Caroline Husquin, L’intégrité du corps en question : perceptions et représentations de l’atteinte physique dans la Rome antique

Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2020, 358p.

DOI : 10.35562/melete.152

Référence(s) :

Caroline Husquin, L’intégrité du corps en question : perceptions et représentations de l’atteinte physique dans la Rome antique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020, 358p.

Texte

En 1982, Henri-Jacques Stiker écrivait que la manière dont une société traite certains phénomènes significatifs comme le handicap est révélatrice de ses profondeurs sociales1.Cette volonté d’exposer une société en observant les comportements vis-à-vis des anormalités corporelles est à l’origine du mouvement « scientifique et militant »2 des Disability studies, né dans les années quatre-vingt aux États-Unis. Le but est de ne pas se limiter à une simple étude du handicap d’un point de vue médical mais d’analyser sa construction sociale et le traitement par la société des infirmes. L’ouvrage de Caroline Husquin, issu de sa thèse de doctorat, s’inscrit dans ce courant mais cherche, plus largement, à comprendre les structures sociales de la Rome antique à travers le prisme de l’atteinte physique3. Ainsi, l’auteure suit les bases posées par Martha. L. Rose dans The staff of Oedipus: transforming disability in ancient Greece4 qui considère que la notion handicap est avant tout une construction sociale.

Cependant, Caroline Husquin dépasse le champ des disability studies et s’intéresse à toute forme d’atteinte physique qu’elle soit fonctionnelle, sensorielle ou esthétique. Ainsi, à Rome, la perfection corporelle n’est pas uniquement l’absence de difformité car chaque citoyen est supposé avoir une beauté convenable. Son corps doit être intact contrairement à celui des esclaves qui peut être fouetté ou battu (depuis les leges porciae du iie siècle av. J.-C.). Cet attachement à l’aspect esthétique n’a rien d’étonnant dans la mesure où la physiognomonie (soit l’art de juger la personnalité de quelqu’un à partir de ses traits physiques) est particulièrement répandue dans l’Antiquité5. Ces spécificités romaines ont poussé l’auteure à étendre son champ d’études au-delà du handicap et à utiliser un large corpus de sources. Ces dernières relèvent tant de la littérature que des textes juridiques et de l’archéologie. Il est toutefois regrettable qu’aucun texte écrit par une personne handicapée ne soit parvenu jusqu’à nous.

L’étude, qui s’étend du ier siècle av. J.-C. au ive siècle ap. J.-C., est rendue complexe par le constat qu’il n’existe pas, à Rome, de catégorie sociale regroupant l’ensemble des personnes infirmes ou possédant un corps déviant de la norme. Si le terme « handicap » dans son acception moderne est apparu au xxe siècle, il est frappant de constater que Rome ne dispose pas de terme qualifiant ce genre de situation. Le flou lexical met en lumière une absence de pensée globale quant à l’atteinte physique. Ainsi, l’ensemble de l’ouvrage permet de relever un traitement au cas par cas du handicap. Le comportement adopté varie énormément selon le genre ou la catégorie sociale à laquelle l’individu appartient. Par exemple, seuls les aristocrates souffrent de surnom mettant en lumière leurs difformités car il est considéré que le corps d’un citoyen moyen peut être dégradé par ses conditions de travail.

La première partie de l’ouvrage cherche à définir l’atteinte physique et comment son traitement a évolué, notamment lors du passage de la République à l’Empire. Si les Romains ont une idée assez nette de l’idéal corporel, les atteintes physiques sont multiples. Ainsi, une difformité de naissance n’entraîne pas le même comportement qu’une acquise. Il convient également, selon Cicéron, de distinguer le vice (vitium) qui n’est que partiel et n’empêche pas d’être considéré en bonne santé, la maladie (morbus) et le mal chronique (aegrotatio)6.Ces différences physiques sont fortement liées à l’idée du religieux sous la République. L’exemple le plus marquant reste celui de l’hermaphrodite, sacrifié lors d’une procuratio afin de protéger la pax deorum. Toutefois, un phénomène de rationalisation s’opère sous l’Empire où les infirmes deviennent des curiosités voire des attractions dans l’entourage des nobiles.

La seconde partie permet d’observer les corps hors-normes à l’intérieur de la domus. Ainsi, les femmes sont considérées comme infirmes par défaut. Elles constituent des déviances par rapport aux hommes qui représentent la norme7. Leur rôle, largement limité à l’enfantement ou à la prêtrise, ne peut tolérer d’atteinte physique. L’auteure aborde ensuite le sujet des enfants handicapés qu’elle avait développé dans un article paru en 20178. Cela lui permet d’infirmer une idée répandue qu’en vertu d’une loi légendaire de Romulus et de la Loi des XII Tables, les enfants difformes sont systématiquement exposés. Cette pratique est, en réalité, conditionnée à l’approbation d’un conseil de cinq voisins, montrant que l’exposition n’est ni privée ni automatique. Les enfants élevés par leur famille peuvent faire l’objet d’une chirurgie réparatrice. Ainsi, le corps infantile n’est pas encore celui d’un citoyen et peut donc être modifié. Par exemple, Galien traite une malformation au thorax par une cure orthopédique9.

La dernière partie s’intéresse au citoyen infirme. Certains d’entre eux subissent des atteintes physiques du fait de leur profession. Ainsi, le corps du citoyen pauvre ne se différencie pas nécessairement de celui de l’esclave. De la même manière, le corps du soldat se doit d’être couvert par de nombreuses cicatrices sans que cela ne soit un motif de rejet.

Les personnes aristocrates qui souffrent d’atteintes sensorielles ou fonctionnelles de naissance peuvent être intégrées à la société. Cela dépend fortement de l’entourage familial mais aucune privation de droit civiques et politiques de manière automatique n’est à relever. Toutefois, le mutisme reste particulièrement entravant dans la mesure où les talents d’orateur sont déterminants pour l’exercice des magistratures.

Finalement, l’auteure aborde le cas du premier des citoyens : l’Empereur. La physiognomonie pousse à noircir le tableau de ceux que l’Histoire a qualifié de « mauvais princes » tels Néron ou Caligula. Des auteurs comme Suétone en ont dressé des portraits particulièrement négatifs. Ainsi, Néron est supposé être recouvert de tâches10. L’étude du traitement de Claude par sa famille met en lumière une intégration, dans un premier temps limitée, d’un homme faible et infirme. Cela s’explique tant par sa condition physique que par sa position dans la descendance impériale. Il n’y a toutefois pas de volonté de le cacher au public de la part de sa famille. Cela n’implique pas qu’il n’y ait pas eu des rejets et des moqueries dans le cadre privé11.

En conclusion, l’étude menée par l’auteure s’attache aux conditions de traitement des infirmes et des corps anormaux dans la société romaine. Il est remarquable qu’on ne relève aucune mise au ban de la société. Chaque exclusion est relative et s’attache à un pan particulier de la vie en communauté12. Les éventuelles impossibilités de travail entraînent souvent un soutien de la part de la famille ou des clients. Toutefois, cette possible intégration n’empêche pas les moqueries ou les attaques sur l’apparence. Cela peut faire naître une honte chez l’infirme13ou chez sa famille qui tente de cacher l’élément déviant14. Ainsi, en s’attachant au traitement social des infirmes et à leur possible intégration plutôt qu’à une simple analyse abstraite des textes juridiques, l’auteure offre une vision globale du traitement des corps anormaux dans la Rome antique tout en soulignant l’extrême casuistique de ce sujet. La lecture de cet ouvrage doit être complétée par celle de Disabilities in Roman Antiquity: disparate bodies a capite ad calcem15 qui s’intéresse en partie aux troubles mentaux.

Notes

1 H. J. Stiker, Corps infirmes et société. Essai d’anthropologie historique, Malakoff, Dunod, 2013, p. 25. Retour au texte

2 C. Husquin, L’intégrité du corps en question : perceptions et représentations de l’atteinte physique dans la Rome antique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2020, p. 16. Retour au texte

3 Ibid., p. 19. Retour au texte

4 M.L. Rose, The staff of Oedipus: transforming disability in ancient Greece, Ann Arbor, University of Michigan Press, 2003. Retour au texte

5 C. Husquin, L’intégrité du corps en question : perceptions et représentations de l’atteinte physique dans la Rome antique, op. cit., p. 38. Retour au texte

6 Ibid., p. 49. Retour au texte

7 Ibid., p. 122. Retour au texte

8 C. Husquin, « Perceptions et accompagnements de l’atteinte physique chez l’enfant dans l’antiquité romaine », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, no 124, 2017, p. 159-174. Retour au texte

9 Galien, De sanitate tuenda. V. 10. Retour au texte

10 Suétone, Néron, LI. 1. Retour au texte

11 C. Husquin, L’intégrité du corps en question : perceptions et représentations de l’atteinte physique dans la Rome antiqueop. cit., p. 300-302. Retour au texte

12 Ibid., p. 311. Retour au texte

13 Ibid., p. 106-108. Retour au texte

14 Ibid., p. 247. Retour au texte

15 C. Laes, C. Goodey, M. L. Rose, Disabilities in Roman Antiquity: disparate bodies a capite ad calcem, Leyde, Brill, 2013. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Claire Laborde-Menjaud, « Caroline Husquin, L’intégrité du corps en question : perceptions et représentations de l’atteinte physique dans la Rome antique  », Mélété [En ligne], 01 | 2025, mis en ligne le 03 juin 2025, consulté le 21 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/melete/index.php?id=152

Auteur

Claire Laborde-Menjaud

Claire Laborde-Menjaud est doctorante au sein du Centre d’Histoire et d’Anthropologie du Droit (CHAD) de l’université Paris Nanterre. Ses travaux portent sur la condamnation de la mémoire sous l’Empire Romain. Elle rédige une thèse intitulée « Damnatio memoriae. Les politiques antiques de la mémoire » sous la direction de la Professeure Soazick Kerneis.

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