Le Roi Lear comme objet de médiation culturelle : une pièce accessible ?

  • King Lear and Cultural Mediation: An Accessible Play?

DOI : 10.35562/rma.144

Résumés

Cet article a pour objet deux mises en scène du Roi Lear, jouées en 2023. Toutes deux sont des versions considérablement abrégées de la pièce de Shakespeare. L’une est une version amatrice jouée en quarante minutes et intitulée King Lear (approximately), par le théâtre du Sycomore de Tournon-sur-Rhône (Ardèche). L’autre, One Shot Shakespeare: King Lear! d’une durée d’une heure quarante a été montée en quatre jours par Irina Brook et sa compagnie dans le théâtre élisabéthain du château d’Hardelot (Nord-Pas-de-Calais). Ces deux adaptations, considérées sous l’angle de l’intermédialité, nous invitent à réfléchir à la rencontre entre publics et acteurs dans une dynamique de médiation culturelle, en nous concentrant notamment sur le passage du texte shakespearien sur scène au moyen de la réécriture, de la traduction, de la mise en espace et de l’interaction avec les spectateurs.

This article focuses on two adaptations of King Lear, performed in 2023. Both are abridged versions of Shakespeare’s play. One is an amateur production, performed by the Théâtre du Sycomore in Tournon-sur-Rhône (France) in forty minutes and entitled King Lear (approximately). The other is entitled One Shot Shakespeare: King Lear! This one-hour-and-forty-minute version was staged within four days by Irina Brook and her company in the Elizabethan playhouse at the Hardelot castle (Nord-Pas-de-Calais, France). Both productions, when considered under the lens of intermediality, lead us to reflect on the encounter between audiences and actors and on the dynamics of cultural mediation. I shall focus specifically on the move from page to stage through rewriting, translation, staging and interaction with spectators.

Plan

Texte

À l’entracte du Roi Lear, dans la mise en scène de Georges Lavaudant, en représentation au Théâtre national populaire de Lyon en novembre 2022, je demande à un spectateur s’il avait des attentes particulières avant d’aller voir cette pièce de Shakespeare. Il me répond : « Des attentes ? Des craintes en fait. Je me suis dit “oulala”, faut que je révise, j’ai pas du tout envie de me sentir perdu […]. » Les spectateurs du théâtre de Shakespeare mentionnent souvent leur peur de ne pas comprendre le texte, ou bien leurs difficultés lors de la représentation à saisir certains aspects de la pièce1. Le Roi Lear n’est pas exclu de ces préoccupations. Avec deux intrigues entremêlées, celle de Lear et de ses filles, et celle de Gloucester et de ses fils, la pièce est loin d’être accessible. Comme l’indique une autre spectatrice lors de cette même enquête : « J’avais un petit peu peur de ne pas m’y retrouver dans les personnages parce que c’est quand même une pièce complexe, il y a beaucoup de monde […]. » Pourtant, en 2023, deux compagnies se sont emparées du texte pour en proposer des versions tout public2. Le théâtre du Sycomore, établi à Tournon-sur-Rhône (Ardèche), a ainsi offert lors de son festival Shakespeare & Cie (mars 2023) une réécriture, jouée par des lycéens amateurs (mise en scène Maxime Grimardias et Marion Ott). La pièce, dans une version abrégée de quarante minutes en français, propose une approche simplifiée du texte shakespearien. En mai 2023, la compagnie d’Irina Brook, Dream New World, élabore à son tour une version abrégée de la pièce (en une heure quarante), présentée comme « une tragédie accessible à tous ! » dans le cadre du festival Shakespeare Nights, au château d’Hardelot (Nord-Pas-de-Calais). La pièce, montée en seulement quatre jours, comprend à la fois la traduction du texte de Shakespeare par Marie‑Paule Ramo et des passages réécrits ou improvisés. Le fait que ces deux pièces aient été jouées dans le cadre de festivals n’est pas négligeable : Florence March évoque au sujet du festival d’Avignon la « fonction de laboratoire du festival » (March 12) un contexte dans lequel l’expérimentation est de mise. Elle indique : « To enable spectators to access demanding repertoires, democratic festivals challenge their curiosity. Vilar’s administrator, Paul Puaux, claimed: “Avignon should be like a construction site where everyone can see theatre in the making.” » (Cinpoes et al. 30). Le contexte festivalier impliquerait ainsi une plus grande liberté pour les artistes, avec du côté des spectateurs le désir de voir les classiques abordés d’une façon originale. Dans les deux exemples étudiés, les compagnies ont eu pour objectif de rendre accessible le texte de Shakespeare à un public varié. Le Roi Lear est‑il devenu, dans ces deux cas, un objet de médiation culturelle ? Le terme de « médiation culturelle » recouvre une notion complexe3, qui renvoie à deux dimensions : celle du « passage » et celle du « lien social » (Dufrêne et Gellereau 199). Il s’agit bien, dans les deux cas, de faire « passer » le texte de Shakespeare, du texte à la scène et de la scène vers le public, et d’essayer d’élargir le plus possible le public visé. Lorsqu’on parle de médiation culturelle, on pense en premier lieu aux actions réalisées à l’intérieur des institutions (visites guidées, conférences, ateliers) ou bien à l’extérieur de l’institution et visant à y faire venir un public qui ne la fréquente pas habituellement (Chaumier et Mairesse 8). Le travail de la compagnie du Sycomore, par ses ateliers auprès des collégiens et lycéens tout au long de l’année, s’inscrit classiquement dans la définition de la médiation culturelle4. De même, la compagnie d’Irina Brook, en proposant d’abord une représentation pour les scolaires, suivie par un bord de scène où les élèves ont pu échanger avec les acteurs, actrices, et la metteuse en scène, indique bien une volonté de médiation culturelle. Une mise en scène n’est pas en tant que telle une action de médiation culturelle, puisque si toute mise en scène d’un texte de théâtre propose le passage, et donc la médiation, du texte vers le public, le champ de la médiation culturelle renvoie en revanche à des actions bien spécifiques de la part des institutions. Pourtant, je souhaiterais soutenir l’idée que l’acte de médiation culturelle n’a pas eu lieu uniquement autour du spectacle dans ces deux exemples, mais aussi pendant le spectacle, avec des choix de mise en scène et d’adaptation spécifiques. Ces décisions artistiques ont eu pour but de faciliter l’accès du public au spectacle, et de leur donner confiance dans leur capacité à comprendre et apprécier une pièce de Shakespeare, qui pouvait au départ leur sembler être un auteur difficile d’accès et réservé à une élite. Serge Chaumier et François Mairesse indiquent qu’il faut distinguer « médiation esthétique » (le « message porté par l’artiste au travers de sa création ») et « médiation culturelle » (« effets générateurs de sens pour le public par le réinvestissement possible des œuvres dans sa vie quotidienne ») (Chaumier et Mairesse 34). Mais ils évoquent aussi des cas où ces deux types de médiation fusionnent : « Pour d’autres sensibilités artistiques […], l’intérêt pour la médiation culturelle est tel que l’artiste l’intègre peu ou prou au sein de sa démarche artistique. Si bien que viennent à fusionner les deux médiations, puisque c’est le sens même de la création proposée que de travailler à l’interface avec des publics. » (Chaumier et Mairesse 35) L’objectif d’accessibilité des deux interprétations nous invite à réfléchir à la transmission du Roi Lear au public, et aux moyens utilisés pour faire de la pièce de Shakespeare un objet de médiation culturelle.

La notion d’intermédialité est considérée ici au niveau du passage du texte à la scène, opéré grâce à plusieurs outils5. Mais l’on pourra aussi s’interroger sur l’absence d’expérimentation intermédiale, notamment numérique au sein de ces deux adaptations : les deux spectacles étudiés, du fait pour l’un de la nécessité de monter le spectacle en quatre jours, pour l’autre du budget limité attribué au théâtre amateur, se sont limités à une esthétique minimaliste, avec quelques costumes et accessoires, sans avoir recours à des médias comme la vidéo par exemple. S’agissait‑il simplement d’une nécessité matérielle ou d’un véritable parti pris ?

On tâchera de comprendre l’articulation entre les différentes formes de passage et de transmission développées par ces mises en scène, ainsi que la réflexion sur le lien social qu’elles proposent, en utilisant une pièce qui place justement au centre de son propos la question de l’héritage et du lien entre générations. Comment ces deux adaptations se saisissent‑elles du Roi Lear pour rendre la pièce plus accessible à un public varié ? En utilisant des études de terrain (questionnaires et entretiens) réalisées à l’occasion de ces deux spectacles, nous articulerons le lien entre mise en scène et réception6. Nous nous intéresserons au travail du texte proposé par les deux compagnies, offrant, par la réécriture et la modernisation, une nouvelle version de la pièce. Nous nous concentrerons également sur l’utilisation de l’espace scénique et théâtral et la revendication d’un « théâtre du pauvre » (Grotowski). Enfin, nous analyserons le lien tissé avec les spectateurs, notamment en jouant sur les dimensions de la platea et du locus, notions développées par Robert Weimann dans Shakespeare and the Popular Tradition in the Theater. Nous montrerons ainsi comment trois médias (la langue, l’espace et la communication avec le public) ont été mobilisés afin de rendre Le Roi Lear plus accessible pour les spectateurs.

Réécrire et moderniser : du texte à la scène

Le premier acte de passage et de médiation concernant ces deux adaptations est celui de la traduction7. En effet, dans les deux cas, la pièce a été traduite et jouée en français. Pour le King Lear (approximately) du théâtre du Sycomore, la première représentation de la pièce a eu lieu en Allemagne (Fellbach), lors du festival de théâtre amateur Bunte Bühne. La pièce était jouée en français, mais pour s’adapter à un public international, certains passages étaient aussi projetés en anglais avec un vidéoprojecteur sur le mur de l’arrière-scène ou bien écrits sur des pancartes. Le spectacle commence d’ailleurs par l’adresse d’un personnage narrateur au public : « Bienvenue, Welcome, Willkommen ! Nous allons vous présenter Le Roi Lear, The Tragedy of King Lear, König Lear. » La dimension internationale du projet est conservée en France avec cette adresse initiale et plurilingue lors de la représentation à Tournon-sur-Rhône. Les deux adaptations, malgré leur traduction en français, ont choisi d’inclure l’anglais dans leur titre, que ce soit avec Irina Brook (One Shot Shakespeare: Lear!) ou bien avec le théâtre du Sycomore (King Lear (approximately)). Ce lien avec l’anglais indique un rapport de paternité et de proximité avec l’œuvre de Shakespeare, tandis que la modification du titre de la pièce souligne au contraire un éloignement du texte original. La dénomination « One Shot Shakespeare » marque la rapidité du processus de mise en scène, qui serait une mise en espace en un seul essai, en un seul coup. Le point d’exclamation après « Lear » vient également renforcer l’idée d’une adaptation dynamique faite à toute allure. La pièce du théâtre du Sycomore est librement inspirée du texte shakespearien, avec de nombreux moments réécrits ou ajoutés, et une durée de quarante minutes. On retrouve aussi dans le titre du spectacle du Sycomore la tension entre fidélité affichée au texte par la conservation du titre original de la pièce, et la mention entre parenthèses d’une faible parenté avec l’œuvre de départ : l’adaptation ne sera qu’approximative8. Dès le titre, malgré le lien avec l’anglais, les deux adaptations marquent ainsi que la médiation par la traduction n’est pas un simple passage d’une langue à l’autre, mais une véritable transformation. Dans le travail d’Irina Brook, le passage du texte de l’anglais au français est renforcé avec des passages conservés en anglais, comme un clin d’œil au texte d’origine, mais aussi comme l’aveu d’un travail en cours, d’une traduction encore inachevée. De plus, les acteurs et actrices conservent leur texte en main tout au long de la pièce. Ce détail est bien sûr lié à l’impossibilité pour les acteurs d’apprendre le texte en quelques jours, mais la matérialité du texte sur scène vient également marquer la dimension intermédiale du travail, le passage du texte à la scène et de l’anglais au français étant ainsi particulièrement mis en valeur. Pour Irina Brook, la traduction permet en réalité une certaine proximité avec le texte shakespearien : « I would say that you and I and other foreign language Shakespeareans are actually very lucky because we have the good fortune to be able to translate the meaning and the essence without the antiquated language, which for the English becomes a distance » (Fundación Shakespeare Argentina)9. La médiation par la traduction serait donc synonyme d’accessibilité : elle enlèverait une barrière entre le public et l’œuvre de Shakespeare, plutôt que d’en rajouter une. Le théâtre du Sycomore propose, lui, des traductions de Shakespeare accessibles non seulement aux spectateurs, mais aussi aux acteurs et actrices amateurs qui vont les incarner sur scène. Dans le texte de Shakespeare, Goneril déclare : « Sister, it is not little I have to say of what most nearly appertains to us both. » (I.1, 329)10 Dans la version du Sycomore, c’est Regan qui indique : « Nous savons ce que nous devons faire. » Nous sommes loin d’une traduction littérale : quand Goneril indique qu’elle aurait beaucoup à dire de la situation, la courte scène qui se joue entre les deux sœurs sous‑entend que d’autres moments de discussion sont à venir. Dans King Lear (approximately), la déclaration « nous savons ce que nous devons faire » est beaucoup plus affirmative, et intègre déjà la fin de la discussion des deux sœurs dans le texte original, lorsque Goneril conclut : « We must do something, and i’ th’ heat. » (I.1, 355) Le dialogue, dans la version du Sycomore, se termine par : « Si nous ne le dépouillons pas bientôt de toute autorité, il saura nous le faire regretter. » Chez Shakespeare, on lit : « If our father carry authority with such / disposition as he bears, this last surrender of his will / but offend us. » (I.1, 351‑353) Dans le texte d’origine, il ne s’agit pas de dépouiller Lear de son pouvoir, mais de souligner que l’usage délétère de son autorité va se poursuivre malgré la division de son royaume, et que cette nouvelle répartition sera également source de problèmes. Le terme « authority » est donc repris par le Sycomore, mais pour l’intégrer dans un discours différent, indiquant plus directement les intentions de Regan et de Goneril. La compagnie ne procède donc pas seulement à une traduction mais à un travail de simplification afin d’exposer de façon plus directe les intentions des personnages, et le passage au français fait davantage écho au texte de Shakespeare qu’il ne le traduit littéralement. Chez Irina Brook, le même vers devient : « il faut faire quelque chose, sinon les prochaines victimes, c’est nous ». Ici aussi, on observe une traduction assez lointaine de l’original, avec la même mise en valeur de l’agentivité des deux sœurs. Certains passages ont également pris une simple tournure informative. Dans One Shot Shakespeare: Lear! les vers suivants de Regan sont considérablement raccourcis :

I have this present evening from my sister
Been well informed of them, and with such cautions
That if they come to sojourn at my house
I’ll not be there.
(II.1, 116‑119)

Ils deviennent en effet avec Brook un moment de connivence entre Regan et Goneril (au téléphone) : « quittons nos maisons, il trouvera personne et nous on sera chez Gloucester ».

Ce premier point sur la traduction nous amène à nous intéresser au travail de coupes et de réécriture. La question des coupes pose d’abord des questions purement pratiques : avec une petite troupe, comme celle d’Irina Brook par exemple (six acteurs et actrices), il faut réfléchir à l’incarnation par presque tous les acteurs de plusieurs rôles. En supprimant certains personnages, comme les maris de Regan et Goneril, ce qui est le cas dans les deux adaptations, il est plus facile d’avoir suffisamment d’acteurs sur scène. Dans la version de Brook, Cordélia ne se marie pas, et part directement en Eurostar retrouver le roi de France, avec qui elle est amie. En guise d’introduction au One Shot: Shakespeare! les acteurs indiquent d’ailleurs que leur pièce est un « concentré de l’histoire ». Pour la version en quarante minutes du théâtre du Sycomore, la pièce est une sélection de moments‑clés11. Toutefois, dans les deux cas, les coupes s’accompagnent aussi de nombreux passages réécrits et modernisés. Irina Brook déclare d’ailleurs au sujet d’une autre de ses mises en scène (Tempête ! aux Bouffes du Nord, 2010) : « Pour moi, une mise en scène, c’est de toute façon une écriture. Une réinvention. » (Le Journal du Dimanche) Il semble paradoxal d’ajouter des passages alors que le but de l’adaptation est avant tout de raccourcir : certains permettent, en passant par la narration (nous y reviendrons), de résumer des points‑clés de la pièce, tandis que d’autres rendent le texte plus facile d’accès. Jérôme Pastini, le régisseur de One Shot Shakespeare: Lear!, m’indique ainsi dans un entretien :

Après, ce qui est important, c’est de savoir : qu’est‑ce qu’on garde justement, et qu’est‑ce qu’on enlève. […] Et quant à nous, on a coupé énormément de texte de la traduction de base qu’on avait. Et les ajouts sont des ajouts pour rendre le spectacle vivant, en fait. C’est justement là‑dessus qu’Irina est très forte. C’est ces ajouts‑là qui font que le texte fait appel à des références que plus de monde a. Là, j’ai un exemple en tête, mais sur les deux filles qui se disputent l’amour de leur père. On est allé parler de chirurgie esthétique, de Ferrari, de Botox. […] C’est des choses qui parlent à tout le monde et qui du coup font comprendre le propos.

Cette réinvention et ces ajouts ont notamment pris la forme d’une langue plus contemporaine dans les deux cas. La scène de séduction entre France, Bourgogne et Cordélia était pour le Sycomore l’occasion de faire un clin d’œil à tous les poncifs de la séduction :

France : Bonjour Cordélia.
Bourgogne : Cordélia, tu es fraiche comme la rosée du matin !
France : Je voulais vous…
Bourgogne : Mais apportez-moi un vase ! Je viens de trouver la plus belle des fleurs !
France : Vous dire que je…
Bourgogne : Ton père ne serait pas un voleur ? Car il a pris toutes les étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux.
France : Que je serais honoré…
Bourgogne : Tu serais pas une pomme ? Parce que t’es craquante !
Lear : Son prix a baissé. Si telle que vous la voyez, sans rien de plus que notre déplaisir elle vous convient, elle est à vous.

Ce moment est d’autant plus comique qu’il est incarné sur scène par des lycéens qui ont écrit ce passage, en s’amusant de ces répliques un peu démodées. Mais il s’agit aussi de vulgariser le texte de Shakespeare : la cour de Bourgogne dans le texte original est tout aussi creuse que les pick‑up lines déployées dans la version du Sycomore, puisque Bourgogne se détournera de Cordélia dès qu’elle sera déshéritée par son père (Cordelia : « Peace be with Burgundy. / Since that respect and fortunes are his love, / I shall not be his wife », I.1, 286‑289). Chez Brook, les passages réécrits sont également nombreux. Dès le début de la pièce, les discours de Goneril et de Regan font la part belle à l’humour, puisque l’une et l’autre expliquent aimer leur père plus que « mes nouvelles lunettes Dolce Gabana », « mon tapis en tigre du Bengale » ou « mon chirurgien esthétique ». Ces passages font sourire mais viennent aussi clarifier la superficialité des deux sœurs et leur vénalité pour les spectateurs. Pour Irina Brook, la réécriture participe pleinement d’une fidélité à l’esprit du texte shakespearien. Elle déclare ainsi au sujet de sa mise en scène de Roméo et Juliette (Théâtre national de Nice, 2019) et de la modernisation de certains passages : « On ne peut pas parler avec un langage désuet et d’époque si on veut être fidèle à Shakespeare, parce que ces jeunes se disaient des choses comme les jeunes se disent aujourd’hui. Moi je me sens obligée dans ma fidélité shakespearienne de retraduire avec le langage de jeunes de rue. Donc c’est très vulgaire ! » (France Bleu Azur) On retrouve cette logique dans le One Shot Shakespeare: Lear! avec le monologue d’Edmond sur les bâtards, qui mêle traduction du texte shakespearien et phrasé plus moderne :

Ouais ma daronne
c’est une tepu, et alors, y’a quoi ?
Pourquoi bâtard ? En quel honneur
honni ? Est‑ce que je suis pas aussi bien
bâti avec un esprit aussi libre, un aspect
aussi avenant que le résultat des
couches d’une honnête dame ? Pourquoi
on nous marque de ce mot, bâtard ?

La nouvelle version du texte était ainsi à mi‑chemin entre le texte de Shakespeare et sa réécriture, entre différentes langues et différents niveaux de langue, à la fois familier et soutenu. Cette réécriture sert l’objectif de médiation culturelle des deux compagnies, rendant le texte plus accessible à un public jeune, qui n’est pas nécessairement connaisseur du théâtre de Shakespeare.

Mise en espace, mise en image

Si le travail sur le texte est essentiel pour analyser ces deux adaptations, il faut aussi se tourner vers leur conception de l’espace scénique pour mieux les comprendre. Pour mon étude de terrain, j’ai pu me concentrer sur l’interprétation de King Lear (approximately) dans le théâtre Jacques Bodoin de Tournon-sur-Rhône (Ardèche). L’adaptation du Sycomore présente dès le départ une appropriation de l’espace théâtral : les acteurs et actrices rentrent en scène par le public, et prennent ainsi possession de toute la salle, pas seulement de la scène. Le public était composé en majorité de proches des acteurs, qui étaient venus les voir jouer. Cette entrée par la salle marque ainsi une transition entre la vie quotidienne et la vie théâtrale, et une transformation progressive de l’espace scénique, tandis que les acteurs installent leur matériel sur le plateau (bâche au sol, etc.) avant de commencer la pièce. Pour les lycéens et lycéennes, il s’agit de faire de ce lieu neutre (la salle de théâtre de la ville) un espace qui leur appartient véritablement. Dans One Shot Shakespeare: Lear! les acteurs déambulent également sur le plateau avant le début du spectacle. Les deux adaptations proposent ainsi une immersion progressive dans la pièce, donnant l’illusion d’une entrée en scène incertaine, comme si les artistes découvraient eux aussi l’espace scénique. Dans les deux cas, la distinction salle/scène est atténuée et l’idée d’un véritable partage de l’espace est ainsi mise en avant. Cette idée est particulièrement présente dans le théâtre élisabéthain du château d’Hardelot (Condette) pour le spectacle d’Irina Brook. Le théâtre est une réplique de théâtre élisabéthain en forme circulaire, permettant une grande proximité des spectateurs avec la scène et les artistes. La prise de parole d’un des acteurs et d’Irina Brook avant le début du spectacle pour expliquer que la pièce a été montée en quatre jours annonce davantage un moment d’élaboration commune qu’une représentation au cours de laquelle la salle et la scène vont être clairement différenciées. Le public est d’ailleurs éclairé tout au long de la représentation, non seulement afin de reproduire les conditions de représentation de l’époque shakespearienne, mais aussi afin de souligner qu’il s’agit bien d’une lecture plus que d’une mise en scène, d’un moment de réflexion partagé sur le texte. Les portes de la tiring house sont ouvertes et les coulisses latérales sont visibles, laissant voir un portant avec des costumes, ainsi que les acteurs et actrices attendant leur tour pour entrer en scène. Lors de la première apparition du roi Lear sur scène, Gloucester invite les spectateurs à se lever pour le roi. Avec toute la salle debout, le théâtre devient la cour du roi et le quatrième mur est rendu flou, avec des moments de communication avec le public — nous y reviendrons — par exemple quand Edgar tend ses vêtements aux spectateurs du premier rang après s’être déshabillé pour devenir pauvre Tom, puis se cache dans le public et mendie parmi les spectateurs. À la fin de la représentation et après les saluts, Irina Brook invite les spectateurs à monter sur scène pour venir danser avec les acteurs, provoquant ainsi un effacement de la séparation entre les deux mondes. L’espace scénique devient un véritable espace de partage, de rencontre et de transmission. Même si dans les deux cas, le théâtre est bien composé d’une scène distinctement séparée des spectateurs, l’objectif des deux adaptations est de désacraliser le plateau et de le présenter avant tout comme un espace de jeu, d’essais, de tentatives. Dans le King Lear (approximately) deux acteurs et une actrice incarnent le roi Lear à tour de rôle, démythifiant également l’image d’un grand rôle principal attribué à un seul acteur. Pour symboliser la continuité du personnage entre les deux acteurs et l’actrice jouant Lear, ceux‑ci se couvrent le visage et les cheveux de farine. Cette dernière fonctionne comme un masque, passant d’un Lear à l’autre. Cette répartition démocratique du rôle-titre met ainsi l’accent sur l’importance du partage de cette expérience théâtrale amateur. En effet, le travail du théâtre du Sycomore consiste en une double médiation culturelle : d’une part le passage du texte shakespearien à des publics en milieu rural n’ayant pas forcément un accès important à la culture, mais aussi le passage du texte et de l’art théâtral aux lycéens amateurs qui l’incarnent sur scène. La pièce montre ainsi un processus de médiation culturelle en action, où les jeunes amateurs sont à la fois récepteurs et transmetteurs de la pièce de Shakespeare. La médiation a lieu à la fois hors scène, lors des temps de répétition dans le travail d’atelier, et sur scène, auprès du public.

La mise en espace des deux pièces s’accompagne également d’une forte insistance sur le visuel. Loin de chercher à créer une illusion réaliste, les deux propositions mettent au contraire en avant leur théâtralité, avec une esthétique de bricolage clairement assumée. Dans King Lear (approximately) comme dans One Shot Shakespeare: Lear! la scène de la tempête est particulièrement marquante. Comment créer une tempête au théâtre, avec peu de temps et de moyens ? Le King Lear (approximately) utilise un ventilateur, des feuilles mortes, et de la farine par poignées pour créer une image de chaos sur scène. Du côté d’Irina Brook, Lear est enroulé dans de grands tissus blancs, que les acteurs font s’agiter derrière lui. Ces deux moments font écho à la notion d’intermedium, que Jürgen Müller présente ainsi : « La notion d’intermedium apparaît dès le Quattrocento italien où l’intermedio était un interlude théâtral ou musical. À la Renaissance, il devient un genre scénique indépendant de la pièce principale. » (Jürgen Müller cité dans Lumière, « Jürgen E. Müller et le concept d’intermédialité ») L’intermedio permettait ainsi de concilier « les arts visuels et auditifs » (Jiatsa Jokeng Albert 39). Les deux adaptations considérées offrent chacune un intermède visuel au moment de la tempête, mais aussi à d’autres moments du spectacle. Dans le One Shot Shakespeare: Lear! tous les acteurs incarnaient ainsi les boys du roi et entraient sur scène en dansant autour de lui sur une musique disco, tandis que dans King Lear (approximately) Oswald et Kent s’affrontaient lors d’un battle de dance. Au‑delà du plaisir provoqué par ces intermèdes bricolés de toutes pièces, ces passages nous invitent à réfléchir à la vision du théâtre qu’elles proposent. Jean‑Marc Larrue souligne qu’avec l’émergence des nouveaux médias, le théâtre, par réflexe identitaire, a recentré sa définition autour de l’acteur et de sa co‑présence avec le spectateur (Larrue 16) :

Alors que le studio de télévision et le plateau de tournage se présentent comme des bazars technologiques au service du factice, la scène est réduite à l’essentiel — un plateau rudimentaire, un éclairage minimal, un espace public sommaire — pour ne laisser place qu’aux acteurs communiant directement avec leurs spectateurs. C’est ce partage de l’émotion pure, palpable, physique, de sens à sens, dénuée de toute interférence technologique qui guide autant la recherche de Jerzy Grotowski que celle de Peter Brook. C’est l’ère du « théâtre pauvre », de « l’espace vide » ; c’est celle aussi du « théâtre direct », ramené à sa plus simple expression. (Larrue 24)

N’est‑ce pas justement cette esthétique de « théâtre pauvre » que revendiquent nos deux mises en scène, notamment dans leur moment de tempête, faisant joyeusement appel à une artificialité avouée et célébrée ? Irina Brook, s’inscrivant dans l’héritage de son père, semble bien avoir choisi un « espace vide », où la relation acteurs/spectateurs se suffit à elle‑même : « A man walks across this empty space whilst someone else is watching him, and this is all that is needed for an act of theatre to be engaged. » (Brook 7) Les deux adaptations font également écho aux propos du metteur en scène et contemporain de Brook, Jerzy Grotowski :

In the first place, we are trying to avoid eclecticism, trying to resist thinking of theatre as a composite of disciplines. We are seeking to define what is distinctively theatre, what separates this activity from other categories of performance and spectacle. Secondly, our productions are detailed investigations of the actor-audience relationship. That is, we consider the personal and scenic technique of the actor at the core of theatre art. (Grotowski 15)

Ce qui est transmis n’est donc pas uniquement le texte, mais aussi une vision particulière du théâtre, celle du « spectacle vivant », du « cœur » de l’art théâtral, qui n’est pas caractérisée par une recherche de mélange avec d’autres arts et techniques. La dynamique de médiation culturelle vise ainsi à définir ce qu’est le théâtre pour ses spectateurs, en posant comme central ce « théâtre direct ramené à sa plus simple expression ». Cette vision du théâtre comme art de la présence ou de la coprésence n’est pas forcément signe ici d’une « stratégie de repositionnement médiatique » face à l’omniprésence des technologies numériques (Larrue 23), mais marque plutôt une exploration de la relation artistes/public, centrale dans le texte shakespearien.

Public et travail de médiation

La relation artistes/public est essentielle pour comprendre les deux adaptations considérées. One Shot Shakespeare: Lear! et King Lear (approximately) ont en effet un point commun majeur : l’usage d’un narrateur ou d’un commentateur. Dans le travail du Sycomore, le narrateur (fonction assurée par le comédien professionnel Josuha Caron) occupe un rôle de médiateur entre le travail des acteurs et le public. Ses interventions servent un double objectif : à la fois guider le public dans la compréhension de la pièce, et donner un support pour le jeu des lycéens amateurs. On voit bien ici la fusion de la médiation esthétique et culturelle : l’acteur, de par son statut professionnel, accompagne les amateurs sur scène, et leur sert de point d’ancrage pendant la représentation. D’autre part, avec son rôle de narrateur, il incarne la transmission artistique du texte vers le public. Ce cadre narratif est posé dès le début de la pièce, le narrateur adressant un mot de bienvenue aux spectateurs, avant de leur demander s’ils ont lu la pièce : « Ne vous inquiétez pas, ceux qui l’ont lue, on fait vraiment n’importe quoi, vous allez être dépaysés. » Ce moment de complicité permet de créer un premier contact avec le public, tout en l’informant de la nature de l’adaptation. Il ne s’agit pas d’une mise en scène adaptant le plus fidèlement possible le texte de Shakespeare, mais d’une appropriation. Cela permet surtout à l’acteur de rassurer les spectateurs qui n’auraient pas lu la pièce en indiquant que connaître le texte au préalable n’est pas nécessaire. On n’observe pas ce rôle de narrateur dans le One Shot Shakespeare: Lear!, mais on trouve néanmoins quelques passages où les membres de la compagnie se font commentateurs. Avant le début de la pièce, Irina Brook prend la parole depuis le fond de salle, endossant le rôle liminal d’un prologue : « Quatre jours pour Lear c’est de la folie. Comme disent les prologues shakespeariens, ayez de la bienveillance ! » Cette captatio benevolentiae permet de tisser un premier lien avec les spectateurs, un lien que les acteurs renforcent au cours de la représentation. Lors du partage du royaume, à la place de la réponse de Cordélia12, on entend la chanson We Are Family du groupe Sister Sledge, et particulièrement le refrain : « We are family, I’ve got all my sisters with me », tandis que Cordélia danse avec ses sœurs. Un des acteurs déclare alors : « Évidemment, ça ne s’est pas passé comme ça. Malheureusement, voilà comment ça s’est passé. » Ce rôle de commentateur est très bref dans la pièce, mais permet néanmoins, en début de spectacle, de créer un contact et une complicité avec le public. Cela nous invite à réfléchir aux espaces de la platea et du locus définis par Robert Weimann. Weimann distingue en effet le locus, lieu de la fiction et des personnages, de la platea, espace liminal où les acteurs et actrices peuvent communiquer avec les spectateurs et spectatrices (Weimann 73‑85). Ce rôle de commentateur/narrateur s’inscrit pleinement dans la dimension de la platea puisqu’il s’agit de communiquer directement avec le public. Dans l’adaptation d’Irina Brook, l’acteur incarnant Gloucester joue aussi Kent : il explique lors de son changement de personnage, fait sur scène au début de la pièce : « Attention, soyez très attentifs, maintenant je joue Kent, le plus fidèle ami du roi. » Ce rôle de commentateur a ainsi une fonction pédagogique, avec pour objectif de simplifier la compréhension de la pièce, tout en maintenant la concentration du public en lui parlant directement. Ce rôle était beaucoup plus développé dans la version du théâtre du Sycomore. Le narrateur présente un résumé de la pièce au début de la représentation : « Cette pièce écrite par William Shakespeare nous décrit la relation parent/enfant avec une véracité qui traverse les âges. Un roi, sénile et violent, qui par orgueil envers ses filles envoie son royaume en jachère, et un bâtard qui par soif de vengeance détruit sa famille. » Le narrateur offre ainsi un point de repère et d’ancrage dans la pièce et permet aussi de dépasser sa complexité. L’intrigue de Gloucester et de ses fils est par exemple séparée de celle de Lear et de ses filles. Dans la pièce de Shakespeare, les deux histoires sont entremêlées dès le départ, puisque la scène 1 de l’acte I présente d’abord Gloucester et ses fils, évoquant le partage du royaume par le roi. La première partie du King Lear (approximately) se concentre d’abord sur le partage du royaume et le mariage de Cordélia avant d’aborder, dans une deuxième partie, la relation de Gloucester et de ses fils : « Ah ! Autre famille, autre querelle. Gloucester, conseiller de Lear est père de deux garçons. Edgar, fils légitime et… Edmond, fils illégitime. » Outre une fonction pédagogique, le narrateur permet aussi de raccourcir le texte, en résumant des points clés de l’intrigue. La fin de la pièce est ainsi entièrement racontée par le narrateur après la scène de la tempête. Cette fin accélérée permet également à l’adaptation de finir sur un texte librement inspiré de Wajdi Mouawad sur la jeunesse (« Chaque civilisation, d’époque en époque n’a eu de cesse d’inventer sa manière de se débarrasser de sa jeunesse ») et de conclure avec Shakespeare : « C’est le malheur de notre époque, les fous guident les aveugles »13. La réflexion sur la jeunesse reflète bien la double médiation que nous avons évoquée : d’une part vers le public, mais aussi vers les acteurs amateurs, pour qui le texte de Shakespeare peut également entrer en résonance avec leurs préoccupations et réflexions. Cette fonction de narrateur au théâtre est profondément intermédiale : elle rappelle bien sûr le narrateur omniscient d’un roman, mais aussi une voix off dans un film ou une série télévisée (la durée de la pièce, quarante minutes, rappelle d’ailleurs la durée classique d’un épisode de série). Ce rôle ne perdait pas sa dimension théâtrale, du fait de la communication directe avec le public. Toutefois, l’usage de la platea proposé par Shakespeare était légèrement déformé. Dans Le Roi Lear, le personnage d’Edmund occupe pleinement l’espace liminal de la platea en partageant ses intentions avec les spectateurs. Il commente d’ailleurs aisément les scènes qui viennent de se dérouler, par exemple à l’acte I scène 2, après avoir trompé son frère Edgar :

A credulous father and a brother noble,
Whose nature is so far from doing harms
That he suspects none; on whose foolish honesty
My practices ride easy. I see the business.
Let me, if not by birth, have lands by wit.
All with me’s meet that I can fashion fit. (I.1, 187‑192)

Outre la communication qu’il établit ici avec le public, Edmund rappelle les noirs desseins du Vice médiéval, que le public, complice, prend plaisir à découvrir. Dans King Lear (approximately) le narrateur transpose presque littéralement les vers de Shakespeare : « Un père crédule, un noble frère si peu capable de faire le mal qu’il ne sait le soupçonner. Sa naissance lui refuse des terres, son astuce lui en donnera. » Mais le narrateur, en tant qu’intermédiaire, nous fait perdre le contact direct avec le personnage d’Edmund : le personnage est renvoyé à la sphère du locus car l’espace liminal entre scène et salle est déjà occupé par la figure du narrateur. À l’inverse, dans l’adaptation d’Irina Brook, Edmund conserve pleinement sa position dans l’espace de la platea, une position renforcée par l’adoption d’un langage qui lui est propre, mêlé aux mots de Shakespeare : « Et je suis scorpion et du coup ça veut dire que je suis violent et un obsédé sexuel. Mais putain, j’aurais été ce que je suis même si la plus pure étoile de la constellation de la Vierge avait scintillé sur la genèse de ma bâtardise. » Ici le lien avec Edmond est doublement renforcé par son parler qui le différencie des autres personnages et le rapproche du public, et par sa communication directe avec les spectateurs.

La question de l’accessibilité est également centrale pour comprendre ces deux adaptations. Cette recherche est au cœur du travail d’Irina Brook : « Ma mission était de transmettre l’importance de Shakespeare et surtout de transmettre son accessibilité et le fait que c’est pas une sorte de vieux classique barbant, ennuyeux, et lourd, mais que c’est l’auteur le plus populaire du monde. » (France Bleu Azur) L’adaptation de Brook, jouée une première fois devant un public scolaire, a pu permettre à des élèves qui n’étaient jamais allés au théâtre de découvrir ce milieu culturel. Dans le questionnaire distribué, sur les 60 élèves interrogés, 20 % ont indiqué ne jamais aller au théâtre, 68 % y aller une à deux fois par an. À titre de comparaison, pour le public du festival (233 personnes interrogées) 27 % du public se rend au théâtre une à deux fois par an. Le travail d’accessibilité de Brook semble réussi, quand on observe que 54 % des élèves estiment, à l’issue de la représentation, que les pièces de Shakespeare sont « faciles à comprendre » (avec 41 % ayant coché « difficiles à comprendre »). 46 % du public général (qui a rempli le questionnaire avant la représentation), estime que les pièces de Shakespeare sont faciles à comprendre. On voit que pour les collégiens (avec 67 % d’entre eux n’ayant jamais vu de pièce de Shakespeare au théâtre auparavant), la représentation a permis de considérer Shakespeare comme un auteur accessible, ne posant pas de difficultés de compréhension. Le théâtre du Sycomore place lui aussi l’accessibilité au premier plan de sa réflexion. Le théâtre amateur apparaît par essence comme une pratique de médiation culturelle : « La médiation culturelle apparaît le plus souvent comme une pratique spontanée, informelle, par laquelle un amateur, familier d’une expression artistique, en facilite l’accès à des proches : parents, amis, voire élèves dans un cadre scolaire. » (Aboudrar et Mairesse 3) Ce travail de médiation a également permis d’obtenir un public diversifié. En effet, lors de la représentation de King Lear (approximately), la plupart des spectateurs connaissent de près ou de loin un des acteurs (parents, grands-parents, frères et sœurs, parents d’amis…). En ce qui concerne l’âge du public, la catégorie majoritaire est celle des 36‑50 ans (alors qu’il s’agit le plus souvent d’une des catégories minoritaires dans mes enquêtes de terrain) et les moins de 18 ans (de même). Les catégories socio-professionnelles étaient également très variées, alors que j’observe habituellement une prédominance des cadres et catégories intellectuelles supérieures14. Le théâtre amateur a ainsi permis à des spectateurs qui fréquentent assez peu les théâtres de s’y rendre, et de découvrir Shakespeare. Une spectatrice m’indique par exemple :

Nous on a vraiment découvert Shakespeare par le biais du Sycomore. Jamais je ne serais allée voir une pièce de Shakespeare. Je ne pense pas. J’aurais eu peur d’y aller, c’était l’inconnu, ça m’aurait paru inaccessible. Alors qu’aujourd’hui ça nous semble distrayant, on n’aurait jamais cru rire sur du Shakespeare. On a pu se familiariser. Nous on y serait peut‑être allés par curiosité mais on n’était pas attirés par du Shakespeare.

Un autre spectateur explique :

On va dire qu’il y a un avant et un après. Le fait que ma fille reprenne des cours classiques de Shakespeare m’a fait connaître beaucoup plus Shakespeare. J’avais quelques images de quelqu’un de très réfléchi, les grands classiques, très… très sérieux on va dire. Et depuis que j’ai découvert un peu plus complètement ce que c’était par l’intermédiaire des pièces et des lectures avec ma fille, j’ai découvert une autre facette… Quelque chose de beaucoup plus accessible que l’image que j’en avais.

Le travail de médiation culturelle et d’accessibilité semble particulièrement réussi au vu de ces propos.

Conclusion

Cet article aura permis d’interroger la capacité de deux spectacles à faire du Roi Lear un objet de médiation culturelle, avec une volonté d’accessibilité, cherchant à créer un lien entre publics et artistes. Mais une question reste en suspens : qu’ont transmis les deux compagnies, exactement ? Que reste‑t‑il du texte shakespearien, et de sa poésie ? Jean‑Michel Déprats indique, au sujet de la traduction de Shakespeare pour le théâtre :

La multiplicité et la richesse des métaphores sont la caractéristique majeure du texte shakespearien. […] Devant leur surabondance et pour sacrifier à la « mise en bouche » voire pour « faire parlant » beaucoup de traducteurs de théâtre (plus proches en cela de l’adaptation que de la traduction) ont eu tendance à réduire et à simplifier le matériau imaginaire. Par souci de l’aisance, le buissonnement shakespearien est alors transformé en jardin à la française […]. Pour faciliter la diction et soumettre le texte à des modes de parler plus simples, on morcelle les périodes, on abrase les aspérités, on élague les métaphores. (Déprats § 16)

Du fait du très court format des deux adaptations, il est certain que beaucoup des métaphores, et d’aspects de la pièce de Shakespeare en général, ont été « élagués ». Pourtant, le travail proposé, dans les deux cas, permet aussi de faire entendre le texte shakespearien, qui se distingue clairement des autres moments de l’adaptation. Surtout, les deux propositions théâtrales cherchent davantage à amener les spectateurs vers le texte qu’à transmettre une version complète de celui‑ci. Selon Chaumier et Mairesse, « [L]e travail de médiation se présente d’abord comme un travail de prise de confiance en ses propres capacités, en s’accordant le temps d’aller à la rencontre des autres, par le biais du travail d’un artiste comme par les relations que l’on peut alors nouer avec les autres présents dans ce partage. » (Chaumier et Mairesse 31). Ici, l’autre qu’est Shakespeare a pu être véritablement approché, et, comme en témoignent les propos des spectateurs, cela a permis une prise de confiance dans leur capacité à comprendre la pièce, pouvant les amener ensuite à aller voir la pièce au théâtre dans une version non abrégée. Davantage que le texte, ce qui a pu être transmis dans nos adaptations est un mode de relation entre acteurs et spectateurs, particulièrement central dans le théâtre de Shakespeare.

Bibliographie

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Notes

1 D’août 2022 à août 2023, j’ai pu réaliser des enquêtes de terrain dans différents théâtres (en France, mais aussi en Allemagne, aux États‑Unis et en Angleterre), en ville ainsi qu’en milieu rural. La question de la compréhension a été évoquée régulièrement par les publics shakespeariens que j’ai pu interroger lors de ces enquêtes. Pour les publics anglophones, la crainte de ne pas comprendre le texte est plutôt liée à la langue, alors qu’en France ou en Allemagne, les spectateurs redoutent la complexité de l’intrigue avec une multiplicité de personnages, comme ce spectateur, toujours lors d’une enquête pour Le Roi Lear du TNP : « Alors moi je dirais qu’au départ mon ressenti comme ça face à Shakespeare c’est que c’est des pièces toujours très difficiles à suivre, par moment, on a tendance des fois à… on peut décrocher assez rapidement et après être noyé dans, dans… parce que bon il y a pas mal d’intrigues, pas mal de personnages, ça se coupe, ça se recoupe voilà, donc si à un moment donné on décroche […]. » Retour au texte

2 Je remercie vivement le théâtre du Sycomore de m’avoir donné accès à son travail, à son public, ainsi qu’au texte de son adaptation et à Marion Ott d’avoir répondu à mes nombreuses questions. Je remercie également très sincèrement Irina Brook et la Compagnie Dream New World d’avoir partagé avec moi le texte de son adaptation et le château d’Hardelot pour son accueil chaleureux. Retour au texte

3 On peut la définir ainsi : « On appelle “médiation culturelle” un ensemble d’actions visant, par le biais d’un intermédiaire — le médiateur, qui peut être un professionnel mais aussi un artiste, un animateur ou un proche —, à mettre en relation un individu ou un groupe avec une proposition culturelle ou artistique (œuvres d’art singulière, exposition, concert, spectacle, etc.), afin de favoriser son appréhension, sa connaissance et son appréciation. » (Aboudrar et Mairesse 3) Retour au texte

4 La compagnie a également emmené les élèves amateurs à une représentation du Roi Lear de Georges Lavaudant au TNP de Lyon. Retour au texte

5 Albert Jiatsa Jokeng, Roger Fopa Kuete et François Guiyoba définissent ainsi cette notion : « L’intermédialité, de son étymologie inter — entre — et medium — support de communication, […] signifie le lien, le rapport, l’intersection ou la mise en relation entre plusieurs média […]. » (Jiatsa Jokeng Albert 9) Retour au texte

6 La première étude de terrain a été réalisée lors du festival d’hiver Shakespeare & Cie à Tournon-sur-Rhône (Ardèche), le 10 mars 2023, lors de la représentation du King Lear (approximately). Sur les 90 spectateurs présents, 77 ont répondu à mon questionnaire (rempli avant le spectacle), et 10 entretiens téléphoniques ont été réalisés après la pièce. La deuxième étude a eu lieu au festival Shakespeare Nights au château d’Hardelot à Condette (Nord-Pas-de-Calais) le 13 mai 2023. 233 questionnaires ont été récoltés sur l’ensemble du festival, et environ 60 questionnaires ont été remplis par les spectateurs pour One Shot Shakespeare: Lear!. À cela s’ajoutent 60 questionnaires remplis par des collégiens venus à la représentation scolaire. 11 entretiens téléphoniques ont également été réalisés après le spectacle. Retour au texte

7 Pour la compagnie du Sycomore, la traduction a été d’abord réalisée par le fondateur de la compagnie, Jean‑Pierre Guille, professeur d’anglais, puis adaptée par les deux metteurs en scène, Maxime Grimardias et Marion Ott. Cette dernière a écrit les passages de narration qui ont été ajoutés à la pièce et dont nous parlerons plus tard dans cet article. Pour le One Shot Shakespeare: Lear! la compagnie a utilisé une traduction de Marie Paule Ramo, collaboratrice d’Irina Brook, qui avait été réalisée pour le spectacle Lear, mis en scène par Renato Giuliani au Théâtre national de Nice (TNN) en 2019. Cette traduction a été réadaptée par la compagnie au fur et à mesure du travail pendant les quatre jours, dans un travail collaboratif entre Irina Brook et ses acteurs et actrices. Retour au texte

8 On réfléchira un peu plus loin à ce qu’il reste finalement du texte shakespearien dans ces deux adaptations, et dans quelle mesure celles‑ci transmettent véritablement la pièce de Shakespeare au public. Retour au texte

9 Comme l’indique Ton Hoenselaars, dans la preface à Shakespeare and the Language of Translation : « Significantly, the major stages in England are reaching out for Shakespeare in an idiom other than English, speaking to them from beyond the proverbial language barrier » (Hoenselaars x). Retour au texte

10 Toutes les références au texte de Shakespeare proviennent de l’édition en ligne de la Folger Library. Retour au texte

11 Ces adaptations francophones ne sont pas sans rappeler le travail de compagnies anglophones comme la Reduced Shakespeare Company (États‑Unis), et son spectacle The Complete Works of William Shakespeare (abridged) qui abrège les 37 pièces de Shakespeare en 97 minutes, ou la compagnie Forced Entertainment (Royaume‑Uni) et son Complete Works: Table Top Shakespeare, où toutes les pièces sont jouées de façon condensée, avec l’aide d’objets comme une poivrière ou une boîte d’allumettes. Retour au texte

12 « Nothing, my lord. » (I.1, 96). Retour au texte

13 Le dramaturge Wajdi Mouawad est directeur du théâtre de la Colline (Paris) depuis 2017, et réfléchit dans de nombreuses pièces et dans ses essais à la place de la jeunesse dans la société actuelle. Retour au texte

14 On retrouve des résultats similaires dans l’enquête « pratiques culturelles » 2018 du ministère de la Culture. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Méline Dumot, « Le Roi Lear comme objet de médiation culturelle : une pièce accessible ? », Représentations dans le monde anglophone [En ligne], 27 | 2023, mis en ligne le 18 décembre 2023, consulté le 17 juillet 2025. URL : https://publications-prairial.fr/representations/index.php?id=144

Auteur

Méline Dumot

Méline Dumot est doctorante à l’Université Clermont-Auvergne (IHRIM) depuis septembre 2022 et travaille sur la place des publics du xxie siècle dans le théâtre de Shakespeare sous la direction de Madame Sophie Chiari. Elle a publié deux articles : « Giving Voice in Mike Lew’s Teenage Dick: Disability in a Modern Rewriting of Richard III » (La Clé des langues) et « A Contemporary Clown: Richard III on the Twenty-First Century Theatrical Stage » (Pacific Coast Philology Journal). Elle a également participé à des colloques à l’étranger (PAMLA 2019, SAA 2020 et 2022) et en France (SAES 2023, atelier SFS XVI-XVIIe ; Université Paris-Sorbonne 2022, « Shakespeare, the Contemporary and the Post-Modern Stage »). En 2023, elle a obtenu le Prix du mémoire de la Société française Shakespeare.
meline.dumot@uca.fr

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