Appréhendant le langage artistique dans son processus et non comme produit fini, certains théoriciens de la littérature, herméneutes, poéticiens ou sémioticiens ont changé leurs façons d’établir des relations aux textes littéraires. Ils font désormais du corps, le siège de l’expérience sensible et de la relation avec le monde en tant que phénomène, via des pratiques signifiantes et/ou dans des expériences esthétiques (J.‑C. Coquet, 1997 ; Fontanille, 2011). Ils privilégient donc la rencontre avec les œuvres d’art.
Le corporel s’inscrit ainsi pour nous plus largement dans les approches sensibles, postulant que les relations entre un sujet humain et un objet d’étude ne passent pas uniquement par l’intellection, visant l’explication rationnelle, mais aussi par les perceptions sensorielles, les mouvements liés aux émotions et aux sentiments, visant la compréhension. Du côté de la didactique de la littérature, deux ouvrages sont récemment parus à la suite des 20es rencontres des chercheuses et chercheurs en didactique de la littérature, Voies du sensible : expériences d’enseignement de la littérature (2023) ; Expérience et partage du sensible dans l’enseignement de la littérature (2024). Nous inscrivons nos recherches dans ce sillage. En effet pour eux comme pour nous l’appréhension de ces voies du sensible ne relève pas de compétences transdisciplinaires voire d’un supplément d’âme. Il s’agit véritablement d’interroger au cœur de notre discipline ce que cela vient bousculer de l’appréhension de notre objet de transmission et de sa didactisation (Di Rosa et Lewi, à paraitre).
Dans le dispositif qui fait l’objet de cet article, nous avons proposé, dans le cadre d’un Atelier de pratiques professionnelles (APP) en CP, à des étudiants de Master 1 MEEF 1er degré, de faire l’expérience pour eux puis pour les élèves de la rencontre avec l’œuvre littéraire en passant par un corps dansant. Ce projet se déroule sur cinq séances et nous avons choisi de travailler autour de quatre albums1 qui ont tous en commun d’être des textes « résistants » (Tauveron, 2002).
Il s’agit de poser les bases de ce qui pourrait être une « lecture créative » et de penser le passage de cette lecture à une écriture créative en interrogeant la manière dont le texte en réception mais aussi en production, touche le corps ainsi que les effets produits par le corps sur le texte même, en termes de gestes. Autrement dit, quels effets, dans le domaine de la lecture (compréhension-interprétation) et de l’écriture, peuvent être produits par la mise en corps, par le truchement de la synergie geste/espace ? Les procédures de compréhension et d’interprétation sont‑elles modifiées, voire déplacées ? À quelles conditions la créativité d’une gestuelle chorégraphique (cette écriture dans l’espace) peut‑elle avoir une incidence sur une écriture créative purement textuelle ?
1. Corps pensant/corps dansant/corps langage
1.1. Lecture et corps
Le corps est souvent absent des théories de la réception. On ne peut nier cependant l’effet somesthésique d’une œuvre — terme qui désigne la manière dont une œuvre peut provoquer des effets corporels sur le lecteur. Un lecteur investi affectivement dans une lecture, y réagit avec son corps. Il existe en effet des fondements biologiques et neuronaux à la lecture empathique. Alain Rabatel (2019) parle ainsi de mobilité empathique. Durant la lecture elle-même, la compréhension et l’imagination provoquent des sensations « fantômes » qui peuvent avoir des manifestations physiques (la chair de poule, le rire, les pleurs…). Il défend :
une conception articulée de l’empathie, dans laquelle le pouvoir des phénomènes cognitifs et imaginatifs, sans nier pour autant la force des phénomènes corporels, s’inscrivent dans un continuum et aussi un trajet anthropologique. […] C’est ainsi que le lecteur qui empathise avec ses personnages ne vit certes pas la résonance des sensations comme siennes : mais si les sensations ne sont pas siennes, la résonance l’est, et elle construit un « corps hybride », « oscillant entre la perspective personnelle et l’étrangeté du “point de sentir” proposé par le texte (P.‑L. Patoine, 2015, p. 93) ». (Rabatel, 2019, p. 3)
Dans le dispositif de formation proposé aux étudiants, il leur a été demandé de s’engager dans une « lecture chorégraphique » des albums qu’ils allaient ensuite travailler avec les élèves. Nous nous inspirons du dispositif proposé par Pascale Tardif (CPC) et Laurence Pagès (danseuse et chorégraphe) dans leur ouvrage, Danser avec les albums jeunesse (Réseau Canopé, 2015) :
La lecture chorégraphique permet de comprendre l’album par le corps, d’éprouver le livre, de transposer l’espace de la page dans l’espace de la salle, se représenter les durées, vivre la chronologie, le déroulement des évènements, faire apparaitre les mouvements de sens qui apparaissent dans les images, les mots, mais aussi ceux qui sont sous-entendus, implicite, les mouvements intérieurs. Elle permet de reconvoquer les mouvements perçus pour les éprouver dans le corps, les capter, s’en rapprocher, les prolonger, les agrandir, les traduire, les transposer. (Pagès et Tardif, 2025, p. 32)
Il s’agit de distinguer « kinesthésie » et « kinésie ». La première notion correspond aux mécanismes sensori-moteurs qui régulent nos mouvements. La « kinésie » « consiste à observer les moyens exacts choisi dans l’œuvre pour communiquer en faisant référence au mouvement corporel et en générant des simulations perceptives chez le destinataire de texte » (Bolens, 2008, p. 19). Guillemette Bolens, utilise le concept de « kinésie » pour en faire un outil d’analyse littéraire de l’importance du corps en acte au plus haut niveau de la pensée créatrice.
Les étudiants vont donc devoir activer une « intelligence kinésique » et un « savoir corporel » lors de leurs lectures chorégraphiques, ce que les neuroscientifiques et les physiologistes appellent également le processus cognitif de « simulation » (Berthoz et Jorland, 2004 ; Schaeffer, 2020), à savoir la réactivation d’états perceptifs sensoriels (vision, audition, toucher, gout, odorat), moteurs (mouvements, posture, gestes, sensations proprioceptives) et introspectifs (états mentaux, affects, émotions). Cette réactivation se fait en l’absence de stimulus réel ou sans que l’action concernée ne soit effectuée. Ce type de lecture nécessite un réel engagement de la part des étudiants. Ils ont ainsi pu mettre à profit, dans l’analyse des textes, les possibilités sémantiques des inférences kinésiques et des simulations perceptives induites par le texte. Ces simulations permettront ensuite de réfléchir au chemin à proposer aux élèves afin qu’ils puissent accéder à leur tour aux implicites du texte et pratiquer eux aussi une lecture créative.
Les étudiants ont notamment été sensibles dès la première lecture chorégraphique de Le parapluie de Mme Hô, d’Agnès de Lestrade et Martine Perrin2, aux actions pouvant produire des gestes dansés (pousser, accrocher, lâcher, se déplacer, être empêché d’avancer, ou être poussé...) ; aux trajectoires possibles (en spirale ou ascensionnelles) ; aux circulations ; aux sensations d’instabilité, de déséquilibre, de légèreté ou d’inquiétude que l’on pourrait explorer par le corps et de ce fait expliciter avec les élèves. Puis l’analyse approfondie des verbes d’action a montré qu’ils étaient susceptibles d’impulser mouvements et qualités de corps que ce soient des actions physiques qui engagent tout le corps, ou des actions plus intimistes plus symboliques. Nous en sommes venus, enfin, à envisager les modes de relations (se perdre et se retrouver, se ressembler et se rassembler…) et leurs transpositions corporelles possibles : comment être en relation avec un absent, comment faire ressentir sa présence ?
Les analyses issues de la lecture chorégraphique ont donc permis de montrer comment la pensée du mouvement pouvait re-créer un espace narratif partagé car « l’expression kinésique implique de l’autre » (Bolens 2008, p. 15). Le corps est en effet cet être qui met en scène le rapport à soi‑même comme originellement contaminé par l’autre. Il s’agit donc de penser aussi le corps comme ouverture à l’autre, comme le souligne le philosophe Jean‑Luc Nancy (1992). Le rapport à l’autre est toujours déjà présent dans mon rapport à mon propre corps, puisque le corps est le lieu privilégié de la rencontre de l’altérité. Il aboutit à la pensée de la communauté qui s’instaure dans le livre et dans la danse par le contact des corps. La pensée de cette communauté sans communion est le véritable enjeu de la prise en compte des corps et de leur sentir dans la réception. La rencontre de l’autre dans le texte exposerait le modèle de notre « être en commun ». Cette pensée est primordiale dans l’espace de la classe.
1.2. Corps dansant
Penser (avec) le corps revient à penser comment le vivant transforme et est transformé par ce avec quoi il est en relation. Penser (avec) le corps, c’est donc proposer de nouvelles façons de décrire l’environnement. Il ne peut y avoir de créativité sans donner corps à la relation entre le lecteur, le texte et le monde environnant. Nous avons donc fait l’hypothèse que danser le texte allait permettre aux élèves de densifier3 la relation qu’ils vont instaurer avec lui et qu’ils pourront puiser dans cette relation pour construire une écriture créative.
Le second moment du projet nécessite pour les étudiants d’élaborer une proposition de mise en corps à partir de leur(s) lecture(s) chorégraphique(s). Celle‑ci devra être pensée de sorte qu’elle puisse permettre aux élèves de s’engager à leur tour corporellement et par ce biais d’accéder aux implicites des textes en faisant l’hypothèse que le déplacement du corps permettrait un déplacement dans les procédures de compréhension et d’interprétation. En effet, lire avec son corps pensant4 revient à habiter un espace, à conscientiser ses percepts, ses affects, et leur traduction en sensations, en émotions et en sentiments. Les plus fines intellectualisations d’interprétations ne peuvent se passer d’un ancrage sensible : on ne passe pas du sensible à l’analytique, on active les deux ensemble et ils se nourrissent l’un de l’autre.
Le choix des albums sur lesquels travailler joue un rôle très important. En effet, ces albums instaurent un rapport à l’espace et au temps particulier. Ce sont des fictions qui nécessitent de s’inscrire dans un paysage, d’habiter un paysage, qui permettent également d’éveiller une attention aux espaces extérieurs, de développer une conscience de ceux-ci dans un souci de réciprocité et d’interaction avec le milieu.
Le mode de lecture des albums choisis pourrait être l’arpentage et la danse, en l’habitant un instant pourrait le donner à voir différemment, peut‑être même le révéler. En effet, lire ou écrire par la danse, c’est accroitre son territoire par la « déterritorisalisation » (Deleuze et Guattari, 1981).
Si nous prenons l’exemple de l’album Les Oiseaux (Germano Zullo et Albertine, 2010)5, celui‑ci met en mouvement vers l’avant les personnages, humain et volatile, qui finissent par voler ensemble dans l’espace aérien (et fictionnel). La structure narrative, portée par les illustrations, construit un être-ensemble qui décuple les forces et permet de s’arracher à la loi de la gravité et des pesanteurs diverses. Le texte, lui, invite le lecteur à percevoir plus intensément les petits détails de ce monde pour qu’ils deviennent des trésors capables de modifier non seulement son regard sur le monde mais peut-être le monde lui‑même (Tardif et Pagès, 2015).
Arpenter le texte, c’est aussi faire dialoguer le haut et le bas, dimension très présente dans Les Oiseaux, mais aussi Madame Hô et Grand‑Père crapaud6 qui mettent en scène verticalité et horizontalité, conditions premières d’un corps debout.
Les danseurs et chorégraphes ont déjà théorisé depuis longtemps le fait que l’axe vertical, est celui de la gravité et du déséquilibre et l’axe horizontal, l’axe du social « celui qui apparait lorsque j’ouvre les bras » (De Keersmaeker, 2020, p. 17). C’est le geste d’aller vers l’autre, de le prendre dans les bras, de l’embrasser. « Lorsque ma station debout, tente de se conjuguer avec mon horizontalité, deux conséquences sont possibles : soit je tombe, soit je m’envole. Soit je suis morte, soit je deviens un oiseau. » (De Keersmaeker, 2020, p. 20)
Or dans Les Oiseaux, les images nous parlent précisément, de manière métaphorique de la force d’être ensemble, celle de croire en l’autre et en ses capacités, celle de réussir quand on est soutenu. En réussissant ces gestes essentiels de voler quand on est un oiseau mais aussi réussir à s’échapper d’un monde ordinaire et routinier, on peut se rapprocher de ses rêves et se projeter vers un horizon. Dans la relation d’aide, dans ce double jeu de donner et recevoir, un mouvement nait, d’envol et d’élévation. Qu’est‑ce qui va pouvoir s’inventer au contact de l’autre, grâce à l’autre, grâce aux autres ? Cela ouvre le champ aux gestes relationnels élémentaires de porter, soulever, prendre appui, soutenir, etc. Gestes éminemment symboliques dont on pourra faire l’expérience dans son corps et à partir de laquelle il sera possible de construire une lecture créative. L’engagement du corps est donc un gage et une condition de la créativité.
1.3. Description de l’expérimentation mise en œuvre en classe
Le choix a été fait de suivre un déroulé similaire pour les différents albums abordés (une séance d’une heure et demie par album) :
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Un premier moment de mise en corps : ce rituel peut éventuellement évoluer en fonction de la problématique que l’on souhaite aborder dans les albums mais le point commun demeure une mise en mouvement par rapport à l’espace et à l’autre.
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Le second temps est celui d’une première lecture de l’enseignant(e) sans les illustrations.
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En s’inspirant du dispositif du texte-fantôme (Brillant-Rannou, 2006), nous recueillons une phrase-fantôme, avec la consigne suivante : « Quelle est la phrase, quels sont les mots qui résonne(nt), qui palpite(nt) en moi après cette lecture7 ? »
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Puis suit le temps de l’expérimentation dansée. Nous donnons ici comme exemple celle mise en œuvre sur Les Oiseaux8. Pour déplier le sens du texte très énigmatique et implicite, nous nous sommes appuyés sur les rapports complexes entre le texte et l’image (source possible d’une difficulté d’interprétation pour les élèves). Le texte, polysémique, agrandit l’espace du sens, ouvre le champ du minuscule à l’immense, joue avec les échelles.
 
La polyphonie est donc au cœur symbolique de cet album avec ces deux voix (langage de l’image, langage du texte) à la fois autonomes et habilement entremêlées, comme à l’écoute l’une de l’autre, non pas dans un rapport « d’illustration » ni de redondance, mais plutôt d’amplification des significations.
Nous avons donc proposé l’expérimentation suivante pour mettre en corps ce dialogisme du texte et ce dialogue muet entre les personnages, envisagé comme une « réponse active9, » un geste-réponse : « Un enfant propose un geste. L’autre doit se concentrer sur un détail de ce geste, le reproduire puis l’amplifier, le répéter ensemble de façon asynchrone, synchrone. »
Après ce passage par le corps dansant, nous collectons de nouveau des verbes permettant de traduire les états de corps traversés. Même s’il peut paraitre minime, on note une incorporation du déplacement au sein des verbes majoritairement inchoatifs, dont le propre est d’exprimer une dynamique, un flux. C’est ainsi que nous analysons l’évolution de la collecte de verbes obtenue l’une après deux séances dansées (menées avant l’APP par une chorégraphe) et l’autre après la lecture de Madame Hô et l’expérimentation dansée. On passe d’une première liste : caresser / montrer / regarder / s’assoir / sauter / pointer / toucher / plier / tomber à une seconde : aplatir / déambuler / se déployer / s’envoler / engloutir / s’égarer / s’arrondir / fendre l’air.
Nous en avons déduit que danser la littérature était une manière de lire en rhizome — au sens que lui donnent Deleuze et Guattari (1980) de « système acentré, non hiérarchique et non signifiant […] uniquement défini par une circulation d’états » (p. 32) — et permettait de faire advenir toutes sortes de « devenirs ». Or, le flux au sens d’énergie est un des éléments définitionnels de la danse (Louppe, 2004).
C’est avec cette matière corporelle et langagière que les élèves vont ensuite passer de la danse à l’écriture.
1.4. Corps langage
Si l’on définit le corps en tant que ressource langagière, c’est-à-dire comme un corps qui parle et qui construit du sens (Boutet et Costa, 2021, p. 69). Cela nous permet de repenser d’une façon radialement différente certains objets classiques des sciences sociales comme l’espace, les relations, la syntaxe et de trouver des méthodologies innovantes et créatrices.
Nous défendons une vision holistique du langage dans laquelle plusieurs dimensions cohabitent et sont constitutives l’une de l’autre : le verbal (la parole), le non‑verbal (visuel, postural, gestuel, etc.) et le matériel (l’espace, les objets, etc.). On peut ajouter à cela, que pour les sémioticiens, le processus d’élaboration de la signification passe par l’expérience corporelle, par un opérateur incarné (Fontanille, 2004).
À cet égard notre expérimentation tend à nous montrer à quel point l’ordre de la langue, l’ordre des discours a à voir avec les postures du corps, les états de corps puisqu’une autre de nos hypothèses dans cette recherche est de se demander si la gestuelle chorégraphique (cette écriture dans l’espace) peut avoir une incidence sur l’écriture purement textuelle.
Le temps d’écriture qui suit l’expérimentation se déroule en deux temps :
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Une prévisualisation : « je ferme les yeux, je me concentre sur ce petit détail que je viens de danser ».
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Puis le passage à l’écriture avec l’aide d’une situation générative d’écriture « J’observe … J’imagine qu’il / elle… comme … ».
 
Voici quelques exemples de phrases écrites par les élèves :
« J’observe mes yeux pétales
J’imagine qu’il tournoi »
« J’observe mes pieds étincelles
J’imagine qu’ils se lève »
« J’observe mes pieds.
J’imagine qu’ils tapotent comme une machine infernale. »
« J’observe mon genou.
J’imagine qu’il monte comme une montagne. »
« J’observe ma hanche
J’imagine qu’elle tournoie comme un parapluie »
« J’observe ma tête qui tourne
J’imagine ma chevelure oasis qui bouge »
« J’observe mes bras
J’imagine qu’ils s’enroulent comme des étincelles »
L’expérimentation se clôt sur une nouvelle lecture de l’album, cette fois en montrant les illustrations. Puis sont recueillies les phrases des élèves suite à un débat interprétatif, qui permet de revenir sur leur phrase-fantôme : « Qu’est‑ce que ce petit détail qui est le plus grand des trésors ? » La visée métaphorique, quasi existentielle, de l’album apparait plus clairement dans l’échange qui suit car, même si certains élèves continuent à évoquer un trésor matériellement incarné (un jouet qui leur est précieux, un objet de valeur pour eux), d’autres vont vers des catégories plus abstraites en particulier l’amitié, l’amour entre amis, avec les parents, les gestes qui incarnent ces relations.
2. Analyse du dispositif sous le signe du déplacement et du dialogue
2.1. Déplacement(s)
Le déplacement se situe à différents niveaux :
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Un déplacement au sein même du dispositif puisque celui‑ci suppose un glissement du texte aux gestes dansés puis à l’écriture créative. Il s’agit de mettre en corps sa rencontre avec la lecture et la représenter par le corps afin de faire de cette médiation par le corps dansant, une textualisation non verbale, qui relevant du sensible, devienne elle‑même proposition artistique. La chorégraphie obtenue n’est pas une œuvre aboutie mais une esquisse, un brouillon de l’écriture « créative » produite ensuite par l’élève.
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D’autre part, ce dispositif met en valeur les notions de liens, de tissage, de matrice textualisable qui caractérisent les dispositifs didactiques que nous recherchons. La réussite de la textualisation comprise comme une rencontre créatrice dépend souvent des liens créés entre les œuvres et leurs médiations. Ainsi dans les exemples de phrases produites par les élèves, on retrouve des verbes et des groupes nominaux de l’album Le corps-paysage de Manon Galvier (2020) lu entre les séances par l’enseignante. Et à partir de ces séances dansées, ont été proposés aux élèves des extraits de pièces de grands chorégraphes qui mettaient en scène les problématiques proposées, ce qui a permis aux élèves de reprendre et/ou s’approprier le vocabulaire propre à l’analyse du langage chorégraphique. La lecture et l’écriture créatives sont donc au cœur d’une approche intermédiale.
 
On le voit dans les exemples ci-dessus, le passage par le corps permet un lâcher-prise dans l’écriture créative, elle s’en trouve améliorée car moins corsetée. Il a aussi permis à tous (et notamment aux élèves peu scolaires) d’entrer dans l’écrit.
Les déplacements les plus remarquables ont pu être observés pour les élèves très peu engagés dans l’écrit et en particulier pour deux élèves avec PPS (Parcours personnalisé de scolarisation). Ainsi S., lors de nos séances, a pu s’engager dans la tâche d’écriture, en soulageant néanmoins le geste graphique (pris en charge en dictée à l’adulte). Elle a également proposé des choses intéressantes chorégraphiquement alors même que, du fait de son handicap, son rapport au corps et à l’espace était habituellement entravé. Pour Y. (élève TSA), ces séances ont été une révélation de la liberté que la danse pouvait offrir à son corps et des possibilités d’expression d’une écriture moins corsetée. À l’inverse, les élèves les plus « scolaires » ont parfois eu du mal à prendre de la liberté par rapport aux gestes dansés (G., par exemple dont les mouvements étaient très codifiés a également produit des écrits plus pauvres que d’habitude). D’autres enfin, n’ont pas toujours réussi à s’investir dans le mouvement dansé mais ils ont transféré dans leurs propositions écrites le lexique utilisé dans les séances de danse.
2.2. Dialogue expérientiel
Dialogue entre deux disciplines, dialogue entre l’élève et le texte, auquel il donne une réponse corporelle, dialogue entre le sensible et le cognitif : ces multiples et successifs dialogues ont permis une véritable action de transformation et d’appropriation inventive. Avec cette expérimentation, nous avons fait le pari d’une appropriation des enjeux symboliques de l’album, du dialogue avec la structure profonde du récit grâce à l’action de transformation singulière et collective, et la re‑création. Les imaginaires nourrissent les gestes des apprentis danseurs et leur donnent à expérimenter différentes qualités de mouvement, d’états de corps. En retour, la traversée de ces différents états de corps et différents modes de relations aux autres alimentent la réflexion autour de l’album et les font accéder aux implicites des textes. Reste à montrer cependant (lors de prochaines expérimentations) de manière moins empirique où se joue le transfert entre langage corporel et expression langagière.
En outre, ces dialogues successifs placent le sujet parlant dans la mêlée des discours à égalité de droits et de devoirs. Il ouvre donc à une dimension éthique par la construction d’un commun.
2.3. Faire communauté
Développer la mobilité empathique chez le sujet-lecteur permet de démultiplier les rapports à. Cela favorise également la saisie du divers, de l’universel et du complexe. Le recours à ce type de dispositif confirme la dimension hétérocentrée de l’empathie (Rabatel, 2019). Celle-ci augmente les facultés de décentrement et d’abstraction, comme celles d’intellection de ses émotions et sensations.
Lorsqu’on choisit de faire place à l’intelligence sensible, on va à l’encontre de la hiérarchisation des intelligences, on permet à tous d’occuper une place, à égalité mais on fait également vivre une communauté interprétative et inventive. Ce dispositif fait émerger des situations dans lesquelles la réponse que l’élève apportera ne sera ni « bonne » ni « mauvaise » puisqu’aucune réponse absolue n’est attendue. Le geste d’interprétation est libre ce qui renforce le dialogue actif entre l’élève et le livre : il lui permettra de chercher, trouver, ou redonner du sens, des sens possibles, au plus près des sensations éprouvées. Ce laboratoire créatif dans l’entre-deux disciplinaire et artistique emprunte des chemins d’enseignement et d’apprentissages souvent inédits, du moins peu courants dans le monde de l’école en France.
Enfin, les lectures chorégraphiques d’albums, lectures créatives proposées aux étudiants en formation, ont été un formidable outil pour leur ouvrir des perspectives autour de la compréhension/interprétation des textes. Ces propositions leur ont permis de relier ce qui est de l’ordre de l’exploration sensible avec la compréhension de notions plus abstraites et d’opérer également un déplacement, voire une inversion par rapport aux entrées dans les textes fictionnels qu’ils mobilisent habituellement : d’abord en faire l’expérience, l’incorporer puis mettre des mots sur cette expérience.
3. Conclusion
Ce dispositif, toujours en cours d’exploration, vise à didactiser une façon de lire la fiction qui viserait la création d’un espace commun plutôt que le dévoilement d’une vérité du texte. Non pas une lecture factuelle ni herméneutique (dans le sens de la quête d’une vérité) mais heuristique et fictionnalisante car jouant de l’empathie, de la capacité à configurer le texte en usant de son imagination, de sa compétence simulationniste. Il reste à mobiliser en place pour la suite du projet des outils linguistiques et sémiotiques qui permettront de mettre en évidence le déplacement dans la langue car les productions sont extrêmement riches et n’ont pas été encore totalement analysées.
