C’est le 17 juin 1940, jour de la demande d’armistice de la France à l’Allemagne, que Léonie Villard entreprend la rédaction de son journal. Elle l’interrompt brutalement, sans un mot d’explication, le 21 septembre 1944. Au cours de ces presque 52 mois, elle n’écrit que de façon irrégulière : la seconde moitié de l’année 1941 est particulièrement « silencieuse » au point qu’on peut se demander si elle n’a pas songé à abandonner son entreprise1.
Étonnamment, l’autrice de ce journal n’a laissé que peu de traces dans la mémoire collective2 (Charles 84‑105). En 19263, elle est pourtant devenue la première femme professeure dans une université française si l’on fait exception du cas très particulier de Marie Curie, nommée professeure après la mort de son mari, qui, lui, a durablement marqué les mémoires4. En juin 1940, Léonie Villard a 61 ans5 et elle enseigne, depuis 1922, la langue anglaise et la littérature américaine à la faculté des lettres de l’université de Lyon6. Elle a, depuis plusieurs décennies, noué des liens très étroits avec l’Angleterre et les États‑Unis où elle a fait de nombreux séjours et elle entretient une abondante correspondance avec ses relations professionnelles et amicales, outre‑Manche et outre‑Atlantique. Or l’invasion de juin 1940 met fin à toute possibilité de voyage transatlantique depuis la France7 et, alors que la liberté de correspondre y compris avec des proches résidant dans la zone occupée de la France est drastiquement limitée, le courrier postal avec l’Angleterre et les États‑Unis est tout simplement interrompu. Comme elle l’explique le 21 septembre 1944, c’est parce qu’elle ressent une immense frustration d’être ainsi coupée de ses correspondants, que Léonie Villard décide de rédiger un journal dans lequel elle veut consigner le récit de tous les événements auxquels elle assiste ou dont elle a connaissance, mais aussi les réflexions qu’elle aurait voulu partager avec ses amis et connaissances anglophones en ces temps particulièrement troublés8. C’est ce qui explique sa décision d’écrire en anglais9.
Les journaux de la Seconde Guerre mondiale et de l’Occupation étant nombreux et ayant été abondamment exploités par les historiens, on peut légitimement se demander en quoi celui de Léonie Villard, découvert tardivement10, constitue un apport particulier. Trois raisons au moins justifient qu’on lui porte un intérêt majeur. La première tient au fait qu’il est rédigé par une femme. Or les journaux de guerre féminins sont beaucoup plus rares que les journaux masculins et ils sont bien souvent le fait de très jeunes femmes voire d’adolescentes11. La seconde renvoie au constat que très peu de ces journaux portent sur la ville de Lyon et que celui de Léonie Villard éclaire d’un jour nouveau l’histoire locale12 et se distingue nettement de celui d’une autre Lyonnaise, la jeune résistante Denise Domenach qui aurait pu être son étudiante13. Enfin la troisième renvoie au contenu même du journal : même si elle s’intéresse de très près à l’évolution de la situation politique et géopolitique, et ce à une échelle très large, Léonie Villard s’emploie à restituer, de façon très précise, les conditions d’existence des Lyonnais soumis à des pénuries de toutes sortes, à la présence de l’occupant allemand, à une répression de plus en plus dure et aux alertes et aux bombardements, etc. Elle tente aussi, avec beaucoup de finesse, de décrypter l’état d’esprit de ses compatriotes qui reflète pour une part, comme elle le reconnaît elle‑même, son propre ressenti, lui‑même très changeant selon les jours, en fonction de son état de santé, du ravitaillement et des nouvelles de la guerre.
Plutôt que de soumettre ce journal à une lecture « soupçonneuse », dont l’objet serait de vérifier si les faits rapportés, pour la plupart connus, sont exacts — certains ne le sont pas14 même si, globalement, Léonie Villard est étonnamment bien renseignée — j’ai pris le parti de faire fi des imprécisions et des erreurs qu’il contient pour centrer mon analyse sur ce qu’il est avant tout : un témoignage sur la vie des Lyonnais de 1940 à 1944 livré par une femme très cultivée, qui, en dépit de son handicap, a des yeux et des oreilles partout, et vit intensément une période chaotique dont elle attend — car elle est persuadée qu’il ne peut pas en être autrement — qu’elle s’achève le plus vite possible par la défaite des nazis et le retour de la liberté15.
Une foi inébranlable dans la défaite de l’Allemagne
Ce qui frappe avant tout, à la lecture du journal de Léonie Villard, c’est son rejet radical et précoce non seulement de l’occupant allemand mais du régime de Vichy. Comme nombre de Français, Léonie Villard voue d’emblée une haine irrépressible aux Allemands jusqu’à se laisser aller, sans aucun scrupule, à les désigner sous le nom de « Boches » ou de « Huns ». Elle ne fait donc pas partie de ces intellectuels qui nourrissent ou ont nourri une quelconque admiration pour la culture germanique, même si elle maitrise apparemment un peu la langue de Goethe. Sans doute son tropisme anglo‑saxon y est‑il pour quelque chose. Sa détestation des Allemands se double en effet d’une fervente admiration pour les Anglais et pour les Américains, le fait qu’elle ait choisi de rédiger son journal en anglais pouvant aussi être interprété comme un parti pris résolu de lutter contre l’entreprise de diabolisation de l’Angleterre, et par la suite des États‑Unis, orchestrée par la propagande de Vichy. Et ce, y compris lorsqu’à partir de 1943 et surtout de 1944, les Alliés bombardent les villes françaises, causant d’importantes destructions et faisant de nombreuses victimes civiles sur lesquelles, non sans une certaine dureté, elle refuse de s’apitoyer car elle les estime nécessaires. Son admiration pour Winston Churchill est sans borne : « Sa simplicité et sa dignité sans fioriture, sa manière directe et pourtant très sensible de décrire la situation offrent un contraste saisissant avec la rhétorique de notre orateur national », écrit‑elle, non sans mépris pour Pétain, le 11 février 1941 (Villard 55‑56). Car, bien que catholique16 et contrairement à une Berthe Auroy qui tergiverse pendant quelques temps, Léonie Villard, révoltée par la demande d’armistice, ne reconnaît pas la moindre légitimité au « soi‑disant État français » : « La rumeur selon laquelle le maréchal Pétain aurait pris les rênes et s’apprêterait à former un nouveau gouvernement a été confirmée. Mais tout de même, comment peut‑on CROIRE un seul instant que Pétain ne soit autre chose qu’une marionnette aux mains des Allemands ? », écrit‑elle dès le 29 juin 1940 (Villard 28). Et de s’offusquer, le 3 octobre suivant, des portraits du Maréchal qui fleurissent partout et des commentaires obséquieux, qu’elle qualifie d’« indécents » et d’« écœurants », que la radio et la presse déversent à longueur de temps sur « la droiture de sa silhouette, l’élégance de son allure […] comme s’il s’agissait d’une star de cinéma » (Villard 40).
À aucun moment, Léonie Villard ne se laisse donc séduire par les mots d’ordre de la Révolution nationale qu’elle traduit avec beaucoup de lucidité, se plaisant à convoquer des références littéraires qu’elle sait partager avec ses correspondants :
Le maréchal Pétain nous dit de continuer de vivre comme avant la défaite, mais on nous demande aussi de suivre aveuglément ses exigences et de ne pas oublier que nous avons subi une défaite que nous sommes incapables de surmonter. La passivité dans l’obéissance et l’acceptation dans l’humiliation : voilà le comportement qu’on nous demande si sérieusement d’adopter. Il nous faut non seulement dire adieu à toute dignité mais on oblige aussi nos pensées à retourner sans cesse à cette impression d’impuissance totale et au besoin d’être « humble ». Lorsqu’il nous assène ce genre de conseils qui seraient ridicules s’ils n’étaient si tragiques, il a le ton mielleux d’Uriah Heep, le célèbre personnage de Dickens dans David Copperfield,
écrit‑elle le 2 juillet 1940 (Villard 28‑29). Sa bête noire est Pierre Laval qu’elle qualifie de « marchand de bétail hypocrite » et à qui elle ne pardonne pas l’intensification de la collaboration et l’instauration du STO : « Un beau matin, nous allons nous réveiller pour apprendre que, dans la nuit, Laval a obtenu les commandes de tout et que le vieillard ne reste plus en place que pour la façade et n’a plus pour fonction que d’embrasser les bébés et de serrer les mains d’ouvriers admiratifs », prédit‑elle, sur un mode narquois, le 1er avril 1942 (Villard 77‑78). Or ce scénario se concrétise quelques semaines plus tard, à la suite de la déclaration du nouveau chef du gouvernement, qui, le 22 juin, dit souhaiter la victoire de l’Allemagne, déclaration qui la « rempli(t) de honte et d’horreur » (Villard 102).
En revanche, Léonie Villard manifeste d’emblée, outre sa confiance dans l’esprit de combattivité des Anglais, sa foi dans le général de Gaulle. Habituée à écouter la BBC, elle fait partie des rares Français à avoir entendu l’appel lancé par celui‑ci à 22 heures, alors qu’elle a fui Lyon avec son frère et un groupe d’amis devant l’avancée des troupes allemandes17. Un événement qu’elle relate le 20 juin dans son journal commencé trois jours plus tôt :
J’étais assise dans la cuisine de l’hôtel, occupée à manipuler la radio pour tenter d’obtenir autre chose que la voix tremblotante de Pétain nous répétant sans relâche sa conviction honteuse que tout est perdu et que la seule issue pour nous est de nous séparer des Alliés et d’accepter les conditions des Allemands ; j’avais presque abandonné tout espoir d’entendre Londres, lorsque le miracle s’est produit : j’ai entendu la voix du général de Gaulle, claire et ferme, qui depuis Londres nous déclarait que tout n’était pas perdu, qu’on pouvait encore gagner cette guerre si nous ne baissions pas les bras […] Quelle différence avec l’homme qui nous appelait à nous soumettre ! (Villard 22)
Léonie Villard savait‑elle qui était Charles de Gaulle alors qu’à cette date ce dernier est encore inconnu d’une grande majorité des Français ? Ce n’est pas exclu dans la mesure où elle suit de près les actualités, de Gaulle ayant été nommé sous‑secrétaire d’État à la Guerre le 6 juin. L’espoir qu’elle place dans celui qui prononce les mots qu’elle attend — « rien n’est effectivement perdu, du moment que nous ne désespérons pas de nous‑mêmes » — alors qu’elle se trouve plongée dans un désarroi profond, est en tout cas immense.
Fervente patriote, Léonie Villard ne « s’accommode » jamais18. En dépit de sa force de caractère, qui affleure à chaque page, elle n’en traverse pas moins des moments de profond découragement dont témoignent les six mois de silence de l’année 1941. Ainsi, le 10 février, glissant imperceptiblement d’un « je » à un « nous » mal défini19, elle écrit : « […] nous étions sidérés par l’effroyable choc de notre effondrement complet » (Villard 53). Et le 5 juin, elle se déclare trop abattue pour écrire car « les choses paraissent aller de mal en pis » (Villard 61).
Mais cet état ne dure qu’un temps. Après une période d’abattement — elle avoue que sa vue a baissé car elle a beaucoup pleuré (Villard 40), elle reprend espoir. Le 6 juillet 1941, elle se réjouit de ce qu’elle et ses amis perçoivent immédiatement comme une bonne nouvelle : la déclaration de guerre de Hitler à la Russie qui « ne peut qu’affaiblir la machine de guerre allemande » (Villard 61‑62). Curieusement, le 27 décembre (Villard 64), alors qu’elle n’a rien écrit dans son journal depuis plus de cinq mois, elle ne fait que mentionner de façon très neutre l’entrée en guerre des Américains le 7 décembre. Mais, dès le printemps 1942, elle affiche un étonnant optimisme quant à l’issue de la guerre. Ainsi, le 19 mai, elle annonce avec une impatience non dissimulée le débarquement imminent des alliés : « Nous vivons cette période d’attente avec fébrilité, retenant notre souffle, car nous pensons tous que les choses sérieuses vont bientôt commencer. Mon Dieu, faites que nous soyons bientôt libres ! » (Villard 90) Puis, le 10 juillet, elle qualifie de « conte de fées » le débarquement des alliés en Sicile, « qui s’est passé comme sur des roulettes » (Villard 163‑164). Trois mois et demi plus tard, le 4 septembre, elle reconnaît cependant s’être emballée et admet que l’hypothèse de la défaite de l’Allemagne « s’éloigne à l’horizon » et « qu’en tout cas que cela n’est certainement plus d’actualité immédiate » (Villard 114). Réduite à ronger son frein, elle se révolte contre tout ce qui peut entraver et retarder la victoire des alliés. Et elle se montre impitoyable vis‑à‑vis de tous ceux qui croient ou veulent croire à la victoire allemande : « Il est […] impossible de supporter les gens qui sont du côté du Maréchal, car cela reviendrait à servir tout à la fois Dieu et le diable […] Peut‑être la tolérance est‑elle un luxe qui appartient seulement aux moments où la vie est simple et facile. Aujourd’hui il nous faut avoir foi en une chose seulement : rester concentré sur un seul but et une unique tâche », écrit‑elle le 27 juillet 1942 (Villard 104‑105).
À lire les entrées du journal qui se multiplient à partir de l’été 1943, on se représente sans peine l’état d’excitation, doublé d’une profonde anxiété, dans lequel est plongée Léonie Villard à l’annonce de la chute de Mussolini qu’elle considère comme « un grand pas vers la fin de la guerre » (Villard 168), de la capitulation de l’Italie, du débarquement des alliés à Salerne, des victoires successives de l’armée soviétique, etc. Le débarquement de Normandie lui procure un moment de joie intense, qu’elle partage avec quelques collègues de l’université (Villard 224‑226). Mais l’attente de la libération de Lyon, qui n’intervient que le 3 septembre 1944, lui parait interminable, quasiment insoutenable. Pour tromper le temps et se calmer, elle va chez le dentiste à plusieurs reprises alors qu’elle ne ressent aucune douleur (Villard 255) et, puisant dans ses ressources de grande lectrice, relit Jane Austen à qui elle est reconnaissante de décrire un monde paisible qui contraste avec le chaos ambiant20. Elle écrit cependant, le 7 juillet : « Ici nous vivons comme dans un rêve, nous accomplissons nos tâches quotidiennes, nous pratiquons nos métiers mais comme des figurants dans une pièce » (Villard 232). Puis le 22 août : « On dirait que nous vivons une vie en dehors de nous‑mêmes : à part les tâches ménagères quotidiennes indispensables et la cuisine, si l’on peut appeler cela de la cuisine, il est impossible de rester concentré sur quoi que ce soit. Rien ne m’intéresse en dehors des événements en cours. » (Villard 254‑255). Le 24 août, pensant la libération imminente et se sentant « joyeuse et légère », elle décide de mettre la paire de chaussures neuves qu’elle avait encore réussi à acheter au début de l’année 1940 (Villard 257). Enfin le 4 septembre 1944, lendemain de la libération de la ville, elle accueille chez elle deux soldats américains : ils boivent du vin d’Arbois, lui donnent du cacao et des biscuits et elle insiste pour leur offrir des timbres en guise de souvenir (Villard 271‑273).
Une résistante de l’ombre
Gaulliste de la première heure, Léonie Villard, pour qui résister est une évidence, exprime, dès le 20 juin 1940, son immense frustration de ne pas pouvoir rejoindre la France libre :
Si j’avais vingt ans de moins et si j’étais libre de faire ce que je voulais, je rejoindrais Londres le plus vite possible et servirais là‑bas de toutes mes forces. Mais je trouverai bien quelque chose à faire, même ici, du côté de ceux qui ont confiance et qui restent loyaux envers eux‑mêmes et envers l’Angleterre (Villard 23).
Dès cette date, Léonie Villard traque les moindres manifestations de résistance à l’occupant et au régime de Vichy. Les V de la victoire tracés sur les façades la ravissent de même que les affichettes « Vive De Gaulle » collées ici ou là, ou les inscriptions RAF sur les trottoirs. Elle se réjouit de toutes les manifestations contre Pétain ou contre les Allemands : celle des étudiants parisiens du 11 novembre 1940, celle des Lyonnais sur la Place Bellecour le 1er mai 1942, celles du 14 juillet 1942, etc. Dès le 6 janvier 1941, après avoir salué « un triste nouvel an », elle écrit, comme pour se redonner de l’espoir : « […] il souffle un air de résistance […]. On dit que des organisations secrètes sont en train de voir le jour et de se rapprocher de l’Angleterre. À moins qu’elles n’aient jamais cessé d’être en contact avec nos Alliés ? » (Villard 52)
Mais Léonie Villard ne se résout pas à rester simple spectatrice des événements ou à se réjouir de tout ce qui ridiculise l’occupant21 (Villard 88‑90). Elle veut à toute force être utile comme le préconise d’ailleurs le général de Gaulle depuis Londres. Le 15 mai 1942, alors qu’elle a fait le constat que « les activités souterraines s’accroissent » (Villard 65), elle admet pourtant, non sans amertume, qu’elle n’est « pas en mesure de prendre part activement à des actions de résistance ». « On veut des jeunes », écrit‑elle, visiblement très contrariée par ce qu’elle ressent comme une forme d’humiliation (Villard 81‑82). Mais, animée d’une détermination sans faille, elle finit par trouver son « créneau » :
Je poursuis la tâche que je me suis assignée : écouter la BBC et les radiodiffusions américaines en anglais, de manière à être capable de rendre compte de la manière dont les choses se passent réellement. Comme je sors très peu, les gens savent qu’ils me trouveront à coup sûr chez moi et viennent donc prendre des nouvelles des Alliés et connaître l’opinion qu’ils ont de nous. La plupart des gens s’inquiètent beaucoup du fait que les Alliés s’imaginent que le pays tout entier est comme un seul bloc derrière ces messieurs de Vichy qui nous font honte. Cela leur fait beaucoup de bien d’entendre que les Alliés sont au courant que l’opinion publique générale est, à de rares exceptions près, absolument contre Vichy, car Vichy n’est qu’un produit de la détermination allemande de nous détruire (Villard 81‑82).
Autrement dit, Léonie Villard met à profit ses compétences, en l’occurrence sa parfaite maitrise de l’anglais, et le temps dont elle dispose, pour renseigner tous ceux qui, conscients que la presse et la radio de Vichy sont des organes de propagande, veulent connaître les évolutions de la conjoncture militaire mais aussi savoir en quels termes les alliés analysent la situation française. Elle passe donc une grande partie de son temps à écouter toutes les radios qu’elle parvient à capter, en dépit d’une réception souvent mauvaise, en particulier la BBC mais aussi les radios belge, américaine et suisse22, sans se préoccuper le moins du monde de la loi du 28 octobre 1941 interdisant d’écouter les radios britanniques ou « anti‑nationales ». Cette activité l’occupe également quand elle est dans sa maison de campagne grâce à une radio portative à ondes courtes qu’elle se félicite d’avoir achetée alors que c’était le dernier exemplaire disponible : « Grâce à elle, je suis au courant de tout ce qui se passe en Angleterre et aux États‑Unis et je peux raconter aux fermiers les difficultés des Russes, ce que font les Anglais à El Alamein et l’augmentation croissante de l’armement et des troupes des Américains », écrit‑elle le 27 juillet 1942 (Villard 105).
Léonie Villard, qui s’est désabonnée de L’Illustration dès décembre 1940, se fixe donc pour mission de lutter contre la désinformation (ce que l’on appellerait aujourd’hui les fake news) et de vérifier ou de démentir, tant bien que mal, les innombrables rumeurs qui arrivent jusqu’à elle. Mais elle veut aussi contribuer, à son échelle, à la lutte menée par la résistance extérieure et intérieure contre le défaitisme dans lequel risque de sombrer la population française. Tous les gens qu’elle croise — ses amis, la famille et les amis de ses amis, ses voisins d’immeuble chez qui elle va téléphoner, sa gouvernante, sa concierge, sa couturière, son libraire, son médecin, l’horloger, les paysans et les villageois d’Oussiat, son jardinier mais aussi ses collègues de la faculté des lettres, ses anciens collègues du lycée de filles et de garçons ou encore ses étudiants — sont l’occasion de mener à bien sa mission mais aussi de recueillir et d’échanger des renseignements de toute sorte et de mesurer l’état d’esprit des uns et des autres.
Mais Léonie Villard fait plus qu’incarner « l’esprit de résistance » et chercher à l’inculquer à tous ceux qu’elle croise. Elle a en effet beaucoup de mal à s’empêcher d’agir et elle prend des risques qu’il est difficile de mesurer. Certes elle ne cache personne contrairement à sa voisine de palier ou à son amie très chère, Lili, qui recueille un enfant juif dont la mère est obligée de se cacher23, « le petit Roger24 », qu’elle fait passer pour un cousin éloigné de son mari. Elle ne colle pas non plus d’affiches, ne fabrique pas de faux papiers, ne pose pas de bombes et n’est affilié à aucun mouvement ou réseau. Mais elle écoute des radios interdites et surtout elle sert de boite à lettres, reçoit et retransmet des courriers, des tracts, des journaux et d’autres documents clandestins et sert d’intermédiaire à des jeunes gens qui veulent entrer dans la résistance. Le 25 mai 42, à propos d’une de ses connaissances, qu’elle qualifie de « fervente patriote » et qui a reçu la visite de la police à la recherche de tracts, elle écrit : « […] nous savons tous qu’ils doivent être brûlés une fois lus ou transmis à quelqu’un qui les transmettra à son tour à une personne fiable ou qui les détruira » (Villard 92‑93). Elle fréquente en outre des résistants et des maquisards qui viennent la voir dans son appartement de la rue Tronchet, et va jusqu’à prendre en thèse un jeune résistant de 22 ans, Jacques, pour lui servir de couverture25. Elle a enfin de nombreux contacts avec des étudiants et des étudiantes entrés en résistance de même qu’elle côtoie au quotidien des collègues dont elle connaît les activités clandestines. Elle présente d’ailleurs l’université comme un foyer de résistance dont elle se déclare partie prenante26 (Villard 192). Le 21 février 1944 (Villard 208), elle raconte ainsi qu’une « machine pour imprimer » a été volée dans un bureau administratif et que tout le monde sait qu’elle a été « récupérée » par des résistants. Puis, le 28 mars 1944 (Villard 212‑213) elle explique que les listes des étudiants relevant du STO ont disparu avant que les Allemands ne viennent les chercher et qu’à la suite de cet incident, le doyen Dugas a été relevé de ses fonctions, ce à quoi il s’attendait depuis longtemps car il n’avait pas été nommé par Vichy.
Surtout, et même si elle se méfie de certains tels que l’épicier d’Oussiat, elle parle énormément et ne fait pas mystère de ses sentiments anti‑allemands et anti‑vichystes. On peut d’ailleurs s’étonner qu’elle n’ait jamais été dénoncée même si on apprend, le 12 septembre 1943, que son courrier est surveillé depuis qu’elle a posté une lettre à une de ses étudiantes juives, juste au moment de son arrestation (Villard 181). Dans un contexte marqué par l’intensification de la répression, dont elle rend compte à travers de multiples exemples qui lui sont rapportés, et même si son profil la rend a priori peu suspecte aux yeux de la police française ou de la Gestapo, on peut aller jusqu’à dire qu’elle fait preuve d’une certaine inconscience. Le 16 mars 1943, alors qu’elle reçoit chez elle un jeune résistant envoyé de Londres27, avec qui elle parle de littérature anglaise28, celui‑ci lui enjoint d’être prudente « car les gens qui ne peuvent pas accomplir d’actes héroïques ni d’actions vraiment difficiles peuvent tout aussi bien rendre service : de cette manière ils sont tout à fait utiles, car ceux qui résistent savent où les trouver lorsqu’ils en ont besoin » (Villard 154). Des propos qui ont très certainement comblé le désir de Léonie Villard de se rendre utile à sa patrie. Il faut pourtant attendre la fin du mois de septembre 1944 pour qu’elle réalise que son journal est « un bâton de dynamite », pour elle‑même mais aussi pour ses nombreux contacts car elle sait énormément de choses compromettantes, et qu’elle regrette de l’avoir caché dans sa maison d’Oussiat (Villard 276‑278).
À quelques occasions, Léonie Villard avoue effectivement avoir éprouvé de la peur. Elle évalue dans un premier temps assez mal la portée du bombardement du 26 mai 1944 qui touche des quartiers assez éloignés du sien même si son amie Lili lui en fait le récit et si elle se rend compte rétrospectivement qu’elle aurait dû se trouver à Vaise au moment où les avions américains ont largué leurs bombes29. En revanche, elle est très choquée par le bombardement du 6 août qui la touche de très près alors qu’elle fait un bref séjour chez Lili à Saint-Rambert-l’Île-Barbe. La fusillade du 92 rue Tronchet qui fait 60 victimes le 24 août 194430 la marque également, de même que les coups de feu qu’elle entend de chez elle dans les jours qui précèdent la libération de la ville — on l’a avertie de ne pas s’approcher des fenêtres. Le bruit assourdissant des explosions lorsque les Allemands font sauter les ponts sur le Rhône et sur la Saône les 1er et 2 septembre, avant de quitter la ville, lui causent un nouveau choc.
Une vie à l’épreuve du quotidien
Le journal de Léonie Villard constitue un précieux témoignage sur les difficultés de la vie quotidienne à Lyon mais aussi dans le hameau d’Oussiat (Pont‑d’Ain) où, en 1939, elle a fait construire une petite maison qu’elle investit en août 1940 et dans laquelle elle se réfugie pendant les périodes de vacances universitaires. Dès le 15 novembre 1940, elle fait état d’un approvisionnement très dégradé, pointe la responsabilité des Allemands qui pillent les ressources du pays et pressent une aggravation de la situation :
La vie quotidienne est rendue très difficile à cause de la pénurie qui touche presque tout : la viande est strictement rationnée, on ne trouve plus de légumes d’hiver, le beurre et la margarine sont devenus presque aussi précieux que l’or […] On trouve toujours du thé, à condition d’en chercher dans toute la ville. Quant au café, il est remplacé par un mélange abominable et insipide. Nous commençons tous à ressentir le manque et pourtant l’avenir nous réserve des restrictions encore plus sévères. (Villard 42‑43)
Léonie Villard vit pourtant dans une certaine aisance dont témoignent son adresse au 24 rue Tronchet, dans un immeuble cossu du 6e arrondissement de Lyon dans lequel elle loue un grand appartement où elle vit avec son frère, sa maison de campagne dans l’Ain qu’elle fait agrandir pendant la guerre et à laquelle elle est très attachée31, son manteau de fourrure, sa montre sertie de diamants ou encore sa collection de gravures. Elle a surtout une gouvernante qui fait la queue devant les magasins — ce qui constitue une aide essentielle en ces temps de restrictions alimentaires32 — et, en 1942, elle embauche un jardinier qui fait pousser des légumes dans son jardin d’Oussiat et les lui fait livrer à Lyon. Pour autant, alors que les prix flambent — elle note soigneusement l’évolution du prix de certaines denrées — elle doit la plupart du temps se contenter de la ration à laquelle lui donnent droit ses tickets d’alimentation qui ne suffisent pas à couvrir ses besoins33. Car, dit‑elle, elle n’a pas les moyens de payer « les sommes extravagantes » qui permettent aux « riches » de « vivre comme ils le faisaient avant‑guerre » en se ravitaillant au marché noir ou même au marché libre.
Léonie Villard peut cependant compter sur la solidarité de ses nombreux amis et connaissances. Ses deux amies les plus proches, Lili et Sarita, plus fortunées qu’elle, s’approvisionnent régulièrement au marché noir et lui apportent assez souvent de la nourriture (des œufs, du beurre, du sucre, du lait, du fromage, du poulet, des oranges et des mandarines, etc.) ou l’invitent à déjeuner ou à dîner, au moment des fêtes en particulier. Ces repas copieux, qui constituent des moments de plaisir pur, sont décrits avec minutie dans le journal. Des colis de provisions, envoyés par des connaissances qu’elle a appelées au secours en mars 1942 parce qu’ils habitent dans des régions mieux approvisionnées, parviennent aussi rue Tronchet de loin en loin, même si, du fait de la lenteur des transports, certains produits ne sont plus comestibles à leur arrivée. Et à Lyon comme à Oussiat, où la situation alimentaire est à peine plus privilégiée qu’à Lyon34, elle fait peu à peu la connaissance de voisins qui se montrent généreux. Ainsi lors de son séjour à Oussiat à l’été 1942, on lui donne une tranche de jambon, un poulet, un poisson, un bol de lait, des fruits tombés, une tranche de gâteau et elle parvient, au terme de négociations ardues, à acheter à des paysans du beurre ou du lard à un tarif raisonnable. Reste que la plupart du temps, comme les autres Lyonnais, Léonie Villard et son frère ont une alimentation extrêmement monotone, faite de pommes de terre, de rutabagas, de topinambours et d’autres légumes (selon les arrivages, des poireaux, des oignons, des carottes, des haricots et des salsifis) avec un apport en protéines très limité. Le sucre, dont elle et son frère étaient de très gros consommateurs avant‑guerre35, lui manque particulièrement. Mais outre sa monotonie, le régime auquel elle est astreinte malgré elle est surtout très insuffisant en calories. Si bien qu’elle ressent quasi perpétuellement la faim et l’angoisse du manque comme en témoignent d’innombrables occurrences du journal. Ainsi, le 29 mai 42, elle écrit : « Quand on a faim en permanence, la nourriture devient si importante qu’on y pense sans discontinuer. » (Villard 95) Puis, le 6 juin 1942 : « Toujours la même quête anxieuse de nourriture et les mêmes lettres pour remercier les amis qui se sont donné autant de mal pour nous envoyer les provisions qu’ils arrivent à trouver. » (Villard 98)
Léonie Villard a cependant le souci de rester digne en dépit des pénuries, de la faim, du froid ou de son moral en berne. Ainsi, le 30 juillet 1944, alors qu’elle a rendu visite à son amie Sarita et qu’elle a dégusté un copieux repas servi par une gouvernante « exercée », elle écrit :
J’ai grandement apprécié ce bon repas, composé de pommes de terre nouvelles et d’un rôti de bœuf, mais ce que j’ai peut‑être apprécié plus encore que la nourriture elle-même, c’est que les tranches de rôti étaient servies sur un plat en argent. Entre la difficulté de trouver des domestiques, le manque de savon et de produits pour garder tout bien propre, j’ai pris des habitudes négligées et parfois je mange mon repas à même le plat dans lequel il a cuit. Je sais que c’est une très mauvaise habitude, car il faut maintenir ce qui rend la vie digne. Mais je ne peux me permettre l’effort supplémentaire qu’impliquerait le fait de manger mes repas solitaires de manière distinguée. (Villard 240)
Bien qu’elle soit perpétuellement affamée, son sens moral lui dicte également de partager ce qu’elle reçoit avec d’autres, tout aussi affamés qu’elle. Ainsi, à propos d’un poulet qui lui a été offert le 31 juillet 1944 alors qu’elle se trouve à Oussiat, elle écrit :
En y réfléchissant je me suis dit tout de même de ne pas me comporter comme une gloutonne et j’ai décidé de donner au jardinier et à sa femme la moitié de mon poulet. J’aurais bien pu manger le poulet entier toute seule, mais il me reste un fond de dignité malgré ce jeûne qui s’éternise. (Villard 170)
Même si elle n’évoque pas précisément le sort des Lyonnais — essentiellement des personnes âgées — qui meurent de faim chez eux, dans la rue, dans les hôpitaux ou dans les hospices, ni les innombrables habitants et réfugiés qui ont recours aux distributions de nourriture organisées par le Secours national36, Léonie Villard est bien consciente qu’elle n’est pas seule à souffrir des restrictions alimentaires. Alors qu’elle se trouve à Oussiat, elle écrit, le 12 juillet 1942 : « J’entends dire qu’à Lyon, les gens meurent de faim37 » (Villard 165). Elle s’évertue en outre à décrire avec précision les effets de la malnutrition sur les gens qu’elle croise dans la rue : un amaigrissement massif, une grande pâleur, des troubles intestinaux, des manifestations cutanées — en particulier de l’impétigo et des engelures aux doigts, aux orteils et même sur la plante des pieds, des plaies qui ne guérissent pas, des œdèmes, de l’aménorrhée, un teint jaune lié à une consommation excessive de carottes, etc. (Villard 66, 91, 141, 176, 178, 193, 199). Certaines femmes ont des bouées de chair sous la taille si bien qu’on croit parfois qu’elles sont enceintes (Villard 177). Le 27 juillet 1942, elle relaie le témoignage d’instituteurs qui constatent « qu’il est désormais impossible d’attendre des enfants qu’ils travaillent comme ils le faisaient auparavant » (Villard 107). Bien renseignée — elle a plusieurs médecins dans son entourage —, elle signale également, le 22 mai, qu’une épidémie de typhus s’est déclarée à la prison Saint‑Paul (Villard 90) ou que les gens sont nombreux à faire des ruptures intestinales. Elle observe aussi les conséquences de la sous‑alimentation sur sa personne : « De fait, je n’ai plus que la peau sur les os, mon corps ressemble à celui des enfants russes affamés qu’on voyait il fut un temps dans la revue L’Illustration, c’est-à-dire un simple squelette recouvert de peau. Mon visage n’a pas changé tant que cela, mais mon corps fait pitié », écrit‑elle le 1er février 1942 (Villard 70). À l’été 1942, elle fait un épisode de dysenterie et un trouble entérique ainsi qu’une inflammation des tympans qui la rendent sourde pendant plusieurs jours, ce qui la terrifie (Villard 117).
À la lecture du journal, on comprend que Léonie Villard, qui n’avait visiblement pas l’habitude de cuisiner avant‑guerre — d’où son sentiment de panique lorsque sa gouvernante la quitte fin 1941 —, consacre beaucoup de temps aux tâches culinaires. Elle fait des confitures et fait sécher une partie des légumes récoltés dans son jardin d’Oussiat en prévision de l’hiver. Comme nombre de ses compatriotes, elle invente des « recettes de guerre », comme ce plat constitué d’un œuf brouillé, de miettes de biscottes et de sauce tomate qu’elle prépare pour elle et son frère le 25 mai 1942 (Villard 93). Surtout elle s’emploie avec beaucoup de rigueur à ne rien gaspiller et, le 6 juin 1942, s’en prend à Katherine Mansfield qui « critiquait le sens de l’économie des ménagères françaises et leur horreur du gaspillage » (Villard 100).
La souffrance engendrée par le froid et la pénurie de charbon, de bois, d’électricité et de gaz, souvent coupés, revient aussi de façon récurrente dans le journal. Il est également impossible de trouver du savon et de la lessive, des vêtements, des chaussures, du tissu, des articles de mercerie, du papier ou encore des brosses à dents. Ainsi, l’amie de Léonie, Lili, a‑t‑elle le plus grand mal à habiller son fils Henry qui continue de grandir en dépit des restrictions ! Dotée d’un solide sens pratique, Léonie Villard rivalise d’ingéniosité pour raccommoder sa garde‑robe et rafistoler ses chaussures avec des semelles de bois dans lesquelles elle a bien du mal à marcher. Elle se lance par ailleurs dans la fabrication de savon dont elle envoie la recette à Sarita dans une lettre du 2 mars 1941, et dans des travaux de couture qui lui permettent de faire des cadeaux à ses proches mais aussi de lutter contre le froid. Ainsi, le 27 janvier 1942, elle raconte que son appartement étant glacial, elle porte sur ses chaussures des bottes en laine de toutes les couleurs qu’elle a fabriquées à partir de morceaux de tapis à poils longs et qui lui ont permis d’échapper « au fléau des engelures ». Et comme elle ne manque pas d’humour, elle décrète que ces bottes ont un air scandinave (Villard 67).
Une expérience intime au filtre de la pudeur
L’humour, voire le caractère facétieux de Léonie Villard qui transparaît dans son journal, masquent une grande pudeur qui ne permet que difficilement d’entrer dans son intimité et, en particulier, de mesurer ce que la guerre lui a fait et lui a pris.
Léonie Villard manifeste certes une grande empathie vis-à-vis de ce qui arrive à ses proches, à ses amis, à ses étudiants et à ses connaissances, même lointaines, pour lesquels elle s’inquiète parfois beaucoup. Elle s’émeut aussi du sort réservé aux prisonniers de guerre et aux victimes de la répression et des persécutions. Même si elle se sent beaucoup moins concernée qu’une Berthe Auroy qui a des amis juifs très proches dans son entourage, elle dénonce à plusieurs reprises les persécutions dont ceux‑ci font l’objet38 (Villard 120‑121, 132, 198‑199, 278). Ainsi, le 12 septembre 1943, elle exprime son incompréhension et son indignation en ces termes : « Les Allemands sont tellement haineux vis‑à‑vis des Juifs qu’ils arrêtent désormais des gens dans la rue et sur les routes sous prétexte qu’ils ont un long nez ou les yeux et les cheveux foncés ! » (Villard 181‑182) Puis le 4 février 1944, constatant que « la persécution des juifs, aussi atroce qu’insensée, augmente en intensité et en monstruosité » (Villard 198), elle commente par ces mots l’arrestation d’une vieille dame juive, médecin, qu’elle connaît depuis qu’elle est toute petite : « […] c’est atroce de penser que c’est tout un peuple qui est ainsi pourchassé à mort sans avoir commis la moindre faute. » (Villard 200) Mais, alors qu’elle est si bien renseignée par ailleurs, on peut légitimement s’étonner du fait qu’elle ne semble rien savoir de la destination des Juifs raflés et colporte des rumeurs infondées quant au sort des enfants juifs séparés de leurs parents à qui, selon elle, on administre des médicaments ou un vaccin qui les tuent en huit jours (Villard 199) — affirmation qu’elle réitère quelques semaines plus tard (Villard 208).
Pourtant, si elle évoque sans détour ses problèmes de santé39 et exprime souvent ses émotions — la contrariété, l’inquiétude, la peur, la colère, l’indignation, la révolte, le découragement, l’impatience mais aussi l’amusement, l’enthousiasme et la joie40 (Villard 72) —, elle ne s’épanche guère sur les événements de sa vie personnelle. Une lecture « entre les lignes » du journal, attentive à certains silences, permet cependant d’identifier ceux qui l’atteignent le plus profondément.
Le plus douloureux est sans aucun doute la mort de son frère, le 5 décembre 1942. Léonie Villard partage en effet une grande complicité avec Léon, ancien clerc de notaire lui aussi célibataire, avec qui elle vit dans l’appartement de la rue Tronchet depuis la mort de leur mère en 192941 (Charrier 416). Léon est son aîné de cinq ans et la dégradation de son état de santé l’inquiète énormément. Le 23 mai 1942, elle écrit : « Mon frère va très mal, comme la plupart des personnes âgées, et souffre de malnutrition sévère ; il a de terribles douleurs articulaires et son visage est bouffi au point qu’on ne voit plus ses traits fins. » (Villard 91) Et, deux jours plus tard : « […] je suis très inquiète pour mon frère ; il a vieilli de dix ans en quelques mois ; il est perclus de rhumatismes, son visage et ses jambes sont très enflées, conséquence de la malnutrition. Il ne passera pas le prochain hiver, à moins qu’on ne lui donne plus de nourriture et que nous ne trouvions des aliments de meilleure qualité à la campagne. » (Villard 92) De fait Léon ne passe pas l’hiver et le 12 décembre 1942, soit une semaine après sa mort, Léonie écrit ces seuls mots : « Je suis désormais toute seule. » (Villard 138) Rien n’est dit sur les circonstances exactes de la mort de son « pauvre frère », rien non plus sur l’organisation de l’enterrement qui a dû lui demander beaucoup d’énergie42. Par la suite, elle n’évoque que très furtivement le manque causé par l’absence de Léon. Ainsi note‑t‑elle, le 6 avril 1943, comme s’il s’agissait d’un simple fait, alors qu’elle revient pour la première fois dans la maison d’Oussiat : « […] la chambre de mon frère est vide. » (Villard 157)
Sa mise à la retraite d’office par le régime de Vichy provoque un autre choc majeur chez Léonie Villard même si elle l’évoque sur un ton étonnamment léger, le 18 février 1941 :
Comme le travail des femmes, en dehors de la pouponnière et de la cuisine (à la mode allemande), doit être réduit le plus possible, une nouvelle limite d’âge pour la retraite a été décrétée, plus basse que précédemment bien sûr, et il se pourrait que je sois, sans autre procès, sommée de prendre ma retraite le mois prochain, ou au plus tard à la fin du mois de juillet. Charmante perspective, n’est‑ce pas43 ? (Villard 57)
Il est établi que Léonie Villard a effectivement été mise à la retraite le 1er octobre 194144. On sait par ailleurs, grâce à une lettre datée du 2 mars 1941 qu’elle a envoyée à son amie Sarita, épouse du professeur de médecine Georges Mouriquant45, qu’elle a fait intervenir en sa faveur des collègues haut placés. En vain. Mais, grâce à la complicité du doyen de la faculté des lettres, Charles Dugas46, Léonie Villard poursuit ses enseignements « comme si de rien n’était ». Sans doute afin de ne pas le compromettre, elle ne fait à aucun moment état de l’arrangement qui a été trouvé afin qu’elle puisse continuer à donner ses cours47 et elle n’évoque que très allusivement une activité qui tient portant une place essentielle dans son existence et à laquelle elle aurait sans doute eu le plus grand mal à renoncer même si elle est privée de son salaire48. Elle se rend donc régulièrement à l’université et on sait, grâce à des témoignages, en particulier celui de Margaret Jones‑Davies, qu’elle réunit aussi les candidats à l’agrégation d’anglais dans le hall d’entrée de son appartement de la rue Tronchet autour d’un poêle qui n’émet qu’une faible chaleur. Ces séances de travail sont également l’occasion d’échanger des nouvelles et d’écouter la BBC49. Dans son journal, Léonie Villard évoque en outre une étudiante nommée Georgette qui vient prendre des cours lorsqu’elle séjourne, pendant les vacances, dans sa maison d’Oussiat, car elle ne peut plus se rendre à Lyon pour suivre ses études50.
Enfin, même si elle n’y fait jamais allusion de façon directe contrairement aux collègues qui lui ont rendu hommage après sa mort en 197051, le handicap — à l’époque, on disait plutôt l’infirmité — dont souffre Léonie Villard se révèle plus difficile à supporter en ces temps troublés et la condamne à une sédentarité et à une solitude relatives contre laquelle elle lutte en permanence. En effet, comme son demi‑frère Léon, Léonie Villard a eu la polio dans son enfance et a subi, outre une longue rééducation, de multiples opérations chirurgicales. En ont résulté des difficultés de déplacement qui expliquent qu’elle sorte peu, qu’elle ne descende pas dans les abris au moment des alertes et ne fasse pas la queue devant les magasins. Elle redoute également les tramways et les trains souvent bondés en cette période de raréfaction drastique des moyens de transport car elle ne peut pas voyager debout et encore moins se déplacer à vélo52. La crainte des mouvements de foule lui fait également renoncer, le 14 septembre 1944, à venir assister au discours du général de Gaulle à l’Hôtel de ville de Lyon. Même si l’événement est retransmis à la radio, on peut imaginer la frustration qui a été la sienne de ne pouvoir participer à la liesse collective.
Surtout, Léonie Villard est sujette à des accès de faiblesse extrême que son médecin, qu’elle consulte très régulièrement, attribue aux restrictions alimentaires, en particulier au manque de protéines et de sucre. Le 24 août 1940, elle écrit : « J’arrive à peine à me mouvoir, et j’ai donc beaucoup de temps pour ruminer d’amères pensées. » (Villard 34) Puis, le 22 janvier 1943, alors qu’elle séjourne à Oussiat : « Lorsque je suis venue ici, je pensais qu’en une ou deux semaines je serais remise sur pieds. Mais je me rends compte que je suis épuisée, que je me sens comme une chique molle et que plus je me repose plus je prends conscience de mon épuisement physique. » (Villard 168) On peut faire l’hypothèse, même si celle‑ci est invérifiable, que l’état d’épuisement dont Léonie Villard fait état à de multiples reprises est dû à un syndrome post‑polio, encore inconnu à cette date mais qui se traduit, plusieurs décennies après l’infection, par une fatigabilité anormale, des douleurs musculaires et articulaires ainsi que par une sensibilité exacerbée au froid53. Aussi, sur les conseils de son médecin, Léonie Villard reste‑t‑elle très souvent couchée, parfois des journées entières, à lire ou à écouter la radio qui, écrit‑elle le 2 septembre 1941, « est une formidable dame de compagnie » (Villard 36)54. Ces moments de faiblesse ne l’empêchent pas de faire preuve d’une volonté de fer qui affleure tout au long du journal. Elle fait non seulement face à ses obligations d’enseignante à l’université mais se livre aussi, outre à des activités domestiques qui la mobilisent beaucoup plus qu’en temps normal, à des « activités de renseignement » qui lui demandent un surcroit d’énergie tout en continuant d’écrire et de publier55 (Villard 239). Dans son témoignage livré en 1971, son collègue Henri Gibault, professeur de littérature écossaise à la faculté de Grenoble, la décrit en ces termes56 :
C’était une femme frêle et infirme, mais qui possédait cette énergie propre aux anciens polios et qu’anima jusqu’à la fin la volonté farouche de surmonter son désavantage physique et de sauvegarder, coûte que coûte, sa solitude et son autonomie, qui, même affaiblie par l’âge et par la chirurgie, ne pût jamais souffrir la présence […] de quelqu’un qui prît pied dans son privé.
Conclusion
À la rentrée universitaire 1944, le 30 septembre, Léonie Villard, soutenue cette fois encore par le doyen Charles Dugas ainsi que par le recteur André Allix, est réintégrée dans son statut de professeure et retrouve sa chaire de langue anglaise et de littérature américaine qui, durant trois ans, avait été transformée en chaire de sanskrit et de grammaire. Elle choisit par la suite, non sans insistance, de repousser sa retraite jusqu’en 1948 — elle a alors 68 ans — date à laquelle elle poursuit pour un temps sa carrière aux États‑Unis, enseignant, donnant des conférences et continuant d’écrire et de publier.
Le 25 juin 1947, quelques mois avant de quitter la faculté des lettres de l’université de Lyon, Léonie Villard est nommée chevalier de la Légion d’honneur non pas seulement en raison des services rendus à l’université et aux relations franco-américaines mais aussi en raison de « son attitude durant l’Occupation »57. Voici la synthèse établie par l’autorité chargée de la proposition, en l’occurrence le doyen Charles Dugas, lui‑même chevalier de la Légion d’honneur :
Ce professeur est un des rares spécialistes français de la littérature américaine. Au cours de missions en Amérique, elle s’est fait très favorablement appréciée dans les milieux universitaires et littéraires américains où elle compte de nombreuses relations. A consacré un volume au théâtre américain contemporain. Mise à la retraite par le « gouvernement » de Vichy qui a refusé de lui accorder une dérogation à la loi sur le travail féminin, réintégrée à la Libération, Mlle Villard approche du terme de sa carrière. Chargée d’une nouvelle mission, elle va de nouveau partir, malgré son âge, pour les États‑Unis. Il serait excellent qu’elle y [illisible] avec cette décoration qu’elle mérite à tous égards, non seulement par ses mérites de professeur mais aussi par son attitude durant la guerre. Ses amis d’Amérique verraient ainsi dignement honorés de longs services rendus à l’Université et à la cause des relations franco-américaines.
Dans ces lignes, la reconnaissance du rôle qu’a joué Léonie Villard dans la résistance à l’occupant n’est évoqué que de façon allusive. Ce rôle a‑t‑il été jugé trop modeste ou la formule elliptique utilisée — « son attitude durant la guerre » — ne confirme‑t‑elle pas plutôt un constat souvent fait par les historiens : celui de l’occultation du rôle des femmes dans la résistance58 ? L’édition récente du journal de guerre de Léonie Villard de même que l’inauguration, en décembre 2023, d’une salle Léonie Villard dans les locaux historiques de l’université de Lyon59 vient redonner à cette femme dont le souvenir s’est quelque peu perdu une place dans la mémoire collective.