Introduction
Entre 1954 et 1959, Kevin Lynch, urbaniste, architecte et enseignant, mène un programme de recherche au sein de l’École d’architecture et de planification urbaine hébergée par le Massachussetts Institute of Technology sur la forme perceptuelle de la ville. Il s’agissait d’établir des liens entre perception visuelle et orientation à partir d’une méthode appuyée sur l’enquête. Ce travail a donné lieu à deux publications. The Image of the City1 (1960) se fonde sur les observations de citadins pour établir une carte mentale des villes de Boston, Jersey City et Los Angeles. The View from the Road2 (1964) analyse l’impact des enseignes et des signes en situation de mobilité en s’appuyant entre autres matériels graphiques sur des séquences de photographies prises depuis l’habitacle d’une voiture roulant sur des autoroutes urbaines3. Les deux objets éditoriaux proposent des façons de matérialiser des données jusque-là exclues des cartographies traditionnelles et rénovent les formes graphiques de la recherche en se donnant comme ambition de rendre visible un invisible urbain. De ce point de vue ils intéressent un design tourné vers des enjeux de visualisation. En outre, Kevin Lynch et ses collaborateurs n’excluent pas que leurs études puissent susciter des projets : il s’agissait en effet de « découvrir une esthétique “de l’autoroute” pour en suggérer un meilleur design4 ».
C’est principalement sur la question des méthodes que dès cette époque les intérêts de la recherche universitaire ont rencontré le design : celui-ci, plus attaché à l’observation attentive des comportements et des phénomènes qu’aux lois générales et scientifiques, paraissait déjà en capacité de renouveler les façons de produire des savoirs. En conséquence, les unités de recherche se tourneront durablement vers le domaine de l’urban design5 : elles intégreront aux côtés des étudiants en architecture des étudiants en planning et d’autres, compétents en sciences sociales et physiques, formant des équipes multiformes dans lesquelles des designers ne tarderont pas à prendre place.
Quelques années plus tard, Victor Papanek, diplômé lui aussi du MIT, s’inscrit dans cette ligne initiée par les environmental studies. Une part de son activité consiste à produire des diagrammes présentant le déroulé, même complexe, d’une méthode. Ces supports ont été utilisés dans le cadre de programmes institutionnels qui ont fait intervenir des étudiants ; ils ont aussi permis d’établir des partenariats avec le monde scientifique. Je me permets d’employer le mot « partenariat », car le terme ne dénote pas dans le registre lexical du designer viennois émigré aux USA. Lui-même, s’il critique ouvertement la recherche du profit, emploie une terminologie appartenant à l’entreprise, à escient : pour Papanek, toute activité de production est « expérimentale » et doit s’inscrire d’emblée sur un terrain, c’est pourquoi il ne sera pas fait de différence entre l’école, la recherche et l’exercice du métier. Aussi, cette « entreprise de design » se veut bienfaisante : les intervenants sont tenus par un « intérêt » commun qui est de guérir si ce n’est sauver un monde. L’intention prime quand les méthodes et les moyens, eux, diffèrent peu des réalités entrepreneuriales : positionné au cœur d’un schéma agglomérant, le designer profite en retour des compétences des collaborateurs pour réorienter sa pratique. Le design intégré selon Victor Papanek est une « manière de voir6 » omnidirectionnelle, car pensée en interrelations et travaillée en interaction par une équipe élargie – il est question de groupes comprenant entre 30 et 50 membres.
Les deux cas sus-cités ne sont pas symétriques. Dans l’un, le designer apporte sa contribution à un programme institutionnel envisagé d’emblée dans une pluridisciplinarité et dirigé par un chargé de mission (le chercheur). Dans l’autre, il se trouve au cœur d’une équipe organisée autour de lui et pensée en fonction d’une question de design qu’il continue de conduire. Pourtant, dans les deux cas, il s’agit de regrouper des compétences7 et d’unifier les expressions d’activités initialement divergentes au profit d’un état collectif souverain : le paysagiste, le géographe, le sociologue, l’ingénieur, le designer abandonnent d’eux-mêmes une partie de leurs qualités respectives pour former un seul corps social. En outre, dans un cas comme dans l’autre, il n’est pas fait de différence entre ce que serait une unité de production et ce que devrait être une unité de recherche (théorique ou fabricante). La recherche universitaire actuelle n’en fait pas plus quand elle dit vouloir former des équipes intégrées plus autonomes et plus opérationnelles. En effet, la notion de « design intégré » s’apparente aux formules du corporate design telles que pratiquées dans les grandes firmes bien au-delà de la symétrie lexicale. Elle doit donc pouvoir supporter une critique, y compris dans la façon dont l’envisage Victor Papanek, quand bien même est-il difficile de contrevenir à l’intention louable du designer. Le propos de ce texte est de formuler des réserves quant à ce que serait un « design intégré » et une « recherche inclusive », et de dire les avantages d’une position plus initiale du designer qui a consisté à se tenir à côté.
Expériences institutionnelles et limites du corporate design
L’ouvrage republié de Claire Leymonerie8 rappelle les liens historiques entre la promotion du « design intégré » et le développement de la profession. L’ambition d’une activité en recherche d’emplois a rencontré opportunément les intérêts d’une politique industrielle au sens strict (orientée par une industrie dominante) qui a favorisé l’intégration des activités de design de façons diverses et pragmatiques : certaines firmes demandaient une exclusivité en incluant le service approprié, d’autres préféraient profiter de la « créativité » d’une agence indépendante, mais sous contrat (c’est le principe du design semi-intégré évoqué entre autres compromis). Néanmoins, elles opèrent toutes une mutation dans les attributions du designer en direction de tâches plus abstraites et plus spéculatives, apparentées à de la conception. Il est sollicité comme consultant, est en charge de la planification de la production, participe à l’élaboration de supports de médiation et à d’autres occupations de nature managériale. Plutôt que d’une mutation, je ferais mieux de parler d’un déplacement. Les activités de dessin qui relevaient de la mise au point et se trouvaient cantonnées en fin de chaîne migrent : les fonctions nouvelles du designer le positionnent non loin des sphères dirigeantes qui sont à l’initiative des projets. Ce mouvement a été initié dès les années 1960 par un certain nombre d’institutions qui ont soutenu la professionnalisation du métier. J’ai des raisons de parler de « professionnalisation » pour évoquer ce qui s’est mené comme démarches : formations sélectives d’ingénieurs bénéficiant d’une spécialisation supplémentaire (celle de styliste industriel), passages administrés de certifications, et d’autres critères permettant de dessiner les contours d’une profession fermée (occupational closure), dont on ne pourrait plus contester les prérogatives9. Il s’agissait moins de faire reconnaître un métier que d’établir statutairement les conditions d’intervention d’une fonction au sein de l’entreprise. Le designer s’est vu conférer le rôle de superviseur en charge de « contrôler dans les grandes lignes le travail réalisé par d’autres10 ». Cette « valorisation » de l’activité continue de séduire : une partie du monde du design adhère volontiers à la démarche de design intégré et communique sur les services dont elle se rend capable, plus souvent que sur les qualités qu’elle requiert, dans des formats éditoriaux qui paraîtraient presque factuels (tableaux et listes) si la quantité des données et les contenus des textes ne donnaient pas à ces documents l’allure d’une justification11. Une série plutôt impressionnante de tâches s’affiche. Elles ne sont pas toutes cohérentes, c’est un paradoxe, mais c’est surtout un symptôme qui manifeste un état des choses (un état des choses professionnel) dans lequel une pratique (le design) initialement tournée en direction d’un « faire » se trouve diminuée et même affectée.
Pierre-Damien Huyghe12, dans un ouvrage consacré à la recherche et aux conditions institutionnelles de son plus difficile exercice depuis les années 2010 (dès 2007 exactement), a écrit des lignes sur la diminution d’un « faire » dans le devenir professionnel des métiers et sur un design qui doit rester du côté des fabriques. Manifestement, les principes d’opérativité et d’efficience au titre desquels une profession se trouve valorisée ont transpiré sur les façons de mener une recherche. Les logiques de rendement qui prévalent dans le monde économique orientent ces recherches d’une façon active vers un résultat anticipé. Le phénomène n’est pas nouveau ni tout à fait récent. Les programmes d’enseignement, tels que menés à la Hfg d’Ulm : école qui a pu développer différents partenariats tout en affichant une ambition prospective13, anticipaient sur ce que seront les départements Recherche et Développement dont se dotent dorénavant les grandes entreprises. Faire du design en se trouvant intégré est devenu une injonction formulée par des personnes impliquées dans des organismes d’allure institutionnelle. Le mot « injonction » n’est pas trop fort : dans les échanges qui l’ont confronté à Asger Jorn lors de la fondation de l’école d’Ulm en 1953, Max Bill adoptait un ton impératif : « nulle part au monde, on fait ce que nous faisons ici : l’intégration absolue, et c’est inutile de vouloir changer notre opinion bien basée14 ». Cette opinion a conduit l’école à renoncer à l’enseignement des arts que l’on dit « plastiques » et qui ne manquent pas pour autant de technique. Ceux-ci correspondaient moins à ce que Max Bill et l’équipe fondatrice de la HfG pensaient être opérationnel. Aussi, ils montraient plus de résistance à s’intégrer dans une logique économique. Nicolas Pezolet, dans une étude fondée entre autres sources sur des archives épistolaires15, revient sur les formules d’époque et les intentions de Max Bill. Le texte évoque une « “intégration totale” entre l’école et les infrastructures capitalistes ouest-allemandes16 ». Il n’est pas tout à fait question d’une intégration de l’école – et partant du design – dans les infrastructures économiques, mais d’une intégration entre l’une et l’autre entité. Du point de vue langagier, la formulation pose problème (un élément peut être intégré dans une entité plus vaste ou bien intégrer une structure ou un corps, mais l’opération peut plus difficilement s’imaginer entre deux corps). À défaut de disposer de la source exacte (il est précisé que Max Bill s’exprime « dans un français ou un allemand approximatif17 ») je fais confiance à la rédaction de l’auteur du mémoire : il s’agirait donc d’une union d’une certaine sorte dans laquelle des entités d’origine étrangère sont incorporées l’une à l’autre. Ce dernier mot (incorporation) appartient à la même famille lexicale que le « corps », que la « corporation », et que le terme très actuel de « corporate ». Ce ne sont donc pas de simples collaborations qui ont eu lieu à la HfG d’Ulm, école et entreprises ont été assimilées au point que, dans le cas du partenariat avec Braun, on ne sache plus distinguer d’où pouvaient venir les idées et les protagonistes (Dieter Rams, responsable de la conception produit de 1955 à 1995, incarne pour toute une histoire du design l’exemple ulmien par excellence alors même qu’il n’a jamais fréquenté l’école ni en tant qu’étudiant ni en tant qu’enseignant).
Ainsi, l’intégration des activités, la promotion de la pluridisciplinarité, les privilèges donnés aux interactions n’ont pas été seulement l’affaire d’un corporate design installé en entreprise : certains départements dédiés à de l’enseignement et de la recherche en ont fait la demande. Pourtant, je doute que des principes de fonctionnement qui se sont manifestés corrélativement à l’établissement d’une profession puissent s’appliquer sans réserve à cette autre ambition qu’est la recherche, sans contrevenir à ses ambitions critiques. En outre, peut-on « chercher » dans une forme d’indistinction des contenus et des corps sans distinguer les parties essentielles ? Pierre-Damien Huyghe, dans l’ouvrage précédemment évoqué18, donne à lire une pensée précise et développée sur ce que je dis être un « partage » entre des façons de faire de la recherche19. Ces façons se réalisent mieux dans tel lieu ou bien dans tel autre, car les entités n’y sont pas confondues : les recherches sur et avec le design se feront plus souvent à l’université, la recherche en design dans les écoles d’art. Les explications pragmatiques, historiques et institutionnelles en sont données : il y va de dotations en matériel, temps-horaires des enseignements, qualifications des uns et des autres. Ce partage en deux lieux (deux lieux au moins, car la réalité de ce qu’on appelle « l’enseignement supérieur » en France est encore – et heureusement – multiple), je le trouve bénéfique pour cette raison qu’il préserve une distance entre un champ de l’éducation qui doit bien faire une place à des études et un autre qui reste une forme de création. Cette distance peut, et éventuellement doit, s’envisager en des termes littéralement géographiques (une distance espace deux lieux). Dans les années 1930, Frank Lloyd Wright décrivait une école dédiée aux dessinateurs qu’il situait « dans le cadre d’un beau paysage et d’un accès pas trop facile20 ». Aussi, il la pensait en rapport avec l’université et en contact avec l’industrie21, mais maintenue dans un certain écart. La proposition s’appliquait également à l’architecte en exercice de son métier dont le bureau ne sera pas éloigné, mais à côté d’un commerce suffisamment important et suffisamment opérationnel. La proposition me paraît encore valable pour une recherche qui a l’ambition d’être réflexive. En entretenant une distance avec d’autres lieux dédiés à du dessin et de la fabrication, elle favorise cette faculté de la pensée qui est de pouvoir faire retour sur elle-même.
Déplacement du design
Les situations évoquées en début sont plus profitables à l’esprit de développement qu’à l’esprit de recherche. D’ailleurs, s’il est couramment question « d’études et développements », c’est de développements dont il s’agit, des développements faisant suite aux résultats d’une enquête. Le design, souvent à bon gré, se positionne en début de cette chaîne de conception-produit alors qu’il aurait été bénéfique qu’il œuvre en ses bords. Or, la procédure linéaire, validée par des contenus scientifiques, restreint la possibilité de mener des explorations et contraint in fine la pratique rendue passive. Trois phénomènes que j’observe plus patiemment dans la suite sont impliqués : l’assimilation du design à un travail de conception, le rapprochement entre design et savoirs, le développement des activités de médiation.
Une première chose que je trouve significative est donc le déplacement de l’activité de design. J’en vois une trace dans le fonctionnement mis en place à la Fondation pour l’éducation visuelle, puis à l’Isotype Institute dans les années 1920. Le département de transformation d’Otto Neurath peut être considéré comme un premier cas d’intégration du designer au sein d’équipes pluridisciplinaires. La procédure consistait à associer dans un groupe, élargi en fonction des projets, mais toujours soumis à l’autorité du directeur, un certain nombre de savants et de spécialistes, un transformateur en charge de la traduction des informations et un designer préoccupé, lui, du « dessin ». Otto Neurath évoque de lui-même une procédure « routinière22 » fondée sur un dispositif systématique applicable à des secteurs aussi divers que la communication de données économiques, sociales, démographiques voire artistiques (exposition Autour de Rembrandt23). Le designer était à l’écoute des observations et des conclusions énoncées lors des académies et intervenait encore en fin de chaîne. Pourtant, l’activité se trouvait répartie entre cette sorte d’intermédiaire, le transformateur, qui travaillait au plus près de l’équipe scientifique et le designer qui finalisait l’objet graphique au-delà des premiers schémas. Que cette organisation ait assuré une place au design, c’est certain, que quelque chose se soit cherché, rien n’est moins sûr.
Giu Bonsiepe, enseignant à la HfG d’Ulm, envisage en 196924 une répartition équivalente entre un concepteur en charge du prédesign et un exécutant limité dans ses libertés d’entreprendre. Le texte consacré à la théorie de l’information propose de ne plus penser le design comme une occupation fabricante, mais comme une activité de l’esprit qui produit une méthode et détermine les éléments d’un programme fait de constantes et de variables. Cette approche presque protocolaire a pu rassurer un ordre productiviste devant tenir ses objectifs ainsi qu’une génération rendue anxieuse par l’exploitation qui avait pu être faite des sensibilités25. Horst Rittel, théoricien du design et penseur des méthodes, intervenu lui aussi à la HfG, s’est exprimé très clairement dans les années 1960 sur la nécessité de tenir une activité devenue aussi complexe que puissante dans un cadre très contrôlé, car « une erreur de planification aurait des conséquences incalculables26 ». Résoudre en amont les problèmes de conception permettrait d’améliorer la planification et de limiter le risque majeur : c’est le rôle dévolu à une partie du corps professionnel généraliste que forment les designers. Ceux-ci sont renommés des « concepteurs de biens de consommation » ou plus simplement des « concepteurs ».
Moholy-Nagy, en homme des années 1930, réglait le problème plus simplement : il estimait devoir utiliser sans limites et sans contrôle tout ce qui pourrait augmenter l’efficacité d’une imagination qu’il dit « mécanique », admettant néanmoins que « c’est là une proposition dangereuse, si des ignorants s’en servent27 ». Les principes des deux écoles historiques qu’ont été le Bauhaus et la HfG se différencient sur le rapport qu’elles ont entretenu aux savoirs. Le design tel qu’enseigné à Ulm articule étroitement les énoncés scientifiques et la génération des formes. Ainsi, les savoirs mathématiques, géométriques, statistiques, mais aussi sociologiques, psychologiques et parfois micropsychologiques ne sont pas utilisés classiquement comme des outils d’analyse, mais constituent la base à partir de laquelle s’envisage la production. Les volumes et le dessin des façades de toute une génération de matériels a découlé directement des principes de la Gestalt théorie. Les bauhaussiens – enseignants et étudiants – ont eux aussi montré un intérêt pour ces lois de la perception, mais aucune continuité n’a été établie par avance entre le socle théorique et l’aspect des objets. Il n’a donc pas été question, au Bauhaus, de se passer d’un nombre de connaissances issues d’observations objectives, mais de faire sans elles. Ce faire ne s’est pas appuyé sur un programme d’enseignement des lois générales, mais sur un montage qui dissociait, par exemple, les cours de forme et d’atelier en les confiant à deux enseignants non coordonnés. La HfG a choisi une autre voie qui a fait une large place aux enseignements de type universitaire ce qui n’a pas manqué de réduire les capacités des designers et a conduit Max Bill à démissionner en 1957.
Dans ces années-là, la fonction nouvellement sociale du designer dans le monde de l’entreprise et dans les institutions scientifiques coïncide avec la promotion de la notion d’environnement. Ses activités sont dès lors orientées vers des questions de médiation. Eliot Noyes, par exemple, après avoir été appelé par IBM pour y dessiner des appareils mécaniques, puis incluant de la microélectronique, s’est trouvé en charge de réformer l’organisation des services. Renommé directeur des produits, il devient un acteur social majeur dans une entreprise constituée de cadres et d’agents et propose des schémas de fonctionnement moins pyramidaux qui prétendent favoriser les relations internes et les interactions. Pourtant, si l’autorité de la hiérarchie se manifeste moins franchement, elle se trouve mieux servie par ce design devenu corporate. Le sens de la formule est ambigu y compris dans ses difficultés de traduction : l’anglicisme « corporate design » semble indiquer l’inclusion d’une activité autrefois externalisée, voire secondarisée dans l’organigramme de l’entreprise (un design incorporé). On peut aussi la comprendre comme une formule prescriptive : il s’agirait de designer la firme elle-même et/ou les objets qu’elle produit28. Le designer global acquiert ainsi une position centrale : il a pour tâche, d’une part, d’accorder la production dans son ensemble à ce qu’on appelle couramment l’identité d’entreprise, et d’autre part, d’assurer un esprit de corps en intervenant sur les conditions internes de l’échange et du travail. Le propos ci-présent ne cherche pas à regretter une orientation jugée trop mercatique. La mission sociale allouée au designer dépasse d’ailleurs la sphère de l’entreprise et résonne avec des positions politiques tenues dans des lieux institutionnels. Max Bill préconisait une « intégration totale » dans l’idée de former des designers « socialement responsables29 ». Abraham Moles, enseignant à la HfG et à l’université de Strasbourg, a envisagé le designer comme un médiateur moins voué à produire des objets qu’à construire des environnements artificiels propres à intégrer l’homme dans la société. Le « design intégré30 » de Victor Papanek mettait en charge l’ancien dessinateur industriel d’une dite « planification sociale31 » et le rendait capable d’assurer l’inclusion de tous.
Ainsi, le design qui est une pratique initialement technicienne s’est rapprochée de corps de disciplines scientifiques de trois façons : en s’orientant vers des activités de conception plutôt que de fabrication, en associant son activité dite de « création » à l’expression des savoirs et en répondant à une ambition sociale. Je doute que ces situations dans lesquelles s’exerce une maîtrise puissent être favorables à ce qu’on peut attendre au titre d’une recherche. Cette dé-position du designer, déplacé au sein d’équipes scientifiques sous prétexte d’innovation, pourrait ne produire rien de plus qu’un ordinaire. En effet, les fonctions à caractère programmatique qui lui sont allouées, spéculatives et peu substantielles, entament sa capacité à produire des objets singuliers. Il s’en trouve moins motivé dans son action que contraint dans son ouvrage. La situation ne sera pas plus à l’avantage de l’université qui, croyant trouver dans l’adaptation de méthodes venues d’ailleurs l’occasion d’une relance, perdra de sa puissance critique. Je vois de part et d’autre un renoncement : le design, même quand il se veut alternatif, et la recherche, même quand elle est menée à l’université, pourraient ne faire que relayer le monde tel qu’il va.
Designer en indépendant
L’arrangement qui consiste à intégrer le designer dans une unité se trouve aujourd’hui valorisé. Pourtant, c’est une autre position qu’on rencontre et qu’on lit à propos du design à ses débuts. Dans un article des années 193032, Frank Lloyd Wright abordait la question de la place de l’architecte dans des corporations de plus en plus grandes. Selon lui, deux options étaient offertes à la profession : le repli dans des institutions d’arrière-garde ou la tournure progressiste consistant à intégrer de grandes firmes. Dans le premier cas, plus traditionnel, la production est tenue entre trois pôles (le propriétaire, l’architecte, le prestataire) et l’autorité est répartie de façon pyramidale. Dans le second cas, les professions plus nombreuses et moins hiérarchisées sont agrégées : Frank Lloyd Wright parle de « corporate aggregate33 ». Wright a l’air de penser que ce dernier schéma est en défaut d’organisation. Les entreprises d’alors gagnent en volume ce qui les conduit à assembler des compétences dans un tout compact qu’on peut penser de forme mal définie. Elles fonctionnent alors à la manière d’un agglomérat, voire d’un agrégat si on traduit littéralement la formule de Wright. Celui-ci propose une voie alternative qui a plus d’actualité que la première et qui n’est pas moins engagée dans le monde que la seconde : un architecte ne doit pas travailler en autonomie, mais articuler sa pratique aux conditions d’une économie de marché et d’une production mécanique (« hooked up » et « hooked in34 » présents dans le texte signifient respectivement « branché » et « accroché »). Néanmoins, en n’étant pas soumis à l’autorité d’un organe ou d’une collectivité, il jouirait d’une indépendance bénéfique. Wright nomme cette autre voie « l’entreprise individuelle » – individuelle plutôt que corporate.
Je retiens trois idées principales de cette lecture qu’il faudrait longue et attentive. Tout d’abord, si le texte met en cause un état de la profession prise entre cette institution américaine appelée le AIA (American Institute of Architects) et les tendances progressistes de l’architecture intégrée, il propose surtout une critique générale de l’architecture en tant que profession. Le titre (« L’architecture envisagée comme une profession a tout faux35 ») est déjà explicite sur ce point. Wright développe ensuite quelques lignes et quelques défenses en réponse à ce que je comprends être un reproche fait aux architectes. Ce reproche ne porte pas sur leur peu de spécialisation (leur qualité de généralistes capables de coordination sont appréciées professionnellement), mais a l’air de concerner leur manque d’opérativité. Wright oppose à ce professionnalisme conduit uniquement par la production d’un résultat ce qu’il appelle des « qualifications ». Elles impliquent une connaissance des faits techniques, économiques et humains de l’époque. László Moholy-Nagy fait dans les mêmes années une proposition très proche en s’adressant à « tous ceux qui, vivant avec leur temps, comprendront les exigences du moment36 » : à tous ceux qui ne les ignoreront pas, mais qui les connaîtront et ne les mépriseront pas. Il n’est pas dit que ces exigences doivent cadrer ou conditionner le projet, au contraire.
Tout tient dans une position qui est celle d’un indépendant ; c’est le deuxième point qui me semble importer. Cette position doit permettre à l’architecte de « s’élever » au-dessus des impératifs et des intervenants multiples. Je reprends strictement le mot de Wright qui développe des images pouvant passer pour « dirigeantes » comme celle du chef d’orchestre : pareillement à lui, l’architecte doit montrer une capacité de contrôle jusqu’à l’achèvement du bâtiment. Ce contrôle ne porte pas sur tout, mais sur ce qui appartient en propre à l’architecte, c’est-à-dire le design. Je m’appuie encore une fois sur une formule du texte dans laquelle je remarque l’emploi d’un possessif : Wright propose de donner le contrôle complet à l’architecte (« to give to the architect complete control […] until complete concretion of the building37 ») d’un design qui est le sien (« of his design » et pas « of its design38 »). Le bâtiment est un ouvrage ressortant du travail d’un nombre de personnes parfois groupées (en fonction des qualifications et de l’organisation du chantier par exemple), mais le design, lui, est l’affaire d’un homme un seul. Or, les grandes firmes sont des entités dont les dimensions disproportionnées ne rendent plus possible cette indépendance propice à la bonne orchestration des ensembles. Dans son idée, conception et production ne doivent ni se confronter ni ne se succéder et les activités de l’architecte ne correspondent pas à l’une ou l’autre de ces catégories (études et conception ou gestion et product planning). Lui se trouve à côté ou aux côtés. Il ne faut donc pas comprendre la formule « to rise above » comme la désignation d’une position souveraine. Frank Lloyd Wright veut simplement signifier la nécessité pour l’architecte de se trouver dégagé du groupe. Ainsi, il sera en mesure de fournir un travail consistant et singulier, et d’amener dans la production une unité qui ne se décide pas par avance. Inversement, la grande firme unifie tout un agrégat de compétences en s’organisant en fonction d’un plan d’entreprise qui consiste en des études prévisionnelles. Celles-ci cherchent à démontrer la viabilité du projet, mais ne tentent pas d’en dégager la singularité. Dans cette configuration, l’architecte-designer, d’une façon symptomatique, est moins souvent penché sur des plans de fabrication qu’associé à des études globales de faisabilité. Peu de choses et surtout rien d’inédit ne ressortira d’un système qui, selon les termes de Wright, « limite l’esprit d’initiative39 ».
Mon dernier point concerne la qualité – ou le manque de qualité – des productions d’alors dont Wright dit une chose en employant à plusieurs reprises la formule « made-shift ». Cette formule, qui trouve un équivalent dans l’expression française « de fortune », est appliquée aux produits comme aux fonctionnements des firmes. Frank Lloyd Wright veut souligner les bricolages pas toujours bienvenus et les résultats malheureux suscités par des structures qu’il n’hésite pas à décrire comme des « imbroglios ». Il s’appuie pour cela sur un paradoxe : ces organisations pourtant servies par des plan-factories fonctionnent d’une façon anarchique et les bâtiments qui en ressortent sont logiquement des architectures de fortune. La brève introduction qui figure en tête de l’édition sus-citée propose une interprétation différente. Ces quelques lignes donnent des informations sur le contexte dans lequel l’article a été publié en 1930. Elles rappellent qu’il a été précédé d’un premier texte intitulé The Architect40 paru une trentaine d’années auparavant et souligne l’esprit d’anticipation dont Wright a fait preuve en alertant sur un phénomène qui s’est généralisé dans les années 1950. Pour évoquer l’actualité d’un après-guerre motivé par l’idée d’une relance économique, l’auteur de l’en-tête a écrit cette phrase : « La surabondance d’architectures quelconques, surtout après la guerre, démontre que les accusations de Wright étaient justes41 ». La formulation de ce constat conclusif ne rend pas compte de l’écart entre les deux qualificatifs – celui de « made shift » employé par Wright et sa transposition dans le commentaire en non descript. Il établit plutôt une correspondance entre une architecture improvisée, voire précaire et des formes autrement anodines. J’y vois un enjeu pour le design le plus actuel. En effet, des bâtis uniformes qui ont exploité les moyens d’une production industrielle depuis les années 1950 aux assemblages souvent éclectiques générés par des programmes de différentes sortes, c’est d’un même ordinaire dont il s’agit.
Conclusion
La question de la recherche, théorique ou appliquée, n’était pas l’enjeu du texte de Frank Lloyd Wright. Néanmoins, il y soutient une position qui va à l’encontre, d’une part, d’un design corporate ne faisant plus que correspondre aux existants et aux attentes et, d’autre part, d’une recherche se contentant d’enseigner un état du monde sans plus proposer les éléments de sa critique. Ces deux tendances sont en partie conjoncturelles. Le design et les départements de recherche ont été pressés de répondre à une injonction qui réclamait de leur part une opérativité immédiate. L’un et les autres ont pensé pouvoir y souscrire en s’incluant mutuellement dans des unités plus globales. La proposition de Wright est inverse. Elle reste valable dans une situation d’urgence qui ne doit pas empêcher la prise d’un certain recul, sans quoi nous risquerions de ne produire plus que des espaces et des objets made shift, c’est-à-dire vite (et mal) faits, et d’augmenter la précarité de nos cadres de vie. Il s’agit de résister à cette tendance qui voudrait produire activement et de soutenir un design qui, en se tenant à l’écart, bénéficie d’une qualité de réflexion. Le designer en cette position est autant, voire plus, au travail, un travail qui sans anticiper sur l’avenir s’est montré fertile. C’est le sens de toute utopie, que Frank Lloyd Wright avait bien saisi, de ne pas être prospective.