Présentation du numéro — Exploitations numériques pour la formation des publics en exil

  • Presentation: Digital Applications for Training People in Exile

DOI : 10.35562/partages.87

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Mots-clés

numérique, situation d’exil, littéracies, compétences informelles

Keywords

education technologies, people in exile, literacies, informal skills

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Ces vingt dernières années, les différentes recherches en sciences de la communication et didactique des langues mettent en avant que les migrations du xxie siècle s’inscrivent désormais dans une société connectée et mondialisée (Diminescu, 2005) où la maîtrise de l’écrit numérique devient un enjeu clé pour l’insertion des publics allophones en situation de migration. Les outils numériques, sous leur forme nomade, comme le smartphone, permettent à la fois de maintenir un contact social avec les relations restées dans le pays d’origine (Collin et al., 2015), particulièrement dans le cas d’une trajectoire composite du parcours de migration lorsque les travailleurs ne sont pas en situation d’immersion dans la langue cible. Le numérique crée non seulement une « solidarité numérique » pour l’obtention d’informations (Boudoukhane-Lima et al., 2019) mais constitue également une porte d’entrée dans le pays d’accueil grâce à l’accès à différents services, auparavant uniquement disponibles dans des points d’accès à Internet dans les services administratifs publics ou les associations.

Néanmoins, la multiplicité des démarches en ligne sur les nouvelles plateformes de navigation institutionnelles complexifie l’abord de l’écrit numérique, ce qui peut par ailleurs constituer une entrave en matière d’accès aux démarches administratives et aux services d’intérêt public. Cette question d’iniquité d’accessibilité aux organismes institutionnels, en particulier parce que le mode écrit en constitue majoritairement l’interface, n’est toutefois pas récente. Dans les sociétés de culture écrite, telles que celles des pays occidentaux, l’écrit possède en effet un caractère intégré et explicite (Gee, 1994), renfermant des enjeux qui se situent autour des relations de pouvoir (Bourdieu et Passeron, 1964 ; Street, 1984). Dans ce cadre, l’écrit peut générer de la discontinuité sociale au sein d’une même société, en particulier lorsque la littéracie1 développée n’est pas partagée par tous2, ne serait‑ce que par le renforcement des interactions écrites en différé (Yahiaoui, 2020) ou la multimodalité des plateformes, ce qui questionne à terme la formation linguistique de ces publics, particulièrement en langue seconde. Cette transformation des pratiques/cultures par le numérique induit effectivement un changement des pratiques de formation des enseignants (Soubrié, 2021) et des rapports à l’écrit avec les apprenants de langue. Si l’importance d’une maîtrise de la multimodalité de ces formats d’écriture par les apprenants a été institutionnalisée en termes de compétences par les référentiels DigComp (2017 et 2020) et le volume complémentaire du CECRL (2018), il devient nécessaire de prendre en compte les compétences déjà présentes des apprenants et de leurs usages informels du numérique pour mener de façon plus élargie à l’éducation à une citoyenneté numérique (Caws et al., 2021).

Cependant, si certains apprenants, par le biais du smartphone, peuvent créer des ponts entre les apprentissages informels et ne pas être seulement dans une vision techno-centrée du numérique, d’autres sont freinés par un sentiment de fracture et de solitude face à la multimodalité des plateformes institutionnelles, ce qui questionne l’enjeu de la « maîtrise » d’une compétence de « littéracie numérique » à prendre en compte dans les pratiques de classe et de formation en langue seconde, que ce soit dans une valorisation auprès des apprenants mais aussi dans la formation des enseignants de langue.

Ces questionnements didactiques en didactique des langues se sont enrichis du champ de la littéracie numérique, dont les enjeux ont été définis sur le plan de la recherche (Soubrié et al., 2021). En effet, pour rappeler brièvement son origine, le champ considéré comme (digital literacy) s’est intéressé à l’appropriation des écrits numériques à travers différents objets dans le web 2.0. Malgré les différentes dénominations que l’on peut observer dans la littérature de recherche (translittératie, littératie numérique, multilittératie), les différentes recherches convergent vers l’intérêt de développer chez les apprenants « une capacité à exploiter à des fins de lecture, d’écriture et de communication, une variété d’outils et de supports » (Thomas, 2007). Dans ce cadre, la littéracie est donc envisagée comme une « culture » (Dejean et al., 2010) à laquelle l’écrit numérique participe, nécessitant ainsi la modification des pratiques des enseignants et des formateurs et un intérêt pour l’analyse des « bricolages enseignants » (Caron, 2007) et des stratégies d’enseignement déployées par l’exploitation de différents outils nomades, comme les applications smartphones, afin de rapprocher les publics éloignés d’un format d’écrit numérique institutionnalisé.

Du côté des pratiques de formation déjà existantes chez les bénévoles et les enseignants, les structures d’accompagnement des publics en exil ont intégré ces usages informels et mettent l’accent sur la double formation — linguistique et numérique — pour favoriser l’insertion (Emmaüs Connect, les maisons de quartier) et offrent ainsi des nouvelles réflexions didactiques issues de la pratique de terrain.

Présentation du numéro et des contributions

Le présent numéro, riche de la contribution des auteurs issus du terrain qui accompagnent ces publics en exil, s’intéresse à mettre en lumière les pratiques et réflexions déjà existantes dans les pratiques de classe, que ce soit par les dispositifs d’accompagnement en présentiel mais aussi en ligne.

Les questions suivantes ont guidé les réflexions des auteurs qui ont participé à ce premier numéro :

  • Comment les compétences informelles acquises sur les outils nomades sont‑elles valorisées ?

  • De quelle manière le numérique rapproche‑t‑il les publics non familiers avec les usages de l’écrit grâce à des apprentissages informels ?

  • Comment ces pratiques de terrain peuvent‑elles constituer un apport pour la didactique des langues auprès de ces publics migrants allophones ?

Dans le premier article, « Descriptifs de dispositifs didactiques », Sara Cotelli Kureth et Hasti Noghrechi présentent un dispositif didactique expérimental de traduction automatique neuronale (TAN) pour développer les compétences littéraciques auprès d’apprenant·e·s en FLE de niveau débutant, au sein de l’Institut de langue et civilisation françaises (ILCF) de l’université de Neuchâtel (UniNE). Les activités présentées dans l’article mettent en avant l’importance d’utiliser une pédagogie grâce à la TA pour que les apprenants développent des compétences grammaticales et syntaxiques à partir de leur langue maternelle, mais aussi pour travailler leurs compétences orales grâce aux fonctionnalités de reconnaissance vocale. Si la TA procure aux apprenants un sentiment de sécurité dans l’élaboration de certaines tâches, elle doit être considérée comme complémentaire aux autres activités et sa pertinence repose surtout sur un accompagnement réflexif de la part des enseignants.

Dans le deuxième article de ce numéro, « Récits réflexifs d’expériences », Anne Morel‑Lab élabore un récit réflexif à partir d’ateliers auprès d’un public de migrants nouvellement arrivés à Bourg-en-Bresse. Elle s’intéresse aux compétences informelles développées à partir du smartphone et notamment des applications de géolocalisation. Elle présente également l’intérêt des fils de discussion WhatsApp, qui permettent aux apprenants de développer, au sein d’interactions informelles, les aptitudes à produire un écrit numérique en insistant sur l’acquisition de formes linguistiques conventionnelles.

Le troisième article, « Chantier », présente les perspectives d’une expérience collaborative entre le département de FLE de l’université de Franche‑Comté et le CASNAV de Besançon, issue d’un groupe de travail intitulé « Médiations numériques en classe d’UPE2A ». Olivier Mouginot, Corinne Raynal-Astier et Michael Rigolot (CASNAV de Besançon) rendent compte des pistes de travail qui émergent de ce groupe de recherche, en particulier celles qui portent sur le développement des compétences de littératies numériques auprès des publics FLS, que ce soit du côté des apprenants mais aussi des enseignants de langue. Les étudiants de master FLE, futurs enseignants, ont expérimenté la création d’une formation exclusivement en ligne via l’outil Moodle. Le corpus multimodal collecté a également soulevé les usages informels de traduction automatique des élèves d’UPE2A, particulièrement pendant le processus rédactionnel. Les auteurs s’intéressent de manière plus large aux retombées de cette expérience auprès des enseignants de FLS, afin qu’ils puissent développer des compétences réflexives auprès de leurs apprenants de langue, surtout au regard des informations collectées au sein des intelligences artificielles.

Enfin, la rubrique « Varia » contient deux articles. Le premier, écrit par des membres de l’association Demo‑TIC et Carburlapha, présente deux dispositifs d’accompagnement numérique : l’APTIC (Accompagnement personnalisé aux technologies de l’information et de la communication) et celui développé en partenariat avec la Maison des habitants Anatole-France à Grenoble. Ce premier article interroge également l’éthique des outils numériques libres. Dans la même lignée, le second travail de cette rubrique est issu d’une recherche doctorale menée auprès d’étudiant·e·s en situation de migration accueilli·e·s au sein d’un diplôme universitaire Passerelle (DU Pass) au CUEF. Émile Ouedraogo développe ici les retours réflexifs de son expérience d’ateliers numériques à travers l’outil collaboratif Padlet, auprès de ce public en reprise d’études. Il présente les intérêts de valoriser les pratiques littéraciques — y compris informelles, notamment dans les canaux de discussion, qui ne sont souvent pas répertoriées comme des fonctionnalités exploitables. Ce second article présente également une réflexion didactique sur l’importance de considérer le smartphone comme un repère identitaire.

Bibliography

Boudoukhane-Lima, F., Amri, M. et Vacaflor, N. (2019). Les usages du smartphone en contexte migratoire : étude qualitative auprès d’un groupe de migrants syriens. REFSICOM7. En ligne : http://www.refsicom.org/660

Bourdieu, P. et Passeron, J.‑C. (1964). Les héritiers : les étudiants et la culture. Les Éditions de Minuit.

Caws, C., Hamel, M.‑J., Jeanneau, C. et Ollivier, C. (2021). Formation en langues et littératie numérique en contextes ouverts. Une approche socio-interactionnelle. Éditions des archives contemporaines.

Collin, S., Ferreira Da Silva Rosa, S., Saffari, H. et Charpentier, G. (2015). Les travailleurs migrants temporaires au Québec : des migrants connectés ? tic&société, 9(1‑2). DOI : 10.4000/ticetsociete.1950

Dejean, C., Guichon, N. et Nicolaev, V. (2010). Compétences interactionnelles des tuteurs dans des échanges vidéographiques synchrones. Distances et savoirs, 8(3), 377‑393.

Gee, J. P. (1994). Orality and Literacy: From the Savage Mind to Ways with Words. Dans J. Maybin (dir.), Language and Literacy in Social Practice (p. 168‑192). The Open University.

Lang, É. (2019). L’écrit(ure) universitaire, une tâche située et complexe : approche holiste du processus d’adaptation de la compétence scripturale chez les apprenants avancés en FLE [thèse de doctorat, université de Strasbourg]. En ligne : https://theses.hal.science/tel-03018108

Street, B. (1984). Literacy in Theory and Practice. Presses universitaires de Cambridge.

Notes

1 Le choix graphique de la finale « -cie » pour l’orthographe de littéracie est largement documenté dans Lang (2019). Return to text

2 Dans un tel contexte, il est dès lors possible de trouver des zones entières de littéracie dite « restreinte », auxquelles certains groupes sont attachés du fait du cloisonnement des pratiques sociales et du pouvoir. Ainsi, bien que la littéracie soit considérée comme un droit universel et un facteur de développement majeur pour les individus (par l’ONU, par exemple), sa non‑maîtrise peut être source d’exclusion. Return to text

References

Electronic reference

Sabrina Royer and Élodie Lang, « Présentation du numéro — Exploitations numériques pour la formation des publics en exil », Partages [Online], 01 | 2024, Online since 29 novembre 2024, connection on 18 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/partages/index.php?id=87

Authors

Sabrina Royer

Université d’Avignon, ICTT & Interaction et Formation, Université de Genève
sabrina.royer[at]univ-avignon.fr

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Élodie Lang

Université Montpellier 3 Paul-Valéry, DIPRALANG
elodie.lang[at]univ-montp3.fr

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CC BY-SA 4.0