En septembre 2010 nous avons ouvert un séminaire interdisciplinaire intitulé Le récit entre fiction et réalité. Confusion de genre. Il s’agissait d’entamer une réflexion sur les frontières entre histoire et fiction, ainsi que sur l’hybridation entre ces deux champs. L’actualité littéraire et historique récente suggérait la ré-émergence de ces thèmes : depuis Les Bienveillantes et jusqu’à HHhH, la production littéraire française continuait de proposer des livres que les éditeurs présentaient volontairement comme des romans, mais que les lecteurs utilisaient souvent de manière non-fictionnelle (ou non complètement fictionnelle) et qui soulevaient des débats intéressants sur la liberté des écrivains de manipuler l’histoire.
Cette démarche, qui brouille les frontières entre récits historiques et récits fictionnels, n’est certes pas nouvelle. Cependant, elle s’insère désormais dans un contexte marqué à la fois par une perte de poids de l’historiographie – en dehors des milieux académiques – et par un brouillage plus global des frontières entre fiction et réalité dérivé sans doute du rôle de plus en plus important joué par les « réalités virtuelles » d’Internet et par la capacité technique de manipulation de l’image.
Les historiens ne sont pas restés inactifs. Ils ont abondamment réfléchi sur les liens – anciens et nouveaux – entre histoire et littérature (ou plus généralement entre histoire et toute production fictionnelle, y compris cinématographique), comme en témoigne la parution de livres et de numéros monographiques de revues historiennes consacrés à ce thème1. Certains d’entre eux ont également joué le jeu et élaboré des essais « hybrides » qui proposent une conception spécifique de l’histoire et ouvrent à nouveau la discussion sur la nature et le rôle de l’histoire dans la production d’interprétations véridiques du passé2.
Nous avons donc cherché à discuter ouvertement de ces questions, en invitant des chercheurs de différents horizons ayant un intérêt spécifique pour ce débat. Le rôle des intervenants a surtout consisté à apporter des arguments à une discussion collective qui s’est développée de manière très ouverte et critique, notamment grâce à la participation de jeunes chercheurs et chercheuses des champs littéraire et historique. La constitution d’un laboratoire junior de l’ENS sur Histoire et imagination au cours de cette même année nous a permis d’élargir le public du séminaire et d’entamer un parcours commun qui continue encore cette année.
Après une introduction générale des problématiques et des questionnements déjà suggérés dans le texte diffusé pour présenter le séminaire – joint en annexe – nous avons ouvert la discussion autour de quelques communications de chercheurs et chercheuses, lyonnais et non.
Michèle Clément (GRAC, Lyon), spécialiste de la littérature de la Renaissance, a choisi de se dépayser par rapport à ses compétences académiques directes et a proposé une réflexion liée à l’actualité littéraire et aux réactions que certains romans récents avaient soulevé chez elle en tant que lectrice avisée des dispositifs littéraires. Partant des livres de Yannick Haenel (Jan Karski), Laurent Binet (HHhH), et Arthur Dreyfus (La synthèse du camphre), Michèle Clément s’est donc interrogée sur les limites que la littérature s’impose, ou ne s’impose pas, dans le récit de l’histoire. Le cas choisi, celui du nazisme et de la « Solution finale » dans les productions littéraires récentes nous a non seulement permis d’entrer dans le vif du débat public autour de la triade histoire-mémoire-littérature, mais aussi de travailler sur des cas-limites dont la résonance morale était évidente pour tous. Cette communication a ainsi permis de directement saisir la manière dont la littérature s’empare de l’histoire et de ses méthodes de recherche pour produire des images fortes du passé. Dans une démarche historienne plus classique, Mathieu Arnoux (Paris VII) a retourné la relation entre histoire et fiction, s’interrogeant et nous interrogeant sur la manière dont les personnages de fiction nés au sein de la littérature médiévale permettent à l’historien d’accéder à une connaissance bien réelle là où les sources historiques se montrent rares ou défaillantes3. L’usage de la littérature par les historiens est une procédure bien connue et ses méthodes sont bien expérimentées. Peu d’historiens l’avaient toutefois appliquée, comme le fait Mathieu Arnoux, au champ de l’histoire économique médiévale : sa réflexion a eu le mérite de suggérer d’autres usages possibles des sources littéraires par les historiens et, de ce fait, a contribué à la réflexion autour des conditions d’extensions du champ historique et des sources historiques.
Le regard que Thierry Jacob (LARHRA, Lyon) a jeté sur l’un des romans contemporains italiens les plus connus – Le Guépard de Tomasi di Lampedusa – a été à intéressant à plusieurs raisons : spécialiste de l’histoire de la noblesse allemande du XIXe siècle, mais habitué à traiter son sujet à partir de sources de toute autre nature, passionné de cinéma et de littérature, Thierry Jacob nous a proposé une lecture stratifiée du roman. Il s’est interrogé tant sur le roman comme source pour la reconstitution de l’histoire italienne de la deuxième moitié du XIXe siècle – et sur le rôle conséquent de l’auteur en tant qu’historien – quant sur le rôle du roman dans la construction d’un imaginaire spécifique de l’histoire de cette période et, plus généralement, d’une sorte d’« italianité » stéréotypée qui persiste toujours. Ce deuxième aspect est particulièrement intéressant car il met en jeu également le rôle du cinéma dans la construction de l’imaginaire historique et, accessoirement, dans le succès du roman, affecté par le succès obtenu par le film éponyme de Visconti.
Bernard Hours (LARHRA, Lyon) a choisi d’intervenir sur les perplexités soulevées par la démarche de Manon Sigaut4 à la fois historienne et auteure de fiction historique. La lecture riche de pathos qu’il nous a livré des deux livres de cette auteure, a relancé, vers la fin du séminaire, la question de la concurrence, voire compétition, entre histoire et fiction dans la constitution d’un imaginaire historique dont le rôle demeure fondamental pour les historiens lorsqu’ils se penchent sur l’étude du passé. La discussion a été enrichie par la contribution, au cours de la même séance, de Patrick Boucheron (Paris 1), centrée précisément sur les tentations littéraires de l’historien et les savoirs historiens de la littérature. Fort à la fois d’une pratique scientifique et académique classique et d’une expérimentation historique particulièrement intéressante5, ainsi que d’une compétence spécifique sur la frontière entre histoire et littérature6, Patrick Boucheron nous a également permis d’aborder la question de l’autorité des écrivains (historiens et littéraires) et des dispositifs formels qui permettent ou pas de tenir pour vraies les affirmations des auteurs.
Cette question a également été au centre de l’intervention de Lisa Roscioni (Université de Parme), qui l’a abordée par un autre biais, celui de l’émergence et du succès de deux genres : la narrative non fiction et l’historical fiction. Cette intervention, qui a aussi re-proposé la question de la perte d’hégémonie des historiens, a également élargi la discussion au rôle de l’édition et des éditeurs dans le succès de ces genres littéraires et dans le brouillage des frontières entre récits vrais et fictionnels, non seulement dans le panorama français, mais aussi en Italie et dans le monde anglo-saxon, particulièrement américain.
Sabina Loriga (EHESS) a proposé une analyse fine et intéressante de la représentation que la littérature contemporaine offre de l’historien et de son métier. Cette analyse représente pour Sabina Loriga une porte d’accès à la conscience historique de notre époque et l’amène à s’interroger sur le rôle des historiens dans la formation d’un savoir critique du passé de plus en plus remis en question aujourd’hui, ainsi que sur les relations entre mémoire et histoire.
Emilie Walezak (Lyon 2), partant d’une analyse littéraire et non historienne, a exploré la relation entre histoire et fiction dans le roman anglais contemporain, permettant entre autre de revenir sur l’un des moments cruciaux du débat scientifique sur le rapport entre histoire et vérité, celui du post-modernisme et plus précisément pour les historiens, du linguistic turn.
Le séminaire s’est clos avec une séance dont le protagoniste a été Laurent Binet, auteur du roman HHhH. Présenté par l’éditeur Grasset comme un roman, ce livre intriguant se veut un récit absolument véridique de l’attentat commis à l’encontre de Reinhard Heydrich en 1942, accompagné d’une réflexion narrative sur les difficultés et les enjeux d’une écriture romanesque qui veut à tout prix éviter l’invention au bénéfice de la vérité, et rien que la vérité. Au cœur donc de nos préoccupations, l’intervention de Laurent Binet nous a permis de conclure une année de débats en relançant un certain nombre de thèmes qui sont au cœur du séminaire de cette année qui poursuit la réflexion, en la réorientant vers le rôle de la littérature et de l’histoire dans la « fabrication du réel »7. Nous poursuivons en effet la réflexion entamée l’année dernière, tout en l’ouvrant vers deux nouvelles directions : d’une part, nous commençons à nous occuper aussi de la fiction cinématographique, en abordant plus particulièrement la question des documentaires et des docu-fictions ; d’autre part, nous voulons aussi explorer plus en détail le rôle des éditeurs dans la production de livres au statut plus ou moins ambigu ou hybride entre vérité et fiction.