Tous les monstres n’ont pas la chance d’être orphelins

  • Frankenstein’s Monster’s Misfortune: Not to Be an Orphan

DOI : 10.35562/rma.1406

Résumés

Pourquoi le monstre de Frankenstein est‑il monstrueux ? Parce qu’il est très laid et de taille gigantesque, bien sûr. Mais on propose ici une autre explication : parce qu’il est appelé monstre. Résultat d’un événement scientifique et amoureux au sens d’Alain Badiou, il est victime d’un rejet par son créateur, qui refuse la position de sujet fidèle pour adopter celle de sujet réactif. Le résultat est une interpellation délétère, qui assujettit le monstre à la position monstrueuse mais ne fait pas de lui un sujet de plein exercice. Il n’est pas étonnant que sa contre-interpellation prenne la forme de la liquidation de la famille Frankenstein, qui a refusé de l’accueillir en son sein.

Why is Frankenstein’s monster monstrous? We must go beyond the obvious answer (his spectacular ugliness, his gigantic size). This essay suggests that he is a monster because he is called so. The result of a scientific and amorous event in the sense of Badiou, he is betrayed by the initiator of the event, Victor, who rejects the position of a faithful subject to adopt that of a reactive subject. The consequence is a flawed interpellation of the monster, deprived of social relationship and excluded from society. No wonder he counter-interpellates such interpellation by destroying the family that refuses to accept him as a member.

Plan

Texte

1. Pourquoi le monstre de Frankenstein est-il monstrueux ?

Je pose (ce n’est pas la première fois — Lecercle, 1998) une question naïve. À question naïve, réponse immédiate. C’est parce qu’il est laid, bien sûr, d’une laideur spectaculaire, qui remplit d’horreur tous ceux qui l’aperçoivent, de la famille de Lacey, lorsqu’enfin il ose se présenter à elle, à l’homme dont il vient de sauver la fille de la noyade, et qui le remercie à coup d’escopette. Et cela commence très tôt, avec Victor son créateur, à peine a‑t‑il ouvert l’œil pour la première fois, en cette sinistre nuit de novembre. « Breathless horror filled my heart » (Shelley 56) : voilà la réaction de Victor au moment de son triomphe scientifique.

Pourtant Victor avait essayé de le faire beau (« I had selected his features as beautiful » — Shelley 56), d’une beauté féminine (« His hair was of lustrous black, and flowing; his teeth of pearly whiteness » — Shelley 56). Il suffit pour le comprendre de comparer avec la description de Safie, quelques chapitres plus tard : « Her hair was of a shining raven black, and curiously braided: her eyes were dark, but gentle, although animated » — Shelley 113). Là est la difference, dans le regard vitreux du monstre (« His watery eyes, that seemed almost of the same colour as the dun-white sockets in which they were set » — Shelley 56), qui fait que, si beauté il y a, c’est celle du mort‑vivant (le texte mentionne « his straight black lips » — Shelley 56). Le regard de ce nouveau‑né est déjà un regard mort. Et si le regard est la manifestation de l’âme, il semblerait que la créature de Victor n’a pas d’âme. Mais cette explication ne tient pas : je ne sais si le monstre a une âme, mais un esprit il a, et des émotions qu’il sait exprimer avec éloquence, au point d’attendrir et son créateur et les lecteurs.

Il y a une autre cause physique de la monstruosité du monstre : c’est qu’il est anormalement grand. Victor, qui ne maîtrise pas encore suffisamment les techniques de la microchirurgie, a dû augmenter l’échelle. Il évoque, lorsque, dans la tempête, il aperçoit le monstre aux portes de Genève, « its gigantic stature, and the deformity of its aspect, more hideous than belongs to humanity » (Shelley 73). Il semble que j’aie ma réponse : la monstruosité du monstre est l’effet combiné de sa taille et de sa laideur.

Toutefois, il nous reste un problème, qui est traditionnel : celui de la contradiction entre l’épouvantable énormité du monstre et sa grandeur morale, car ce monstre est animé des meilleurs sentiments et ne demande qu’à être aimé, étant rempli de benevolence godwinienne. Tout au moins avant le renversement miltonien de ses valeurs (« Evil, be thou my good », comme dit Satan au quatrième livre de Paradise Lost), lequel renversement est provoqué par la méchanceté des hommes et non par la nature intrinsèquement mauvaise du monstre. Il y a donc peut‑être plus dans cette monstruosité qu’une apparence physique : il y a un devenir monstre, qu’il nous faut analyser.

2. Un événement mort‑né

La thèse que je souhaite défendre ici est que la monstruosité du monstre est due à l’avortement de l’événement dont il est la matérialisation, avortement provoqué par son créateur, Victor, qui donc crée non seulement le monstre, mais sa monstruosité. Encore faut‑il que je dise ce que j’entends par événement.

J’emprunte le concept au grand œuvre d’Alain Badiou (Badiou, 1988). À l’aide de ce concept, Badiou cherche à penser l’absolument nouveau, ce qu’on appelle une révolution. Selon lui, des événements dans ce sens fort se produisent dans quatre champs : la politique, la science (il y a des changements de paradigme), l’art (il y a des révolutions artistiques) et les relations entre les sexes (cela s’appelle un coup de foudre). En arrière‑plan, bien que non dit, il y a un cinquième champ, celui de la religion, car l’exemple le plus typique d’un événement au sens de Badiou est la rencontre sur le chemin de Damas.

L’événement Badiou a les caractéristiques suivantes. L’événement est rare : ce n’est pas tous les jours que l’on fait la révolution, et l’histoire des champs telle qu’il la conçoit est une histoire en pointillés, des phases de stase interrompues par des points d’événement. L’événement est bouleversant : il subvertit la situation dans laquelle il éclate, et fait du régime ancien un Ancien Régime. L’événement est brusque : il surgit comme un éclair, mais il ne perdure pas. Mais il laisse des traces, de trois types. Premièrement, il produit des vérités qui, elles, sont éternelles (nous sommes les fils de la Révolution française, et nous tenons encore aux vérités qu’elle a produites, de la déclaration universelle des droits de l’homme au devoir de se révolter contre la tyrannie). Deuxièmement, il rend caduc le langage de la situation et réclame un nouveau langage (toute révolution artistique se marque par un changement des moyens d’expression). Enfin, et c’est le plus important, il produit des sujets, fidèles à l’événement et qui vont s’en faire les militants : c’est par eux que les vérités produites par l’événement perdurent. Et ces sujets sont toujours multiples et non individuels : cela va du parti politique révolutionnaire au couple fusionnel qui succède au coup de foudre.

La création du monstre est la représentation littéraire d’un tel événement. Sa rareté ne fait pas de doute : Victor a réussi ce que jusqu’ici seul Dieu avait su faire. Son caractère bouleversant est lui aussi évident : la vie de Victor en est bouleversée et pour lui rien ne sera plus comme avant (il ne cesse de le répéter en racontant son histoire à Walton) ; et au‑delà de Victor et de sa famille, massacrée par le monstre, il y a l’humanité toute entière dont l’apparition d’une race de monstres menacerait l’existence, car ces être nouveaux sont plus agiles, plus résistants, et probablement plus intelligents que nous. L’événement monstre surgit comme un éclair, au moment où Victor a l’intuition épiphanique de ce qu’il va créer (« I paused, examining and analysing all the minutiae of creation, as exemplified in the change from life to death, and death to life, until from the midst of this darkness a sudden light broke upon me—a light so wondrous and brilliant… » (Shelley 51). La fabrication du monstre est alors la matérialisation de l’événement, sa première conséquence fidèle, qui incarne la vérité scientifique que l’événement a produite dans un sujet qui n’est pas seulement un individu, le savant génial, mais un couple fusionnel, que seule la mort séparera, le créateur et son monstre (le monstre n’a‑t‑il pas promis à Victor d’être auprès de lui lors de sa nuit de noces ?). Et Victor, pendant de longs mois, se comporte bien en sujet fidèle : il consacre toute son énergie, toute sa vie à sa création.

Mais ici nous avons un problème, car à peine est‑il arrivé au bout de ses peines que le créateur, comme on l’a vu, est pris d’une révulsion immédiate à l’égard de sa création : à la vue du monstre vivant, l’horreur le dispute au dégoût, et Victor s’enfuit, abandonnant le monstre nouveau‑né. Il attribue ce changement à la frivolité de la nature humaine (« The different accidents of life are not so changeable as the feelings of human nature » (Shelley 56), mais nous ne sommes pas obligés d’adhérer à ce bon sens un peu épais (souvent créateur varie…). L’affect est trop fort pour marquer un simple caprice : Victor trahit l’événement dont il était le sujet. Il a travaillé d’arrache‑pied pour matérialiser l’événement (cette expression doit être prise au pied de la lettre, car Victor s’est fourni en pièces détachées dans les charniers et les abattoirs), et brusquement, dans une sorte de contre-événement, il renonce à tout, dénie la vérité qu’il avait produite, brise le couple que l’événement avait créé : curieux sujet pour un événement Badiou. Mais notre philosophe est conscient du fait que tous les sujets ne sont pas fidèles. Dans le second tome de son grand œuvre (Badiou, 2006), il nous livre une phénoménologie du sujet, qui en distingue trois variétés : le sujet fidèle est maintenant accompagné par le sujet obscur, qui nie que l’événement a eu lieu, et le sujet réactif, qui l’accepte mais n’est pas à la hauteur des vérités et de la fidélité que l’événement demande, et qui donc les trahit. Voilà ce qu’est Victor : un sujet réactif qui trahit l’événement qu’il avait porté, provoquant ainsi la catastrophe (« How can I describe my emotions at this catastrophe… » (Shelley 56), faisant par là de sa créature un monstre.

3. Phénoménologie de l’exclusion

Il nous faut décrire ce devenir monstre. Car le monstre n’est pas naturellement monstrueux. Il est certes très laid, et beaucoup trop grand. Mais ces tares physiques devraient en tout justice être plus que compensées par sa rectitude morale, par la benevolence qui l’anime. C’est ce qu’il se dit quand il se résout à apparaître aux yeux de la famille de Lacey, avec le résultat que l’on sait (et qui engage le renversement de ses valeurs). Le monstre n’est donc pas monstrueux par nature, il le devient parce qu’il est interpellé en tant que tel. Et il faut prendre ce concept althussérien (Althusser) au pied de la lettre : il s’agit dans le cas du monstre d’une appellation non contrôlée.

Cela commence à peine le monstre a‑t‑il ouvert l’œil, et la célèbre scène de création, « on a dreary night of November » (Shelley 56‑57), est en réalité (Victor n’est pas très bavard quant à ses procédés de fabrication) une scène de baptême. Cela commence par une hésitation : Victor n’arrive pas à décider si le monstre est, ou n’est pas, un être humain. Cela se marque, bien entendu, par l’utilisation des pronoms. À la fin du premier paragraphe, le monstre, quoique déjà vivant, est un « it » (« It breathed hard… »). Dès le second, il devient un « he » (« His limbs were in proportion »). Et il n’y a pas là seulement l’inscription linguistique du succès scientifique de Victor, la matière inanimée devenant vivante, et humaine de surcroît. Cela se voit à la rose des noms que Victor donne à sa créature. En l’espace de quelques paragraphes, Victor passe de « creature » (« the dull yellow eyes of the creature ») à « wretch » (« the wretch whom with such infinite pains… »), à « being » (« the being I had created… ») et enfin à « monster » (« the wretch—the miserable monster whom I had created »). À ce point, le baptême est achevé, la catégorie juste a enfin été trouvée, le monstre a un nom, ou plutôt une appellation, et à la fin du quatrième paragraphe, le monstre redevient un « it » : « It became a thing such as even Dante could not have conceived ». À partir de ce moment, l’identité du monstre est fixée : il est devenu, définitivement, un monstre, et cette appellation lui assigne une place. Écoutons Jacques Lacan : « Si j’appelle celui à qui je parle, par le nom quel qu’il soit que je lui donne, je lui intime la fonction subjective qu’il reprendra pour me répondre, même si c’est pour la répudier » (Lacan 299).

Pour comprendre le fonctionnement de cette « fonction subjective », autrement dit pour comprendre quel type de sujet est le monstre, il suffit de prêter attentions aux occurrences du mot « monster » dans le roman. Il y en a plus d’une vingtaine. Toutes, sauf deux concernent le monstre. Le mot est surtout utilisé par Victor, treize fois : c’est bien le nom qu’il a donné à sa créature. Mais il est aussi utilisé quatre fois par le monstre lui‑même, qui a donc intériorisé ce nom de baptême. Lorsqu’il se voit pour la première fois dans le miroir d’une eau dormante, il s’exclame : « When I became fully convinced that I was in reality the monster that I am, I was filled with the bitterest sensations of despondence and mortification » (Shelley 110) : si l’on prend ce dernier terme au pied de la lettre, ce baptême est en même temps, et indissolublement, une condamnation à mort. Il est utilisé trois fois par Walton, à la fin du conte, qui en cela suit l’exemple de son nouvel ami. Et il est utilisé par les autres hommes, par exemple ces habitants d’un petit village de pêcheurs, très loin au Nord, qui informent Victor qu’un « monstre gigantesque » est passé la veille par leur village et leur a demandé son chemin (Shelley 199). De façon plus intéressante, il est utilisé par William, lorsqu’il se débat (« Hideous monster! Let me go », Shelley 138), ce qui n’est pas fait pour calmer le monstre, d’autant plus qu’il ajoute que son père est M. Frankenstein, le syndic, ce sur quoi le monstre l’étrangle. Et c’est le mot utilisé par le magistrat que Victor consulte après le meurtre d’Elizabeth : il reprend visiblement les mots du dément pour ne pas l’irriter davantage (Shelley 193). Le mot est donc utilisé d’abord par Victor, le créateur, puis par le monstre, la créature, et enfin par la communauté des hommes, qui reprennent le terme : il s’agit donc bien d’une procédure de nomination, et le monstre est condamné à porter ce nom, comme le furent les animaux après qu’Adam, dans la Genèse, les ait nommés sous la surveillance de Dieu.

Le problème est que « monstre » est bien un nom, mais un nom commun, pas un nom propre. Qui plus est, ce n’est pas un nom d’espèce, comme le mot « tigre », mais un mot d’exclusion, quasiment une insulte. Il s’agit bien non d’une dénomination (qui pourrait être un raccourci pour une série de descriptions définies, « le monstre est celui qui a étranglé William, qui a promis d’être auprès de Victor lors de sa nuit de noces, etc. ») mais d’une appellation, un exemple de la fonction déictique du langage qui consiste à établir un lien direct et quasi physique (au moins par un geste d’indication) avec l’interlocuteur. Lorsque William s’écrie « Hideous monster! Let me go », le plus important est le point d’exclamation.

Cette appellation est donc une interpellation, au sens originel du terme, c’est-à-dire en son sens policier : la scène primitive de l’interpellation althussérienne évoque un policier qui interpelle un quidam, lequel se retourne, comprenant immédiatement que c’est de lui qu’il s’agit ; et, nous dit Althusser, par cette rotation à 180 degrés, il devient sujet (Althusser). Mais cette interpellation a au moins deux fonctions : elle a pour fonction d’assigner à l’individu interpellé une place dans un système de domination, par placement ou par exclusion (le sujet ainsi produit est alors assujetti à l’autorité), mais elle remplit aussi la fonction sociale d’identité, le sujet interpellé trouvant une place dans la société et devenant un sujet de plein exercice, c’est-à-dire un centre de conscience, d’activité (agency) et de responsabilité. Althusser joue sur les deux sens du mot « sujet » : d’un côté le Roi règne sur des sujets, de l’autre le sujet d’énonciation est pleinement responsable de ses énoncés.

Le problème du monstre est que, se voyant attribuer un nom qui n’est pas un nom propre, mais plutôt un sale nom, une insulte (« Sale monstre ! »), il est soumis à la première forme d’interpellation, mais non à la deuxième, et qu’il ne devient pas un sujet de plein exercice.

J’ai montré ailleurs que le monstre ne pourrait pas, s’il en faisait la demande, obtenir une carte d’identité (Lecercle, 1998). En ceci, sa situation est encore pire que celle de son collègue, le comte Dracula. Le comte en effet ne peut pas fournir de photographie (les vampires n’ont pas d’image dans le miroir) et sa date de naissance (il est né au Moyen Âge) ferait mauvais effet sur un formulaire. Mais il peut fièrement inscrire un nom, un prénom, une nationalité et une adresse. Tandis que le pauvre monstre, s’il peut produire une photo (d’une extraordinaire laideur), ne peut indiquer ni nom, ni prénom (l’administration tolère les prénoms les plus exotiques, mais « monstre » n’en fait pas partie), ni nationalité ni adresse. Ce monstre sans domicile fixe peut bien donner une date de naissance, mais elle non plus n’est guère convaincante, puisqu’il est né adulte. Bref, voilà un monstre à qui la société refuse de donner une identité. En termes althussériens, ce défaut d’identité, qui est la véritable source de la monstruosité du monstre, est dû à un défaut d’interpellation. L’un des membres du couple de sujets produits par l’événement scientifique et amoureux ayant trahi en adoptant la position de sujet réactif, le second membre du couple se voit dénier la place de sujet de plein exercice, faute de reconnaissance sociale. Marx l’avait bien dit, dans la sixième thèse sur Feuerbach, « L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux » (Marx-Engels 61). Le monstre se voit dénier toute essence humaine parce qu’il est exclu de tout rapport social.

Au fond, le meilleur exemple d’un sujet produit par une interpellation réussie, c’est-à-dire un sujet assujetti à ce qu’on appelle des « contraintes capacitantes » (enabling constraints), qui le rendent autonome au moment même où elles l’assujettissent, c’est le sujet d’énonciation. L’individu passe du statut d’infans à celui de locuteur en s’appropriant le système de la langue, c’est-à-dire en se soumettant à ses contraintes, qui fixent les limites du dicible. Mais ce faisant, il apprend non seulement à accepter un système extérieur et antérieur à lui, mais à le plier à ses besoins expressifs, à jouer avec la langue et éventuellement à se jouer d’elle — cela s’appelle un style.

À ce stade, on pourra faire une objection à mon analyse. Car le monstre victime d’un manque d’interpellation ou d’une interpellation faussée, est un remarquable sujet locuteur, dont l’éloquence et la force persuasive sont capables d’attendrir et Victor et les lecteurs lorsqu’ils écoutent sa lamentable histoire (c’est là une différence majeure avec le comte Dracula, à qui il n’est jamais donné de s’expliquer). Racontant sa propre histoire, le monstre devient pleinement sujet, sujet précisément de cette histoire, par laquelle il acquiert un passé qui lui est propre, un présent et l’espoir d’un avenir (si toutefois Victor consent à lui fabriquer une fiancée). Et de fait ce monstre, qui est beaucoup plus intelligent que vous et moi, a appris à parler en observant la famille de Lacey à travers le trou dans le mur. Il a appris une langue, lui qui est dépourvu de langue maternelle, faute d’avoir un père, en partageant les leçons données à Safie. Et il a appris le monde à travers Volney, que Félix lit avec Safie, et à travers Paradise Lost et Les souffrances du jeune Werther, que la providence a placés sous ses pas. Bref, le monstre est le résultat heureux d’une expérience de pensée empiriste, qui fait passer cette table rase des impressions aux sensations et des sensations aux idées, qui s’expriment dans un langage. Comment donc peut‑on soutenir que son interpellation est faussée et qu’il n’est pas un sujet de plein exercice ?

On le peut néanmoins, car à cette subjectivation par interpellation il manque l’essentiel : la société des hommes, les rapports sociaux qui seuls peuvent mener le processus de subjectivation à son terme. Certes, le monstre est plus intelligent que vous et moi qui, placés dans les mêmes conditions, aurions fini comme Victor de l’Aveyron, Kaspar Hauser, ou ces enfants-loups qui, privés de la société humaine, n’accèdent jamais au langage. Mais il fait lui‑même l’expérience douloureuse de l’échec de son interpellation lorsqu’il voit son image dans le miroir d’un étang :

How was I terrified when I viewed myself in a transparent pool! At first I started back, unable to believe that it was I indeed who was reflected in the mirror; and when I became fully convinced that I was in reality the monster that I am… (Shelley 110)

Nous sommes devant un exemple classique de ce que Lacan appelle le stade du miroir (Lacan 93‑100). Le nourrisson, vers les six mois (c’est à peu près l’âge du monstre) voit son image dans le miroir et comprend que cette image est son image et acquiert par là le statut de sujet. Mais pour que cette scène réussisse, il ne suffit pas d’un miroir : il faut qu’elle inspire au néo‑sujet un sentiment de jubilation et il faut qu’un adulte soit présent, qui garantit que la reconnaissance a bien eu lieu (autrement dit, il faut que cette scène se produise au sein de la société des hommes). Ce sont ces deux aspects qui manquent au monstre et font rater et la scène du miroir et le processus de subjectivation : elle est accompagnée d’un affect non de jubilation mais d’horreur (le monstre parle de « mortification ») et elle est accomplie dans la solitude, sans la garantie d’un regard extérieur. On comprend pourquoi le monstre, dans cette scène, proclame lui-même sa monstruosité : pas seulement parce que « monstre » est le nom que lui a donné son père (baptême dont, dans la diégèse, il n’a pas encore eu connaissance) mais parce que ce père (ni aucun autre adulte) n’est présent pour garantir son accès au statut de sujet.

Là est le contenu et la conséquence directe de la trahison de l’événement-monstre par Victor, sujet réactif. C’est une trahison bourgeoise : Victor préfère les plaisirs ternes du lit conjugal à l’exaltation de la passion dans le couple créé par l’événement. Il préfère à la vérité de l’événement scientifique et amoureux dont il a accouché la banale situation dont il est lui‑même issu, la ville de Genève où jamais rien ne se passe, sauf parfois un meurtre sordide, et l’appareil idéologique de la famille. On comprend pourquoi le monstre, dont la position est symétrique dans le couple événementiel, veut lui aussi le bonheur bourgeois d’une famille et d’une progéniture. La différence est que la famille qu’il souhaite est grosse d’une race de surhommes, qu’elle est un pari sur l’avenir de l’humanité et en cela fidèle à l’événement.

4. La contre-interpellation du monstre

La théorie althussérienne de l’interpellation court un risque, celui du déterminisme. Sa scène primitive étant une scène d’interpellation policière, le sujet interpellé risque d’être plus assujetti que sujet. Mais le sujet par excellence, le sujet d’énonciation, comme nous l’avons vu, n’est pas seulement assujetti, c’est un véritable sujet. C’est pourquoi j’ai proposé d’ajouter aux thèses qui constituent la théorie althussérienne de l’idéologie une thèse supplémentaire : il n’est pas d’interpellation qui ne suscite une contre-interpellation (Lecercle, 1999, 2004).

Voilà où nous en sommes. Interpellé par un nom qui n’est pas un nom propre, et qui donc n’est pas son propre nom, mais plutôt une insulte, le monstre est assujetti mais pas véritablement sujet. Et il intériorise cette interpellation délétère avant même de s’entendre traiter de monstre. Althusser nous dit en effet que l’individu est toujours-déjà sujet, avant même sa naissance. Sa place est fixée dans la famille et donc dans la société par les attentes de ses parents, incarnées dans le choix du prénom. Tout le monde n’est pas prénommé Désiré, mais en toute justice le monstre devrait l’être. Mais monstre il se nomme, dans les deux sens du terme (il est nommé et il se nomme lui‑même) et il est donc contraint d’assumer la position subjective que cette nomination implique.

Mais, on l’a vu, le monstre est très intelligent : il a appris le langage tout seul, chose par principe impossible (mais l’impossible est le milieu naturel du monstre). Il va donc tenter d’infléchir le résultat de l’interpellation délétère en contre-interpellant, c’est à dire en tentant d’entrer en contact avec la société des hommes par le biais du dialogue. Naïf et optimiste, il croit que ses qualités morales vont annuler la nomination délétère et il se présente aux de Lacey. L’échec flagrant de cette tentative (qui les amène à fuir le pays et qui l’amène à mettre le feu au cottage de son enfance) ne le décourage pas : il a compris que le seul être qui peut l’entendre et redresser l’interpellation mauvaise est celui qui l’a baptisé monstre, son créateur. Il le contraint donc à l’écouter et à entendre l’histoire de sa vie. Et il parvient presque à le convaincre (comme il parvient à nous convaincre que s’il est méchant, c’est uniquement parce qu’il est malheureux). Mais Victor s’obstine dans sa trahison de l’événement, et ce non pour des raisons individuelles mais pour des raisons sociales, parce qu’il craint qu’une race de monstres ne détruise la société des hommes : au lieu d’être un sujet fidèle, militant de l’événement, il se fait militant de la situation pré‑événementielle, représentant des ayant‑droits, un réactionnaire au sens littéral, qui refuse des lendemains qui auraient pu chanter pour préserver le statu quo. Et ce au prix de sa propre annihilation et de celle de ses proches — le conflit entre le monstre et son créateur n’est donc pas un conflit personnel mais un conflit politique (et il nous rappelle le retournement de la première génération des romantiques anglais, enthousiasmés par la prise de la Bastille avant d’être terrorisés par la Terreur).

La contre-interpellation dialogique ayant échoué, le monstre passe de ce qu’Habermas appelle l’agir communicationnel à l’agir stratégique (Habermas) : il entreprend la destruction systématique de la famille Frankenstein, et jusqu’à Clerval, l’ami proche. Voilà un monstre somme toute althussérien : il a compris que l’individu est interpellé en sujet non dans une relation intersubjective mais par un Appareil idéologique d’État, en l’occurrence la famille, qui assigne sa place au futur nouveau‑né en le nommant et qui l’accueille dans son sein pour l’élever, par une série continue d’interpellations bénéfiques (en anglais, cela se dit nurture). C’est donc à la famille qu’il en veut, et cela lui permet de mentir à Victor en lui disant la vérité, lorsqu’il annonce qu’il sera à ses côtés lors de sa nuit de noces : Victor, pris dans les rets de l’ancien langage, et qui n’a pas la claire conscience théorique du monstre, s’éloigne d’Elizabeth pour la protéger en attirant sur lui le danger. Ce faisant, il la livre au monstre vengeur, ce tueur en série spécialisé dans la famille (William a déjà provoqué sa propre perte en mentionnant son nom de famille) : puisque cette famille lui refuse et un nom propre et un nom de famille, elle mérite de disparaître, et Victor n’aura pas d’issue.

5. Conclusion

On a traditionnellement considéré le monstre comme une métaphore politique : la foule révolutionnaire et terroriste, the mob, bref un monstre sans‑culotte. J’ai naguère montré que l’Histoire n’était pas tant absente du conte (ce roman gothique n’est pas un roman historique) qu’absentée, c’est-à-dire présente dans son absence (Lecercle, 1988). Une lecture attentive du texte nous indique en effet que l’intrigue se passe entre 1792 (Victor visite Oxford « plus de cent cinquante ans » après que Charles I y ait fui le Parlement, ce qu’il fit en 1642) et 1800 (les lettres de Walton à sa sœur sont datées « 17-- »), c’est-à-dire pendant la Révolution française. Mais le texte ne contient aucune allusion à ces événements, qui ne sont guère ordinaires (la prise de la Bastille est un événement au sens de Badiou). Je pense que cette absence présente s’explique par le fait que le roman ne décrit pas tant une crise politique (une crise révolutionnaire) qu’une crise idéologique, une crise de croissance de la famille, qui passe d’un état ancien (la famille patriarcale traditionnelle) à son état moderne (la famille nucléaire bourgeoise, dont Mary Shelley rêve), avec ses contradictions internes. Car l’individualisme bourgeois, qui interpelle des sujets en tant qu’individus libérés de tout lien, tel le prolétaire « libre » de vendre « librement » sa force de travail au capitaliste, est déjà gros d’une dissolution de la cellule familiale. L’acte de Victor, qui donne la vie hors de tout cadre familial, seul dans son laboratoire, est l’incarnation de cette contradiction.

Une ironie de l’histoire a fait que le monstre privé de nom a fini par voler celui de son créateur, puisqu’aujourd’hui, pour tout un chacun, Frankenstein est le nom du monstre. Mais il ne s’agit pas tant d’ironie dramatique que de justice poétique. Frankenstein n’est pas le véritable nom du monstre parce que c’est le nom du véritable monstre.

Bibliographie

Althusser, Louis. « Idéologie et appareils idéologiques d’État », dans Positions. Paris : Éditions Sociales, 1976, p. 67‑126.

Badiou, Alain. L’Être et l’événement. Paris : Seuil, 1988.

Badiou. Logique des mondes. Paris : Seuil, 2006.

Habermas, Jürgen. Théorie de l’agir communicationnel (2 vol.). Paris : Fayard, 1987.

Lacan, Jacques. Écrits. Paris : Seuil, 1966.

Lecercle, Jean-Jacques. Frankenstein. Mythe et philosophie. Paris : Presses universitaires de France, 1988.

Lecercle, Jean-Jacques. « Le monstre de Frankenstein n’avait pas de carte d’identité », dans Gilles Menegaldo (éd.), Frankenstein. Paris : Autrement, 1998, p. 77‑87.

Lecercle, Jean-Jacques. Interpretation as Pragmatics. Londres : Macmillan, 1999.

Lecercle, Jean-Jacques. Une philosophie marxiste du langage. Paris : Presses universitaires de France, 2004.

Marx, Karl et Engels, Friedrich. Études philosophiques. Paris : Éditions Sociales, 1961.

Shelley, Mary. Frankenstein. Londres : Penguin, 1992.

Citer cet article

Référence électronique

Jean-Jacques Lecercle, « Tous les monstres n’ont pas la chance d’être orphelins », Représentations dans le monde anglophone [En ligne], 19 | 2018, mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 18 octobre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/representations/index.php?id=1406

Auteur

Jean-Jacques Lecercle

Jean-Jacques Lecercle est professeur honoraire des universités. Il a enseigné aux universités de Nanterre et de Cardiff. Spécialiste de littérature victorienne et de philosophie du langage, il est l’auteur, entre autres, de Frankenstein. Mythe et philosophie (PUF, 1988), Interpretation as Pragmatics (Macmillan, 1999), Une philosophie marxiste du langage (PUF, 2004), Badiou and Deleuze Read Literature (Edinburgh University Press, 2010).

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