Introduction
Le Journal de guerre de Léonie Villard est une archive privée très précieuse qui évoque en quelques lignes remarquables datées du 16 septembre 19421, le tournant de cet été marqué par l’émotion publique suscitée par la grande rafle des Juifs étrangers de la Région de Lyon du 26 août 1942 et le sauvetage de cent huit enfants du camp de Vénissieux. Il s’agit d’un fait emblématique majeur, demeuré peu connu, quoiqu’il s’agisse du plus grand sauvetage collectif d’enfants juifs opéré dans un camp en France au cours de la Shoah. Deux années plus tard, en 1944, Léonie Villard décrit avec émotion dans le même journal l’histoire individuelle du sauvetage du petit Roger2, enfant juif, confié à une famille non juive, Ernest et Amély Cursat, demeurant à Villeurbanne, quartier situé dans la proche banlieue lyonnaise, au moment même où l’étau se resserre encore davantage dans une chasse à l’homme qui frappe désormais l’ensemble des Juifs de France.
Dans quelle mesure le Journal de guerre de Léonie Villard est‑il une illustration de ce que Serge Klarsfeld avait à nouveau à cœur de rappeler le 26 août 2022 lors d’un colloque organisé à Vichy sur les rafles de l’été 1942 et qu’il avait résumé ainsi dans la préface de mon dernier ouvrage ?
J’ai mis en lumière, en 1983, dans Vichy-Auschwitz, les conséquences incalculables de ce sauvetage, allant bien au‑delà de ces 108 enfants et des centaines d’adultes soustraits à la déportation par le « criblage » où les représentants des valeureuses organisations d’entraide harcelèrent les autorités françaises. Le gouvernement de Vichy mit en demeure le cardinal Gerlier de livrer les enfants « exfiltrés » du camp de Vénissieux, afin qu’ils soient dirigés sur le camp de Drancy. […] Ce sauvetage de Vénissieux représente ce que fut en général le sauvetage des enfants juifs dans une France où l’État ne protégeait pas les Juifs, mais les persécutait. Les enfants juifs étaient 70 000 en 1940, 11 000 d’entre eux furent déportés ; près de 60 000 survécurent grâce à la population française, aux braves gens à qui les parents et les organisations juives purent les confier […]. (Portheret 10)
Après avoir présenté dans ses grandes lignes le déroulé des évènements de « l’affaire dite de Vénissieux », sujet au long court de mon enquête, je m’attarderai plus particulièrement sur deux moments du Journal de guerre de Léonie Villard qui font écho à mes travaux. Je reviendrai tout d’abord sur les suites immédiates du sauvetage opéré au camp de Vénissieux, très fortement marquées par la réaction de l’opinion publique, en lien avec la protestation solennelle du cardinal Gerlier, Primat des Gaules. Je poursuivrai ensuite avec les enjeux à long terme liés au secours porté à l’ensemble de la population juive par des non‑Juifs, en lien avec la communauté catholique lyonnaise, et tout particulièrement sur la protection de l’enfance juive jusqu’au moment de la libération de la France en 1944 à travers le cas du petit Roger.
L’affaire dite de Vénissieux
Le déroulé de la grande rafle de la Région de Lyon
Pour devenir un pourvoyeur insatiable de Juifs à déporter, le gouvernement de Pierre Laval exerce sur les cadres régionaux et départementaux une pression constante avant, pendant et à la suite des opérations de police3.
Les préparatifs
Le 11 juin 1942, à la suite d’une importante réunion des responsables SS des affaires juives tenue à Berlin, la déportation à Auschwitz des Juifs de France est décidée. Le 2 juillet 1942, Vichy vient d’accepter de livrer vingt-deux mille Juifs étrangers de la zone nord, et dix mille Juifs étrangers résidant dans la quarantaine de départements de la zone dite libre. Pour assurer le bon déroulement des opérations, Vichy a offert la contribution de la police et de la gendarmerie françaises. Le 4 juillet, Pierre Laval pour qui la priorité est de débarrasser la France des Juifs étrangers, propose aux nazis de livrer également leurs enfants, dont la grande majorité est née en France. Le chef du gouvernement français ayant avancé le prétexte rassurant et humanitaire de la non‑séparation des familles, a pour objectif premier de ne pas provoquer l’émoi de la population française. De nombreuses instructions précisent le mode opératoire des arrestations à conduire dans les quarante départements de la zone sud. La circulaire du 5 août 19424 édicte onze exemptions à la déportation. Mais la succession d’instructions et de contre‑instructions a souvent engendré différentes interprétations. Le 18 août 1942, René Bousquet demande aux préfets de soumettre au regroupement les Israélites allemands, ex‑Autrichiens, Polonais, Dantzigois, Sarrois, Tchécoslovaques, Estoniens, Lithuaniens, Lettons, Soviétiques, réfugiés russes, que ces derniers soient incorporés à des groupes de travailleurs étrangers (GTE), placés dans un camp, dans un centre de résidence surveillé, ou qu’ils soient libres. Sont visés par cette mesure, les Juifs étrangers entrés en France après le 1er janvier 1936 ou tous ceux de ces mêmes nationalités, et ce, quelle que soit leur date d’entrée en France, qu’ils soient en liberté ou sous le coup de poursuites judiciaires. Le même jour, insatisfait de l’estimation du nombre de Juifs déportables transmise à Vichy, René Bousquet annule une grande partie des onze exemptions de l’instruction du 5 août. Mais entre le 5 août et le 18 août, des listes de personnes à arrêter ont déjà été moulinées et toutes ne sont pas revues à la baisse. Pendant ce temps, à Lyon, l’Œuvre de l’Amitié chrétienne est contactée par le résistant5 et chef national du Service social des étrangers (SSE) à Vichy sur la base des critères du télégramme du 5 août, pour le suppléer dans sa tâche du triage des internés au camp de Vénissieux.
Le lancement
Le 26 août, une opération policière inégalée est lancée dans les dix départements constitutifs de la Région de Lyon, comprenant l’Ardèche, la Drôme, la Loire, l’Isère, la Savoie, la Haute‑Savoie, l’Ain, la Saône-et-Loire et le Jura (les trois derniers traversés par la ligne de démarcation), comme dans l’ensemble de la zone contrôlée par Vichy. Très tôt dans la matinée, le plus souvent entre cinq et six heures du matin, les forces de la police et de la gendarmerie française se rendent aux portes palières de tous les Juifs étrangers visés par la rafle. Dans chaque département a été désigné un « centre » départemental, afin que puisse siéger une commission de criblage qui procède rapidement à des vérifications, au cas où des erreurs auraient été commises sur les listes de ramassage. Dans le Rhône, les personnes appréhendées sont conduites soit directement au centre régional de triage du camp de Vénissieux, soit, dans un premier temps, au centre de regroupement départemental du Rhône du fort du Paillet, pour un premier triage. À la suite, moins de vingt‑quatre heures plus tard, les désignés partants sont acheminés au centre de triage régional du camp de Vénissieux comme celles et ceux appréhendés en dehors de la banlieue de Saint‑Étienne, ou encore de Grenoble.
L’organisation du sauvetage
Vichy avait estimé à 2 000, voire 2 600 le nombre des Juifs étrangers appréhendables dans la région préfectorale de Lyon. Mais contre toute attente « seuls » 1 016 Juifs étrangers sont pris au piège et pour une grande majorité conduits au camp de Vénissieux, pour y être triés avant d’être libérés ou conduits à Drancy en vue de leur déportation à Auschwitz. Dans ce contexte, alors que tout avait été entrepris pour que le coup de filet soit le plus vaste possible, et que les résultats de la rafle avaient été qualifiés de décevants par les autorités de Vichy, comment expliquer que des hommes et des femmes de toutes obédiences, assez courageux pour braver l’autorité de Vichy, aient pu se retrouver à Lyon, à l’intérieur du camp de Vénissieux et aient réussi l’action collective de sauvetage d’adultes et d’enfants la plus exceptionnelle de toute la guerre ?
Une commission régionale de criblage à la pointe du sauvetage
Pour entreprendre les opérations de triage6 des internés dans les différents centres de regroupements régionaux des Juifs arrêtés, comme au camp de Vénissieux, le Service social des étrangers (SSE) avait été habilité, selon les termes de la dépêche du 15 août 1942, à demander l’appui et la collaboration des Œuvres privées d’assistance mais également du Secours national et de la Croix‑Rouge française. Le 8 août 1942, Gilbert Lesage obtient l’accord tacite du concours de l’Amitié chrétienne pour l’assister dans les opérations de vérification à mener au camp de Vénissieux. Au mois d’août 1942, ce dernier est devenu un informateur averti, reconnu des œuvres charitables de toutes confessions, qui acceptent d’agir de concert avec lui, sous le couvert de l’Amitié chrétienne, en lien avec le Service social d’aide aux étrangers (SSAE), en coopération avec des membres juifs de l’Œuvre de secours aux enfants (OSE) et des protestants du Comité inter-mouvements auprès des évacués (CIMADE), avec le soutien des Éclaireurs israelites de France, du Consistoire, des rabbins, des sympathisants de la Croix‑Rouge française, des résistants de la première heure, membres du mouvement « Combat », de l’Union des Juifs pour la Résistance et l’Entraide. Selon le père Chaillet, l’Amitié chrétienne avait été créée à Lyon en 1941 dans la confiance et l’estime réciproque entre les diverses familles spirituelles, pour venir en aide aux personnes en détresse dont la guerre et l’occupation nazie étaient les efficaces pourvoyeurs.
Placée sous le haut patronage de SE le cardinal Gerlier, Primat des Gaules, du pasteur Boegner, et du maire de Lyon, Georges Villiers, l’Amitié chrétienne représentait en 1942 pour les œuvres juives l’espoir sécurisant d’être un tremplin possible pour assurer la survie de leur action à un moment où la situation pour l’ensemble des Juifs allait s’aggravant. L’abbé Glasberg, le père Chaillet et Jean‑Marie Soutou de l’Amitié chrétienne avaient acquis la certitude qu’ils pourraient sauver, soit légalement, soit illégalement, un grand nombre des internés au camp de Vénissieux. En présentant les termes de l’instruction du 5 août, Gilbert Lesage leur avait donné l’espoir de pouvoir non seulement apporter aux futurs déportés l’aide matérielle et morale qui leur faisait si cruellement défaut lorsqu’ils seraient livrés aux seuls fonctionnaires de la police, mais également de pouvoir entreprendre une action efficace dans le sens de libérations. Entre le 26 et le 28 août, un contingent de huit cent soixante et un internés en provenance de toute la Région de Lyon est acheminé au camp de Vénissieux. Le préfet régional de Lyon a fait le choix d’utiliser les structures déjà existantes du camp de travailleurs indochinois qui datent de la Première Guerre mondiale. Les baraquements militaires ont déjà servi dans les années 1930 aux ouvriers vietnamiens de l’industrie automobile, avant de recevoir pendant la guerre les travailleurs indochinois au chômage en attente d’un placement.
Localisé dans la banlieue de Lyon, le camp de Vénissieux a l’avantage d’être situé à l’écart de la ville et de répondre au souci des autorités de ne pas alerter la population. Possédant un grand mur d’enceinte et des structures telles qu’une guérite permettant de pouvoir extrêmement bien surveiller les internés, il a l’avantage d’empêcher toutes les possibilités d’évasion. La commission de criblage entre en fonction dès le 26 août 1942 aux alentours de six heures du matin. Dès leur arrivée au camp, l’abbé Glasberg et Jean‑Marie Soutou ressentent un climat d’une confusion extrême. Néanmoins, Charles Lederman7, avocat, membre de l’OSE, Gilbert Lesage, qui connaît parfaitement toutes les subtilités des textes de loi et l’abbé Glasberg, qui parle couramment six langues, dont le yiddish, sont à même de pouvoir pallier le manquement des autres fonctionnaires de Vichy, incapables de procéder à un examen rigoureux des internés, et d’user de toutes les opportunités de leur présence au camp pour sauver coûte que coûte le plus possible d’internés. Ainsi, forts de leur expérience, ils plaident chaque dossier l’un après l’autre et avec ténacité devant la commission préfectorale de triage, argumentant, afin de garantir que le plus grand nombre possible de ces infortunés puissent jouir de leurs droits, s’ils ont été arrêtés par erreur ; mais également de clauses et de situations plus ou moins fictives pour leur éviter la déportation. L’interrogatoire est consigné pour chaque interné sous la forme d’un questionnaire, ayant été établi et ronéotypé par les soins de l’Amitié chrétienne et adopté par l’intendant de police Lucien Marchais puisque rien n’a été prévu de leur côté. Sur place, les assistants sociaux des bureaux lyonnais de l’OSE, de la CIMADE et du SSAE vont également soutenir du mieux possible les internés dont beaucoup présentent au fil des heures des signes de grande détresse.
De son côté, Jean Adam8, en charge au titre de la MOI de la baraque des malades, doit de plus en plus s’opposer à l’inertie face aux ordres et contre‑ordres de Vichy. Parfois il doit remettre « un poison, à dose minime, certains produits qui, sans danger, provoquaient des symptômes suffisants pour qu’ils puissent être gardés au moment du départ9 ». Entre le 26 et le 29 août, la commission de criblage du centre de Vénissieux obtient la libération officielle de cent trente et une personnes qui figurent sur une liste officielle, dite des Israélites10. Elle aurait pu en obtenir davantage si un message téléphoné de Vichy arrivé dans la journée du 28 août n’avait pas exigé le départ d’un convoi de huit cent personnes. Pour atteindre ce chiffre, il s’en suit toute une série de mesures restrictives à même de changer entièrement le sens et la portée du travail réalisé jusqu’alors.
La nuit du sauvetage des 108 enfants
Au fil des heures, les ordres provenant de Vichy vont s’aggravant. C’est ainsi que précipitamment, dans la nuit du 28 au 29 août, les différents membres des œuvres confessionnelles et charitables de l’Amitié chrétienne et de l’UGIF entreprennent le sauvetage de tous les enfants. Accompagné de Jean‑Marie Soutou, l’abbé Glasberg subtilise le télégramme du 18 août qui annule la majeure partie des exemptions énoncées dans un télégramme daté du 5 août et qui enjoint de livrer les enfants, tandis que Gilbert Lesage prend l’initiative de s’appuyer sur l’une des consignes de la circulaire du 5 août 1942 qui exempte de la déportation les enfants non accompagnés. Ainsi, dans la précipitation, les différents membres des œuvres confessionnelles et charitables réunis au sein de la commission de criblage décident d’organiser le « rapt » des enfants juifs de Vénissieux en obtenant non seulement l’accord des parents de se séparer de leurs enfants, mais aussi de leur part la signature d’un acte de délégation de paternité, c’est-à-dire d’abandon, en faveur de l’Amitié chrétienne. Alors commence pour l’équipe de l’Amitié chrétienne cette tragédie nécessaire qui, dans l’angoisse, consiste à séparer les enfants de leurs parents pour leur laisser une chance de survivre. La signature du parent obtenue sur l’acte de délégation de paternité à l’entête de l’Amitié chrétienne, on noue au cou ou au poignet des plus petits une étiquette avec leur nom, leur prénom et leur date de naissance. Les parents remettent parfois de petits objets d’une certaine valeur, donnent des consignes, des vœux pour leurs petits immédiatement placés sous la garde des assistantes des Œuvres et conduits au réfectoire du camp. Tous les enfants vont garder en mémoire les derniers moments passés avec leurs parents avant d’être tous rassemblés dans le réfectoire du camp de Vénissieux.
Les suites et conséquences
Au cours de cette même nuit, vers deux heures du matin, c’est également le départ du camp de Vénissieux à la gare de Saint‑Priest, des 54411 adultes, et d’un seul enfant, sélectionnés comme déportables, dont la plupart des parents des enfants « abandonnés ». Le général de Saint‑Vincent, gouverneur militaire de Lyon, membre éminent de l’Amitié chrétienne et d’un groupe de résistants de l’Armée secrète, exprime son hostilité aux mesures antisémites en renouvelant son refus, le samedi 29 août, de prêter quelques escadrons de la garnison de gendarmerie pour assurer le maintien de l’ordre lors de l’embarquement des internés du camp de Vénissieux. Il déclare : « Jamais je ne prêterai ma troupe pour une opération semblable12. » Au final, quatre cent quatre-vingt-quatre d’entre eux sont conduits de Drancy pour Auschwitz par le convoi no 27 du 2 septembre et cinquante-huit autres personnes le 9 septembre, par le convoi no 30.
La suite de l’affaire de Vénissieux, épopée brûlante, débute très tôt dans la matinée du 29 août par l’exfiltration de 108 enfants du camp de Vénissieux vers l’ancien couvent des Carmélites, situé 10 montée des Carmélites dans le quatrième arrondissement de Lyon. Les éclaireurs israélites, les membres de l’OSE de mèche avec l’abbé Glasberg, le père Chaillet et tous ceux qui viennent d’œuvrer à Vénissieux pour sauver ces enfants ne disposent que de quelques heures pour placer tous les enfants en lieux sûrs, tout d’abord à Lyon et ses environs, avant de les conduire ensuite ailleurs. Le 31 août au matin, tous les enfants ont quitté le local. C’est heureux, car le jour‑même, Vichy exige du préfet régional de Lyon de récupérer les enfants exfiltrés du camp de Vénissieux pour les placer, à 18 heures, dans un convoi en provenance de Nice de passage à Lyon et à destination de Drancy. Toutefois, malgré bien des pressions exercées par Alexandre Angeli sur le cardinal Gerlier, le préfet régional ne peut obtenir à temps les adresses des refuges des enfants. La poursuite des opérations de police pour retrouver les enfants suscite de très vives réactions. Le 29 août 1942, la gendarmerie nationale, cite dans son rapport la diffusion d’un tract de propagande antinationale intitulé « Vous n’aurez pas les enfants ! », signé des Mouvements de la Résistance :
Sur l’ordre des Allemands, le préfet Angéli exige
Qu’on lui livre 160 enfants juifs de deux à seize ans.
Ces enfants ont été confiés au Cardinal Gerlier
Par leurs parents que Vichy a déjà livrés à Hitler.
Le cardinal a déclaré au Préfet :
« Vous n’aurez pas les enfants. »
Le conflit est ouvert, le conflit est public.
L’Église de France se dresse contre l’ignoble Tartarin raciste.
Français de toutes opinions, de toutes croyances,
écoutez l’appel de vos consciences, ne laissez pas livrer
des innocents aux bourreaux.
Les Mouvements de Résistance13
Le Journal de guerre de Léonie Villard
À la suite de leur sauvetage du camp de Vénissieux, les 108 enfants juifs sont protégés des risques de déportation jusqu’à la fin de la guerre, grâce à un va‑et‑vient entre les œuvres juives, catholiques et protestantes en lien avec les institutions privées ou laïques et les familles d’accueil non juives. Le sauvetage interconfessionnel au camp de Vénissieux a permis de tisser les mailles de filières où les réseaux clandestins de toutes obédiences qui savent travailler ensemble vont élargir le cercle avec brio, en demandant l’aide fraternelle de particuliers sans notion de classes sociales ou d’appartenance religieuse. Le journal de Léonie Villard apporte un éclairage très précieux pour saisir les mécanismes des suites positives du sauvetage des cent huit enfants de Vénissieux et les difficultés du travail d’historien pour mettre en lumière l’importance du sauvetage en France.
Son regard de l’été 1942
L’écho d’une très forte émotion populaire
Au début de l’été 1942, Léonie Villard a pris ses quartiers d’été. Comme chaque année, depuis 1940, elle a l’habitude de quitter son appartement lyonnais pour rejoindre sa maison de campagne à Oussiat, dans l’Ain. Peu avant, à la date du 16 juillet 1942, Léonie Villard, qui vient de reprendre l’écriture de son journal intime, a mis l’accent sur les manifestations patriotiques du 14 juillet traduisant le désarroi, voir le mécontentement, de plus en plus nombreux des Français vis‑à‑vis de la politique collaborationniste de Pierre Laval, de retour au pouvoir depuis le mois d’avril (102). Elle ne le sait sans doute pas encore, mais le jour où elle rapporte ces faits est également le triste jour du déclenchement de la grande rafle du Vel’ d’Hiv à Paris.
Dix jours plus tard, le 26 août, jour du déclenchement de la grande rafle de la Région de Lyon, Léonie Villard n’a pas pu être témoin des événements puisqu’elle vient de débuter une crise de dysenterie et un trouble entérique probablement dus à la malnutrition qui l’ont, précise‑t‑elle, beaucoup affaiblie et fait beaucoup souffrir jusqu’au 4 septembre 1942, jour où elle reprend l’écriture de son journal (p. 117). Il ne faut pas oublier que le hameau d’Oussiat, tout comme le village de Jujurieux, distants de moins de 10 kilomètres, où vit alors l’une de ses amies14, n’ont subi aucune arrestation. Il est vrai que cette opération de police et de gendarmerie d’une ampleur inégalée va connaître des résultats très disparates en fonction des départements de la Région de Lyon. Dans l’Ain, les arrestations ont été effectives sur les sites des Échets (un Israélite), de Montluel (deux Israélites), Pont-de-Veyle (trois Israélites), Hauteville (six Israélites) et Saint-Étienne-du-Bois (treize Israélites) situés dans un rayon compris entre trente et cinquante kilomètres d’Oussiat. Vingt‑trois Israélites étrangers sur vingt‑cinq identifiés dans ce département sont effectivement conduits le 26 août au centre indochinois de Lyon‑Vénissieux et « remis entre les mains du commissaire de permanence15 ».
Pourtant, le 10 septembre 1942, Léonie Villard doit livrer des précisions sur ce qui s’est joué au camp de Vénissieux :
Toutes les communautés chrétiennes avaient bien perçu le danger et avaient, autant que possible, pris des mesures pour empêcher ces pauvres enfants, dont le seul crime est d’être né, de tomber dans les griffes des Nazis. (110)
Par ces éléments de langage, et cette dernière formule, Léonie Villard donne une définition du crime contre l’humanité et fait écho à un tract particulièrement éclairé intitulé : « Hommes de cœur, empêchez un crime abominable. Sauvez 100 enfants israélites que l’on veut livrer aux bourreaux nazis », signé des Mouvements unis de la Résistance.
Par le biais des tracts de la résistance mais également des ondes diffusées sur la BBC, des rumeurs, du bouche-à-oreille, des besoins des œuvres de trouver des lieux et des familles d’accueil, l’opération de sauvetage des 108 enfants juifs sortis du camp de Vénissieux est également l’occasion de délier les bouches, de couper court à des silences que le gouvernement de Vichy a pu auparavant analyser comme autant d’acquiescements.
Les sermons des prélats comme porte‑parole
À la suite des opérations du 26 août, l’émotion de la population est clairement identifiée par les différentes autorités de gendarmerie ; la séparation des familles a été sévèrement jugée et considérée comme inhumaine et donc inacceptable par le plus grand nombre16. Les sermons des hauts prélats de l’Église catholique se font l’écho du réveil de ces consciences vis‑à‑vis des mesures infamantes menées dans le cadre des rafles. C’est ce que retranscrit Léonie Villard :
La protestation solennelle qu’ont émis les évêques contre l’intention exprimée par Vichy de retirer les enfants juifs des couvents où le clergé catholique (mais aussi les protestants) les avaient placés pour les protéger, est loin d’être inattendue, mais elle est néanmoins très réconfortante17. (120)
C’est bel et bien dans cet esprit que le 31 août 1942, Mgr Moussaron, archevêque d’Albi, a poussé Mgr Gerlier à prendre position en faveur des Juifs. Après lui avoir rappelé l’impact positif auprès de l’opinion de la protestation épiscopale de Mgr Saliège, il fait remarquer au cardinal de Lyon, chef des cardinaux de la zone Sud, que :
[…] la conscience publique pourrait s’étonner qu’une protestation, calme et mesurée, mais ferme, pourtant, ne s’élevât pas chez nous au nom du christianisme et de l’humanité. […] L’Église devant répondre] à son œuvre traditionnelle de protection des droits de la personne humaine et de la famille18.
Comme en écho à la lettre pastorale du cardinal Gerlier, et ajoutant des précisions très circonstancielles sur l’arrestation du père jésuite Pierre Chaillet, Léonie Villard écrit :
Le Cardinal de Lyon a répété qu’il y a des limites au‑delà desquelles aucun Chrétien ne peut se sentir en accord avec les ordres donnés par les autorités civiles ou militaires. Il a publiquement donné sa pleine approbation aux Pères jésuites de Privas qui ont tout bonnement refusé d’abandonner ces enfants, auxquels ils avaient accordé protection dès l’application de ces inhumaines lois anti‑juives. L’évêque de Montauban a dit en chaire que le premier devoir qu’un Chrétien devrait avoir en tête est que tous les hommes sont frères et qu’il faut aider et réconforter les personnes opprimées. (121)
Le 2 septembre, sur ordre du préfet régional de Lyon, Alexandre Angéli, le directeur de la Sécurité publique s’est effectivement rendu auprès du père Chaillet pour le prier de le suivre au commissariat et lui notifier l’arrêté l’astreignant à résidence à Privas (Ardéche) pour le lendemain. Le même jour, l’ambassadeur du Reich à Paris, Otto Abetz, décrit de façon explicite l’originalité et le caractère exceptionnel de cette action. De son côté, dans une conversation avec Carl Oberg, chef de la police allemande, Pierre Laval demande aux autorités allemandes de ne pas formuler de nouvelles revendications sur la question juive à cause de la résistance de l’Église qu’il qualifie d’extraordinaire. Le jour même, le cardinal Gerlier diffuse un communiqué, lu en chaire publiquement le dimanche 6 septembre :
[…] L’exécution des mesures de déportation qui se poursuivent actuellement contre les Juifs donne lieu sur tout le territoire à des scènes si douloureuses que nous avons l’impérieux et pénible devoir d’élever la protestation de notre conscience. Nous assistons à une dispersion cruelle des familles où rien n’est épargné, ni l’âge, ni la faiblesse, ni la maladie. Le cœur se serre à la pensée des milliers d’êtres humains et plus encore en songeant à ceux qu’on peut prévoir. […]19
Et en cela on peut dire que les sermons des hauts prélats de l’Église catholique sont les porte‑paroles de cette émotion publique qui condamne sévèrement ces rafles comme inhumaines et donc inacceptables, ce que les rapports des préfets ont tenté le plus souvent d’étouffer.
Une nouvelle porte d’entrée dans la nasse du sauvetage
Le journal intime de Léonie Villard ouvre une nouvelle porte pour entrer dans la nasse du sauvetage des enfants juifs.
Le drame humanitaire conduisant à la mort de 25 % des Juifs de France aurait été bien plus important encore si des héros n’avaient pas su donner l’exemple de ce qu’il fallait faire et insuffler le passage de l’esprit de la résistance à celui de l’engagement sociétal. Rien n’aurait pu être fait avec un si fort pourcentage de vies sauvées, si des anonymes n’avaient pas tendu la main pour accueillir chez eux dans la plus grande discrétion les enfants menacés. (Portheret 2016, 1303)
L’engagement résistant contre une chasse à l’homme
Si le fait de cacher un enfant juif n’est pas prévu comme un acte répréhensible dans la législation de Vichy, il est certain que beaucoup des sauveteurs comprennent à un moment donné les risques pris, dès lors qu’ils doivent multiplier les mesures de précaution pour le préserver d’une menace d’arrestation. Cela est très perceptible lors de la réception des témoignages des anciens enfants sauvés du camp de Vénissieux interrogés et des anciens enfants ou petits‑enfants des sauveteurs qui ont vécu avec eux. Dans ce témoignage indirect, il est également rappelé que l’enfant caché a dû changer d’identité, que sa mère a dû prendre des mesures de sauvegarde en changeant régulièrement de lieux de cachette. Il ne faut pas oublier que l’enjeu est de taille, dans des proportions qui n’ont de cesse de s’aggraver à partir de 1943, après l’occupation de l’ancienne zone dite libre, marquée par l’arrivée d’un occupant nazi capable des pires exactions. La lecture du journal de Léonie Villard nous offre aussi de retrouver le mode opératoire commun aux récits des anciens enfants juifs étrangers exfiltrés du camp de Vénissieux et un récit qui aurait pu être celui du petit Roger, à travers ces quelques lignes datées du 4 février 1944 :
[…] Depuis le début de l’Occupation, Lili aide et soutient un orphelinat pour enfants d’origine juive pour la plupart, car ces enfants sont les plus nombreux et les plus menacés. […] Lili va prendre en charge à temps plein un petit garçon juif, sa mère ayant supplié Lily de le sauver de la Gestapo. La mère elle‑même est « recherchée » et ne dort jamais plus de deux nuits d’affilée au même endroit. Le garçon aura des papiers d’identité qui feront croire qu’il est un cousin éloigné du mari de Lili. Pour tout le monde il passera pour « le petit cousin Roger » et il appellera Lili « Tata » et son mari « Tonton » […]. (199)
Les lignes suivantes dédiées à la chasse à l’homme conduite contre la famille du petit Roger rappellent la parole des anciens enfants sauvés du camp de Vénissieux interrogés. Lorsqu’ils doivent s’attacher à reconstituer leur parcours d’enfant caché depuis le moment de la traque de leur famille dans leur pays d’origine par les nazis, jusqu’à la chasse à l’homme organisée contre leur famille en France au temps des rafles, marquées par l’arrestation puis la déportation des leurs, la charge émotionnelle de l’entretien devient extrêmement forte, proportionnelle au récit de la destinée de rescapé de la Shoah. Comme pour ces témoins, Léonie Villard nous rappelle, le 27 mars 1944, que l’histoire du petit Roger est imbriquée dans le sort tragique de ses parents et d’autres membres de sa famille :
[…] Ce pauvre enfant est tellement anxieux de tout ce qu’il a vu et ressenti des peurs de sa mère qu’il ne parvient pas à trouver le sommeil le soir. Lili doit rester à ses côtés un long moment avant qu’il se calme suffisamment pour pouvoir s’endormir. Il n’est pas étonnant qu’il soit inquiet le soir : son oncle, sa tante, ses grands‑parents et tous ses petits cousins ont été pris l’an dernier et on n’a aucune nouvelle depuis. […]. Sa mère, lorsqu’elle a demandé à Lili de s’occuper de lui, était quasiment folle d’inquiétude tant elle a de raisons d’être angoissée : son mari est caché dans le maquis et elle doit sans cesse rechercher de nouvelles cachettes pour son enfant et pour elle. (209)
L’amour inconditionnel pour l’enfant protégé
Léonie Villard nous permet également de découvrir d’autres figurants de cette histoire du sauvetage si difficile à appréhender car demeurée silencieuse et néanmoins quantifiée grâce aux travaux de Serge Klarsfeld qui, en comptant les morts, a pu avancer le chiffrage de 60 % des Juifs de France ayant survécu. En poursuivant l’enquête20, j’ai pu retrouver et échanger avec Catherine Cursat, la petite‑fille d’Amély et Ernest Cursat, parents d’un fils unique, Henry21 surnommé « Riquet », âgé de 16 ans au moment des faits, et résidant alors dans une villa à deux étages située au 36 rue Francis Chirat à Villeurbanne. Catherine Cursat a confirmé que Roger avait bel et bien été le petit protégé de ses grands‑parents paternels. Elle détenait ses informations de son père, Henry, depuis décédé22. De cet épisode, elle n’a conservé en mémoire qu’une seule phrase de son père qui résonnait comme un immense regret, celui de n’avoir jamais eu de nouvelles du petit Roger depuis son départ à la fin de la guerre. Catherine Cursat a peu connu Amély, décédée alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. Et il est vrai qu’après notre prise de contact, toutes les recherches de cette dernière dans les archives familiales ont été vaines pour retrouver une lettre ou un message donnant des nouvelles de Roger et des siens ou un quelconque indice pour remonter jusqu’à eux.
Léonie Villard a également conforté les conclusions de mes travaux de recherches sur le ressenti le plus souvent partagé par les anciens enfants sauvés du camp de Vénissieux et les enfants de leurs sauveteurs. La quasi‑totalité d’entre eux ont insisté sur le fait que leur sauveteur de cœur, c’est-à-dire celles et ceux chez qui ils ont trouvé refuge, avaient non seulement su les protéger jusqu’à la fin de la guerre, mais également su les aimer comme leur propre enfant. L’un des extraits du journal de Léonie Villard, en date du 1er juillet 1944, est à cet égard saisissant :
Suis allée chez Lili. Le Petit Roger a l’air d’aller très bien. Il vénère Lili qui fait tout son possible pour le rendre heureux. Il a eu des sardines (un met absolument rarissime) et des pommes de terre nouvelles (du potager) pour le déjeuner. Mais Roger n’a pas eu droit aux mêmes pommes de terre que les autres convives : les plus petites avaient été réservées pour lui dans un plat à part, rien que pour lui : il s’est régalé avec ses petites pommes de terre. Cela fait un moment qu’on lui promettait d’avoir bientôt un chaton et hier, il a pu en choisir un. Il a eu le choix entre trois chatons et il a choisi le plus gentil et il était tellement content qu’on a dû l’avertir de ne pas empoigner même très doucement le petit chaton nouveau‑né. (231)
Après la Libération, les enfants sont remis à leurs proches rescapés de la Shoah. Le temps de la séparation d’avec leur sauveteur de cœur est ressenti comme un arrachement par les enfants sauvés, comme par les protecteurs de cœur, pire encore lorsque l’absence de l’enfant va se doubler de son silence et de celui des siens. Mais derrière ce qui a été vécu par Henry Cursat comme une terrible injustice, se cache une autre tragédie. Dans les jours, semaines ou peut‑être mois qui suit son départ, le petit Roger a dû apprendre non seulement qu’il était orphelin de mère mais que ses sauveteurs le lui avaient caché pour le préserver. Aujourd’hui le devenir du père du petit Roger est toujours méconnu. Avant la prise de contact avec Catherine Cursat, celle‑ci ignorait, tout comme son père Henry, ce qu’étaient devenus les parents du petit Roger, notamment que la mère de l’enfant avait succombé suite aux blessures dues au bombardement de Lyon par les Alliés le 26 mai 1944. C’est ce nous raconte Léonie Villard, le 28 mai 1944 :
Un dimanche de Pentecôte magnifique, mais au‑dessus de Vaise le ciel est encore plein de fumée. Tôt ce matin je me suis rendue au couvent de Massabielle où cette chère J. a été accueillie dans l’Église catholique romaine. J’y ai aperçu son frère et sa cousine Colette, tous deux membres de la Défense Passive. Ils m’ont raconté les scènes atroces dont ils avaient été témoins, de personnes sidérées par les explosions qu’on avait dû extraire de leurs maisons en feu, certaines emportant avec elles des objets sans valeur et en laissant d’autres qui auraient mérité d’être sauvés. Ils avaient dû travailler tout le jour et toute la nuit, ne se permettant que quelques heures de repos, avant de retourner à leur tâche. Les pertes humaines sont beaucoup plus grandes que ce qu’on avait tout d’abord estimé et l’explosion des conduites d’eau est une calamité qui est venue s’ajouter au reste. Dans chaque maison les gens accueillent des proches ou des amis qui ont perdu tout ce qu’ils possédaient comme vêtements ou de meubles. Mme L.23, dont l’appartement est sur le même palier que le mien, accueille des amis dont la maison a dû être évacuée, car elle risque à tout moment de s’effondrer. Je suis allée déjeuner chez Lili. Elle se trouvait à Vaise le 26. Elle n’a pas eu le temps de courir s’abriter, faute de connaître suffisamment bien le quartier. Elle s’est contentée de se coucher par terre et de cette façon n’a pas été blessée. Mais un fait horrible s’est produit : la mère du Petit Roger qui passait la nuit chez une nièce, s’est rendue dans un abri qui a été bombardé. Elle a été si gravement blessée par une poutre tombée sur sa poitrine qu’elle est morte dans l’ambulance qui l’emmenait à l’hôpital. Lili ne l’a pas encore dit à son fils : sa mère n’allait jamais le voir pour ne pas éveiller les soupçons, donc il ne va pas s’inquiéter […]. (223‑224)
Des terres sauveuses encore méconnue
Intriguée par l’existence d’un nouveau lieu de sauvetage situé à Vaise dans cet extrait du journal de Léonie Villard, j’ai eu à cœur de tout entreprendre pour l’identifier. Tâche complexe puisque le couvent de Massabielle n’a probablement pas existé sous cette appellation. Par mesure de précaution, Léonie Villard a probablement dû trouver une astuce, tout comme elle l’a fait en dénommant sous la formule « chère J. », très certainement la maman du petit Roger. Et suivant ces informations, il m’a semblé très probable que cette dernière (la maman du petit Roger), tout comme Lili, avaient dû avoir des contacts sur le lieu de l’ancien couvent des trappistes de Vaise, en lien avec la paroisse de l’une des quatre églises catholiques romaines de ce quartier du neuvième arrondissement de Lyon24. Pour autant, l’exercice s’est avéré assez périlleux. Par exemple, en consultant les archives privées de l’église Saint‑Pierre de Vaise, bombardée le 26 mai 1944 et reconstruite après la guerre, j’ai été remplie d’espoir en apprenant l’existence d’un carton intitulé « Couvent de Lourdes ». Mais après consultation des archives, il n’est malheureusement pas celui que Léonie Villard a peut‑être pu surnommer le couvent de Massabielle ; les documents les plus anciens sont datés de 1948, année de la vente du terrain. Néanmoins, ce terrain jouxte l’ancien lieu‑dit de la trappe, et il ne semble pas impensable d’imaginer qu’il s’agissait d’une bonne piste, sans pour autant pouvoir espérer aller plus loin.
D’aucuns pourront dire qu’il ne s’agit là que d’une histoire individuelle de plus, d’une découverte supplémentaire de protecteurs demeurés anonymes, d’une nouvelle terre de refuge encore inconnue. D’autres, dont je fais partie, reconnaissent à Léonie Villard la chance qu’elle nous a donnée de découvrir leur existence. C’est pourquoi, il me tenait à cœur de tout entreprendre pour sortir le « petit Roger » de l’anonymat, en allant à la rencontre de tous les survivants, et en gardant l’espoir de pouvoir un jour recueillir sa parole et d’entreprendre ensuite les démarches pour honorer du titre de « Juste parmi les nations » les époux Cursat. Le journal de guerre de Léonie Villard mis au service de l’histoire de ce nouveau lieu refuge qui était jusqu’alors méconnu de tous, montre que les adultes protecteurs ont été des résistants à l’oppresseur et qu’ils ont su le plus souvent créer une famille d’accueil qui convenait aux leurs, à leurs enfants, comme à l’enfant à protéger.
Conclusion
La micro histoire désigne l’attachement fondamental que l’on donne à l’écrit d’un récit historique qui se fait à l’échelle des individus. À travers l’étude du Journal de guerre de Léonie Villard, Marie Mianowski nous a offert de revivre l’importance d’un sauvetage exceptionnel et de ses suites, celui du sauvetage des cent huit enfants exfiltrés du camp de Vénissieux et, à travers l’itinéraire du petit Roger, de découvrir le combat d’une autre famille juive pour survivre à cette chasse à l’homme, grâce à une multiplicité de mains tendues, ici des non‑Juifs de confession catholique.
Aujourd’hui encore, si comme le dit Hannah Arendt, le bien est toujours profond et radical, il est de notre devoir de le propager dans toutes les consciences et plus encore dans le nouveau contexte de guerre que nous connaissons. En cela l’histoire du sauvetage des Juifs de France est la lumière du monde, une vérité de tous les possibles mise au service de l’humanité dans ce qu’elle a de meilleur.