Introduction
Cet article propose d’examiner les paramètres essentiels autour desquels s’articule le raisonnement juridique permettant de relier des faits à une catégorie juridique abstraite — ici, le viol. Dans les affaires de viol, la principale difficulté ne réside pas tant dans l’établissement d’un rapport sexuel que dans la détermination du consentement des parties1. Ainsi, les paramètres, utilisés par les professionnel‧les du droit et observés dans cette recherche constituent autant d’indicateurs pour apprécier l’existence ou l’absence de consentement.
Bien que cette notion ait été intégrée au droit belge lors de la réforme du 21 mars 2022 modifiant le Code pénal en matière de droit pénal sexuel2, elle demeure difficile à appréhender par les instances judiciaires. En effet, malgré sa place centrale dans cette réforme, le consentement n’est pas défini de manière claire et explicite. Il est davantage décrit à travers ce qui le caractérise, ce qui le distingue ou encore ce qui permet de l’exclure3. Partant de ce constat, cet article s’attache à identifier les paramètres structurant le raisonnement juridique des professionnel‧les du droit lorsqu’iels doivent déterminer si les faits relèvent d’un viol ou d’un rapport sexuel consenti.
Cette recherche repose sur une approche ethnographique, combinant l’observation d’audiences pénales et une analyse intertextuelle des dossiers judiciaires des affaires étudiées. La liste des critères identifiés ne prétend pas être exhaustive, mais elle met en évidence des éléments récurrents systématiquement discutés au cours des audiences. Cependant, tous ces paramètres ne revêtent pas la même importance et leur articulation peut produire des effets différenciés. De plus, l’évaluation de la crédibilité des parties est un élément central du raisonnement judiciaire. Cette crédibilité se construit dans l’interaction entre les parties et les éléments du dossier judiciaire, à travers des grilles d’interprétation reposant sur des référentiels partagés, souvent issus du sens commun4.
Parmi ces référentiels, les catégorisations genrées jouent un rôle structurant. Présentes tout au long du processus judiciaire, elles sont particulièrement mises en scène lors des procès, à travers les interactions entre justiciables et professionnel·les du droit. Bien que leurs effets précis sur le raisonnement juridique soient difficiles à mesurer, elles influencent la sélection narrative des faits et, in fine, leur qualification juridique. Ces catégories, ambivalentes, peuvent tantôt servir, tantôt desservir les justiciables. Les mouvements d’affiliation et de désaffiliation à ces catégories sont particulièrement visibles lors des audiences, mais leur existence n’est jamais frontalement questionnée. Elles fonctionnent de manière binaire et antagoniste : la mobilisation de l’une entraîne automatiquement l’évocation de son opposé. C’est notamment le cas de la figure de la « victime idéale », qui établit des standards de comportement inatteignables, reléguant dans son ombre différentes déclinaisons de « victimes suspectes » ou même « coupables »5.
Cet article s’articule en trois temps. Après une présentation du cadre factuel, méthodologique et théorique (1), il mettra en évidence les critères récurrents mobilisés lors des audiences pénales pour déterminer si la catégorie juridique de viol est applicable ou non (2). Enfin, il analysera la manière dont ces critères s’inscrivent dans des catégorisations genrées influençant le raisonnement judiciaire (3).
I. Situer le contexte et la méthodologie de la recherche : cadrer les modalités de l’analyse
A. Le cadre méthodologique : ethnographie de procès pour viols
Les observations ont été menées au sein d’un tribunal de première instance en Belgique sur une durée de dix mois entre 2022 et 2023 avec une attention particulière portée aux chambres qui concentraient les affaires de mœurs et les violences intrafamiliales6.
Tableau 1
Audiences observées |
Jugements consultés |
Dossiers dépouillés |
22 demi-journées |
20 jugements |
10 dossiers |
Environ 70 heures |
||
48 affaires observées |
Au total, j’ai suivi 22 demi-journées d’audiences, équivalent à environ 70 heures d’audiences. Les observations y ayant trait ont été consignées dans cinq carnets de terrains, équivalent à une centaine de pages de transcription numérique. Un premier avocat général près la cour d’appel m’ayant autorisé l’accès aux greffes7, 20 jugements ainsi que 13 dossiers complets ont également pu être consultés.
Tableau 2
Audiences relatives à des affaires de « moeurs » |
12 demi-journées observées Environ 36 heures d’observations |
16 affaires observées |
|
10 jugements consultés |
|
5 dossiers dépouillés |
En ce qui concerne plus spécifiquement les affaires de viols, celles-ci ont été traitées par une chambre spécialisée en affaires de « mœurs ». Il s’agit d’un tribunal correctionnel collégial, constitué d’un‧e président‧e et de deux asseusseur‧es spécialisé‧es en la matière8. Les extraits analysés dans cet article proviennent de cinq affaires observées au cours des dix mois d’enquête, désignées de « V1 » à « V5 » dans un ordre aléatoire. Je dispose pour ces affaires d’observations d’audiences, des dossiers judiciaires et des jugements.
Tableau 3
Préventions |
Partie civile |
Interprète |
Condamnations |
|
V1 |
Viol avec circonstances aggravantes que les actes ont été commis par un partenaire Entrée ou séjour illégal dans le Royaume Récidive sur délit |
Non |
Oui |
Réunion des préventions A et B pour une peine d’emprisonnement de 4 ans |
V2 |
Viol de mineurs âgés de plus de 16 ans accomplis Voyeurisme par enregistrement avec circonstances aggravantes Montrer, rendre accessible ou diffuser des enregistrements relatifs au voyeurisme avec circonstance aggravante Extorsion Abus de confiance |
Oui |
Non |
Acquittement pour les préventions A, C, E et G Condamnation pour les préventions B, D et F à une peine de 2 ans d’emprisonnement (avec un sursis de 5 ans) |
V3 |
Viol avec circonstances aggravantes (séquestration) Coups volontaires |
Oui |
Oui |
Condamnation pour les préventions A et B réunies à une peine d’emprisonnement de 4 ans |
V4 |
Viol avec circonstances aggravantes (mineur de moins de 16 ans accomplis) (PC2) Viol (PC1) Voyeurisme par enregistrement avec circonstances aggravantes (PC2) Menaces par écrit anonyme ou signé avec ordre ou conditions d’attentats contre les personnes ou les propriétés punissables de peines criminelles avec circonstances aggravantes (PC2) |
Deux parties civiles (PC1 et PC2) |
Non |
Acquittement pour la prévention C Réunion des préventions A, B et D réunies à une peine d’emprisonnement de 50 mois |
V5 |
Viol Vol à l’aide de violences ou menaces Extorsion Coups volontaires ayant causé une maladie ou une incapacité de travail n’excédant pas 4 mois avec circonstances aggravantes (envers sa partenaire) Importuner son correspondant ou provoquer des dommages |
Non |
Non |
Acquittement pour la prévention A Réunion des préventions B (disqualifiée), C, D et E pour une peine d’emprisonnement de 3 ans (avec un sursis de 5 ans) |
Les jugements de deux de ces affaires ont fait l’objet d’une procédure d’appel (V1 et V3). Dans les deux cas, les jugements de première instance ont été confirmés. Afin de protéger l’anonymat des enquêté·es, ni le lieu des observations, ni les dates précises, ni les noms des protagonistes ne seront dévoilés. Les acteur·ices de l’audience seront désigné·es par des appellations génériques : « juge » (J9), « assesseur·e », « procureur·e [du Roi] » (PR), « avocat·e » (du prévenu — AP — ou de la partie civile — APC), « prévenu·e » (P), « partie civile » (PC) etc. Il se peut également que certains détails des affaires, trop caractéristiques, soient tus ou remplacés par d’autres caractéristiques similaires n’affectant pas le sens de l’observation. Seuls les extraits d’interactions aux audiences seront retranscrits, tels que pris en note en situation.
En outre, la démarche de cet article intègre la description des interactions entre les parties au cours des audiences, mais aussi au moyen des pièces écrites constituant le dossier judiciaire, qui du point de vue de l’organisation des interactions, jouent un rôle majeur et constituent des ressources pour recadrer ou sélectionner les questions et diriger les débats. Les relations entre documents juridiques et activités de production de ces documents apparaissent comme étant inextricablement liées10. Ces observations s’inscrivent dans un contexte particulier de mutation de la politique criminelle, et notamment du Code pénal belge dont il convient de rendre compte.
B. Arrière-plan factuel et normatif des violences sexuelles en Belgique
L’État belge s’est engagé depuis 2001 dans cinq plans d’action nationaux (PAN) afin de concrétiser ses politiques en matière de violences liées au genre. Le cinquième PAN (2015-2019) a accordé une attention particulière à la lutte contre les violences sexuelles11. Parallèlement, la Belgique est également signataire de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (« Convention d’Istanbul »), ratifiée en 2016. Le PAN actuel (2021-2025) s’appuie explicitement sur cette ressource normative.
Concernant plus particulièrement les violences sexuelles, une étude statistique belge d’ampleur arrive à la conclusion en 2023, qu’environ 19 % de femmes subissent un viol dans leur vie12. Dans le but de lutter contre ces chiffres, et dans le prolongement des engagements à lutter contre les violences de genre, la Belgique s’est dotée en 2022 d’un « nouveau droit pénal sexuel »13. Il est à noter que les failles que présentait l’ancienne législation avaient valu à la Belgique une condamnation de la Cour européenne des droits de l’homme14.
La loi du 21 mars 2022 modifiant le Code pénal en ce qui concerne le droit pénal sexuel a été publiée au Moniteur belge le 30 mars 202215 et est entrée en vigueur le 1er juin 2022. Les modifications opérées par cette loi sont nombreuses et marquent un tournant législatif16. Il y a lieu de prendre en considération le fait que la loi la plus favorable profite au prévenu. Dès lors, si les faits ont été commis avant l’entrée en vigueur de la nouvelle loi — ce qui est le cas de toutes les affaires analysées dans cet article — le prévenu pourra bénéficier du cadre juridique antérieur si la loi pénale est plus indulgente et donc se baser sur l’ancien Code pénal conformément au principe de non-rétroactivité de la loi pénale.
Il s’agit néanmoins ici de résumer les principaux changements législatifs, qui colorent dorénavant la politique criminelle belge et dont j’ai pu voir les professionnel‧les de la justice se saisir au cours des audiences. Auparavant inscrit au titre « Des crimes et des délits contre l’ordre des familles et contre la moralité publique », le viol occupe désormais une place dans le chapitre consacré aux « infractions portant atteinte à l’intégrité sexuelle, au droit à l’autodétermination sexuelle et aux bonnes mœurs »17. Plus concrètement, jusqu’à la réforme de 2022, la définition du viol se limitait en Belgique à l’article 375 du Code pénal et consistait en « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit et par quelque moyen que ce soit, commis sur une personne qui n’y consent pas ». Cet article précisait encore, par son alinéa 2, qu’il ne pouvait y avoir de consentement lorsque l’acte était imposé par la violence, la contrainte, la ruse, ou lorsque la victime était atteinte d’une infirmité, d’une déficience physique ou mentale. Aujourd’hui, c’est l’article 417/11 qui définit le viol comme « tout acte qui consiste en ou se compose d’une pénétration sexuelle de quelque nature et par quelque moyen que ce soit, commis sur une personne ou avec l’aide d’une personne qui n’y consent pas ». À cette nouvelle définition du viol, légèrement plus étendue, le « nouveau droit sexuel » inscrit également la notion de consentement à l’article 417/5, dont l’inclusion fait débat dans d’autres pays18.
« Le consentement suppose que celui-ci a été donné librement. Ceci est apprécié au regard des circonstances de l’affaire. Le consentement ne peut pas être déduit de la simple absence de résistance de la victime. Le consentement peut être retiré à tout moment avant ou pendant l’acte à caractère sexuel ».
Il est précisé dans l’alinéa suivant qu’il n’y a pas de consentement lorsque l’acte est commis en profitant de la vulnérabilité de la victime en raison d’un état de peur, d’une influence de l’alcool, de stupéfiants, de substances psychotropes ou autre, d’une maladie ou situation de handicap altérant le libre arbitre. L’alinéa 3 complète la liste de situations caractérisées par une absence de consentement par l’existence d’une menace, de violence physique ou psychologique, d’une contrainte, surprise ou ruse, ou de tout autre comportement punissable19. Le dernier alinéa de l’article ajoute qu’il n’y a pas consentement lorsque la victime est inconsciente ou endormie20. Il est à noter enfin que la nouvelle loi déploie une répression considérablement alourdie21. Il est important de noter que ces changements législatifs représentent en partie une inscription dans la loi d’évolutions jurisprudentielles22.
En cela la situation législative de la France est un contrepoint intéressant puisque, bien que faisant l’objet de débat quant à son insertion, le consentement ne figure pas encore explicitement dans son code pénal23. Pourtant, il semblerait que l’appréhension du viol par les professionnel·les du droit, et leur définition du consentement en pratique, n’est pas très éloignée de ce qui a été observée pour cette recherche24, ce qui questionne la pertinence de la définition des violences sexuelles à partir de la notion de consentement.
À ce titre, et comme mentionné précédemment, si toutes les audiences traitent de faits ayant eu lieu avant la réforme, elles ne permettent pas moins de saisir des pratiques juridiques qui restent d’actualité. Ce cadre est ainsi bien présent dans les interactions orales au cours des procès, ou l’est au sein des jugements de ces affaires.
C. Le cadre théorique : appréhender le raisonnement juridique comme des pratiques et une dialectique intertextuelle
1. Séquencer le procès pénal en activité
Cet article puise dans le positionnement épistémologique et les ressources offertes par les approches ethnométhodologiques, notamment l’analyse conversationnelle. Il est postulé que, pour comprendre les ressorts de l’application des règles par les professionnel·les du droit, il s’agit avant tout de comprendre leurs « pratiques juridiques ». Ces travaux ont pour point commun de rendre compte de l’ordinaire du droit et de son accomplissement en tant que pratique sociale. Appréhender le droit « de l’intérieur », et rendre compte des pratiques juridiques dans leur épaisseur socio-anthropologique, mais aussi formelle25, est permise par l’approche ethnographique de la praxéologie. Dans une perspective praxéologique, le procès judiciaire est une performance collective où chaque participant contribue à « faire droit ». Cela signifie démontrer leur compétence à agir selon les règles et à produire des résultats conformes aux exigences de correction procédurale et de pertinence juridique. Ce travail repose sur des pratiques routinières encadrées par des règles, des précédents et des usages professionnels, « ni remarquables, ni remarquées »26.
Plus précisément, l’analyse conversationnelle étudie l’organisation située de la parole, en interaction, dans sa relation avec la production d’actions et l’accomplissement d’entités sociales, telles que des identités, des faits et des institutions27. Le procès pénal est envisagé comme une activité qui consiste à formuler les conditions dans lesquelles un dispositif — ici le procès pénal — est organisé par les acteur·ices qui y prennent part. Il s’agit de séquences préparées d’opérations, qui visent pour les un·es, à qualifier des états de choses, et pour les autres, à les transformer28. Il peut également s’agir de contester des qualifications qui se stabilisent dans des opérations de questions/réponses, de déclarations, etc. Dans cette approche, que l’on peut apparenter à de l’anthropologie linguistique29, l’administration de la justice est ainsi conçue comme un phénomène d’ordre local et dialectique, qui à travers les pratiques de ses professionnel·les, apparait comme un processus d’articulation de faits avec des normes qui peuvent être contestées et transformées au cours des interactions30.
En Belgique, c’est l’article 190 du Code d’instruction criminelle qui organise les débats lors de l’audience et les ordres de passage. Si cet ordre peut occasionnellement être bousculé à la marge, les juges ouvrent et ferment les débats, et la plaidoirie de l’avocat de la défense est toujours la dernière longue intervention de l’audience31. Outre cette contrainte procédurale, faisant de l’audience pénale un espace ritualisé32, l’autre caractéristique organisatrice de l’ordre de l’interaction judiciaire selon Baudouin Dupret est la recherche de la pertinence juridique33. Cette dernière consiste à faire correspondre des faits à une définition juridique formelle. Cette opération est l’enjeu de négociations entre les parties à l’audience, dans une perspective dialectique où les faits constituent des catégories juridiques, qui (re)constituent à leur tour les faits. Dans cet esprit, le processus juridique de qualification est lié au processus sociologique de normalisation, à savoir, ces opérations par lesquelles les juges sélectionnent de manière routinière certains faits qui s’apparentent à une typologie de la normalité, de l’usuel34. Cette typologie relève en partie du sens commun et oriente également les parties à l’audience. C’est dans ces négociations que se logent ces typologies socialement marquées, parmi lesquelles celles relevant du genre35.
C’est à la charnière de ce triangle analytique oscillant entre « pertinence juridique », « correction procédurale » et « processus de normalisation » que se situe ma contribution. C’est en tentant de rester au sein de ce triangle que les juges prennent leur décision, prenant en compte également des signes et indices, bordés par les limites du triangle analytique. Ces « signes et indices »36 permettent de trier parmi les faits, ce qui peut être rattaché de manière probable, convaincante à un viol, et ce qui relève plutôt d’un rapport sexuel consenti, ce qui reste pour les affaires qui nous intéressent ici, l’horizon ultime du jugement. Ce sont grâce à ces indices pratiques que les juges se dotent d’outils d’interprétation, de compréhension et d’évaluation des versions alternatives des faits proposés lors de l’audience pénale, indices qui s’appuient sur un dossier judiciaire dont il ne faut pas sous-estimer l’importance lors des échanges oraux de l’audience.
2. De la difficulté à prouver matériellement le consentement : l’importance du dossier papier
Les procès pénaux relèvent d’une dialectique ordonnée entre textes écrits et performances orales37. L’oralité est transformée en textes, à leur tour rejoués lors de l’audience, dont les performances fournissent à nouveau des matériaux qui peuvent être utilisés à des stades ultérieurs de la prise de décision38. Au cours de cette dialectique, les acteur·ices du droit explorent dans quelle mesure les faits débattus se rapportent au champ d’application d’une norme du droit pénal — quitte parfois à effacer les circonstances contextuelles des conduites examinées, afin d’établir une nouvelle réalité juridique délimitée par la catégorie abstraite choisie. Comme mentionné plus haut, l’absorption des faits par une norme juridique abstraite s’effectue moyennant des interprétations traversées de sens commun et d’attentes sur le comportement des victimes et des auteur·ices39. Ces catégories sont généralement produites dès la constitution du dossier, souvent dans les auditions de la police ou bien au cours des expertises médicales40. Ce dossier constitue quelque part le cheminement du « travail de la preuve », défini comme
une activité de production, distribuée entre des acteurs divers interagissant entre eux, et dont les équipements — cognitifs ou matériels — sont orientés vers l’identification, la sélection, le prélèvement, la mise en forme et en relation d’éléments empiriques hétérogènes, à des fins de conviction judiciaire41.
À la différence d’autres systèmes juridiques, en Belgique, le caractère mixte entre inquisition et accusation lors de l’audience pénale, permet aux juges d’occuper une place prépondérante dans les échanges tenus à l’audience42. Ces échanges vont être souvent basés sur l’examen des dossiers papier. Le dossier permet en tout état de cause de commencer l’évaluation de la crédibilité des parties, et de lui donner corps lors des échanges durant l’audience, orienté par les pièces du dossier. L’avocat de la défense dans l’affaire V4 affirme ainsi à propos de l’une des deux parties civiles :
(1) Avocat du prévenu (ci-après AP) : Pour ce qui est de l’autre prévention, mon client affirme avoir agi en réaction à la violence (2) de la partie civile, ce qui explique ses blessures. Alors elle dit s’être enfuie et être allée (3) directement à l’hôpital qui ne relève aucune lésion périno-anale ce qui est discordant avec les(4) violences décrites. Madame parle d’une éjaculation sur ses fesses, mais le prélèvement n’a (5) trouvé aucune trace de sperme sur elle. Donc j’entends des déclarations discordantes et je (6) demande donc le bénéfice du doute et l’acquittement de mon client.
(7) Juge (ci-après J) : vous demandez l’acquittement parce qu’il n’y a pas eu de viol ou parce qu’il n’y a pas eu de pénétration ?
(8) AP : Parce que ce n’est pas un viol. L’absence de consentement n’est étayée par aucune preuve objective.
Dans cette affaire l’avocat de la défense balaie la possibilité d’un viol puisqu’il n’y a pas de preuve matérielle (3, 5), pas parce que le rapport sexuel n’est pas reconnu — le prévenu reconnaît bien l’existence d’un rapport sexuel, mais consenti, ce que reproduit ici son avocat (8) à la demande du juge (7). Il faut en effet pouvoir démontrer rétrospectivement le non-consentement à l’aide de preuves matérielles, notamment des certificats médicaux attestant de blessures visibles, de préférence évaluées et traduites en ITT (incapacité temporaire de travail)43. Dans une autre affaire, une avocate de partie civile affirme ainsi :
(9) Avocat de la partie civile (ci-après APC) : Il y a une stricte adéquation entre ses mots et des éléments matériels. On ne peut pas (10) ramener ce dossier à une parole contre l’autre. La parole de ma cliente est cohérente et crédible (11) tandis que celle du prévenu varie jusqu’au burlesque.
L’avocate de la défense s’appuie sur ce qui fait la difficulté de la grande majorité des affaires de viols (« une parole contre l’autre » 10) pour montrer que la partie civile est en mesure ici, d’étayer ses propos à l’aide de preuves matérielles. Ce n’est que dans un troisième temps qu’elle oppose les crédibilités des deux parties — la partie civile étant « cohérente » (10), et le prévenu tenant des propos qui varient « jusqu’au burlesque » (11).
Il est essentiel de prendre en compte l’aspect déterminant de la qualification policière dans les affaires de violences sexuelles44. Ces qualifications sont déterminées par plusieurs aspects, et sont absolument perméables aux jugements ordinaires en matière de sexualité45. Dans le cadre de l’étude d’affaires plus précises, en deuxième partie de cet article, il est parfois possible de retracer la formulation de catégories ou de typifications genrées dès le dépôt de plainte. Les expertises médicales constituent une autre forme de mobilisation des catégories genrées structurant les interactions de l’audience. Par exemple, l’importance des expertises psychiatriques dans les affaires pénales n’est plus à démontrer. Les relations entre expertise médicale et justice pénale sont appréhendées dans leur mobilisation par les magistrat·es pour définir la responsabilité pénale ou morale des prévenu·es46, ou encore pour évaluer leur dangerosité ou le risque de récidive47, notamment en ce qui concerne les crimes sexuels48. Il est important de souligner que ces expertises deviennent primordiales en cas d’impossibilité de fournir des preuves matérielles49. À ce titre, les certificats médicaux jouent un rôle d’» opérateurs de factualité »50 : « ils sont un repère pour l’objectivation des déclarations des protagonistes et conservent les traces des violences subies en dépit de leur caractère éphémère »51. Elles en deviennent une source extrêmement importante dans la fabrication du récit servant à qualifier juridiquement les faits52.
La difficulté de démontrer le consentement ou son absence, par des preuves matérielles visibles, complique la prise de décision dans le cadre de l’élaboration d’un jugement. Les audiences peuvent concourir à mettre en scène le fait que les paroles des justiciables s’opposent, et les professionnel·les de la justice, afin de se former une intime conviction, procèdent de manière relativement explicite à une évaluation de la crédibilité des parties53. Comme cela a été relevé précédemment, cette évaluation repose non seulement sur l’application ou la mobilisation de catégories juridiques, mais aussi sur des catégories de raisonnement s’appuyant sur le sens commun. Or le sens commun est traversé de catégorisations genrées, implicites, floues, évolutives, et toujours dichotomiques.
II. Dégager ethnographiquement les paramètres déterminant un viol
La principale difficulté dans les affaires de viol réside dans le fait que les prévenus nient rarement le fait qu’il y ait eu un ou des rapports sexuels. Ils vont nier en revanche l’aspect de contrainte. Les discussions tournent ainsi principalement autour de la notion de « consentement », véritable pierre d’achoppement du droit54. Si, comme je l’ai mentionné plus haut, le consentement a été intégré au Code pénal belge en 2022 (art. 417/5) il n’en est pas moins difficile de faire concorder l’appréhension juridique du consentement et les pratiques des justiciables. Face à la difficulté à le définir, certain·es chercheur·es parlent de « zones grises » du consentement qui devrait davantage être conçu comme un spectre que comme une catégorie aux frontières claires et imperméables55. Les magistrat‧es doivent néanmoins acquérir au moins « l’intime conviction » (à défaut de certitude) qu’il ne s’agit pas d’un rapport sexuel consenti, pour catégoriser les faits discutés comme un viol.
Les observations d’audiences et le dépouillement des dossiers judiciaires permettent de saisir comment la notion de consentement est déterminée au cours des interactions à l’audience, en puisant dans l’imaginaire d’un scénario relativement stéréotypé. Il est à cet égard intéressant de constater que cet imaginaire dépasse les cadres nationaux et juridiques des violences sexuelles, puisque différents aspects de sa mobilisation sont démontrés en France à plusieurs niveaux de la chaîne pénale56.
Durant les audiences que j’ai observées, j’ai identifié de manière non exhaustive six paramètres structurant le raisonnement juridique dans des affaires de viol — la temporalité de la judiciarisation des faits, le lieu de l’agression, le type de pénétration, la présence de témoins, la brutalité physique et ses séquelles, et la nature de la relation antérieure aux faits entre le prévenu et la partie civile. Ces paramètres sont ici globalement présentés dans l’ordre où ils sont invoqués à l’audience. Il existe une hiérarchie, qui n’est cependant pas immuable, de ces paramètres. La combinaison de ces différents éléments résulte en un « script pénal de la sexualité contrainte »57, qui peut donner des résultats variables.
A. Temporalité
En relation avec le critère de la temporalité, il a été observé que plus le viol est dénoncé tôt, plus la plainte de la partie civile a de chance d’être considérée comme crédible58. Parmi les cinq affaires étudiées dans cet article, celles qui ont débouché sur une condamnation sont celles pour lesquelles les faits ont été rapportés le jour même ou bien le lendemain des faits (notamment les affaires V1 et V3 ainsi que pour l’une des deux parties civiles de l’affaire V4). Un juge procède dans l’affaire V2 à poser explicitement la question du contexte de dévoilement des faits à une partie civile : « Qu’est-ce qui vous a poussé — c’est vrai, relativement tard — à porter plainte ? ». La partie civile porte plainte environ deux ans après les faits. Elle explique qu’au départ, elle ne porte pas plainte directement pour les faits de viol, mais en raison des préventions d’extorsion et d’abus de confiance. C’est en révélant le fait que le prévenu l’obligeait à lui donner de l’argent par divers moyens qu’elle finit, au cours de la première audition avec la police, par parler également du viol. Ceci ne passe pas inaperçu auprès de l’avocat de la défense qui revient, à plusieurs reprises au cours de l’audience, sur le contexte de dévoilement des faits.
(11) AP : À partir de quel moment la partie civile parle-t-elle de viol à ses parents ?
(12) Partie civile (ci-après PC): Le jour où mes parents ont découvert qu’il n’y avait plus d’argent dans l’enveloppe.
(13) AP : Est-ce que vous avez des problèmes avec vos parents ?
(14) J : Est-ce que vous avez parlé du viol à vous parents parce que vous avez peur d’eux ?
(15) PC : Non.
En faisant redire à la partie civile qu’elle a porté plainte au moment où ses parents ont découvert qu’elle n’avait plus d’argent (12), l’avocat de la défense met en lumière que la partie civile aurait pu avoir une motivation pour instrumentaliser la justice qui serait celle de se justifier auprès de ses parents. Il essaie de surcroit de faire concorder les réponses de la partie civile, avec celles du prévenu, qui affirme dans ses auditions auprès de la police que le père de celle-ci est violent (14). Néanmoins, la partie civile ne mentionne à aucun moment, ni du dossier judiciaire ni du procès, une quelconque mésentente familiale.
La préoccupation liée à la temporalité de la plainte repose non seulement sur une évaluation de la crédibilité des déclarations de la partie civile, mais surtout sur la difficulté de fournir des preuves (notamment scientifiques et matérielles) passé un certain délai. Ces temporalités policières et judiciaires ont tendance à entrer en concurrence avec le fait que les victimes de violences sexuelles mettent souvent plusieurs années avant d’identifier le préjudice subi59. Dans ce cas-ci, il s’agit d’un viol par fellation, qui laisse déjà à priori peu de traces visibles et objectivables. En outre, la partie civile était mineure, ce qui allonge la prescription de l’infraction et rallonge le délai pour porter plainte. Or, si la partie civile n’a pas judiciarisé les faits immédiatement, la suspicion d’instrumentalisation de la procédure à des fins privées est alimentée par les avocat·es de la défense — mais nous reviendrons sur ce point.
B. Lieu de l’agression
Sur les cinq affaires observées, trois des viols ont eu lieu en extérieur : deux dans un parc public, l’un dans une voiture. Les viols en extérieurs sont généralement considérés comme plus sordides et ainsi « plus crédibles » parce qu’ils s’éloignent de ce que l’on peut imaginer comme un cadre de relations sexuelles légitimes. En effet, commis en extérieur, ils renvoient au viol paradigmatique, qui a longtemps orienté l’imaginaire collectif vers un scénario de faits extrêmement brutaux, effectués par un agresseur anonyme, en extérieur, de nuit, sur une victime qui s’est débattue de toutes ses forces60. Ce scénario continue à exister dans les tribunaux, ne serait-ce que pour s’en défendre. Une avocate de la partie civile explique ainsi à propos de sa cliente pourquoi il s’agit bien d’un viol, en dépit du fait que celui-ci ne corresponde pas au « stéréotype du viol » (voir plus bas).
C. La présence de témoins
Bien que rare dans ce type de dossier, celle-ci peut s’avérer cruciale. Plus les témoins sont éloignés des parties (notamment des parties civiles), plus leur témoignage sera perçu comme crédible. Ainsi dans l’affaire V1, le viol est pris en flagrant délit par un policier, qui se rendait à son travail, contribuant probablement au fait que le prévenu de cette affaire est condamné à une peine très lourde. Sans ce témoignage, cette affaire aurait pu être plus difficile à juger, puisque la victime a voulu retirer sa plainte, ne s’est finalement pas constituée partie civile, qu’elle connaissait bien le prévenu puisqu’il s’agissait de son ex-compagnon, et qu’elle est revenue sur ses déclarations lors des différentes auditions auprès de la police. Sans nier le viol, elle exprime une inquiétude sincère pour le prévenu, et se décrédibilise elle-même en disant qu’elle avait trop bu et qu’elle était fâchée avec lui.
Lors de sa première audition auprès des services de police, le prévenu fournit quant à lui des aveux complets, il est incarcéré préventivement en raison également de son séjour illégal en Belgique. Le jour du procès que j’ai observé, il revient sur ses déclarations en affirmant ne se souvenir de rien concernant la nuit des faits. La source des discussions principales, lors du procès et dans le jugement final, y compris de l’arrêt de la Cour d’appel, tourne ainsi autour des deux auditions du témoin, policier de métier.
D. Le type de pénétration
La pénétration considérée comme la « plus grave » reste la pénétration pénienne — d’autant plus si elle peut être objectivée par des certificats médicaux (traces de sperme ou autre). Les autres types de pénétration sont plus difficiles à prouver et restent dans l’imaginaire commun moins traumatisants61. Un avocat de la défense répond ainsi au réquisitoire de la procureure du Roi, en minimisant la gravité du viol subi par une partie civile qui, lors de son audition à la police, raconte que le prévenu l’a pénétrée une fois, vaginalement.
(16) AP : Je répondrais en quatre points au réquisitoire du ministère public : Un — si la partie civile (17) donne des précisions et des détails cohérents sur tout, la pénétration, elle, est floue. Tout est (18) détaillé à part ce moment-là. C’est un peu pauvre pour un élément central dans ce dossier. Deux (19) je rappelle que c’est une toute petite voiture. C’est quand même compliqué d’imaginer une (20) pénétration là-dedans. Trois — monsieur a éjaculé, c’est certain. Mais a-t-il éjaculé à l’intérieur (21) ou à l’extérieur du vagin de madame ? N’y a-t-il pas un doute quant à la pénétration qui devrait (22) bénéficier à mon client ? (…) Nous sommes ici dans une chambre spécialisée qui voit beaucoup (23) d’affaires de mœurs et se rend bien compte qu’il y a des viols pires que d’autres. Il y a un (24) continuum dans le spectre des viols. Ici, c’est un viol un peu moins grave et au niveau de la (25) peine, il faut en tenir compte.
La manière dont les arguments de l’avocat de la défense sont présentés remet en cause l’existence d’une pénétration parce que la partie civile n’est pas en mesure de donner beaucoup de précisions quant à celle-ci. Dans son audition, elle affirme « de ce que je me souviens, il m’a pénétré une seule fois, avec son sexe, au niveau du vagin ». Il met ainsi en contraste les détails fournis par la partie civile dans son récit, au « flou » qui entoure la pénétration (17). Après avoir mis en doute la parole de la partie civile, il met en doute l’expertise médicale qui a bien retrouvé du liquide séminal appartenant au prévenu sur les vêtements et sous-vêtements de la partie civile (20-21). Il jette ainsi le doute sur le fait qu’il y ait eu pénétration, tout en admettant l’acte sexuel (21-22).
Il qualifie également la pénétration vaginale « d’élément central dans ce dossier » (18), s’alignant sur l’ancien Code pénal belge, en vigueur au moment des faits, qui parle de « tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit » (anc. CP art. 375). Or, c’est en jetant le doute sur la pénétration vaginale que l’avocat de la défense entend démontrer que ce viol « est un peu moins grave » (24). Par ailleurs, dans leurs dépositions auprès de la police, la partie civile comme le prévenu racontent un moment de relation sexuelle orale — le prévenu aurait « léché » le vagin de la partie civile62. Cet élément sert à l’avocat de la défense qui estime que les éléments entourant la pénétration sont flous, et qu’il faut donc requalifier la prévention de viol en tentative de viol. En raison de la présence de sperme appartenant au prévenu sur la partie civile, et notamment dans sa culotte, cette demande ne sera pas retenue et le prévenu sera condamné à une peine d’emprisonnement.
E. La brutalité physique et ses séquelles
Le non-consentement est prioritairement imaginé comme un acte de résistance physique63. En l’absence de ce dernier, la valeur d’un « oui » ou d’un « non » est soumise à une ambigüité, discutée tout au long du procès, en fonction de laquelle les avocat‧es des deux parties doivent se prononcer. Il revient principalement aux avocat·es des parties civiles d’expliquer dans quelles conditions, un rapport sexuel a pu avoir lieu, alors qu’il n’y avait pas de consentement. En d’autres termes, le consentement est présumé, c’est son absence qui doit être prouvée, comme l’exemplifie l’extrait de la plaidoirie de l’une des deux parties civiles de l’affaire V4.
(26) APC : Ma cliente n’était pas en état de choc ou de sidération. Elle crie, elle hurle, elle (27) exprime son absence de consentement d’ailleurs c’est sa gifle qui déclenche l’avalanche (28) de violences. Toutes les déclarations de ma cliente sont corroborées par l’expertise médicale. (29) Lors d’une audition celle-ci a déclaré que lorsque le prévenu l’étranglait, elle a vraiment cru (30) qu’elle allait mourir. Elle le lui a dit, ce à quoi il a répondu : « C’est ton karma ». Elle a eu peur (31) pour sa vie, elle a « lâché », elle cède ! S’ensuit une fellation forcée. Je rappelle que lors de son (32) audition, ma cliente explique la chose suivante : « J’ai essayé de flatter son ego parce que j’avais (33) peur de mourir ». Il lui a dit « Tu vas finir ce que tu as commencé » et après il la pénètre de force !
L’avocate de la partie civile construit ici son argumentaire en fonction de la notion de consentement qu’elle brosse en ombres chinoises : sa cliente n’était pas en état de choc ou de sidération (26). Ceci lui permet de donner toute sa force à l’argument de la résistance physique, sa cliente ayant exprimé son refus vocalement (26-27) et physiquement — ce qui est confirmé par l’expertise médicale (28) — jusqu’à la peur de mourir (29-30).
Georges Vigarello explique qu’historiquement, « [l]a violence sexuelle commence avec ce qui en est entendu. […] La femme violentée n’existe que projetée dans ses effets sur les gens. Sa volonté doit être “vue”. Sa défense doit être racontée. Un public doit pouvoir témoigner. […] La victime doit montrer qu’elle a, de bout en bout, physiquement résisté »64. Au fond, l’avocate de la partie civile explique les conditions dans lesquelles un acte sexuel a pu se dérouler, malgré le non-consentement de sa cliente. Le consentement étant présumé dans le cadre de la réalisation d’un acte sexuel, charge aux victimes de démontrer qu’elles ne consentent pas au rapport sexuel qui s’est déroulé. Dans le cadre de la plaidoirie précitée (mais aussi de manière majoritaire) l’argument central est celui des blessures répertoriées par l’avocate à la fin de la plaidoirie, l’insistance sur la longueur de l’ITT et les photos des blessures jointes au dossier.
Dans l’affaire V5, la question de la violence est posée par le président de la chambre, réagissant à l’audition du prévenu qui évoque des violences réciproques, justifiant son comportement qui relèverait d’une réaction de défense.
(34) J : Elle est forte [la partie civile] ?
(35) P : Approximativement 100-110 kg quand même.
(36) La salle rit, président de la chambre et assesseurs compris.
(37) J : Je me demandais si elle était puissante. (Nouveaux rires) P : Oui. (…)
(38) J : Est-ce que vous l’avez frappée ?
(39) P : Non je l’ai poussée.
(40) J : Pousser violemment c’est des coups !
(41) P : Je me suis défendu, elle m’étranglait !
(42) J : Donc vous l’avez frappée.
(43) P : C’était une bagarre alors.
(44) J : Alors il y a des coups !
(45) P : Oui.
(46) J : Avec l’intention de vous défendre si je comprends bien. (…)
(47) J : Vous dites que vous faisiez la moitié de votre poids, mais dans ces photos on dirait que vous (48) faites du body-building ! C’est pas de la graisse comme moi ! (rires), Mais du muscle ! Ça ne (49) veut pas dire que madame ne peut pas vous frapper, mais vous n’êtes pas faible. Vous dites que (50) vous l’avez poussée par exemple, mais comment vous expliquez les traces de coups sur madame ?
(51) P : Je ne veux pas faire de discours victimaire ou anti-raciste mais…
(52) J [l’interrompt] : Vous l’avez frappée ou pas ?
(53) P : Il y a eu une altercation violente.
(54) J : Oui ou non ?
(55) P : Oui, en partie, mais en partie non. C’est pas tout moi.
(56) J : C’est qui alors ? Comment vous expliquez les multiples contusions au visage ?!
Vraisemblablement, le président de la chambre entre en matière en s’appuyant sur l’audition du prévenu par la police, où celui-ci fait déjà valoir l’impossibilité physique dans laquelle il serait de violer la victime présumée, en raison du poids de celle-ci. Dans son audition auprès de la police, le prévenu fait valoir non seulement qu’il n’est « pas possible physiquement pour [lui] de la violer » parce qu’elle « fait plus de 110 kg », mais aussi que « ça n’existe pas des femmes qui vous font rentrer chez elle à 22 h si elle ne veut pas un peu de plaisir ». Néanmoins, le dossier judiciaire comporte des preuves médicales de lésions infligées à la victime présumée sur lesquelles le président de la chambre s’appuie pour essayer d’obtenir des aveux de la part du prévenu quant à la prévention de coups et blessures (38, 52, 54). Quand la confrontation directe ne fonctionne pas, le juge s’appuie sur les explications données par le prévenu pour obtenir un aveu (40), concluant systématiquement à des aveux (42, 44) bien que le prévenu essaie à tout prix de minimiser sa responsabilité dans sa narration des faits en symétrisant les violences (41, 43). Ce n’est que lorsque le prévenu finit par acquiescer aux conclusions du juge (45) que ce dernier admet une partie des explications du prévenu (46). L’importance accordée à la violence physique est importante dans cette affaire quant à la prévention de coups et blessures, alors que l’allégation de viol va être examinée dans un second temps, à la lumière des rapports qu’auraient entretenus le prévenu et la victime présumée (voir plus bas).
Dans l’affaire V2, l’avocate de la partie civile revient également sur la notion de consentement pour expliquer comment ce viol a pu avoir lieu, alors qu’il n’y a pas de preuves de violences physiques. Une vidéo parcellaire de l’acte discuté a cependant été jointe au dossier. Elle fait, durant l’audience, l’objet de nombreux visionnages de la part des professionnel·les de la justice qui ne s’accordent pas sur ce qu’ils voient à l’écran.
(57) APC : Celle-ci [la vidéo] est partiale, il n’y a ni le début ni la fin. Ce qui est intéressant (58) néanmoins c’est qu’on est loin du stéréotype du viol — il n’y a pas de violences. Ma cliente dit (59) néanmoins explicitement « non » deux fois. Et il [le prévenu] lui dit « si tu continue encore une (60) fois ». Lors de l’audition elle dit que le prévenu a éjaculé dans sa bouche. Vous avez je pense, (61) suffisamment d’éléments pour condamner le prévenu. Les enquêteurs semblent eux-mêmes le (62) dire, qu’elle ne semble pas consentante et qu’elle détourne le visage plusieurs fois pendant (63) l’acte.
Le viol en question est un acte sexuel buccal infligé en pleine journée dans un lieu public sur une jeune femme de seize ans lors des faits, par un jeune homme majeur (affaire V1). Lorsque l’avocate de la partie civile explique « qu’on est loin du stéréotype du viol » elle associe cela à l’absence de violences (58). Elle fait valoir, en revanche, le fait que l’on entend dans cette vidéo la partie civile dire « non » plusieurs fois (59) et que ce refus oral explicite n’est pas entendu par le prévenu qui procède à achever l’acte sexuel (60). Au fond, l’avocate essaie d’expliquer comment l’acte sexuel non consenti a pu se dérouler, sans que la partie civile ne se débatte avec plus de vigueur que ce qui est transmis dans la vidéo jointe au dossier, en pointant les autres éléments qui peuvent mener à considérer son absence de consentement.
Dans l’affaire V3, l’avocat de la défense demande au prévenu si pendant que celui-ci procédait à ce rapport sexuel supposément consenti, la partie civile s’était débattue. Le prévenu soutient fermement que la partie civile initie le rapport sexuel, dans la voiture du prévenu en fin de soirée, et que prise d’un accès de folie, elle le mord, ce qui oblige le prévenu à se défendre avec violence.
(64) AP [au prévenu] : Est-ce que pendant que vous aviez ces envies, elle s’est débattue ?
(65) P : Non. C’est elle qui a baissé les sièges quand on s’embrassait. Elle m’a mordu la langue. Je (66) l’ai giflé parce qu’elle me lâchait pas. Après elle est sortie de la voiture.
(67) J : On a déjà entendu cette histoire cinq fois !
(68) AP : Très bien. Je m’attendais à une autre version. J’aurais essayé.
Dans cette affaire, le prévenu et la partie civile ne rapportent pas les mêmes actes de violence. Si la partie civile parle « d’étranglements » à deux reprises et admet avoir mordu la langue du prévenu, le prévenu parle d’une gifle par laquelle il aurait cherché à se défendre de la partie civile qui l’agressait (66). La partie civile comme le prévenu cherchent à faire valoir une violence de légitime défense. La partie civile se serait défendue du viol en mordant le prévenu, tandis que celui-ci se serait défendu des assauts de la partie civile en la giflant. Depuis le début de l’audience, il est clair que la stratégie de l’avocat du prévenu est de requalifier la prévention de viol en tentative de viol. En posant la question des violences physiques au prévenu, l’avocat cherche à obtenir un aveu a minima sur la tentative de viol de la part du prévenu. Face au maintien du prévenu de ses déclarations qui ne semblent aucunement convaincre les juges, l’avocat de la défense se désaffilie ostensiblement de celui-ci65, (« je m’attendais à une autre version » 68), afin de préserver sa crédibilité professionnelle auprès de ses collègues, (« j’aurais essayé » 68).
Dans l’affaire V1, l’avocat de la défense soutient la ligne de conduite du prévenu, qui après des aveux auprès de la police et du juge d’instruction, revient sur ses propos au cours de l’audience pour dire qu’il ne se souvenait pas des faits. Parallèlement à cette défense par l’oubli, l’avocat rajoute un argumentaire sur les incohérences du récit de la présumée victime, qui ne s’est pas portée partie civile. Il s’étonne ainsi que la présumée victime ne se rappelle pas si le sexe du prévenu était en érection ou non, ce qui, selon l’avocat de la défense, contrasterait avec le récit du témoin (le policier en civil) qui a trouvé les faits « violents ». Il se demande si les cris entendus par le témoin ne pourraient pas tout autant être des cris de plaisir que de douleur. Il s’appuie sur un extrait de la déclaration du témoin pour soulever cette question (« je ne pouvais pas dire si elle se tenait fortement parce qu’elle avait du plaisir ou si elle était en souffrance ») pour décrédibiliser le témoignage et injecter du doute dans cette version des faits66. Le président de la chambre et les assesseurs ont l’air manifestement abasourdis. Le consentement de la victime est mis en doute de manière tellement caricaturale que la position de l’avocat de la défense devient intenable.
(69) J : Donc si je comprends bien, vous dites que madame…
(70) AP [coupe le juge] : Si madame avait été violée, la moindre des choses serait de repousser son agresseur !
(71) J : Mais enfin ! Vous avez déjà été poussé contre un arbre ?!
(72) AP : Je me serais débattu !
(73) J : Mais enfin (manifestement choqué)… Enfin continuez.
(74) AP : Donc madame ne savait pas si le sexe était en érection ou pas. Il y a beaucoup de zones (75) d’ombres dans ce dossier. Les mouvements de va-et-vient [observés et rapportés par le témoin] (76) n’indiquent pas forcément de pénétration. Et deuxièmement, s’il y a eu acte de pénétration, (77) est-ce que madame était consentante ? N’importe qui surpris dans la situation de monsieur aurait (78) été choqué. Mais il ne l’était pas. Mon client veut mettre cette affaire derrière lui. Il veut rentrer (79) chez lui. Donc si je résume, on ne sait pas s’il y a eu pénétration, on ne sait pas s’il y avait (80) consentement, je demande donc une requalification.
(81) J : Mais il revient sur ses déclarations alors ? Il a fait des aveux !
(82) AP : Aujourd’hui il ne se souvient pas. Nous plaidons l’acquittement ou bien la requalification en « tentative de viol ». Il aimerait retrouver ses enfants au [pays].
Cette interaction entre le président de la chambre et l’avocat de la défense remet en évidence de manière très claire toujours la même définition du consentement : celui-ci est présumé dans le cadre d’un rapport sexuel, de surcroit entre deux ex-conjoint·es et n’est retiré qu’à condition de se débattre physiquement avec beaucoup d’acharnement. Le fait que le viol puisse se produire est déjà une responsabilité partagée entre l’auteur et la victime (70). Il semblerait que la victime présumée n’ait pas « repoussé » son agresseur, ce qui revient à dire qu’elle avait accepté ce rapport sexuel qui serait donc consenti. Quand le président de la chambre fait remarquer l’aspect caricatural de la défense en proposant une identification à la position de la victime (71) l’avocat confirme qu’il se serait « débattu » — empêchant alors selon lui le viol (72). Les stratégies de comparaisons en situation ont généralement des limites, les professionnel·les du droit ne partageant que très peu les situations des justiciables auxquels ils essaient de s’identifier dans un processus d’évaluation de la normalité des faits qui leur sont soumis.
Dans un procès pour viol, une parole s’oppose bien souvent à l’autre, des interprétations concurrentes peuvent être tout aussi logiques. C’est dans cette concurrence que se logent les négociations relatives à la narration sélective des faits retenus dans le jugement. La pertinence des déclarations des parties dépend dans une large mesure de leur cohérence, qui est elle-même évaluée à l’aune de ce qui est projeté comme un comportement normal. La version qu’essaie de mettre en avant l’avocat de la défense dans l’extrait ci-dessus consiste à souligner les divergences entre ce que rapporte le témoin, et ce qui est considéré comme évident, ou généralement considéré comme vrai67. L’avocat en appelle au fond au standard d’évaluation du « bon père de famille », qui, bien que remplacé dans les faits par la référence à « la personne prudente et raisonnable » en raison de son caractère sexiste68, continue à présider à l’évaluation in abstracto de ce qu’un être abstrait, doué de raison, qui aurait fait preuve d’une prudence normale, aurait fait. Il raisonne ainsi selon un syllogisme partant du postulat que « n’importe qui pris dans cette situation aurait été choqué » (77-78). Le prévenu ne l’était pas selon l’avocat, donc il n’a pas pu commettre de viol. La déposition du témoin est néanmoins plus succincte que cela, puisqu’il signale simplement « qu’aucun coup n’a été échangé pendant l’interpellation de l’homme et sa mise au sol ».
Les « zones grises »69 que mobilise l’avocat de la défense sont celles qui entourent la détermination du consentement lors d’un procès pour viol, notamment lorsque la victime présumée ne porte pas de marques physiques (suffisamment) visibles. La nécessité de démonstrations physiques — qu’elles soient du côté de l’agresseur ou de la victime pour se défendre — remonte aux origines du crime de viol70. La ligne directrice dans la détermination du non-consentement est en effet la recherche de traces visibles. L’injonction qui pèse sur les victimes présumées est celle d’extérioriser leur intériorité. Cette exigence de démonstrations de résistances physiques extrêmes — le doute disparaissant totalement à la mort des victimes71 — révèle bien que le consentement est supposé et que c’est son absence qui doit être démontrée. Le procès pénal s’appuyant avant tout sur des preuves matérielles72 reste peu adapté à la potentielle immatérialité du consentement, ce qui explique que les pratiques et raisonnements ne soient pas si différents dans des pays n’ayant pas intégré le consentement à leur loi pénale, tels que la France.
F. Les liens de proximité entre le prévenu et la partie civile73
La seule affaire où la proximité entre la victime présumée et le prévenu ne pose pas question est l’affaire V1 où un policier en civil, en route pour le travail, est témoin de la scène et intervient. Le fait que le témoin soit un policier en civil qui a vu toute la scène et qui témoigne lors de ses auditions de sa violence atténue le potentiel problématique de la force du lien entre le prévenu et la victime, ce qui est une différence importante avec les autres affaires dans lesquelles le consentement de la partie civile est passé au crible de la relation entretenue avec l’agresseur. Ainsi la brutalité de l’agression et la présence d’un témoin, qui n’est rien de moins qu’un policier, atténuent la force du lien de proximité entre l’agresseur et la victime.
Dans les autres affaires, la proximité entre le prévenu et la victime est examinée avec attention afin d’évaluer la crédibilité que le rapport sexuel discuté soit un viol ou non. Cela relève de la difficulté à concevoir un rapport sexuel non consenti quand il y a eu des rapports sexuels consentis auparavant74. Il existe en effet un désajustement entre les prototypes d’un « vrai viol » et de ce que l’on peut apparenter à des viols conjugaux, ou en tout cas entre partenaires entre lesquels il existait précédemment une relation sentimentale et/ou sexuelle75. Dans son étude des pratiques des professionnel·les du droit en France, Rémi Rouméas explique que pour les professionnel·les du droit, une agression sexuelle entre personnes ayant déjà eu des rapports consentis préalables atténue la gravité perçue de la situation. Ils perçoivent la sexualité comme plus « à sa place » dans ce contexte, sans considérer que la proximité relationnelle pourrait en fait aggraver le traumatisme76. Il remarque de surcroit que les viols conjugaux activent également des catégories démobilisatrices, notamment celle de la « mauvaise victime », qui ouvre la voie à une évaluation négative de l’attitude de la victime, tendant à symétriser la responsabilisation entre parties civiles et prévenus. Ainsi des comportements comprenant des violences physiques ou verbales, des structures de rapports conjugaux qui s’écartent des normes sociales, la manifestation de comportements jugés ambivalents ou ambigües (comme des comportements jugés à risques ou imprudents) et l’incapacité à rompre avec le prévenu, tendent à mitiger la gravité estimée des faits dans le raisonnement juridique77. Océane Pérona souligne à cet égard le paradoxe selon lequel la dimension privée des violences sur conjoint·es constitue des circonstances aggravantes de la peine, alors que les pratiques policières qu’elle a pu observer tendent à rendre compte d’une réticence à intervenir dans la sphère privée du couple, valorisant peu les affaires de viols entre conjoints78. Cette difficulté à appréhender le viol conjugal relève probablement également des logiques probatoires, plus difficiles à satisfaire quand les violences se passent dans un cadre intime.
Dans l’affaire V2 le juge demande lors de l’instruction d’audience au prévenu de définir la relation qu’il entretenait avec la partie civile.
(83) J : Vous avez été en couple ?
(84) P : On se fréquentait.
(85) J : C’est-à-dire ?
(86) P : On était tactiles.
(87) J : C’est-à-dire ?
(88) P : On se draguait mutuellement.
(89) J : Mais vous étiez amoureux ?
(90) P : C’était sérieux. Elle me disait « bébé je t’aime ».
(91) J : Alors c’était sérieux ! Vous vous embrassiez ?
(92) P : Oui.
Le juge cherche ici à établir un niveau d’intimité entre les parties (83, 89, 91). Devant les réponses évasives du prévenu, qui ne répondent pas au schéma de conjugalité que le juge cherche à confirmer, ce dernier cherche à préciser sa définition du couple en posant à deux reprises la même question (85, 87). Il ressort de cet extrait d’entretien qu’une relation « sérieuse » est une relation où l’on est « amoureux ». Dans cette affaire, l’établissement de l’idée qu’il y avait une relation amoureuse avant le viol rend plus difficile pour la partie civile de démontrer qu’il ne s’agissait pas d’un rapport consenti. En d’autres termes, mettre l’accent sur la présence d’une conjugalité entre les parties jette un doute sur le caractère consenti de la fellation. Néanmoins, lors de sa déposition auprès de la police, la partie civile explique que cette fellation est son premier rapport sexuel. L’existence d’une relation amoureuse est à ce moment temporisée par le fait qu’elle n’ait pas été « consommée » avant le viol présumé. Le juge continue ainsi l’interrogatoire du prévenu afin de préciser si en plus de la relation amoureuse, les parties étaient intimes physiquement (93).
(93) J : Au niveau relations intimes, il s’est passé quoi ?
(94) P : Je dois être clair ?
(95) J (ironiquement) : C’est mieux…
(96) P : Il y a eu des préliminaires. On se touchait. Elle me faisait des fellations.
(97) J : Ah c’est nouveau : Elle ne parle que d’une seule fellation…
(98) P : Il y en a eu plusieurs.
(99) J : Combien de temps après votre rencontre vous avez eu des fellations ?
(100) P : Dès le début.
(101) J : Et vous n’avez filmé qu’une fois ?
(102) P : Oui.
La principale défense du prévenu repose sur l’existence de relations sexuelles similaires préalables (96, 98). Alimenter l’idée d’une intimité physique avec la partie civile, et ce « dès le début » (100), permet au prévenu de mobiliser en arrière-plan la catégorie de la « fille facile »79. Il s’appuie au fond sur l’idée que si la partie civile a accepté d’avoir des relations sexuelles avec lui « dès le début » et plusieurs fois (98), il est moins probable qu’elle n’en ait pas eu envie pendant les faits en question. Le juge continue ainsi à questionner le prévenu, cette fois-ci de manière plus ciblée sur les faits qui lui sont reprochés et qui concernent la prévention de viol et de voyeurisme (voir tableau).
(103) J : Vous êtes allés au parc pour avoir des relations sexuelles ?
(104) P : Non, c’est juste arrivé.
(105) J : Qui a demandé ?
(106) P : C’est moi.
(107) J : Elle était d’accord tout de suite ?
(108) P : Non, au début elle était pas chaude, mais après elle a dit oui.
(109) J : Vous l’avez forcée ?
(110) P : Non.
Afin de déterminer s’il y avait consentement ou non, le juge demande au prévenu de recontextualiser l’acte. Celui-ci serait arrivé naturellement, spontanément, selon le prévenu (104). Il reconnaît en avoir eu l’initiative (106) et relate un changement d’avis de la partie civile, qui n’était pas d’accord, mais qui a fini par « dire oui » (118). Néanmoins, ce changement d’avis serait advenu sans que le prévenu ne « force » la partie civile. Le prévenu dépeint ainsi une situation impossible à saisir judiciairement en pleine « zone grise » du consentement. C’est au tour de la partie civile d’être entendue.
(111) J : Monsieur me dit qu’il y a eu plusieurs fellations.
(112) PC : Non, il n’y en a eu qu’une.
(113) J : Mais il est venu chez vous ?
(114) PC : Oui.
(115) J : Vous aviez des sentiments pour le prévenu ?
(116) PC : Au tout début, oui.
(117) J : Mais vous continuiez [après les faits de viol] dans les messages à utiliser des petits mots comme « bébé » ou « mon cœur ».
(118) PC : C’était pour me protéger. Après la fellation, j’avais peur.
(110) L’avocat du prévenu réagit, agacé : « on entend de ces choses ici ! »
Dans un effort continu de déterminer le niveau de proximité entre le prévenu et la partie civile, le juge pose des questions en lien avec la version du prévenu à la partie civile sur sa relation avec la partie civile. La partie civile soutient sa version initiale auprès de la police, à savoir qu’elle n’a eu qu’un seul rapport sexuel avec le prévenu, c’est-à-dire le viol en question (112). Le juge demande alors confirmation sur le fait que le prévenu serait venu chez la victime présumée, ce qui constitue un indice sur leur lien de proximité (113). Il bascule ensuite sur les sentiments (115), comme il l’avait fait pour le prévenu (« mais vous étiez amoureux ? » 89). La continuité du sentiment amoureux est mise en question par les messages échangés entre la partie civile et le prévenu, qui constituent une grosse partie du dossier judiciaire (117). Si la partie civile fait valoir depuis sa première audition auprès de la police un sentiment d’insécurité et de peur vis-à-vis du prévenu (118) — l’une des préventions examinées est celle de coups volontaires — l’avocat du prévenu réfute cette version (119). Ainsi à la première occasion, l’avocat du prévenu revient sur la question de savoir si la partie civile a eu ou non des rapports sexuels avant le viol présumé.
(120) AP : Est-ce que la fellation du parc était la première de toute sa vie ?
(121) J : Est-ce que vous avez déjà eu des relations sexuelles auparavant ?
(122) PC : Non.
(123) AP : Pourquoi est-ce que vous n’aviez que six messages à montrer aux policiers ?
(124) PC : Je les ai supprimés parce que j’avais peur que mon père me tombe dessus. J’étais encore petite. J’ai gardé les derniers, je ne sais pas pourquoi.
(125) AP : [Cite les messages de la partie civile où celle-ci est affectueuse]
(126) PC : C’était pour éviter qu’il soit violent.
(127) AP : C’est particulier quand même…
L’avocat de la défense pose en réalité les mêmes questions que le juge précédemment et se concentre sur la place du viol dans le parcours sexuel de la partie civile (120), et la manière de correspondre après le viol présumé de la partie civile avec le prévenu (123). Il rappelle la teneur des messages pour souligner la disjonction entre les faits allégués et le comportement de la partie civile. En lisant à voix haute ces messages hors contexte, il souligne l’ambivalence renvoyée par le comportement de la partie civile. Face aux explications de la partie civile (126), l’avocat de la défense émet un jugement flou (127) dont l’utilisation régulière réverbère une incohérence dans le comportement de la partie civile. Paul Drew désigne ces interventions comme des clauses conditionnelles (unless clause), visant à distiller une version alternative implicite des faits80. Ces interjections courtes et indirectes remettent ainsi en cause la crédibilité de la version proposée par la partie civile, soulignant son caractère improbable.
Enfin, dans l’affaire V5, la « nature » de la relation entre le prévenu et la victime constitue également l’enjeu central de la plaidoirie de l’avocat de la défense.
(128) AP : On a à faire ici à une personnalité flamboyante et sensible. On est face à un jeune homme (129) qui a une émotivité à fleur de peau. Les faits de viol sont contestés depuis le début. La nature (130) même de la relation est peu claire. La partie civile affirme que monsieur est une connaissance (131) mais sans plus, alors qu’ils semblent s’appeler tous les jours pendant des semaines. Elle dit que (132) face à la précarité de monsieur elle l’invite une seule et unique fois. Pas une seule fois elle (133) n’explique qu’il s’agit d’une relation amoureuse, lors de laquelle ont lieu de multiples rapports (134) sexuels, y compris avant la nuit des faits ! Alors même qu’elle va voir monsieur un mois et demi (135) après le supposé viol ! Ça laisse tout de même pensif… D’ailleurs une circonstance aggravante (136) pour les coups et blessures — qui ne sont pas contestés — est retenue. Mais après un viol, accepter (137) de revoir son agresseur présumé en toute tranquillité… Ça me laisse pantois ! Il existe de (138) véritables doutes sur le consentement de madame. Il existait bien une relation entre les deux (139) parties. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas une possibilité de viol, mais cela doit nous laisser vigilants.
Là encore, le procédé est le même que pour l’affaire V2 : le fait qu’il y ait pu avoir une relation sentimentale (« il s’agit d’une relation amoureuse » 133 ; « ils semblent s’appeler tous les jours pendant des semaines » 131) et qu’il y ait eu « de multiples rapports sexuels, y compris avant la nuit de faits » (134) jette au fond le doute sur la probabilité qu’un viol ait bien pu avoir lieu. Le même outil rhétorique (unless clause) est utilisé pour attirer l’attention sur l’incohérence entre le comportement de la victime et ce que l’on pourrait raisonnablement attendre d’une « personne normale » (ici les professionnel·les du droit) dans les mêmes circonstances (« ça laisse tout de même pensif » 135 ; « ça me laisse pantois » 137). Pour ajouter à l’ambigüité de la relation amoureuse, la victime a en effet accepté de revoir son agresseur après les faits de viol présumés — rencontre qui selon ses propos à la police se serait « bien passée », avant que les rapports entre les deux parties ne se dégradent à nouveau. L’avocat du prévenu relève ainsi au mieux l’inconscience, au pire l’incohérence voire les mensonges de la victime en pointant un comportement inapproprié au contexte dénoncé par la victime, menant l’avocat à affirmer « qu’il existe de véritables doutes sur le consentement de madame » (138). Le comportement ambivalent de la victime, notamment en termes de temporalité de la judiciarisation des faits, et la possibilité de l’existence d’une relation amoureuse entre les parties avant le viol présumé amènent l’avocat à conclure à un appel à la « vigilance » des professionnel·les du droit. Au fond, les procédés mis en œuvre ici relèvent déjà d’une mobilisation de catégories genrées, puisque les avocats de la défense insistent sur la disjonction entre le comportement de la partie civile et celui que l’on attend d’une « victime idéale ».
III. Rôles et effets des catégorisations genrées dans l’établissement du consentement
Avant de continuer à analyser les cas à la lumière des catégories genrées présentées dans cette partie, il nous faut souligner que les catégorisations genrées qui émergent lors d’affaires de viol sont celles qui contrastent avec celle de la « victime idéale ». Cette dernière figure est profondément genrée, et intersectionnelle. Nils Christie en pose les jalons dès les années 198081. Celle-ci est probablement une femme, malade, très vieille ou très jeune (ou une combinaison de ces attributs). Elle poursuit une activité légitime et surtout, elle est innocente dans ce qui s’est passé. Milena Jakšić a, quant à elle, montré dans le cadre d’affaires de traite d’êtres humains comment la conception d’une « victime idéale » est d’une part, soluble dans des questionnements nationaux autour de l’immigration, de la prostitution et de l’ordre social et sexuel ; et d’autre part, comment cette figure « pose les linéaments d’une victime impossible à saisir judiciairement »82. La prépondérance de questionnements nationaux, et la prise en charge institutionnelle de ces femmes ont tendance à transformer ces « victimes idéales » en « victimes suspectes », ou en « victimes coupables », comme nous allons le voir. Il est important de souligner que les catégories analysées fonctionnent de manière binaire et antagonique — la « victime idéale » convoque celle de la victime « coupable » et vice versa. Mélanie Randall a montré dans le cadre du contexte canadien comment ce qu’elle appelle le « mythe de la victime idéale » mine en réalité la crédibilité des victimes, qui s’écartent nécessairement d’attentes présumées raisonnables en termes de comportement et de profils83. Elle démontre qu’en dépit d’évolutions progressistes du droit canadien en termes de définition du consentement — à l’instar de la Belgique de manière plus récente — le fardeau de la preuve et la crédibilité du consentement demeurent en pratique, à la charge de la victime. Il reste attendu qu’une « victime idéale » est en mesure de prouver son statut de victime et d’établir la crédibilité de ses accusations, en démontrant notamment qu’elle a résisté à l’agression et que sa résistance a pris une forme socialement attendue, comme une défense physique vigoureuse (voir plus haut).
Si les standards de la « victime idéale » sont nécessairement inatteignables, son pendant, la catégorie de « victime coupable », se décline en plusieurs sous-catégories. Toutes s’appuient sur l’image de la femme manipulatrice, qui instrumentaliserait la justice, soit à des fins financières — « la femme vénale » ; plus rarement, on trouve des stratégies de défenses autour de l’image d’une femme dont la santé mentale serait fragile — « la femme folle » ; enfin, de manière prépondérante, lorsqu’il existe un lien de proximité entre le prévenu et la partie civile, celle-ci pourrait instrumentaliser la justice à des fins de vengeance — « l’amoureuse éconduite »84. Ces catégories émergent dans la combinaison des différents paramètres exposés dans la section précédente. Elles occupent dans le raisonnement juridique une place de grille d’interprétation ou des référentiels, qui colorent les faits d’une teinte qui permet soit de rattacher les faits à la catégorie juridique discutée (i.e. le viol), soit de disqualifier ce rattachement. Ces catégorisations genrées émergent dès la constitution du dossier judiciaire, souvent par les parties elles-mêmes. Dans un article sur la perception par les policiers français du consentement sexuel, Océane Pérona met déjà en avant des catégorisations similiaires, qu’elle classe selon trois logiques, situationnelles, relationnelles et de propriétés sociales85, preuve en est que ces catégorisations sont bien présentes tout au long de la chaîne pénale, y compris dans d’autres contextes législatifs. La théâtralité de la salle d’audience rend, en revanche, l’observation ethnographique d’autant plus pertinente pour souligner la (re)production de ces catégories qui servent ou desservent les justiciables, mais qui ne sont jamais réellement remises en question.
A. « La femme vénale »
La menace d’une « fausse victime » qui instrumentaliserait la justice pour en tirer des bénéfices financiers pèse sur un certain nombre de dossiers de violences sexuelles étudiés, comme l’indique cet extrait de réquisitoire d’une procureure du Roi dans le cadre de l’affaire V3.
(140) PR : Le contexte de dévoilement est parfaitement neutre : Monsieur n’est pas ici une « pompe à (141) fric » comme cela peut arriver dans ces dossiers. La partie civile n’a pas de raison particulière (142) d’accuser monsieur. La partie civile est cohérente et ne change pas de récit — elle a maintenu que (143) le prévenu ne l’a pas giflée et qu’il l’a pénétrée une seule fois. Elle ne fait preuve d’aucune (144) exagération, et elle est consciente de ses potentiels troubles mémoriels.
Le récit de la partie civile est donc évalué ici explicitement à la lumière de la catégorie de « femme vénale » (« pompe à fric » 140-141), qui ferait croire à des relations sexuelles non consenties afin d’obtenir, via la justice, un bénéfice financier. La procureure du Roi répond ici à une déclaration du prévenu auprès de la police qui, interrogé sur la raison pour laquelle la partie civile a porté plainte, répond « qu’elle veut juste de l’argent ». Cette allégation du prévenu va voyager le long de toute la chaîne pénale, puisqu’elle se retrouve également dans le jugement le condamnant (voir plus bas).
Cette image est ici mise en exergue parce que la partie civile coche en réalité toutes les cases de la « victime idéale ». Ce sont en effet les qualités morales de la partie civile qui sont mises en avant, raisonnable, réaliste et humble, ainsi que sa capacité à réagir aux faits de manière exemplaire en termes de procédure judiciaire, comme le souligne son avocate.
(145) APC : Ma cliente est une femme éduquée, employée de direction, qui exprime une souffrance (146) inouïe. Elle n’espère pas grand-chose, j’espérais personnellement un aveu aujourd’hui voire des (147) excuses, mais les dénégations répétées sont un affront et une source de souffrances (148) supplémentaires. Ma cliente est en incapacité partielle aujourd’hui, trois ans après, pour se soigner (149) après ces évènements. Elle est expatriée, elle n’a pas de famille ici, et elle porte cette souffrance en elle.
La situation socio-professionnelle de la partie civile est mise en avant (145) ainsi que son absence d’intérêt, notamment financier, dans la démarche entreprise (« elle n’espère pas grand-chose » 146). L’accent est mis sur sa grande souffrance, qu’elle soit symbolique (147) et psychologique (147), amplifiée par sa durée (148) et l’isolement de la partie civile (149). De surcroit, la partie civile porte plainte immédiatement à la suite des faits et son récit est cohérent lors de toute la procédure, ce qui sera relevé à plusieurs reprises pendant l’audience. Elle est en mesure de produire des preuves médicales (photos des lésions, analyses ADN du liquide séminal permettant d’identifier le prévenu). Elle apparaît sur des images de caméra de surveillance, en compagnie du prévenu, dans une attitude interprétée par la procureure du Roi comme « une attitude défensive, les bras croisés », précisant, « qu’elle ne se dénote pas par une attitude impliquant une envie de sexe irrépressible », convoquant alors, toujours par opposition, l’image de la nymphomane, qui est un terme médical, dérivant de la catégorisation de « femme folle » (voir plus bas). La partie civile n’a pas de relation préalable avec le prévenu qu’elle a rencontré dans un bar plus tôt dans la soirée. Des témoins sont capables d’attester d’un comportement « collant » de la part du prévenu. Le viol a lieu dans une voiture, dans une ruelle, donnant lieu à une circonstance aggravante de séquestration, parce que la partie civile a cru qu’elle était enfermée dans celle-ci (circonstance aggravante qui ne sera pas retenue en l’absence de preuves de l’enfermement effectif).
En comparaison du capital culturel et procédural élevé de la partie civile, le prévenu correspond au fond à un « mauvais prévenu ». Il est étranger et ne parle ni français, ni néerlandais, ni anglais. Il est d’ailleurs assisté d’un interprète. Il change de version des faits à chacune de ses interventions et ses déclarations ne concordent pas avec les expertises médicales. Le jour de l’audience, il répondra systématiquement à côté des questions posées par le président de la chambre, extrêmement impatienté (« c’est oui ou c’est non », « votre histoire est trop longue », « on a déjà entendu cette histoire cinq fois »…). Bien que le prévenu ait fait appel, la cour d’appel confirmera la sévérité du jugement de première instance. Le jugement conclut ainsi à ce propos :
« C’est sans aucune crédibilité que le prévenu soutient que la plaignante a déposé plainte contre lui animée d’un but de lucre. En effet, elle ne le connaissait pas avant les faits qu’elle lui reproche et ne disposait d’aucune information sur sa situation financière. »
B. « La femme folle »
Dans l’affaire V5, l’avocat de la défense utilise le rapport médical de la victime présumée, qui atteste des blessures supposément infligées par le prévenu à la victime, mais qui constate aussi des marques d’automutilations plus anciennes.
(150) A.P. : Le rapport médical constate de surcroit des marques d’automutilation. Comme le dit (151) madame la procureure du Roi, la partie civile est en effet très fragile. Mais il n’en reste pas moins (152) que cela jette un flou sur les faits et la parole des uns et des autres. (…) Alors face à l’expertise (153) médicale, je dois utiliser l’argument le plus désagréable à plaider pour un avocat. Mais si madame (154) est capable d’automutilation, est-ce qu’elle serait capable d’aggraver ses blessures avant (155) d’aller chez le médecin ?
(156) J (ironique) : Mais pourquoi cette dame qui ne s’est pas portée partie civile, qui ne demande pas (157) d’argent au prévenu, pourquoi est-ce qu’elle mentirait et se blesserait elle-même pour tendre un (158) guet-apens à monsieur, par ailleurs si gentil ?
(159) A.P. : Je ne suis pas dans sa tête, mais peut-être pour se débarrasser de lui ?
(160) J (pas convaincu) : Bon ok…
Ici les preuves matérielles, notamment les rapports médicaux, sont mises en perspective à l’aune de la santé mentale antérieure aux faits de la victime présumée. Celle-ci est considérée comme « fragile » (151), ce qui « jette un doute sur les faits et la parole des uns et des autres » (152). L’avocat de la défense retourne ainsi un argument du réquisitoire de la procureure du Roi, qui met au contraire en exergue un modus operandi du prévenu qui s’en prendrait essentiellement à « des femmes qui offrent des profils psychologiques fragiles ». Le postulat sur lequel se repose l’avocat de la défense est que si la victime présumée a pu s’automutiler par le passé, elle aurait pu le refaire dans le cadre d’une instrumentalisation de la justice, afin de causer du tort au prévenu. Bien que le président de la chambre soit ouvertement peu convaincu par l’argument (156-159), la version alternative des faits de la défense, repose explicitement sur une santé mentale défaillante de la victime présumée, pour se « débarrasser du prévenu » (159), nullement attestée dans le cadre de cette procédure, par les expert·es médicaux.
Si la mobilisation de cette image est relativement rare chez les professionnel·les du droit que j’ai observés, elle est en revanche quasiment récurrente chez les prévenus, notamment lors de leurs auditions auprès de la police. Il est à noter que les professionnel·les du droit, lorsque cette image est mobilisée, se positionnent systématiquement, soit pour y adhérer, soit pour la disqualifier, mais elle n’est jamais remise en question en tant que telle.
Dans l’affaire V3, quand il est demandé au prévenu d’expliquer pourquoi la partie civile aurait porté plainte, celui-ci, comme nous l’avons vu, mobilise la catégorie de la femme vénale. En revanche, pour expliquer que la partie civile ait mordu le prévenu, il nie qu’il s’agissait d’une défense face à ses assauts, il mobilise en revanche l’imaginaire entourant la « nymphomane ». Lors de l’audience, cette image est reprise par la procureure du Roi, qui sur la base des images de vidéo surveillance, la conteste (voir plus haut). Cet extrait de la confrontation entre le prévenu et la partie civile est également repris dans le jugement final :
« Une confrontation est organisée (…) entre le prévenu et la plaignante au cours de laquelle chacun reste sur ses positions, mais le prévenu ajoute que, si la plaignante l’a mordu, c’est parce qu’il n’arrivait pas à la satisfaire sexuellement comme elle l’aurait voulu, bien qu’il l’ait embrassée sur tout son corps, dans ses organes génitaux inclus. »
Dans cette version des faits, que le prévenu défend aussi le jour du procès, la partie civile aurait pris l’initiative du rapport sexuel, mais aurait brusquement changé d’avis, devenant soudainement violente dans un accès de folie. La violence dont a fait preuve le prévenu à l’égard de la partie civile, attestée par les certificats médicaux, serait alors une forme de légitime défense. Interrogé sur les raisons de cet accès de folie, le prévenu explique qu’il n’aurait pas su satisfaire le désir sexuel insatiable de la partie civile. La catégorie sous-jacente est celle de nymphomane, qui de pair avec l’hystérie, contribue à l’émergence d’une étiologie sociale des maladies des femmes dès le xixe siècle. Elsa Dorlin contribue à montrer comment le discours médical façonne la matrice du discours politique et produit un certain récit des conflits sociaux. L’hystérie et la nymphomanie deviennent des maladies de femmes, mais aussi de classes86. Cette mise en place d’un « tableau de tempéraments féminins » articulé autour de ces deux principales pathologies contribue à façonner le concept de santé de manière binaire et dichotomique. Au fond, « la femme saine est le contraire de la nymphomane »87. L’un des enjeux de cette affaire est donc de montrer que la partie civile relève de la catégorie de « femme saine » et non pas de « nymphomane », sans que la catégorie elle-même ne puisse jamais être remise en question.
C. « L’amoureuse éconduite »
Une autre image mobilisée de manière récurrente dans les affaires concernant des parties ayant eu une forme de relation préalablement aux faits de viol est celle de « l’amoureuse éconduite » qui instrumentaliserait la justice pour se venger d’un compagnon défaillant. L’affaire V2 est à ce titre exemplaire. La majorité des discussions tournent autour des éléments évoqués plus haut, avec une insistance toute particulière sur la proximité entre la partie civile et le prévenu. La partie civile va en effet affirmer dans ses auditions auprès de la police que cette fellation est son premier rapport sexuel, tandis que le prévenu va varier dans sa version (voir plus haut). Dans sa première audition auprès de la police, il affirme n’avoir jamais eu de relation sentimentale ou sexuelle avec la partie civile, parce que celle-ci se serait révélée « bipolaire ». Néanmoins à mesure de la progression de l’enquête, cette version change et le prévenu finit par reconnaître qu’il y a bien eu une relation sentimentale, et selon lui, plusieurs relations sexuelles. Son avocat s’appuie en tout cas sur cette version pour dresser le tableau de la partie civile en « amoureuse éconduite » déterminée à se venger des autres mauvais traitements du prévenu, pour lesquels le prévenu est en revanche globalement en aveux (voir tableau pour la liste complète des préventions).
(161) AP : Ces types de dossiers sont toujours les plus difficiles à plaider pour un avocat parce qu’il (161) faut remettre en question la parole de la partie civile. Rappelons que le contexte du dévoilement (163) des faits par la partie civile n’est pas neutre ! La partie civile est surprise par ses parents qui lui (164) demandent des comptes — Et si le père de la fille est violent ? Mon client a l’air de dire que oui. (165) Donc la partie civile raconte qu’on la raquette. La voilà en partance pour le commissariat où elle (166) réalise que le prévenu a une vidéo d’elle. Donc la voilà violée (…) Et il va falloir m’expliquer (167) comment quelqu’un vous force à faire une fellation en pleine journée dans un parc public. C’est (168) quand même particulier ! (…) Madame ne dit pas toute la vérité. On est dans le cadre d’une (169) relation où madame est plus amoureuse que monsieur et où celui-ci a profité de la situation (…) (170) Aujourd’hui on est face à une jeune fille qui est déçue parce qu’elle est tombée amoureuse d’un (171) connard. Excusez-moi, mais c’est vrai ! Monsieur est un connard, mais ce n’est pas un violeur. (172) (…) On est dans une relation de deux ans ! Il y en a eu d’autres, des relations sexuelles ! (…) Ils (173) ont eu d’autres relations. Une fellation en deux ans, dans un endroit public, c’est particulier (174) quand même. (…) On n’a rien ! La vidéo n’est pas claire. Et les messages sont évocateurs : elle (175) sait qu’il ment pour avoir des sous ! Elle lui écrit « j’étais toujours attachée à toi », des mois (176) après les faits du supposé viol ! Elle écrit « mon cœur », seule, quand il n’y a pas de pression : (177) Elle est amoureuse ! Elle est a-mour-euse ! On est dans une relation amoureuse, il n’y a pas de (178) viol. Madame réalise peu à peu la trahison, mais il n’y a toujours pas de viol. (…) Alors ça ne (179) veut pas dire qu’on a à faire à un saint, ça j’en suis conscient. Mais je crois qu’il n’y a pas eu de (180) coups, ni de viol, mais un comportement inapproprié avec une jeune fille. Je demande donc (181) l’acquittement pour toutes les préventions excepté pour les préventions d’extorsion et d’abus (182) de confiance, où monsieur est en aveu. Moi je vois une jeune fille avec le cœur brisé, qui essaie de se venger.
Grâce à une myriade de ressources linguistiques et séquentielles, l’avocat de la défense crée une disjonction tour à tour entre les activités/états liés à la catégorie de « victime idéale » et le comportement de la partie civile. Pour commencer, le « contexte du dévoilement n’est pas neutre » (161-163) et c’est en raison de la violence supposée du père que la partie civile ment (164). La même construction sémantique est déployée pour l’argument suivant : la partie civile se rappelant de l’existence d’une vidéo filmant ladite fellation, continue à inventer des torts dont elle a été victime pour se déresponsabiliser de ses actes face à ses parents (« Donc la partie civile raconte qu’on la raquette » 165 ; « Donc la voilà violée » 166). L’avocat de la défense décrédibilise la version de la partie civile, appelant à imaginer ce qu’une personne « raisonnable », « normale » aurait pu ou dû faire dans la même situation (« il va falloir m’expliquer comment quelqu’un vous force à faire une fellation en pleine journée dans un parc public » 166-167). Il met ainsi en doute le non-consentement de la partie civile puisqu’il souligne l’improbabilité que celle-ci ait pu avoir lieu sans son consentement. Une fois encore, le consentement ici est présumé, et c’est le non-consentement qui doit être démontré, visibilisé, notamment par une résistance physique active.
L’avocat poursuit en relevant l’incompatibilité entre le comportement de la partie civile et les préventions discutées, notamment le fait que le prévenu et la partie civile sont dans une relation amoureuse asymétrique (168). La durée de la relation (« deux ans » 172) rend manifestement inconcevable que la fellation discutée constitue le premier rapport sexuel de la partie civile (« une fellation dans un endroit public en deux ans, c’est particulier quand même » 173). Impliquer qu’il y ait eu d’autres relations sexuelles auparavant rend manifestement moins probable que la fellation discutée soit nonconsentie, tout comme les sentiments de la partie civile, sur lesquels toute la plaidoirie s’articule (169, 170, 177, 182). L’avocat répète ainsi à cinq reprises dans un temps relativement court que la partie civile est « amoureuse ». Insister sur le sentiment amoureux de la partie civile permet également de souligner l’incohérence de son comportement, puisque les émotions constituent dans le sens commun l’antithèse de la raison (« l’amour rend aveugle »88) la rendant prête à accepter de son plein gré un « comportement inapproprié » (180) : « elle sait qu’il ment pour avoir des sous » (174-175). Afin d’achever de convaincre les juges, l’avocat admet tout de même a minima les manquements du prévenu (169, 171, 179, 180) et crédibilise sa version des faits en admettant certaines préventions (181-182). L’avocat dépeint ainsi le tableau de l’amoureuse éconduite, qui instrumentalise la justice afin de se venger d’un prévenu qui l’aurait « déçue » (170) et qui ne dirait donc « pas toute la vérité » (168).
L’ombre de cette catégorie plane également sur les autres affaires de viol impliquant des partenaires ou ex-partenaires. Les avocat·es de la défense, quand ielles articulent leurs plaidoiries autour de ces catégorisations genrées stéréotypiques, peuvent appeler à la solidarité et à l’empathie professionnelles en se distançant légèrement de ce qu’iels « doivent faire » en exprimant un malaise à plaider de la sorte. Dans l’affaire V2 l’avocat de la défense annonce que « ces types de dossiers sont toujours les plus difficiles à plaider pour un avocat parce qu’il faut remettre en question la parole de la partie civile » (161-162). Dans l’affaire V5, de manière similaire l’avocat de la défense affirme également « je dois utiliser l’argument le plus désagréable à plaider pour un avocat » (153). Ils distinguent alors leurs valeurs morales, en tant qu’individus, de leur devoir professionnel, qui consiste à mobiliser ces catégories afin de produire une narration alternative des faits. Souligner le hiatus entre valeurs morales et devoir professionnel laisse entendre que la mobilisation de ces catégorisations genrées est au fond inévitable.
Conclusion
Ainsi, cette contribution a mis en lumière comment, malgré une évolution législative en phase avec les débats contemporains, la détermination judiciaire du consentement demeure contrainte par un imaginaire collectif structuré autour de catégorisations genrées. Ces catégories, auxquelles les parties doivent s’affilier ou se désaffilier sans jamais les remettre en cause, façonnent les pratiques judiciaires et influencent l’évaluation du consentement.
En l’absence d’une définition claire du consentement, les professionnel·les du droit mobilisent divers paramètres pour en apprécier la probabilité. Bien que leur hiérarchisation varie selon les affaires, leur articulation produit des effets qui vont au-delà de l’évaluation de la crédibilité des parties. Elle conduit également à une hiérarchisation implicite des viols, renforçant le mythe d’un viol « typique » qui ne correspond pourtant pas à la majorité des affaires judiciaires.
Les catégorisations genrées observées dans cet article ne sont pas nouvelles. Elles ont été mises en évidence dans d’autres contextes législatifs, notamment en France, et leur persistance souligne l’existence de positionnements tacites au sein de la chaîne pénale et contribue à (re)produire collectivement des catégories communes ayant trait à la normalité, au genre, ou à la sexualité. Ces catégories, bien que fluides et adaptées aux spécificités des affaires, restent structurantes et influencent potentiellement l’établissement du degré de culpabilité. Leur mobilisation répétée ne remet pas en cause leur légitimité, mais, au contraire, contribue à leur reproduction, faisant de l’audience un espace où elles sont négociées, mais jamais véritablement remises en cause.
Enfin, les travaux de chercheur·euses français ont permis d’éclairer la continuité du recours à ces catégorisations genrées à différents niveaux de la chaîne pénale et ont montré que ces logiques dépassent les cadres nationaux et juridiques spécifiques aux violences sexuelles. Dès lors, la question se pose : l’intégration du consentement dans la loi suffit-elle à changer les pratiques juridiques en matière de violences sexuelles ? La mise en perspective des résultats de cette recherche avec l’exemple français illustre en effet que son inscription dans la loi ne garantit ni un changement dans les pratiques pénales ni une remise en cause des catégorisations genrées mobilisées par les professionnel·les du droit.