Repenser le pouvoir constituant par l'histoire du droit : théories et pratiques de l'autorité constituante en France (1789‑1962)

  • Constituting Without a Constituent. An Essay on the Notion of Constituent Authority (1789-1958)

DOI : 10.35562/melete.148

Résumés

Cet article met en lumière l’apport de l’histoire du droit dans la compréhension des fondements du droit, en particulier constitutionnel. À travers l’analyse de la thèse Constituer sans Constituante (1789-1962). Une histoire de l’autorité constituante en France, il interroge les fondements politiques de l’ordre constitutionnel, notamment la nécessité de légitimer cet ordre par un pouvoir constituant démocratique, garantissant que la Constitution émane de la volonté du peuple. Or, l’histoire constitutionnelle française est, sur ce point, pétrie de contradictions, car si l’Assemblée constituante est traditionnellement perçue comme le modèle du pouvoir constituant démocratique, ce dernier a souvent été nié, confisqué ou contourné. L’article expose ainsi les résultats de l’étude sur ces pouvoirs constituants non démocratiques et met en évidence une double réalité : d’une part, la légitimité démocratique s’impose depuis la Révolution comme un principe incontournable ; d’autre part, la rédaction des constitutions se heurte à des apories difficiles à surmonter dans la pratique.

This article explores the contribution of the history of law to the understanding of constitutional foundations, focusing on the dissertation Constituting Without a Constituent Assembly (1789-1962): A History of Constituent Authority in France. It addresses the political underpinnings of the constitutional order, particularly the imperative of legitimizing it through democratic constituent power, which ensures that the Constitution reflects the will of the people. French constitutional history, however, is characterized by significant contradictions. While the Constituent Assembly is often regarded as the model of democratic constituent power, this power has frequently been denied, appropriated, or circumvented. The article thus highlights a dual reality: while democratic legitimacy has been a cornerstone since the Revolution, the practical challenges inherent in constitutional drafting remain unresolved.

Plan

Texte

I. « Constituer sans constituante » : une étude des pouvoirs constituants non démocratiques

C’est à l’occasion d’une discussion informelle avec le professeur Grégoire Bigot que l’idée de m’intéresser aux pouvoirs constituants « sans constituante » est venue. Elle est issue d’une observation assez simple : sur les deux-cent-vingt-huit années qui séparent 1789 du commencement de cette thèse, en 2017, seules quatre-vingt-cinq années s’écoulèrent sous l’empire d’une constitution édictée par une assemblée constituante, dont soixante-cinq pour la seule IIIe République. La France a connu un consul constituant, un Sénat constituant, un empereur constituant, un roi constituant et plusieurs gouvernements constituants, pour seulement cinq assemblées constituantes, dont l’œuvre a d’ailleurs souvent été très rapidement annihilée, exception faite de celle de 1870. À travers le sujet « constituer sans constituante », c’était donc, au fond, une incongruité de l’histoire constitutionnelle française qu’il s’agissait de comprendre et de décrire, à savoir que la forme d’une assemblée constituante élue et compétente pour fonder un régime politique, que la France a enfanté, légitimé et répandu, a été, dans les faits, une manière minoritaire pour sortir de ses nombreuses révolutions politiques. C’est en tout cas autour de cette interrogation que cette thèse a été entreprise, sous la double direction de Grégoire Bigot et de Frédéric F. Martin. Cette interrogation impliquait de couvrir une longue période historique. L’étude débute en effet au début de la Révolution, aux alentours de 1789, et s’achève au moment de la fondation constitutionnelle de la ve République, entre 1958 et 1962.

Par ailleurs, cette étude concerne une question, celle du pouvoir constituant, qui ne cesse d’interroger la doctrine, en raison de l’objet qu’il est censé produire. La constitution est, en effet, à la confluence de la plupart des grands principes du droit public et des présupposés politiques des sociétés contemporaines, et on lui attribue habituellement diverses fonctions sociales, politiques et juridiques1. Elle doit, tout à la fois, formaliser juridiquement l’exercice du pouvoir, le légitimer en le plaçant sous l’égide de principes reconnus, et le limiter par la répartition de fonctions étatiques entre différents organes politiques. On considère généralement aujourd’hui que la constitution doit aussi avoir pour fonction de garantir la protection des droits fondamentaux contre les atteintes qui pourraient en y être portées par les pouvoirs publics, à laquelle s’ajoute la volonté d’y incorporer des droits environnementaux chargés d’assurer la protection des conditions de vie des générations futures… La constitution incorpore donc tout un ensemble de revendications sociales et politiques, parce qu’elle incarne, au fond, les choix qu’une société fait pour organiser son existence politique. Elle est en tout cas, dans l’esprit de beaucoup, bien plus qu’une simple norme dans un ordre juridique hiérarchisé, ce qui pourrait être sa définition juridique. Elle apparaît plutôt comme une référence pour la société, dont la fonction serait de s’imposer aux gouvernants en encadrant, en orientant et en limitant leur pouvoir. D’où l’importance éminente de la question : qui écrit la constitution ?

Cela nous ramène mécaniquement à la question du pouvoir constituant. Comme toute norme juridique, la constitution doit avoir un auteur, auquel elle peut être imputée, et qui sera compétent pour la modifier. Le problème est que la question de l’auteur de la constitution n’est pas aussi simple que pour n’importe quel acte juridique, comme un contrat, un acte administratif unilatéral ou une loi. En effet, l’auteur de la constitution ne peut être, dans la logique juridique comme dans l’ordre politique, que le souverain, puisqu’il édicte la norme fondamentale, la plus élevée dans l’ordre juridique. Or, cette « souveraineté constituante »2 pose de multiples questions que ma thèse avait en partie pour ambition de sonder. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en plus de ses fonctions multiples et des représentations variées que la société s’en fait, la constitution est également pour le moins mystérieuse par ses origines. Contrairement aux autres normes, il est particulièrement difficile de décrire juridiquement la manière dont s’écrit, s’adopte et s’applique une constitution. Si le peuple est réputé en être l’auteur – c’est le cas, a priori, dans un régime démocratique – il ne peut pas réellement en être le rédacteur. Il faut donc qu’une procédure – par exemple élective ou référendaire – permette légitimement de lui imputer un texte en réalité écrit par un petit groupe de constituants.

C’est pour répondre à cette aporie qu’apparaît historiquement un modèle de procédure constituante spécifique : l’assemblée constituante. Le principe d’une assemblée constituante est relativement simple : puisque le peuple doit être l’auteur de la constitution à écrire, mais qu’il ne peut en être le rédacteur concret, il faut qu’il élise une assemblée de représentants extraordinaires chargés de la rédiger et de l’adopter. Parfois, mais pas toujours, on ajoute à cette procédure une consultation populaire par la voie du référendum, autrefois appelée plébiscite constitutionnel. Fondé sur les idées d’élection, de représentation et de délibération, le modèle d’écriture constitutionnelle en assemblée constituante est celui des origines, des révolutions américaines et françaises. Bien qu’il ait connu des évolutions, ce modèle représentatif d’écriture constitutionnelle perdure jusqu’à aujourd’hui comme la forme démocratique la plus souhaitable d’écriture constitutionnelle.

Si j’emploie seulement le terme « souhaitable », c’est que l’étude des procédures concrètes amène néanmoins à constater que la souveraineté constituante du peuple reste, au travers de la représentation ou du référendum, assurément une fiction. Sauf à croire que la Nation ou le Peuple puisse avoir une volonté, la réalité de ce pouvoir constituant démocratique débouche sur une impossibilité politique. Ce n’est jamais le peuple réel qui produit la constitution. Mais à l’image du célèbre « We, the people » inscrit au frontispice de la Constitution américaine, l’énoncé empiriquement faux selon lequel le peuple est l’auteur de la constitution est néanmoins accepté comme une vérité juridique car il traduit l’adhésion de la société aux principes démocratiques que le pouvoir constituant est censé permettre. D’un côté, cette fiction rappelle à tout moment la source démocratique du pouvoir, qui n’est légitime que commis par le peuple. D’un autre côté, du principe du pouvoir constituant démocratique découle la limitation du pouvoir constitutionnel, toujours en théorie soumis à une volonté qui lui est supérieure, et à laquelle il doit se conformer.

C’est pourquoi, et il revenait en partie à mon travail de le démontrer, « constituer sans constituante » ne signifie pas seulement, à travers l’histoire constitutionnelle française, écrire une constitution d’une autre manière que les révolutionnaires, d’un point de vue simplement technique, ou juridique. Il s’agit nécessairement d’un refus, au moins partiel, de trois puissantes idées démocratiques sous-jacentes à la Révolution, manifestées par le modèle de l’Assemblée constituante : la source démocratique du pouvoir, sa dimension délibérative, et sa limitation par le droit constitutionnel.

Mon étude consistait donc à essayer de comprendre pourquoi et comment une série de constituants français, de la Révolution à 1962, ont choisi d’écrire leur constitution sans recourir à une assemblée constituante. Il s’agissait de s’interroger sur les justifications politiques et juridiques de leur choix – pourquoi ? – et sur les modalités juridiques et politiques de ces opérations constituantes – comment ?. Avec dans l’idée, au départ, de dégager un ou plusieurs modèles de pouvoir constituant non démocratique. Or, en réalité, j’en suis arrivé à la conclusion que l’histoire des pouvoirs constituants non démocratiques est celle d’une série de contournements du modèle démocratique d’écriture constitutionnelle auquel il était, pourtant, devenu contradictoire de renoncer après la Révolution. Pour cela, je devais tout d’abord me confronter aux sources historiques.

Une thèse en histoire du droit implique, en effet, une étude des sources, et plus particulièrement des sources primaires. Cela permet, ou en tout cas favorise le fait de restituer le contexte d’un débat au plus proche de ce qu’il était pour les acteurs eux-mêmes. Cet angle historique était central dans l’approche retenue pour mener cette recherche. J’ai en effet tâché d’envisager les doctrines, les concepts, les notions constitutionnelles non pas dans l’absolu, ou de manière purement intellectuelle ou théorique, mais toujours rapportés à leur contexte historique spécifique. Il s’agissait, par-là, de restituer l’enjeu politique qui déterminait, à chaque époque, les décisions constitutionnelles prises par les constituants. Pour chaque moment constituant que j’ai étudié, j’ai donc cherché à identifier les grands enjeux politiques qui traversent la période, puis les grands courants de la doctrine constitutionnelle qui se saisissent de ces enjeux, et, enfin, les grandes stratégies d’argumentation constitutionnelle qui s’articulaient autour de ces enjeux. L’objectif était toujours de comprendre ce que les débats et les oppositions constitutionnelles qui ont structuré les processus constituants recelaient de réels affrontements d’idées, et de stratégies politiques partisanes. Je voulais saisir quel était l’enjeu politique, souvent essentiel, masqué derrière un vernis de discours d’apparence constitutionnelle, qui déterminait les débats constituants. Je m’inscrivais, en cela, dans le sillon réaliste tracé par Jon Elster, dont l’un des sujets d’études est précisément la manière dont les acteurs, au sein d’un processus constituant, instrumentalisent l’argumentation constitutionnelle pour poursuivre des logiques partisanes très contingentes, voire court-termistes3.

II. « Constituer sans constituante » : une histoire de l’autorité constituante en France

Ma thèse, comme écrit plus haut, devait contribuer à éclairer le pourquoi ? et le comment ? différentes générations de constituants ont constitué « sans constituante ». Et comme souvent, le comment précède le pourquoi : les moyens sont une voie d’accès privilégiée aux finalités. Je commencerai donc par envisager la question du moyen, car elle constitue l’apport théorique de mon travail, qui envisage le pouvoir constituant d’une manière nouvelle. Puis, je présenterai le résultat historique de mon travail sur la question du pourquoi ? « constituer sans constituante ».

A. Un nouveau regard sur le pouvoir constituant

Le premier résultat de ma thèse est d’abord un résultat méthodologique. Mon travail m’a permis de dégager une manière nouvelle d’aborder le pouvoir constituant. Il m’a, en tout cas, permis de dégager la notion d’autorité constituante, qui apparaît subrepticement dans différents travaux récents mais qui n’avait jusqu’à ce jour pas été réellement exploitée. Celle-ci repose sur le constat que tout processus constituant est à la fois une fondation politique et une opération juridique. Plus précisément, le recours à cette notion se fonde sur l’observation que l’essentiel de l’activité constituante, dans le contexte d’un changement de régime, consiste à traduire une révolution politique dans le langage et dans les formes du droit constitutionnel4. Ma thèse invite, ainsi, à reconsidérer le processus constituant comme un rapport d’autorité, c’est-à-dire, essentiellement, comme un processus, mené par un groupe de constituants, de légitimation d’une révolution politique par le droit. Cette légitimation s’opère, durant le processus constituant, à la fois par des discours politiques et par des procédures juridiques.

Sur le plan des discours politiques, le processus constituant se traduit presque toujours par l’invocation d’un « principe de légitimité »5, qui fonde un principe juridique de souveraineté. Par exemple, les constituants révolutionnaires, qui n’étaient au départ que les députés du Tiers-État aux États généraux, ne deviennent finalement Assemblée nationale constituante qu’au prix de l’invocation du principe de souveraineté de la Nation, dont ils se proclament les représentants. Le Premier consul Napoléon Bonaparte, ou le président de la République Louis-Napoléon Bonaparte, avancent, quant à eux, leur légitimité démocratique et l’autorisation qui leur ont été donnés par le peuple souverain pour exercer par eux-mêmes l’autorité constituante, sans recourir à une instance parlementaire ou représentative. Quant aux justifications non démocratiques de l’autorité constituante, il apparaît que le processus de légitimation fonctionne, au fond, exactement de la même manière. C’est au nom de sa légitimité monarchique que Louis XVIII octroie la Charte de 1814, et au nom de sa qualité de chef autoritaire que le maréchal Pétain adopte les actes constitutionnels de 1940. Simplement, au lieu de s’appuyer sur un discours politique faisant référence au peuple souverain, les constituants justifient leur autorité constituante par un autre discours, qui fait référence à la souveraineté monarchique ou à l’autorité du chef.

Ainsi, l’approche de l’opération constituante par le biais de l’autorité implique de prendre au sérieux chacune des théories politiques ayant permis de fonder un régime dans l’histoire constitutionnelle française. Elle implique néanmoins, aussi, de les relativiser, en s’attachant à comprendre la fonction objective qu’ils jouent durant le processus constituant. Sous cet angle, les justifications démocratiques et monarchiques, impériales ou orléanistes, autoritaires ou libérales du pouvoir, ne diffèrent fondamentalement que dans leurs conséquences politiques et, bien entendu, dans le fait que la population y adhère ou non. Mais l’exercice de l’autorité constituante implique toujours de mobiliser une théorie sur l’origine du pouvoir, c’est-à-dire, pour reprendre l’expression très éclairante proposée par le constitutionnaliste Claude Klein, de produire un « mythe des origines » constitutionnel. Ma thèse confirme donc l’idée selon laquelle le pouvoir à l’origine de la constitution, c’est-à-dire celui qui exerce l’autorité constituante, remplit une fonction politique dont l’importance « détermine l’ensemble de l’ordre constitutionnel, par un effet que l’on peut qualifier de magique, ou même quasi magique »6. L’autorité constituante de ce pouvoir originaire doit, en effet, fonder le pouvoir par la constitution.

Restait, ensuite à penser la phase proprement dite de la rédaction et de l’adoption de la constitution. Car c’est bien au travers d’une procédure juridique qu’est traduite la légitimité du régime. Ma thèse permet de penser d’une manière réaliste, et quelque peu désenchantée sans doute, ce que la doctrine appelle la procédure constituante. À de nombreuses reprises, en effet, mon travail m’a conduit à considérer que la procédure ne jouait, au fond, qu’un rôle d’appui à une entreprise plus vaste de légitimation, et la procédure, même substantiellement démocratique, ressemble souvent à une sorte de « mise en scène » politique. Pour ce qui est de la procédure constituante démocratique, elle ne pourra, bien sûr, réellement légitimer la constitution adoptée que si elle prévoit de faire participer le peuple, ne serait-ce qu’un peu, à l’adoption de la constitution, et si le peuple accepte d’une manière ou d’une autre cette constitution. L’idée, néanmoins, est bien souvent de donner l’illusion d’un choix politique pour faire accepter une constitution écrite par un groupe de constituants. Pour ce faire, les moyens les plus évidents sont l’élection d’une assemblée constituante et la consultation par référendum, qui peuvent être, l’un comme l’autre, instrumentalisés par des partis politiques organisés.

Mais, ce qui m’a beaucoup surpris, c’est que les opérations constituantes qui reposent sur une autorité constituante non démocratique portent également une attention particulière à la procédure constituante, et de manière souvent extrêmement rigoureuse. Mon travail permet ainsi de comprendre que les constitutions à l’origine non démocratique s’écrivent avec au moins autant de précision et d’habilité juridique que les constitutions démocratiques ! En effet, lorsqu’il s’agit de réaliser la fiction politique de la restauration de la monarchie traditionnelle après vingt-cinq ans de pouvoir fondé sur une légitimité populaire, l’ensemble de la procédure constituante devra traduire l’ininterruption de la souveraineté monarchique par une série de formules, de techniques et d’artifices juridiques. C’est pourquoi la Charte est nommée « Charte » et non constitution, elle est datée de la dix-neuvième année du règne de Louis XVIII, et son Préambule contient de nombreuses références à la divine providence, à la chaîne des temps et à la souveraineté monarchique. Qu’importe, finalement, que celle-ci contienne et protège la plupart des acquis de la Révolution, et qu’elle ne restaure pas réellement l’Ancien Régime. Elle devait néanmoins reposer sur la fiction constitutionnelle de la restauration de Louis XVIII selon les mêmes prérogatives et les mêmes droits que Louis XVI avant 1789, parce qu’il est censé n’avoir jamais cessé de régner depuis la mort de son neveu, en 1795. C’est, en tout cas, ce que les constituants royaux ont essayé de faire, sans être, d’ailleurs, toujours d’accord entre eux sur les moyens constitutionnels pour y parvenir !

En résumé, ma thèse m’a amené à proposer une approche originale du processus constituant. Cette approche est centrée autour de l’idée que constituer consiste, pour un groupe de constituants, à exercer une autorité constituante, c’est-à-dire, pendant le court et intense moment qu’est le moment constituant, à fonder un nouveau pouvoir sur un principe de légitimité politique par le moyen d’une procédure constitutionnelle adaptée. En cela, l’opération constituante, quelle qu’elle puisse être – démocratique ou non, parlementaire ou non – est un processus qui mêle indistinctement droit et politique, principes et compromis. C’est pourquoi je qualifie le résultat théorique de mon travail de thèse d’accouchement d’une conception réaliste du moment constituant, qui mobilise le droit, l’histoire et la science politique. Or, la dimension de « bricolage » juridique et politique que l’on perçoit dans la plupart des processus constituants de l’histoire constitutionnelle française, est particulièrement sensible pour les pouvoirs constituants non démocratiques. C’est pourquoi penser le processus constituant du point de vue de l’autorité constituante m’a permis d’apporter un regard nouveau sur les nombreux moments constituants non démocratiques de notre histoire.

B. Un nouveau regard sur l’histoire constitutionnelle française

L’autre résultat de ma thèse est lié à la question première que son sujet entendait poser : que signifie, à travers l’histoire constitutionnelle française, « constituer sans constituante » ? Mon étude m’a amené à constater que tout constituant, plus encore dans un moment révolutionnaire, obéit d’abord aux déterminations politiques et constitutionnelles propres au contexte historique dans lequel il s’insère, et pas tellement à des schémas constitutionnels figés ; du moins, s’il souhaite constituer avec succès.

Ma thèse m’a ainsi amené à porter un regard renouvelé sur la proverbiale instabilité constitutionnelle française, qui détient une « sorte de record absolu du nombre de constitutions »7. Celle-ci traduit, en premier lieu, une particularité de l’histoire constitutionnelle française, qui est l’incapacité de la France, jusqu’à la naissance de notre régime actuel, à répondre aux transformations et aux crises de la société en réformant son organisation politique par des voies instituées, c’est-à-dire sans table rase constitutionnelle. Presque toutes les grandes transformations de la société française se sont accompagnées d’une révolution politique. L’instauration de l’égalité juridique et de la liberté politique sous la Révolution française, puis celle du suffrage universel en 1848, l’enracinement d’une république parlementaire à partir de 1870, puis sa restauration rénovée à la Libération en 1944 et 1946, furent à chaque fois établies, proclamées et instituées par un pouvoir constituant révolutionnaire, et non depuis les institutions et le droit constitutionnel du régime antérieur. À chacune de ces occurrences, le pouvoir constituant a été le point d’ancrage de la rénovation profonde de l’ordre politique et social qui suivait un craquement politique.

Par ailleurs, ma thèse permet de constater que la centralité du modèle de l’Assemblée constituante pour exercer l’autorité constituante traduit, en revanche, une évolution linéaire de la société française depuis la Révolution, à savoir sa démocratisation. Le nivellement social des conditions se traduit, en droit constitutionnel, par la transformation des assises et de l’organisation du pouvoir, de conceptions aristocratiques et monarchiques vers des principes démocratiques et républicains8. Autrement dit, proclamer et fonder l’organisation juridique de la société sur le principe selon lequel « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit », et que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune »9, ne pouvait que conduire à fonder la légitimité du pouvoir sur le principe de la majorité. En ce sens, l’assemblée constituante n’est plus, à partir de la Révolution, une simple possibilité offerte aux constituants : elle est le mode d’exercice de l’autorité constituante conforme aux principes qui régissent la société française. Le recours à une assemblée constituante est, à partir de 1789, la manière la plus légitime de fonder le pouvoir, et s’impose progressivement dans les esprits et dans les mœurs, ce que même les monarchistes finiront par admettre après la réunion de l’Assemblée nationale en 1870, et qui ne sera plus démenti par la suite.

Ma thèse tend également à montrer que l’instabilité française prend d’abord sa source dans l’échec politique des assemblées constituantes françaises à assumer la fonction politique du pouvoir constituant, qui est de refermer une parenthèse révolutionnaire par l’instauration d’institutions nouvelles et légitimes. Soit, si l’on reprend la logique de Jacques Ellul, d’assumer la dimension conservatrice du pouvoir constituant à l’issue d’une révolution10. Ces échecs expliquent ensuite que c’est souvent parmi les mouvements politiques critiques de leur œuvre politique que se sont recrutés les groupes politiques candidats pour « constituer sans constituante ». D’ailleurs, les différents pouvoirs qui sont venus abolir les œuvres constitutionnelles des cinq assemblées constituantes françaises ont tous présenté leur entreprise comme une réaction au contenu politique des constitutions qu’elles avaient élaborées, comme une forme de retour à l’ordre.

Mais mon étude ne conduit pas, pour autant, à constater que les différentes expériences constituantes « sans constituante » formeraient une sorte de contre-modèle constitutionnel uniforme et univoque. Les pouvoirs constituants « sans constituante » ne sont pas fongibles dans une théorie, une doctrine ou une procédure unique et identifiable. Quant à leurs fondements politiques, rien ne relie spécifiquement les nombreux pouvoirs constituants « sans constituante » de l’histoire constitutionnelle française. Ils ont pu être monarchiques et traditionalistes, contractualistes et libéraux, démocratiques et césaristes ou même fondés sur une doctrine autoritaire. Quant à la procédure constituante, là encore, rien ne relie formellement ces expériences : elle a parfois été parlementaire, gouvernementale ou absolument sui generis. Ma thèse montre bien que l’unique point commun qui relie ces divers moments constituants, réside précisément dans la négation contenue dans son titre, négation qui s’éclaire par l’histoire constitutionnelle plus que par la théorie constitutionnelle. Ces moments sont, chacun à leur manière, et chacun différemment, une réaction politique à l’œuvre constitutionnelle d’une assemblée constituante, à laquelle un parti opposé cherche à succéder sans recourir au moyen politique qui avait permis de fonder le régime qu’il s’agit d’abattre.

Ainsi, le coup d’État de brumaire est essentiellement une réaction d’une partie de l’élite républicaine conservatrice contre les conséquences politiques des principes révolutionnaires et l’impéritie électorale du Directoire. La forme monarchique de la Restauration de 1814 apparaît principalement comme le refus par les milieux émigrés de fonder la monarchie sur le principe de la souveraineté nationale, comme le proposaient les élites impériales et les anciens révolutionnaires. L’option de la révision de la Charte, en 1830, est avant tout un moyen pour les constituants libéraux d’éviter l’avènement d’une république. Enfin, les expériences d’autorité constituantes gouvernementales, comme celles de Louis-Napoléon Bonaparte en 1852, du maréchal Pétain en 1940 et du général de Gaulle en 1958, apparaissent surtout comme des opérations de partis opposés à la république parlementaire, et qui souhaitent instaurer un régime gouverné par un exécutif personnifié. En somme, ma thèse m’a amené à la conclusion que la signification du fait de « constituer sans constituante » dans l’histoire constitutionnelle française, tant en termes de procédure que de discours politique, dépend bien plus de la configuration historique que d’un modèle constitutionnel préconçu et fondé théoriquement. Cette dimension se perçoit dans la procédure et la justification de ces révolutions constitutionnelles, qui constituent toujours en partie une forme de contournement de la solution légitime du recours à une assemblée constituante.

Les élites consulaires, coincées entre le principe démocratique qu’ils ne peuvent renier et leur volonté autoritaire, confisquent le pouvoir constituant du peuple en exerçant une autorité constituante gouvernementale, tout en se revendiquant du souverain démocratique. C’est la formule célèbre de « la démocratie purgée de tous ses inconvénients »11. Les fondateurs des régimes monarchiques, pour leur part, sont partagés entre l’idée politique d’accepter la société issue de la Révolution et d’en réprouver les principes politiques, et choisissent de nier l’origine démocratique du pouvoir qui est pourtant la règle depuis vingt-cinq ans. Ils constituent donc la monarchie par une procédure qui traduit bien que ce n’est pas le peuple mais le Roi qui est l’auteur de la constitution… tout en niant écrire une véritable constitution. Ce sont les formules, elles aussi célèbres, de l’octroi puis du pacte monarchique. Mon étude montre cependant que ces constructions constitutionnelles se heurtent, durant le premier xixe siècle, aux insurmontables contradictions de leur procédure constituante et des discours politiques qui la justifient, qui sont souvent pétris d’apories. La légitimité du pouvoir impérial, puis des pouvoirs monarchiques, se trouvent amoindris par l’opacité de leur origine, qui leur sera, au fond, toujours reprochée. Ces pouvoirs restent donc toujours menacés par le spectre de la légitimité démocratique, et sont perpétuellement contestés en leur fondement même, au sein même des institutions qu’ils ont pourtant constituées.

Ma thèse montre, ensuite, qu’à partir de 1848, le problème constitutionnel s’avère différent, car la source démocratique du pouvoir n’est plus vraiment contestée, hors de l’épisode complexe de Vichy. C’est sur le terrain de la forme d’expression de la souveraineté constituante démocratique que se situe le combat. Au modèle de l’assemblée constituante élue au suffrage universel, régulièrement convoqué en 1848, 1870 et 1945, s’oppose rapidement une forme plébiscitaire et césariste de procédure constituante. Ainsi, Louis-Napoléon Bonaparte va personnifier l’autorité constituante, en instrumentalisant pour cela le plébiscite, et en faisant de l’autorité constituante une relation directe entre le Peuple et son Chef. Puis, au siècle suivant, la France connait l’expérience de deux délégations de l’autorité constituante d’une assemblée légitime à un gouvernement d’exception, à travers les lois constitutionnelles du 10 juillet 1940 et du 3 juin 1958.

Mais quelles que soient la justification et la procédure choisies par ces différents constituants, il s’agit bien, à chaque occurrence, de contourner le recours à une assemblée constituante, ce qu’une analyse du contexte politique et des sources historiques permet bien de montrer. Car, en dernier ressort, il apparaît que l’autorité constituante en France n’a jamais cessé d’être associée politiquement au modèle référentiel de l’assemblée constituante. D’ailleurs, à chaque grand craquement historique, l’ensemble des partis, démocrates ou non, en acceptent politiquement le retour, et participent au processus constituant : 1789, 1848, 1870, 1945… Ainsi, à la question du pourquoi ? « constituer sans constituante », ma thèse n’apporte pas d’autre réponse que la négation contenue dans son titre. Elle permet de constater que l’histoire constitutionnelle mouvementée de la France est une longue discussion armée autour des principes constitutionnels légués par les révolutionnaires, et, principalement celui de la source démocratique du pouvoir, manifestée dans le modèle de l’assemblée constituante.

L’idée-force de la trame historique que propose ma thèse, est donc qu’aucun régime, à travers l’histoire française, n’a trouvé de formule plus légitime et plus valide sur le plan constitutionnel pour exercer l’autorité constituante, que le modèle d’assemblée constituante légué par les révolutionnaires, et que les procédures constituantes qu’ils ont employées n’ont été, à mon sens, que des expédients, plus ou moins habiles, pour ne pas y recourir politiquement. Mais ces expédients n’ont jamais été, ni sur le plan juridique ni sur le plan politique, des moyens équivalents et de même valeur pour fonder le pouvoir par le droit. Le drame de l’histoire constitutionnelle française, tout comme l’une des explications possibles de sa proverbiale instabilité, réside néanmoins dans le fait qu’aucune assemblée constituante française n’est, en retour, parvenue politiquement, comme la Convention de Philadelphie pour les États-Unis, à fixer un cadre constitutionnel pérenne et légitime au pouvoir. Quant aux causes de cet échec, qui ne relèvent pas directement de mon étude, elles méritent sans doute d’être interrogées, car il semble bien que la France soit de nouveau sortie de la quiétude politique longtemps appuyée par la souplesse et la force des institutions de la Ve République.

C. Une étude d’histoire du droit tournée vers l’avenir ?

Le travail et les résultats de cette thèse me permettent, désormais, de me tourner vers la question cruciale du devenir du pouvoir constituant dans les sociétés démocratiques, et notamment en France. C’est en tout cas, le rôle le plus noble que j’assigne à l’histoire du droit : informer le présent pour penser l’avenir. La crise institutionnelle et politique que traverse actuellement la Ve République ouvre, en effet, certaines perspectives. Des constitutionnalistes commencent à penser la possibilité d’une option citoyenne et démocratique pour « sortir de la Ve République »12. Il est vrai que l’histoire constitutionnelle française ne peut que nous instruire du fait que la constitution est toujours un édifice plus fragile qu’il n’y paraît, notamment lorsque notre histoire nous en a déjà fait connaître plus d’une quinzaine. La question de l’autorité constituante risque donc bien de se poser à l’avenir. Il n’est qu’à prendre l’exemple récent du Chili, où une hausse du prix du ticket de métro de trente pesos, décidée en 2019, a eu l’effet d’un feu de paille. Des lycéens, puis diverses couches de la société, ont bloqué le pays, avec jusqu’à 3 millions de manifestants déterminés. Et ce qu’il faut bien appeler une insurrection massive et relativement spontanée contre la privatisation des services publics, a muté en une contestation contre la constitution issue du régime de Pinochet. Alors, les partis politiques se sont mis d’accord, et ont déclenché un processus constituant, afin de donner un débouché politique à cette crise sociale.

Or, la situation française, qui voit se succéder les conflits sociaux allant parfois jusqu’à des formes de révoltes populaires – rappelons simplement les gilets jaunes – fournit de nouveau un terreau propice à ce genre de craquement historique. La sortie d’une telle crise pourrait alors être, pour des partis toujours démonétisés par une irruption directe des couches populaires dans le jeu politique, de s’entendre sur le principe d’une refonte globale des institutions. L’échec du processus constituant chilien, en 2023, à la suite d’une assemblée constituante puis d’un référendum, nous rappelle néanmoins que ces questions sont loin d’être théoriques, et abstraites. Il nous invite à penser les questions de l’écriture et de l’adoption d’une constitution de manière réaliste. C’est pourquoi je considère l’étude d’histoire constitutionnelle que je présente ici, au-delà de sa dimension proprement historique, comme un outil intéressant pour penser, à l’avenir, une écriture constitutionnelle in vivo13. Rien de plus logique, selon moi, car l’histoire du droit, loin d’être une discipline seulement érudite et cloisonnée, réputation qu’elle a parfois, me paraît d’abord être un moyen pertinent de penser le droit.

Notes

1 Certains auteurs, comme Lauréline Fontaine, vont même jusqu’à l’analyser comme une sorte de « fétiche social », L. Fontaine, La Constitution au xxie siècle : Histoire d’un fétiche social, Paris, Amsterdam, 2025. Retour au texte

2 L’expression est d’Olivier Beaud, dans O. Beaud, La puissance de l’État, Paris, PUF, 1994. Retour au texte

3 J. Elster, « Argumenter et négocier dans deux assemblées constituantes », RFSP, 1994, p. 187-256. Retour au texte

4 J. Ellul, Autopsie de la révolution, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 66. Retour au texte

5 L’expression et de Guglielmo Ferrero, dans G. Ferrero, Pouvoir. Les génies invisibles de la cité, New-York, Brentano’s, 1942. Retour au texte

6 C. Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant, Paris, PUF, 1996, p. 193. Retour au texte

7 C. Klein, Théorie et pratique du pouvoir constituant, Paris, PUF, 1996, p. 70. Retour au texte

8 C’est tout le sens de l’œuvre de Guglielmo Ferrero, notamment G. Ferrero, Pouvoir. Les génies invisibles de la cité, op. cit. Retour au texte

9 Article 1er de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Retour au texte

10 J. Ellul, Autopsie de la révolution, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 66. Retour au texte

11 La formule est du savant Cabanis, au sujet du Consulat, quelque temps après son instauration, P.-J.-G. Cabanis, Quelques considérations sur l’organisation sociale en général, et particulièrement sur la nouvelle constitution, Imprimerie nationale, Paris, An VIII (1799), p. 27. Retour au texte

12 C. Cerda-Guzman, Sortir de la Ve. Pour une fabrique citoyenne de la Constitution, Paris, Éditions du Détour, 2024. Retour au texte

13 On pourra également s'intéresser à la thèse récemment publiée par Manon Bonnet sur les transitions constitutionnelles internationalisées, qui apporte un recul spatial là où mon travail apporte un recul historique. Voir : M. Bonnet, Les transitions constitutionnelles internationalisées : étude d'un instrument de reconstitution de l'État, Paris, LGDJ, 2025. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Julien Constantin, « Repenser le pouvoir constituant par l'histoire du droit : théories et pratiques de l'autorité constituante en France (1789‑1962) », Mélété [En ligne], 01 | 2025, mis en ligne le 03 juin 2025, consulté le 21 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/melete/index.php?id=148

Auteur

Julien Constantin

Julien Constantin est docteur en histoire du droit de Nantes Université, qualifié aux fonctions de maître de conférences. Il est actuellement enseignant-chercheur contractuel en droit public à l’université de Caen Normandie, membre l’Institut Caennais de Recherche Juridique (ICREJ, UR 967) et chercheur associé au laboratoire Droit et changement social (UMR CNRS 6297). Ses thèmes de recherche portent sur le droit constitutionnel, l’histoire constitutionnelle et la théorie du droit.

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