Texte

Ce numéro anniversaire consacré au bicentenaire de Frankenstein (1818‑2018) souhaite, avant tout, rendre hommage à l’une des œuvres les plus marquantes du romantisme anglais qui a fait l’objet d’un nombre infini d’adaptations et de représentations, au cinéma, au théâtre, dans la culture scientifique ou populaire. Il souhaite également rendre hommage à la créatrice de Frankenstein, Mary Shelley, pour sa poésie, sa fougue et son génie révolutionnaire ; un « génie féminin », celui de la créativité, qui a su se positionner, avec la force et l’intelligence de la passion — l’art du gusto, dirait Hazlitt —, dans un siècle en pleine mutation. Depuis toujours, Mary Shelley est une Prométhéenne décomplexée, une survivante qui se régénère au fil des années et qui, déjà en 1816, avait su faire face à la catastrophe et au mauvais temps avec une posture de géante. Monstrueuse, Mary Shelley, peut‑être ? Mais alors au sens d’une extravagance sans bornes, d’un imaginaire qui vous dévore, comme celui du Vieux Marin de Coleridge dont elle lisait les rimes en cachette. Il y a bien ce goût pour les fantômes et cette mythologie morbide qui l’habite depuis l’enfance jusqu’à lui déchirer les entrailles, entre monstres et merveilles. Si sa lucidité est étonnante, on se demande bien d’où vient cette violence qui fait l’effet d’un éveil électrique à l’expérience, aux expériences étranges et multiples dont on peine à retracer l’origine, pour le dire avec Percy Bysshe Shelley, autre grand nom de la famille : « the peculiar experiences […] which conduced, in the author’s mind, to the astonishing combinations of motives and incidents » (Hindle 18‑19). D’accord, Mary Shelley est aussi géniale que bizarre, et c’est pour cela qu’on aime lire son histoire. Mais tentons d’abord d’être pragmatiques, s’il est possible de l’être dans ce contexte, un tel envol — n’oublions pas que Mary Shelley est une jeune femme, à l’époque, une romancière de dix-neuf ans quand elle écrit Frankenstein — est inédit dans l’histoire du romantisme, l’élevant volontiers au rang de ce que Julien Green nomme, dans son roman éponyme, « la jeunesse immortelle ». Il y a dans les portraits de ce panthéon au masculin que Green dresse à la mémoire de John Donne et de Samuel Taylor Coleridge, ces mêmes valeurs d’atemporalité que partage la figure de Mary. Si la jeunesse éduquée, exilée (et radicale, qui plus est) de Mary Shelley serait presque une arrogance, parfois même une insulte, comme celle que subit le monstre tout au long du roman, sa plume est vieille de plusieurs siècles, lourde et dure, comme les sciences qu’elle invoque pour donner de l’ampleur à son lyrisme : un « gisement d’images » « enfouies », selon les mots de Jean-Michel Maulpoix (Maulpoix 270). Mary Shelley fait partie de ces écrivains qui s’écartent de la norme et nous « montre » (monstrare) le chemin de l’invention, entre la « vigueur » d’une poiesis en proie aux débordements, hors du cadre, ainsi qu’elle a été définie par Sir Philip Sydney dans son Apology for Poetry (1595) et l’énergie productrice du mal et de ses sources. Chez Shelley, rien n’est jamais tout à fait maîtrisé ou contenu, la faute à un jaillissement simultané des contraires. Nous pourrions citer Jacob Boehme autant que Nietzsche. Mary Shelley se situe dans une philosophie de l’entre-deux et bien souvent, son œuvre, une prolepse en soi, fonctionne comme un avertissement, l’autre versant étymologique du monstre (monere, « avertir »). Dans Frankenstein, tout est affaire d’à venir et de devenir. La Créature devient un monstre, le mal devient un bien nécessaire, le récit devient un socle privilégié du renversement, puis du dépassement, des valeurs morales et artistiques. Parce que Mary Shelley est la fille d’un philosophe et d’une féministe réputés, nous serions même tentés d’écrire : on ne naît pas Mary Shelley, on le devient. Mary Shelley apprend, dès lors, à naviguer librement, de Milton (Satan est partout dans le roman) à Blake, elle qui ne s’est clairement jamais remis de sa lecture de Paradise Lost. And why should she ? Si Victor Frankenstein est désormais indissociable de sa Créature, Mary Shelley est à jamais associée à son Œuvre. Elle en est l’incarnation parfaite. Son identité, sa vie, sa métaphysique, sa fiction expérimentale interpellent tant elles sont inscrites dans le corps de l’œuvre. La Genèse se mue alors en épigénèse sans rien perdre de son ancrage fortement biblique comme tout conte, « effroyable » ou gothique, qui s’attaque aux failles (Deleuze lui préférerait sûrement le terme de « fêlures ») de la création :

Her novel is an exploration of the consequences of being a monster, and it is not a comedy but a tragedy, as her choice for the book’s epigraph makes clear:
         Did I request thee, Maker, from my clay
         To mould me Man? Did I solicit thee
         From darkness to promote me?
It’s the cry of protest that Adam makes to God in
Paradise Lost, John Milton’s tough, often bitter, retelling of the Biblical account of human creation. (Sampson 3)

Mary Shelley sera-t-elle donc à jamais « la fille qui a écrit Frankenstein » ? Nous reprenons ici le sous-titre marqué à l’encre noire sur la couverture du livre et présenté comme une gloire, une fatalité (ou un fardeau ?) par Fiona Sampson dans sa récente biographie de Mary Shelley, In Search of Mary Shelley. The Girl Who Wrote Frankenstein (2018). Dans sa quête, celle d’une énième redécouverte, Sampson, qui est tout sauf aveugle, y croise autant de rêveries que de spectres, les siens autant que ceux de Mary Shelley. Elle se pose surtout la question, et c’est en cela que ses travaux nous intéressent, de l’après-Frankenstein :

Frankenstein is not unconnected to what comes after it in Mary’s life. On the contrary, it changed her life just as it changed our cultural imagination. But that’s the thing: Mary’s first novel informs her future; her last does not inform her past.
When Mary’s silver ghost steps away from her and comes towards us it’s the future, not the past, that it is on its way to haunt. We are all haunted by our own childhoods, with their particular dreams and nightmares. The Frankensteins of the schoolyard that haunt my dreams—or yours—aren’t quite the monsters that haunted Mary’s. But they are kissing kin (Sampson 7).

Il ne s’agit plus seulement de s’intéresser au passé de Mary Shelley, mais de mettre en lumière son avenir, et, par extension, celui de ses lecteurs et admirateurs. Il s’agit enfin d’y voir la hantise comme une spectographie familiale qui prônerait l’inclusion — Mary en chef de famille recomposée devenue tellement familière que l’on peut se permettre de l’appeler par son prénom — jouant ainsi sur l’ironie d’un sort qui avait jadis abandonné la Créature sur le banc des exclus. Sur le banc de l’école désormais (« the Frankensteins of the schoolyard »), le spectre du monstre, instrument du peuple comme de l’élite, est alors dépossédé de ses laideurs, de son statut de menace et de parasite social, suffisamment proche pour que tout le monde l’embrasse, installé confortablement dans nos foyers comme un membre à part entière de la famille qui toujours fera partie de la fête (à Halloween, par exemple). Le projet Frankenreads, de portée mondiale, en témoigne. Après tout, avant d’anticiper le pire et être l’artisan, par ses faiblesses, d’une folie meurtrière, Victor avait bien conçu un gentil monstre. Alors, pour faire honneur au romantisme godwinien, de père en fille, restons attentifs à ce lien qui nous lie tous, d’une manière ou d’une autre, à Frankenstein, à la lumière de cette bienveillance retrouvée, benevolence regained, et avec l’aide de nos auteurs et contributeurs de talent, Jean-Jacques Lecercle, Anne Rouhette, Fabien Desset, Audrey Souchet, penseurs et architectes d’un romantisme vieux de seulement 200 ans que nous lègue Mary Shelley aujourd’hui, comme si le temps n’avait rien effacé des « séductions de [sa] science ».

Bibliographie

Deleuze, Gilles. Logique du sens. Paris : Éditions de Minuit, 1969.

Green, Julien. Jeunesse immortelle. Paris : Gallimard, 1998.

Maulpoix, Jean-Michel. Du lyrisme. Paris : José Corti, 2000.

Sampson, Fiona. In Search of Mary Shelley. The Girl Who Wrote Frankenstein. Londres : Profile Books, 2018.

Shelley, Percy Bysshe. “On Frankenstein”. Athenaeum, 10 November 1832, in Maurice Hindle (ed.), Frankenstein or the Modern Prometheus. Londres : Penguin Books, 1992.

Sydney, Sir Philip. A Defence of Poetry. Edited by J. A. Van Dorsten. Oxford : Oxford University Press, 1966.

Citer cet article

Référence électronique

Caroline Bertonèche, « Préface », Représentations dans le monde anglophone [En ligne], 19 | 2018, mis en ligne le 15 décembre 2018, consulté le 18 octobre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/representations/index.php?id=1405

Auteur

Caroline Bertonèche

A graduate from Oxford University in British Romantic Studies and a Fulbright scholar, Caroline Bertonèche is Professor of British Literature at Grenoble Alpes University and president of the SERA (Société d’Études du Romantisme Anglais). She holds a doctoral degree from the Université Sorbonne Nouvelle–Paris 3, a doctoral and a postdoctoral fellowship from Harvard and Yale University and was the recipient, in 2001, of the Keats-Shelley Second Essay Prize Award. She has published, since then, several articles on British Romanticism and literary criticism, on the modes of influence in poetic and medical discourse, on lyrical health and on the rewriting of scientific myths in the nineteenth century. She is the author of two books on John Keats: Keats et l’Italie. L’incitation au voyage (2011) and John Keats. Le poète et le mythe (2011). She also edited a selection of essays, dedicated to Susan Sontag, on Bacilles, phobies et contagions. Les métaphores de la pathologie (2012) and, more recently, co‑edited a book on Romantic madness, « Is that Madness? » : les organes de la folie romantique (2016).

Autres ressources du même auteur

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

Articles du même auteur

Droits d'auteur

CC BY-SA 4.0