Francesco Zambon, Brève histoire de l’obscurité poétique

Nice, Arcades Ambo, 2023

Bibliographical reference

Francesco Zambon, Brève histoire de l’obscurité poétique, Nice, Arcades Ambo, 2023, 209 p.

Text

La question de l’obscurité poétique est aussi vieille que la poésie, voire l’écriture elle-même. Pour l’étudier il faut être en mesure de faire la part entre une obscurité intentionnelle des écrivains et l’obscurité qu’on peut inventer soi-même dans les textes lorsque l’on est trop éloigné de leur contexte linguistique et culturel (ce fut longtemps le cas, par exemple, pour le prétendu « mystère du graal » chez Chrétien de Troyes). Dans cet ouvrage de belle et haute tenue né d’un cycle de leçons données au Collège de France (en février et mars 2017), l’auteur a su admirablement éviter l’écueil consistant à mystifier des mystères ; il a mené une réflexion informée et pénétrante sur le thème de « l’obscurité poétique du trobar clus à la poésie contemporaine » : question délicate, s’il en est, surtout quand on refuse, comme lui, de succomber aux illusions interprétatives d’un ésotérisme de mauvais aloi. Il débute par un « Prologue dans le Ciel » qui rappelle l’ancienneté du questionnement patristique sur les obscurités de la Bible. Cette dernière aurait-elle sciemment cultivé le secret ? Des récits de rêves ambigus de la Torah et des énigmatiques paraboles évangéliques aux prophéties cryptées de l’Apocalypse, la Bible offre tellement de pages étranges. Elles restèrent un défi constant pour les exégètes médiévaux et modernes qui hésitèrent sur leur statut réel : hermétisme délibéré d’une religion « à mystère » (judaïsme puis christianisme) ou bien appel aux lecteurs de bonne volonté pour saisir l’indicible du divin ? L’auteur suit cette chaîne des exégètes allant de Clément d’Alexandrie et Origène à saint Augustin pour montrer que c’est précisément cette obscurité de l’Écriture qui a contribué à faire émerger une poétique médiévale de l’hermétisme et de l’allégorie, qu’un troubadour comme Marcabru a relayé très explicitement, son obscurité poétique offrant une densité de sens allégoriques (p. 52).

L’auteur propose sa « réflexion esthétique et poétologique » (p. 193) en trois étapes : « Le trobar clus : Raimbaud d’Orange contre Giraud de Borneil », « Autour des Soledades : Gongora contre Lope de Vega » et « Le Mystère dans les Lettres : Mallarmé contre Marcel Proust ». Ces trois couples d’auteurs (médiévaux, baroques et modernes) éclairent, chacun à leur manière, à trois époques différentes, les enjeux esthétiques et créatifs de l’obscurité en poésie, chaque poète à tendance hermétiste (plutôt qu’hermétique) ayant suscité son réprobateur attitré dans une sorte de dialectique créatrice. Au Moyen Âge naît le trobar clus, une poésie close (« fermée à clé ») et son obscurité « sémantique » repose sur l’exigence d’un style aristocratique, très travaillé à partir de la langue commune. Les figures de style et de discours participent pleinement à un culte de la forme esthétique parfaite. En fait, dans ce travail des tropes, c’est tout l’objet littéraire qui se découvre lui-même et pour très longtemps, « à la pointe de l’obscurité du style », conférant aux troubadours un rôle d’éternels précurseurs pour plusieurs siècles de création poétique occidentale. Dans la poésie baroque d’un Gongora, une obscurité « rhétorique » et ostentatoire s’étourdit de ses jeux infinis. Le paraître des images décourage l’être sémantique de la langue et voudrait se suffire à lui-même. Enfin dans la poésie moderne, la poésie hermétiste se fait langue à part, édulcorée en langue « pure » (Mallarmé, Valéry) et visant une obscurité « métaphysique ». Cet « aboli bibelot d’inanité sonore » cultive des effets de sens résultant de la sonorité de mots entrelacés bien plus que de leur sens lexical ; elle fait la part belle à l’émotion d’une musique au-delà des mots. En définitive, c’est toujours au lecteur d’enrichir le clair-obscur poétique (lector in poemate, en quelque sorte), de poursuivre le travail du poète et d’y trouver son propre « surplus de sens ». Marie de France aurait approuvé les thèses de ce livre constamment suggestif et passionnant : « Il y avait un usage chez les Anciens, Priscien en témoigne : dans les livres qu’ils écrivaient jadis, ils s’exprimaient très obscurément (assez oscurement diseient) pour ceux qui devaient leur succéder et apprendre leurs écrits, afin qu’ils puissent gloser la lettre en tirant de leur intelligence un surplus de sens. » (Marie de France, prologue des Lais, v. 9-16)

References

Electronic reference

Philippe Walter, « Francesco Zambon, Brève histoire de l’obscurité poétique », IRIS [Online], 45 | 2025, Online since 31 janvier 2025, connection on 16 août 2025. URL : https://publications-prairial.fr/iris/index.php?id=4138

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Philippe Walter

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