et culturels des consommations de drogues. Comme les travaux de cette auteure l’ont également montré, les prostituées ne caractérisent pas leurs pratiques à partir des modèles épidémiologiques mais à travers leurs propres expériences des produits, elles-mêmes catégorisées de manières variables selon les moments, les contextes et l’entourage. Ces consommations répondent aussi aux besoins d’amour, d’appartenance, d’estime de soi ou de reconnaissance des compétences chez les prostituées, comme l’attestent les recherches de Beauchamp (2003). Pour les prostituées, les pratiques dopantes sont une interface quasi vitale pour affronter les réalités du métier (Guichard et coll., 2002, p. 48), elles tentent de contenir toutes les vulnérabilités liées au contexte de vie. En définitive, ces conduites paraissent légitimes, acceptées et banalisées aux yeux des prostituées. Ne pas recourir à ces produits est même considéré comme un désavantage, malgré le risque d’effets secondaires et de dépendance.

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Citer cet article

Référence électronique

Kafé Guy Christian Kroubo, « Analyse des perceptions des usages de drogues et de compléments alimentaires et corporels chez les prostituées à Abidjan », IRIS [En ligne], 44 | 2024, mis en ligne le 09 février 2024, consulté le 17 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3843

Auteur

Kafé Guy Christian Kroubo

Université Félix Houphouët Boigny, Abidjan-Cocody
christiankafe@yahoo.fr

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