Elisa Segnini et Michael Subialka (dir.), Gabriele D’Annunzio and World Literature. Multilingualism, Translation, Reception

Édimbourg, Edinburgh University Press, 2023, 424 p.

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Elisa Segnini et Michael Subialka (dir.), Gabriele D’Annunzio and World Literature. Multilingualism, Translation, Reception, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2023, 424 p.

Texte

Auteur phare de la littérature italienne, surnommé Il Vate (Le Poète), Gabriele D’Annunzio est l’écrivain italien le plus traduit à l’étranger au tournant des xixe et xxe siècles. Pourtant, les traductions et les travaux actuels paraissent lui accorder une place assez marginale. En réunissant les contributions d’intellectuels de douze pays, Elisa Segnini et Michael Subialka ravivent l’intérêt pour l’auteur et réévaluent l’échange culturel et les implications politiques de la Décadence et du Modernisme. Leur objectif est double : d’une part, combler un vide, puisque aucune étude n’examine l’œuvre de D’Annunzio dans une perspective globale et au sein des dynamiques de la World Literature ; d’autre part, repenser le rôle du Vate et de l’Italie dans le contexte de la fin-de-siècle.

La World Literature est envisagée par les éditeurs de ce volume à la fois comme « a particular form of reading and writing that at once seeks, reveals, and engenders encounters with other cultures1 » et comme un « mode of circulation and reading2 » des textes qui voyagent au-delà de leur contexte d’origine. Quelle est la place de D’Annunzio dans le paradigme transnational de la Décadence ? Dans quelle mesure la traduction, le multilinguisme et le translinguisme ont-ils contribué à façonner l’image de l’auteur au-delà des frontières italiennes ? Quel impact l’œuvre dannunzienne a-t-elle sur la tradition politico-culturelle d’autres pays ?

Pour répondre à ces interrogations, l’ouvrage s’articule en quatre parties proposant de nouvelles pistes pour approcher l’œuvre et l’héritage culturel de l’écrivain. Dans le premier volet, intitulé « A Poetics of Fusion: Cultural Appropriation, Multilingualism, Translingual Writing », sont regroupés les articles qui examinent comment l’engagement de D’Annunzio avec la littérature mondiale influence la poétique de l’auteur. La contribution de Pietro Gibellini met en avant la dette de l’écrivain envers les modèles gréco-latins, montrant que l’auteur prône un renouvellement esthétique tout en souhaitant s’inscrire dans la tradition. Mariko Muramatsu examine la façon dont l’admiration pour la culture et l’art japonais en vogue à la fin du xixe siècle se reflète non seulement dans la production dannunzienne, mais aussi dans les décors qu’il choisit pour le Vittoriale, son « libro di pietre vive3 ». L’article d’Elisa Segnini porte sur le multilinguisme dans Il Piacere et dans L’Enfant de volupté, traduction française du roman. Elle souligne comment la trame multilingue du texte, qui reflète la tension entre cosmopolitisme et nationalisme, est altérée lors de la traduction par Georges Hérelle. Ces ajustements révèlent des divergences profondes entre les deux systèmes linguistiques que D’Annunzio accepte afin de s’insérer dans le marché littéraire international. Sarah Zappulla Muscarà et Enzo Zappulla considèrent le rôle des traductions et des représentations dialectales de la pièce La figlia di Iorio, chef d’œuvre auquel la transposition linguistique assure une nouvelle vie et un succès étendu, car l’utilisation des dialectes favorise la popularité de l’œuvre et son accès à la littérature mondiale. Dans le dernier article de cette section, Filippo Fonio revient sur la relation entre D’Annunzio et le français pour affirmer que l’emploi de cette langue répond à l’ambition de l’auteur de s’intégrer dans un canon francophone transnational. Selon Fonio, la maîtrise de deux langues chez D’Annunzio est une forme de diglossie qui lui permet de se situer par rapport à la tradition linguistique et de la renouveler.

La deuxième partie de l’ouvrage, intitulée « Translators as Transcultural Negotiators », explore les relations entre D’Annunzio et ses traducteurs. Les articles rassemblés analysent les implications de l’identification à la figure de l’auteur sur l’approche des traducteurs, ainsi que le rôle de ces derniers en tant qu’agents culturels dans la diffusion de l’œuvre du Vate en Europe. Dans leurs contributions, Clive Thomson et Annalisa Ciano approfondissent ces aspects dans le domaine francophone. Thomson se penche sur l’impact de la tension homoérotique, des affinités intellectuelles et des divergences esthétiques sur la manière dont Hérelle reçoit et réélabore l’œuvre de D’Annunzio. Le manque de sensibilité décadente du traducteur4 et son adhérence au canon linguistique français influencent également sa pratique de la traduction, le transformant parfois en « censeur invisible5 ». Ciano utilise plutôt l’expression « (in)visible translator » pour désigner André Doderet, qui prend le relais de Hérelle après la détérioration de sa relation avec l’écrivain italien. La lecture de ces deux articles montre qu’en dépit d’une admiration commune quelquefois ambiguë pour D’Annunzio, Hérelle et Doderet adoptent des pratiques quasiment opposées et respectivement assimilables aux approches target-oriented et source-oriented. Dans les deux cas, les traducteurs ont agi en médiateurs culturels, permettant à l’œuvre dannunzienne d’entrer dans le circuit littéraire international. Le chapitre de Stefano Evangelista se concentre sur le domaine britannique, mettant en avant l’action d’Arthur Symons, qui, dans son double rôle de traducteur et critique, ne censure pas les passages pouvant scandaliser la morale victorienne, contribuant ainsi à la réception du Symbolisme et de la Décadence européens en Angleterre. Pour conclure cette deuxième partie, la contribution d’Adriana Vignazia porte sur les traductions allemandes des œuvres de D’Annunzio réalisées par Karl Gustav Vollmoeller, ou sous son contrôle, ainsi que sur la relation qui se développe entre eux. Comme dans le cas des traducteurs français, Vollmoeller devient une sorte d’agent culturel : il adapte les textes dannunziens au contexte allemand et favorise leur diffusion, du moins jusqu’à la Première Guerre mondiale.

La troisième partie, « D’Annunzio’s Global Fin-de-siècle Reception », illustre l’influence qu’ont eu les œuvres et la personnalité de D’Annunzio sur les milieux sociaux et artistiques mondiaux, notamment en ce qui concerne la transformation des normes de genre ou les dynamiques politiques. D’abord, l’article de Noriko Hiraishi examine la réception de D’Annunzio dans la littérature japonaise fin-de-siècle, révélant que les œuvres de cet écrivain ont joué un rôle essentiel dans la création de nouveaux modèles masculins et féminins. Suit la contribution de Assumpta Camps, qui explore la manière dont l’œuvre du Vate, et surtout sa représentation de la femme fatale, influence la construction de la figure féminine dans la littérature catalane de la fin du xixe siècle et du xxe siècle. Avec plusieurs exemples, Camps documente également l’impact de D’Annunzio sur le plan politique, comme il favorise la diffusion d’un sentiment croissant de nationalisme. Enfin, la réflexion d’Arturo Larcati interroge la façon dont l’attitude belliciste et l’irrédentisme de l’auteur ont nui à son image publique dans le domaine autrichien du début du xxe siècle. Son article démontre qu’à une époque où le nombre de détracteurs de D’Annunzio augmente, des figures telles que Zweig, Benjamin et Brecht insistent sur la nécessité de distinguer le talent littéraire de l’écrivain italien de son attitude politique.

Les études réunies dans le dernier volet, nommé « Complex Legacies », vont plus loin dans l’analyse des enjeux politiques et culturels liés à la réception des textes dannunziens. Elles montrent notamment que l’œuvre de D’Annunzio n’apparaît pas seulement comme un intertexte littéraire, mais aussi comme un modèle politique dont le statut et l’influence changent en fonction du contexte socio-historique de la réception. Sandro Abate se concentre sur le rapport entre l’auteur et l’Argentina : en distinguant différentes phases, il commente les références à ce pays dans la production du Vate, le lien entre l’écrivain et la communauté locale et la réception de son œuvre dans un pays marqué par une forte immigration italienne. Dans la même lignée, Guylian Nemegeer et Mara Santi considèrent la relation entre D’Annunzio et les États-Unis. Son engagement politique lui assure d’abord des collaborations prestigieuses avec la presse américaine, mais après la guerre, il est possible d’observer que la (prétendue) proximité au régime fasciste conduit l’opinion publique à lui attribuer des traits stéréotypés négatifs communément associés aux Italiens et à s’intéresser davantage aux scandales dont il est le protagoniste qu’à la valeur de son œuvre. Elda Garetto et Sofia Lurie expliquent qu’en Russie, de même qu’en Autriche, les enjeux politiques entravent une évaluation objective du génie poétique de l’auteur, car son image se forge au prisme des événements : d’abord esthète et poète armé, puis représentant des gens communs, D’Annunzio a été récemment redécouvert. La réception de l’œuvre dannunzienne dans le monde arabe fait l’objet du chapitre de Hussein Mahmoud et Christine Samir Girgi, où ils expliquent qu’en dépit d’une attitude belliciste et d’un style caractérisé par une sensualité très éloignée de la morale arabe, jusqu’à la fin des années 1930, D’Annunzio jouissait d’une bonne réputation dans des pays comme l’Égypte. Son image change négativement dans les années d’après-guerre et semble susciter un nouvel intérêt de nos jours. Dans les deux derniers articles, Russell Scott Valentino et Ikuho Amano réfléchissent sur les enjeux politiques liés à l’héritage dannunzien dans des contextes très spécifiques. Valentino retrace la façon dont la famille, et marque, Luxardo associe le nom de son brandy à la renommée de D’Annunzio, une initiative publicitaire qui ne déplaît pas à un auteur que Guerri qualifie d’influenceur ante litteram6. Enfin, en s’appuyant sur la notion de « transmesis » donnée par T. O. Beebee, Amano interroge l’influence de D’Annunzio sur Mishima Yukio, homme de lettres japonais de la dernière moitié du xxe siècle dont l’admiration pour le Vate se transforme en idolâtrie. Le volume, qui est idéalement complété par un blog de Susan Bassnett et par un panel qui a eu lieu en 2022 à l’occasion du MLA International Symposium à Glasgow, aboutit sur un chapitre de Segnini et Subialka rapportant les réflexions de certains traducteurs contemporains de D’Annunzio.

L’ouvrage introduit une vision polycentrique de l’écrivain, considéré dans son double rôle d’artiste engagé et de personnage public, révélant le potentiel encore partiellement inexploré de la modernité et de la richesse intertextuelle qui caractérisent les créations du Vate. La possibilité de reconsidérer l’œuvre dannunzienne à partir d’une perspective mondiale et au prisme des médias, des théories féministes et des gender studies propres à l’hyper-contemporanéité ouvre de nouvelles pistes pour les chercheurs de divers domaines disciplinaires. Les questionnements suscités par le regard critique de ce volume instaurent de multiples points de départ pour des études ultérieures qui contribueront à enrichir la bibliographie sur D’Annunzio.

Notes

1 Jane Hiddleston, « ’Un Nouvel Internationalisme Littéraire’ ? Dreams and Delusions of ‘World Literature’ in Khatibi, Djaout, and Adimi », Publication of the Modern Language Association, vol. 137, no 2, 2022, (p. 391), cité p. 3. Retour au texte

2 David Damrosh, What is World Literature?, Princeton, NJ, Princeton University Press, 2003, (p. 5), cité p. 3. Retour au texte

3 « Livre de pierres vivantes », voir Giordano Bruno Guerri, D’Annunzio. La vita come opera d’arte, [e-book], Milan, Rizzoli, 2023, p. 10. Retour au texte

4 Voir Guy Ducrey, « Is There Such Thing as a ‘Decadent Translator’?: The Case of Georges Hérelle (1848-1935) », Volupté: Interdisciplinary Journal of Decadent Studies, vol. 3, no 2, 2020, p. 11-27. Retour au texte

5 Thomas Loué et Blaise Wilfer-Portal, « D’Annunzio à l’usage des Français : La traduction comme censure informelle (fin du xixe siècle) », Ethnologie française, vol. 36, no 1, 2006, p. 106. Retour au texte

6 Guerri, ouvr. cité., p. 2. Retour au texte

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Référence électronique

Erika Padova, « Elisa Segnini et Michael Subialka (dir.), Gabriele D’Annunzio and World Literature. Multilingualism, Translation, Reception », IRIS [En ligne], 44 | 2024, mis en ligne le 09 février 2024, consulté le 01 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=3913

Auteur

Erika Padova

Doctorante en littérature comparée, Univ. Grenoble Alpes, CNRS, Litt&Arts, 38000 Grenoble, France, centre ISA (Imaginaire et Socio-Anthropologie)

Enseignante contractuelle, Italien LLCER, Université Savoie Mont Blanc (USMB), UFR LLSH
erika.padova@univ-grenoble-alpes.fr

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