Aristote s’invite chez Nabokov : le ressort tragique dans Lolita

  • Aristotle Invites Himself in Nabokov’s Lolita: The Novel’s Tragic Configuration

DOI : 10.35562/rma.1507

Résumés

Lolita est une des rares œuvres ayant causé un scandale à sa publication et dont la teneur polémique n’a pas diminué avec le temps, 60 ans après sa publication. L’interdit qu’elle transgresse, interdit par excellence peut‑être, est plus que jamais au cœur de notre société. Parmi ceux qui ont osé franchir la porte d’entrée du livre et parvenir à son terme, il n’est pas un lecteur qui ne se souvienne de son expérience et du goût qu’elle lui a laissé : une sensation paradoxale de malaise mêlée à une révélation esthétique, comme si l’on avait traîné une toile de maître dans un caniveau doré à l’or fin. Nabokov a, semble‑t‑il, voulu s’aventurer avec ce roman sur les terres d’une littérature non encore défrichée. La beauté de la prose, l’aspect participatif du verbe y sont pour beaucoup dans le succès de Lolita, qui a fleuri malgré le scandale. Mais c’est également sa structure tragique, au‑delà des simples poncifs associés au terme, qui garantit à cette œuvre particulière d’être lue jusqu’au bout et appréciée. Le lecteur, porté par une construction sans faille digne des lignes directrices d’Aristote sur la tragédie, chemine malgré l’interdit sur la voie des destins qui lui sont contés et dont l’issue lui est connue d’emblée. Malgré ses réticences, il retrouve dans l’abjection variable des personnages le reflet d’errements proprement humains qui ne lui sont pas étrangers. Le parcours hors norme de ces personnages tragiques finira par inspirer au lecteur terreur et pitié, deux éléments essentiels et salvateurs, garants de la catharsis attribuée à la tragédie antique. Le présent article aura donc vocation à donner un aperçu des mécanismes de la tragédie qui sous-tendent le roman de Nabokov, tout en montrant que ce genre conditionne à la fois le maintien du lecteur dans la sphère du livre, et la recevabilité de l’œuvre dans la sphère publique.

Lolita is one of the very few literary works which, having caused scandal upon their publication, have remained highly problematic over time, in this case 60 years through. The limit it trespasses is more than ever a burning topic in our society and has acquired near-symbolic value as an arch-offense. Among the readers who dared step across the gate of the novel and who managed to reach its conclusion, there is not a single person who does not remember perfectly well the flavor of that experience: a paradoxical sense of malaise mixed with aesthetic bliss, as for a masterpiece found in a gilded gutter. Nabokov, it seems, managed to take literature where nobody else had ventured before.The beauty of the prose or the reader’s participation it demands did much for the success of Lolita, which bloomed despite the scandal. But it is also the novel’s tragic structure, extending well beyond the stereotypes associated with the term, which ensures it will be read to the end and valued. Thus the reader, moving along the lines of a flawless composition respectful of Aristotle’s views on tragedy, neglects their moral duty to rise up against the unbearable, as they learn about the fates of characters whose ends are foretold. Despite occasional disapproval, the reader comes to see in the characters’ varying degree of abjection the reflection of essentially human shortcomings, to which he or she is not totally estranged. The extraordinary route of those tragic characters will eventually inspire in the reader terror and pity, the two salutary key elements Aristotle attributes to tragedy, and which lead to the purgation of passions he calls catharsis. The purpose of the present article is therefore to offer an overview of the mechanisms of tragedy that underlie Nabokov’s novel, and also to demonstrate how this specific genre helps maintain the reader in the novel’s grasp and eases the novel’s reception in society.

Plan

Texte

Introduction

Soixante ans après sa publication, il n’est plus aucun doute possible quant à la valeur canonique du roman le plus controversé de Nabokov. Les lecteurs de Lolita1, s’ils s’accordent sur la qualité littéraire indéniable de l’œuvre, ne manquent en général pas de se souvenir également du trouble qu’ils ont ressenti au sortir du récit. Après tout, la plupart d’entre eux sont bien conscients d’avoir lu l’histoire plutôt nauséabonde d’un pervers qui kidnappe pour ses voluptés une pré‑adolescente sans défense, et éprouvent donc naturellement une pointe de culpabilité à l’idée d’avoir pu apprécier l’exercice. Certains se sont sans doute à l’occasion posé la question de leur stabilité mentale ou de leur santé affective. Alors pourquoi cette réaction ambivalente chez le lecteur ? Ou plutôt : comment Nabokov ouvre‑t‑il au lecteur la possibilité d’aimer ce que l’on ne peut tolérer ?

Il est évident qu’un des défis de Nabokov avec un thème comme celui-ci était de maintenir le contact avec son lecteur jusqu’au bout de cette terrible histoire, car si une forme de morbidité initiale, d’attirance pour l’interdit, pouvait expliquer que l’on ouvre le livre, cette morbidité ne suffisait pas en revanche à garantir la poursuite de la lecture jusqu’à l’épilogue. Pour séduire son lecteur, un roman comme Lolita met en œuvre beaucoup de ressorts. La beauté lyrique ou de composition, le jeu, le dialogisme en sont quelques‑uns parmi d’autres. Mais le ressort qui nous intéresse ici est plus ancien, et me paraît peut‑être le mieux à même d’expliquer le mouvement d’attrait-répulsion du lecteur face au contenu du roman. On peut en effet postuler que l’une des raisons qui pousse à lire Lolita est un besoin de se trouver confronté à des contenus qui menacent nos valeurs, et que cette confrontation, si elle est orchestrée convenablement, remplit l’antique office de la catharsis, telle qu’elle a été théorisée par Aristote. En d’autres termes, les passions sourdes qui pourraient encore animer le lecteur soumis aux bonnes règles de la vie publique seraient expurgées via le ressort tragique.

Bon nombre de critiques ont isolé à raison des aspects tragiques du roman, mais ceux-ci ne sont pas suffisants pour parler de catharsis. Aussi conviendra‑t‑il ici de faire émerger dans la construction globale du roman une ligne qui confine à la tragédie antique, et le long de laquelle ces différents éléments tragiques peuvent s’imbriquer.

Destins cruels, mythes et antiquité : rapide tour d’horizon des emprunts au topos tragique dans Lolita

Dans un courrier de 1956 à son collègue Morris Bishop, Nabokov déclarait: « Lolita is a tragedy. » Si l’on considère dans un premier temps une acception large du terme « tragique » (à savoir la qualité d’une situation propice à exciter chez le témoin la tristesse ou une forte réaction émotionnelle), la veine tragique apparaît rapidement comme socle du roman, et cela dès l’histoire de celle qui préfigure Lolita, soit la jeune Annabel Leigh.

L’expérience amoureuse sans cesse contrariée qui lie Humbert enfant à Annabel connaît en effet une fin prématurée, puisque la jeune fille est arrachée à leurs émois par le départ de sa famille, et meurt quelques mois plus tard du typhus à Corfou (13). Cette histoire dramatique s’appuie sur le poème d’Edgar Allan Poe intitulé Annabel Lee (1849), qui développe le thème de l’amour éternel tout en étant parcouru d’un fort courant mythologique, deux ingrédients essentiels de nombreuses tragédies. Ainsi, dans le poème de Poe, l’amour de deux jeunes personnes est tant jalousé par les créatures célestes que celles‑ci ordonnent la mort de la jeune femme. Son amoureux transi finit par la veiller à même sa tombe. On retrouve dans ce schéma les résonances du tragique Romeo and Juliet, en même temps qu’une référence claire à des puissances supérieures, jalouses et potentiellement malveillantes, qui s’ingèrent dans les projets des mortels, telles qu’elles figurent dans la mythologie grecque. Enfin, le mythe des sirènes, cousines maritimes des nymphes, justement, semble apparaître en filigrane dans ce « royaume près de la mer ». Ce substrat mythologique faisant partie intégrante de la tragédie sous sa forme antique, il n’est pas étonnant de le retrouver au cœur d’un roman présenté par son auteur comme une tragédie, et recherchant les mêmes effets sur son lecteur que ce genre théâtral.

Il est assez aisé de remarquer que l’antiquité et ses mythes, ou l’histoire des civilisations de manière plus générale, alimentent constamment la prose de Humbert, sous l’égide de l’érudit Nabokov. Ainsi l’obsession de Humbert pour les nymphettes, dès lors qu’il en fait la confession, est immédiatement érigée au rang de mythe. La description de son attirance particulière pour ce type de jeunes filles, en tout début de roman, se fait d’emblée en des termes mystiques, tandis que la taxinomie qu’il propose repose sur un emprunt clair à la mythologie :

Now I wish to introduce the following idea. Between the age limits of 9 and 14 there occur maidens who, to certain bewitched travelers, twice or many times older than they, reveal their true nature which is not human, but nymphic (that is, demoniac); and these chosen creatures I propose to designate as “nymphets”. (16)

Comme toujours chez Nabokov, il convient cependant de noter que l’emprunt générique au mythe n’est pas pur, mais hybridé, ici avec les normes de l’article scientifique qui présenterait une idée et proposerait une terminologie. Dans la même veine, on pourra également se rappeler que « Les Chasseurs Enchantés », hôtel isolé dans lequel Humbert planifie de s’approprier Lolita et lieu emblématique de la consommation de l’amour nymphique, laisse à voir en bonne place dans la salle de réception une fresque figurant des dryades, des chasseurs enchantés et des animaux surprenants. Si la fresque est de mauvais goût, elle n’en attire pas moins l’attention du lecteur sur l’existence de ce substrat mythologique, même dénaturé.

La mythologie qui parcourt Lolita et sous‑tend la tragédie antique, mythologie si chère à C. G. Jung en tant que source de notre inconscient collectif (Psychologie de l’inconscient) et qui a cohabité du temps de l’antiquité avec des disciplines dont nous faisons toujours grand cas aujourd’hui (médecine, philosophie…), laisse la part belle à toutes les formes d’une sexualité débridée.

L’emploi récurrent par Nabokov de cette mythologie n’est donc pas un hasard, puisque son caractère à la fois élevé et lubrique participe efficacement à l’entreprise humbertienne visant à prononcer le divorce entre moralité et beauté. Citant « un ancien poète », Humbert nous déclare ainsi : « The moral sense in mortals is the duty / We have to pay on mortal sense of beauty » (283). En d’autres termes, nous « mortels » (on remarquera l’usage de la même épithète que celle figurant dans les récits mythologiques, servant à opposer les humains aux dieux) aurions pour devoir de ne voir le beau que dans les actions moralement acceptables. Néanmoins, si l’on parvient à désolidariser ces deux notions, l’on peut avoir accès à une conception du beau autrement plus divine, dans laquelle le sexe deviendrait « l’auxiliaire de l’art », comme Humbert le dit si bien (259). Cette position tenue par Humbert est d’ailleurs confirmée par Nabokov lui‑même, qui s’en explique dans un entretien accordé en 1959 à Pierre Dumayet : « Lolita est la solution harmonieuse et élégante à un problème que je me suis posé » (« Lectures pour tous », 21 octobre 1959, archives de l’INA).

En dehors d’un intertexte mythologique plus ou moins transparent et accessible, Humbert évoque également les civilisations antiques dans le but évident de suspendre notre jugement sur ses pulsions, puisqu’à d’autres temps correspondent d’autres mœurs. Il évoque ainsi tour à tour le goût de l’auteur romain Virgile pour les jeunes personnes, plus particulièrement les garçons (19), les temples grecs et leur tradition du fascinum, cet objet sexuel que Humbert dit imposé à de jeunes mariées de dix ans (19). Il regrette encore le monde d’avant Jésus Christ, où les Orientaux usaient pour leur divertissement du charme de la jeunesse, et où de jeunes filles pouvaient être cueillies entre le travail et les bains par les Romains (124). En rappelant que Grecs et Romains s’adonnaient à la pédophilie, il espère prouver la nature arbitraire et temporaire de l’interdit, et démontrer le relativisme de nos lois.

Toutes ces références alimentent une émulsion antique qui baigne constamment le roman, et qui fertilise son contenu mythique ou mythologique.

La tragédie chez Aristote et sa transcription chez Nabokov

La tragédie grecque est une forme de théâtre antique très codifié. Nombre de tragédies content des histoires insoutenables ou perturbantes pour l’imaginaire du spectateur. Aristote, dans sa Poétique (circa 335 avant J.‑C.) établit que la tragédie comporte une « action noble, conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue […] c’est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une narration, et qui par l’entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions […] » (92‑93). Il avance que la structure millimétrée des tragédies et leur caractère mimétique de la société sont propres à susciter chez le spectateur une sorte de choc empathique, qui permet à son tour une purgation des passions de même type que celles observées. On garantit ainsi que le public de la tragédie, une fois rendu à la vie réelle, se trouvera lavé de toute frustration, et ainsi de tout désir de transgression.

La tragédie fait très rapidement dans l’Antiquité l’objet d’une récupération politique, dans le but de pacifier les foules en fournissant un exutoire à leurs passions. Ainsi le tyran Pisistrate, au vie siècle avant Jésus Christ, organise déjà à Athènes des concours tragiques dont le but politique est de lui éviter les soulèvements populaires vécus par ses prédécesseurs. La tragédie, à des degrés divers, offre au public un reflet de sa société et de son temps. Elle peut être à cet égard rapprochée d’événements comme le Carnaval, qui possédait au Moyen Âge une fonction sociale similaire : pendant la durée limitée de ces manifestations, les règles habituelles perdent leur caractère absolu et le peuple peut vivre des situations ou des sentiments extrêmes par procuration.

Dramatis personæ

Du point de vue de la distribution, la tragédie grecque est inspirée des grands récits épiques, dont elle est proche, nous expose Aristote (90, 92). Elle est à l’origine fondée sur l’opposition entre un acteur (qui raconte) et le chœur (qui commente le récit). Puis, de narrateur dans les premières tragédies, l’acteur devient protagoniste, avant que le nombre de personnages ne croisse, à partir de Sophocle et d’Euripide, augmentant ainsi le caractère mimétique des représentations (Aristote 90).

Force est de constater que l’on trouve immédiatement dans Lolita ce qui ressemble de prime abord au monologue de l’acteur tragique Humbert, qui se fait le conteur de sa propre histoire. À l’ouverture de Lolita, c’est donc comme s’il n’existait aucune autre entité partie prenante de l’histoire (aucun deutéragoniste, aucun tritagoniste) en dehors de l’unique aède Humbert. Simple narrateur à ce stade, il n’est pas encore non plus l’acteur intradiégétique de son récit rétrospectif à venir.

Il faut en effet attendre quasiment trente pages avant qu’Humbert ne laisse poindre le timbre timide d’un premier personnage secondaire au discours direct. Si d’autres acteurs tardent à apparaître, l’audience virtuelle de l’acteur Humbert est en revanche prise en compte dès l’ouverture, comme lorsqu’il s’adresse directement aux membres du jury de son procès à venir (« Ladies and gentlemen of the jury, exhibit number one », 9). Le lecteur lui‑même fait l’objet de nombreuses apostrophes alimentant les fonctions phatiques et conatives décrites par Jakobson (209‑248), et qui peuvent être comprises comme des émanations de l’art théâtral (ex. « mark, O reader », Lolita 65).

Humbert semble ensuite suivre l’évolution historique de la tragédie grecque, abandonnant son rôle de conteur tragique pour endosser celui d’acteur. On pourra ainsi noter que le narrateur Humbert, enfermé dans sa prison, s’efface au profit du personnage Humbert dès la fin du premier chapitre (9), pour ne réapparaître que sporadiquement (et brièvement) p. 13, puis p. 21, 31, 40, 56, 69, etc. La scène théâtrale est donc largement dominée par les actions du personnage Humbert, qui joue sa propre histoire. Le conteur s’efface ainsi au profit de l’acteur, favorisant une imitation de la réalité (mimesis), ou tout du moins une grande proximité avec elle.

Progressivement s’installent enfin le deutéragoniste Lolita et le tritagoniste Quilty, soit le trio tragique des tragédies classiques les plus « récentes » (ex. L’Oreste d’Euripide). Le personnage de Lolita apparaît ainsi, à travers le prisme des yeux de Humbert, à la page 39, et va progressivement prendre substance au cours de la première partie du livre. La construction du personnage se fait d’abord indirectement, par le biais des élucubrations du narrateur et des entrées de son journal intime, puis de manière plus palpable à la fin de la première partie et au cours de la seconde partie, après la mort accidentelle de Charlotte. Lolita obtient soudain sa place d’actrice en même temps qu’elle gagne pour la première fois une voix au discours direct, après la mort de sa mère. Il est à cet égard peu surprenant de trouver notre nymphette lisant « Baker’s Narrative Technique » (198), grâce à laquelle elle apprend à donner corps à son personnage, autant dans le roman en lui‑même que dans la pièce de théâtre intra‑ et métatextuelle à laquelle elle s’apprête à prendre part. Quilty apparaît quant à lui en filigrane en fin de première partie et dans la seconde partie. En sa qualité de tritagoniste, il est bien moins « présent » à la scène que ne peuvent l’être les deux autres acteurs. Sa plus importante apparition est aussi celle qui marque sa fin, lors d’une sanglante confrontation dont la mise en scène, nous le verrons plus tard, n’est encore une fois pas étrangère à l’art tragique grec. Nos trois acteurs et l’aède (ou conteur tragique) Humbert nous livrent donc une forme de la tragédie antique pourtant étonnamment inscrite dans le décor de l’Amérique des années 1950.

Mimesis et construction du décor

Lolita a parfois été perçue comme une peinture de la société américaine des années 1950. Certains journalistes de l’époque n’avaient d’ailleurs pas manqué d’en faire la remarque à la publication de Lolita en langue française. André Billy disait ainsi par exemple dans son article paru dans Le Figaro du 27 mai 1959 : « Au total, Lolita peut être interprété comme un long pamphlet contre les mœurs du pays où l’auteur a choisi de vivre. » Les motels fréquentés par le couple en cavale, qui abritent une certaine dose de perversion ordinaire (Humbert livre une description peu engageante de leurs tenanciers, p. 146, comme de leurs clients, p. 116), le monde aguicheur de la publicité et l’argot acidulé des nymphettes dévergondées, le roadtrip au cœur des paysages américains, la tranquille banlieue américaine bien-pensante de Ramsdale, tout cela contribue effectivement à ancrer le roman et ses personnages dans une époque et un pays, et à en faire potentiellement un emblème de cette société. Mais Nabokov se défendait de vouloir donner des leçons, et il s’exprimait volontiers sur la manière dont, après avoir « inventé » sa Russie, il s’était mis en tête d’inventer cette Amérique qui l’accueillait (312). Celle qu’il met en scène pour son lecteur dans Lolita a surtout le mérite de constituer une toile de fond pour le spectateur de sa tragédie.

La relative différence qui peut exister entre l’idée que l’on se fait d’un environnement familier et sa représentation (potentiellement torturée) dans une œuvre est d’ailleurs propice à provoquer tout au moins une forme de défamiliarisation, allant potentiellement jusqu’à « l’inquiétante étrangeté » que Freud définit dans son essai du même nom. Il paraît intéressant à ce stade de notre étude de nous pencher plus avant sur la définition de « l’inquiétante étrangeté », dans la mesure où ce concept éclaire selon moi le fonctionnement de la catharsis tragique.

Les pièces qui étaient auparavant déclamées à une seule voix dans l’Antiquité évoluent pour être progressivement jouées par plusieurs acteurs. Dès lors, le jeu théâtral se rapproche de la réalité du spectacteur, créant la mimesis et facilitant l’identification du spectateur avec les personnages. Ce même spectateur, qui voit à présent dans le jeu théâtral une représentation de son propre monde, sera également en mesure de déceler les légères différences qui subsistent entre réalité intra et extra-diégétiques. Or c’est justement de ces différences entre la réalité diégétique et la réalité objective que découle toute la puissance d’une tragédie mimétique, car ces menues différences créent l’inquiétante étrangeté, qui est une voie d’accès au réprimé, selon Freud. Voir une tragédie permettrait donc au spectateur d’accéder (via des personnages miroirs) à ses conflits internes, à ce que la société a exigé qu’il réprime, et ainsi à interroger et assainir son rapport à la réalité grâce à la fiction.

La sensation « d’inquiétante étrangeté » apparaît d’après Freud lorsque l’inconscient est confronté à une situation ou à un événement qu’il a déjà rencontré auparavant, et qui présente une composante dont la gestion psychique pose problème. Le tableau problématique initial a d’abord été dévié vers un réservoir de souvenirs réprimés, puis cause un malaise lorsqu’il réapparaît sous une forme ou une autre. Le préfixe « un‑ » dans « unheimlich » est ainsi la marque du refoulé pour Freud (113). Ce qui est refoulé doit nécessairement avoir d’abord été rencontré une première fois, d’où la notion de « heimlich », ou familier.

L’origine de cette sensation est multiple selon Freud. Elle comporte d’abord la notion d’incertitude intellectuelle : « quand la frontière entre fantasme et réalité se trouve effacée » (111), chaque fois que les circonstances défient l’entendement au sein même d’un environnement familier, alors apparaît l’inquiétante étrangeté. C’est le cas dans l’exemple donné par Freud de sa propre mésaventure lorsque, se promenant au gré du hasard, il vient à arpenter le quartier des prostituées d’une grande ville italienne. Malgré tous ses efforts pour s’en éloigner au plus vite, et comme si la structure de l’espace n’obéissait plus aux règles qu’on lui connaît, notre malheureux docteur viennois finit toujours par se retrouver à son point de départ. Ce passage cocasse de l’essai de Freud présente des similitudes intéressantes avec le parcours de Rita, dans Lolita, attirée malgré elle par la ville de Grainball, dont l’accès lui a été formellement interdit par son frère car ce dernier y entretient des ambitions politiques.

La thématique du labyrinthe, plus généralement, est également prégnante dans le roman de Nabokov. On la retrouve exploitée de manière significative autour du passage à l’hôtel des « Chasseurs Enchantés », comme pour venir appuyer le doute entre fiction et réalité, et ainsi favoriser l’impression d’inquiétante étrangeté au point nodal de l’entreprise scandaleuse de Humbert.

Freud estime qu’il existe deux grandes sources de l’inquiétante étrangeté. La première est alimentée par des événements refoulés ou d’anciennes superstitions, parfois produits de la construction psychique infantile, qui émergent à la faveur d’une coïncidence déroutante. L’autre, plus tenace, et plus transférable de ce fait à la fiction d’après Freud, se nourrit des complexes refoulés, comme le complexe de castration dont il émaille l’exégèse du Marchand de sable, de E. T. A. Hoffmann. Dès lors, traiter le sujet du développement sexuel, des comportements et déviances sexuels et de leurs tabous, avec la vie psychique qui les accompagne, et replacer ce sujet dans une apparence de réalité, apparaît comme une stratégie tout à fait appropriée afin de convoquer l’inquiétante étrangeté. Ceci est d’autant plus vrai lorsque l’auteur nous fait communier avec la pensée d’un narrateur qui vit probablement au quotidien ce sentiment d’inquiétante étrangeté lié à la mauvaise gestion de l’un ou l’autre complexe relevant de la psychanalyse. Ainsi Humbert retrouve‑t‑il en Lolita son défunt amour de la Riviera, avant de se le faire subtiliser par son double fugitif, qui n’est peut‑être qu’une émanation de lui‑même, tout en assouvissant au passage des fantasmes jusque‑là refoulés qui feraient pâlir un analyste.

Nous avons vu que le hiatus qui existe entre l’action et le décor de la tragédie (mimesis) et le réel familier dont ils s’inspirent permet de faire émerger l’inquiétante étrangeté.

Cette dernière découle d’après Freud de notre construction psychique même, et s’appuie sur des événements psychiques refoulés qui sont, pour bon nombre d’entre eux, communs à toute l’humanité. L’inquiétante étrangeté est donc un lien vers cette zone noire qui contient les éléments dont la société exige pour sa sauvegarde qu’ils soient réprimés chez le sujet. Lire la part sombre de notre société nous force ainsi à questionner et réévaluer notre rapport au réprimé, et à l’interdit qui est évoqué.

L’inquiétante étrangeté semble par conséquent intimement liée à une certaine forme de tragédie, puisqu’elle est d’une part le produit de la mimesis tragique, et d’autre part un adjuvant de la catharsis. La catharsis étant un mécanisme psychologique avant tout, l’inquiétante étrangeté doit être considérée comme un outil d’accès à l’inconscient du lecteur qui va faciliter sa réalisation. Une fois ouverte la porte de l’inconscient, la remise en cause du modèle sociétal et la purgation éventuelle des passions ou autres frustrations par la terreur et la pitié se trouve facilitée.

Rapprocher les personnages du lecteur

La proximité existant entre le décor de la tragédie et la réalité du lecteur permettent déjà une forme d’identification avec les personnages (à même monde, mêmes pulsions, mêmes vices, mêmes contraintes sociales, mêmes éléments refoulés). L’émergence du sentiment de terreur ou de pitié lorsque nous assistons à leur chute, une chute qui aurait pu être la nôtre, est donc tout à fait envisageable.

Ne nous méprenons cependant pas sur mon propos. Il n’est pas question ici de soutenir que le lecteur visé par Nabokov est un pédophile en puissance, et que le but de Lolita est de purger cette passion. Ce type de comportement est suffisamment entouré d’interdits culturels et légaux tout à fait dissuasifs, sans que la littérature ait à se mêler de faire cette leçon. Nabokov révoque d’ailleurs l’interprétation moralisante dans la postface de Lolita (« Lolita has no moral in tow », 314), ainsi que dans son entretien avec Appel, où il explique ne pas vouloir être assimilé à un satiriste car la satire est une leçon (tandis que la parodie n’est qu’un jeu).

Cependant, la présence d’un interdit aussi fort au sein d’un récit peut être interprété comme ayant valeur d’illustration, devenant une sorte de symbole de l’interdit par excellence, simplement car il s’agit de l’une des limites sociales actuelles les mieux gardées. Il est à cet égard intéressant de rappeler que c’est déjà la tragédie, Sophocle en particulier, qui a inspiré à Freud les grandes lignes de son complexe d’Œdipe, et contribué à mettre en lumière la place centrale du désir d’inceste (et du tabou qui y est associé) dans nos sociétés. À travers cet interdit à la fois universel et bien gardé, c’est donc le désir humain de transgression des règles qui devient objet d’attention.

Faible face à l’interdit, l’homme est toujours en proie au désir de transgression qui menace l’existence même de la société, ainsi que l’établit Freud dans son ouvrage Totem et tabou. En cela, le lecteur n’est pas différent de Humbert.

Par ailleurs, en dehors de tout rapport à la pédophilie, un tel roman demande d’abord que soit purgé chez le lecteur une forme d’élan sexuel mortifère, qui lui ferait préférer le sexe à toute autre forme de gratification, l’empêchant ainsi d’accéder au cœur esthétique du texte.

En effet, la littérature psychanalytique ou philosophique dépeint souvent les pulsions sexuelles comme délétères, lorsqu’elles ne sont pas canalisées ou sublimées. Chez Freud, par exemple, la libido peut être déviée vers des activités plus saines et créatrices (Trois essais sur la théorie sexuelle). Les passions en elles‑mêmes, de l’ordre de l’élément perturbateur chez Aristote (Rhétorique, livre 2, I, 8), adjuvants de l’ignorance chez Platon (Phédon), pulsions subies chez Descartes (Traité des passions de l’âme), souvent diamétralement opposées à la raison comme chez Kant (Anthropologie du point de vue pragmatique), tyrans de l’âme chez Locke (An Essay Concerning Human Understanding, livre 2, XXI, 54‑55), ont souvent été considérées comme un élan nuisible pour l’individu d’abord, puis pour la stabilité de la société ensuite.

La catharsis peut donc être perçue comme un enjeu important dans le roman de Nabokov. Elle est d’abord un enjeu pour le roman lui‑même, afin qu’il ne soit pas injustement relégué au rang d’objet obscène ou consommé comme produit érotique. Elle est ensuite un enjeu pour l’individu et la société, dont le fonctionnement stable dépend de l’apaisement des tensions qu’elle induit.

C’est donc un véritable défi littéraire que Nabokov se lance, afin que la purgation des passions puisse être menée à son terme sans perdre le lecteur en cours de route du fait d’un contenu hautement discutable.

Au‑delà de l’interdit et du désir de transgression dont nous venons de parler, que nous avons en commun avec le narrateur, le parcours de Humbert montre des caractéristiques du pathos ou du drame assez facilement observables. Le portrait qui est fait du personnage dévoile en effet des aspects de sa personnalité susceptibles de provoquer chez le lecteur empathie et/ou identification, et vient alimenter un sentiment qui se muera en authentique pitié à la fin du roman.

Ainsi, Humbert est d’abord quelqu’un de foncièrement inadapté au monde dans lequel il évolue. Il se définit comme une espèce à part, de la classe des « voyageurs enchantés », seuls capables de repérer les nymphettes, et surtout comme un enfant prisonnier d’un corps d’adulte : « I passed by her in my adult disguise » (39). Il est tellement inadapté à son monde et mal préparé à accepter ce qu’il considère comme son anormalité qu’il avoue avoir songé à se suicider : « I toyed with the idea of enjoying his [a fellow student’s] little sister, a most diaphanous nymphet with a black hair bow, and then shooting myself » (29). Il évoque régulièrement dépressions et séjours en sanatoriums au cours de son récit. Le monstre est donc fragile.

Sa propre présentation en début de roman le dépeint par ailleurs comme un raté. Étudiant dépressif d’abord, appliqué mais trop mauvais pour obtenir son diplôme de psychiatrie (ou trop fou), il est aussi un poète frustré. Puis il se réoriente vers la littérature anglaise, où il n’est guère meilleur. Scientifique médiocre et de mauvaise foi lors d’une expédition arctique où il est chargé d’étude sociologique, il est également un homme malheureux contraint au simulacre avec les femmes. Son mariage avec sa première femme est une farce, une comédie de boulevard qui serait drôle si elle ne laissait transparaître la misère aussi bien de monsieur que de sa femme Valeria, dont le personnage à peine ébauché respire la vacuité.

Humbert est au final un homme du peuple, aux multiples facettes. Il est monsieur tout le monde, reflétant les forces contradictoires potentiellement présentes en chaque être humain. Mosaïque d’une multitude de comportements humains, il est tantôt poète érudit, tantôt animal pathétique, client de prostituées, aliéné trilingue et imposteur intellectuel.

Il est également, comme tous ses lecteurs, aux prises avec un monde qu’il ne comprend pas, en proie au questionnement ontologique, et se trouve être le jouet de forces supérieures (l’auteur ou « McFate ») dont il soupçonne l’existence mais qu’il ne comprend pas. Néanmoins, les interventions auctoriales, dont on peut soupçonner l’existence, n’ont rien d’extraordinaire à proprement parler. Les événements qui président au destin hors‑norme de Humbert sont plausibles, reliés logiquement à l’ensemble dans un rapport de cause à conséquence. Nabokov n’a ainsi que très peu recours au Deus ex Machina, conformément à la prescription d’Aristote pour les tragédies (Poétique, XV), cela afin de préserver le potentiel cathartique de l’histoire.

Il est important de noter que l’errance et les interrogations existentielles du héros tragique Humbert nous sont transmises par le texte, comme pour marquer la communauté intellectuelle et ontologique qui existe entre le narrateur de Lolita et n’importe quel lecteur. Ainsi Humbert éprouve‑t‑il par exemple du plaisir à transgresser l’interdit, tandis que nous éprouvons du plaisir à lire un texte à la puissance ludique, intellectuelle et esthétique indéniable, qui traite de cet interdit. Or Freud écrit dans Totem et tabou que parler ou s’informer du sujet tabou est aussi transgressif qu’accomplir l’acte tabou. On peut ainsi dire que nous transgressons d’une manière indirecte les mêmes règles que Humbert. De même, alors que McFate et Quilty se jouent successivement de Humbert sans que ce dernier ne puisse répliquer, son statut de narrateur lui permet à son tour de nous maintenir dans ce même état de doute, dans la mesure où son récit retient jusqu’au bout le nom de sa victime alors même que tous les indices qui permettent de la connaître sont bien disséminés dans le texte.

Enfin, il est une angoisse que nous partageons avec Humbert tout au long du récit : c’est celle de la langue et du contrôle que l’on exerce sur elle. Le narrateur craint en effet par‑dessus tout la perte du langage, et ceci pour plusieurs raisons. D’abord parce que Humbert, comme Nabokov, est un immigré aux prises avec une langue qui n’est pas sa langue maternelle, et que son incapacité à saisir les nuances de l’argot utilisé par Lolita lui interdit l’accès à l’âme et au cœur de la nymphette. Il réalise au chapitre 32 de la seconde partie (283‑284), alors que la nymphette marche aux côtés d’une des rares amies d’école qu’elle a le droit de fréquenter, que Lolita cultive un jardin secret auquel il n’aura jamais accès. Humbert intègre malgré tout, avec une certaine mauvaise volonté et une grande distance ironique, l’argot de la nymphette, dans le but évident de la séduire. Lolita n’est cependant jamais dupe du stratagème.

Humbert s’exclame en outre assez régulièrement quant à sa maîtrise de la langue (ex. « ‘What’s the katter with misses?’ I muttered (word-control gone) into her hair », 120), dès lors que les circonstances le laissent à court de mots ou perturbent le contrôle qu’il exerce sur eux. En effet, en plus de représenter directement la rupture de la communication et donc la perte programmée de Lolita, ces faiblesses linguistiques suggèrent son potentiel échec, en tant qu’écrivain, à faire justice à la mémoire de Lolita et racheter ainsi ses fautes par l’art. Force est de constater que nous partageons encore une fois avec Humbert ces difficultés liées au langage. Ainsi l’apport extraordinaire des langues étrangères (xénismes allemands, français, latins, translitérations, néologismes, jeux de mots translangues et autres innovations) s’ajoute‑t‑il aux références érudites, aux citations, aux jargons, et à la syntaxe sinueuse de Humbert pour faire du roman un véritable défi intellectuel. Le problème de langage de Humbert est donc aussi potentiellement le nôtre.

Si Humbert est l’un des personnages aux traits tragico-pathétiques du roman, il y en a bien d’autres autour de lui. Nous avons déjà évoqué sa première femme, insignifiante, muselée, qui trouve la mort aux États‑Unis dans un simulacre d’expérience behavioriste impliquant nudité et humiliation. Charlotte Haze, sa deuxième femme, est un écran de fumée, une femme sans personnalité qui se construit sur des prétentions de classe creuses. Son absence dramatique de profondeur est trahie par une élocution bourgeoise feinte et un discours miné par la polyphonie, selon Yannicke Chupin (« “A medley of voices”, polyphonie et discours rapportés dans Lolita de Nabokov »). Enfin, résumer la vie du personnage de Lolita suffit à se convaincre du caractère tragique de sa destinée : débauchée à 12 ans, son enfance est ensuite irrémédiablement détruite par deux détraqués qui la soumettront à leurs perversions. Lorsque le destin lui permet enfin de rencontrer son mari, c’est l’indigence qui la touche. Elle meurt finalement en couche sans que sa progéniture ne lui survive.

La mimesis fonctionne également grâce au caractère universel de certains des thèmes abordés par Nabokov, qui entrent en résonance avec la mythologie personnelle ou collective des lecteurs. Au‑delà de la question de la sexualité, c’est par exemple le thème de l’amour éternel qui se rejoue dans le roman, à grand renfort de poésie et d’intertexte mythologique classique qui placent l’histoire de Humbert sur un plan bien supérieur à celui de la simple imagerie pornographique.

Le personnage de Lolita doit être considéré, me semble‑t‑il, comme une figure à la destinée tragique, mais aussi comme une figure universelle du martyr et du sacrifice messianique.

Que ce soit dans la figure sacrificielle mourant pour nos péchés ou dans le personnage tragique qui périt pour des défauts identiques aux nôtres, il y a l’idée d’une profonde humanité, constellée de défauts et néanmoins digne d’être rachetée.

En effet, il faut préciser d’abord que c’est en mourant que Lolita permet la parution du livre hommage composé par Humbert, puisque cette parution est conditionnée par la disparition de sa principale héroine. Or cet événement a vocation à assurer la rédemption d’Humbert.

En effet, lorsque celui‑ci vit son épiphanie, à la page 307 du roman, il constate l’absence de la voix de Lolita parmi celles d’enfants ; dès lors son récit aura pour objectif avoué de corriger cette lacune en offrant à la jeune fille l’éternité de l’art, afin que sa voix puisse enfin rejoindre la polyphonie universelle (et quasi mystique) des enfants. La mort de Lolita permet ainsi indirectement, en amenant la publication de son récit, de sauver l’âme de Humbert.

Lolita réussit donc là où la religion a échoué, ainsi que l’expose Humbert en II, 31 (il fait alors part de ses réserves quant à un catholicisme prompt à absoudre un monstre comme lui).

Mais le sacrifice de la nymphette permet également à tout homme de transcender sa condition d’homme par l’art. Tout comme le Jésus de la foi chrétienne, Lolita semble en effet mourir pour nous donner accès à un pan d’éternité, par un complexe mécanisme sémantique développé par Nabokov.

L’élaboration de ce mécanisme débute à la page 283, avec la cryptique maxime que Humbert attribue à un poète imaginaire, et selon laquelle le sens du « beau » tel que les mortels le conçoivent est subordonné à une nécessité morale : ce qui est beau ne peut l’être que si cette chose ou cette action est également moralement acceptable. De ce point de vue, Lolita ne peut théoriquement pas être considéré comme beau, puisqu’il s’agit d’un récit hautement immoral selon les critères qui ont cours.

Il faut alors lier ces considérations à la dernière phrase du roman pour saisir la portée du mantra humbertien de la création. Dans sa conclusion, Humbert définit indubitablement son entreprise comme une entreprise artistique, faite pour dépasser les époques. Il classe ainsi son œuvre au même rang que les manifestations artistiques qui perdurent depuis la nuit des temps : « I’m thinking of aurochs and angels, the secret of durable pigments, prophetic sonnets, the refuge of art » (309). L’œuvre de Humbert, qui doit être publiée à la mort de Lolita, doit justement permettre à la nymphette de survivre, tout comme les peintures rupestres et toute forme d’art permettent à leur auteur de dépasser sa mortalité. Le roman, dont le but (sauver la mémoire de Lolita) semble par ailleurs plutôt louable, appartiendrait donc bien au domaine de l’art.

Si le contenu des mémoires de Humbert est hautement immoral, selon nos critères de simples mortels, il est tout aussi indéniable cependant qu’il possède également des qualités artistiques associées communément à la beauté d’une œuvre (composition, originalité, langue). Ce sont d’ailleurs ces qualités qui ont contribué à convaincre le lecteur de poursuivre sa lecture jusqu’au bout, selon Maurice Couturier (voir le concept de « poérotisme », dans Roman et Censure, chapitre 5).

En conséquence, si l’immoralité a accouché de la beauté, nous pouvons déduire d’après la maxime de Humbert précédemment citée que nous avons bel et bien quitté le monde des simples mortels pour venir toucher un plan d’existence et de perception supérieurs.

L’histoire de Lolita, dans sa forme écrite, accède à l’éternité de l’art et touche finalement à la grâce dans ce nouvel état. La femme Lolita quant à elle, a pu être « solipsisée » (comme le projetait Humbert), sublimée par l’art, in extremis.

À la femme Lolita se substitue ainsi désormais sa projection artistique, et c’est son sacrifice en tant qu’être de chair et d’os qui nous permet, à nous autres lecteurs, à nous autres mortels, d’expérimenter cet autre plan de l’existence, hors de portée des mortels en temps normal, dans lequel le beau n’est plus subordonné au moral.

Le sacrifice de Lolita nous donne donc accès à l’éternité, à la manière du sacrifice conté par les Écritures. C’est grâce à cette complexe dialectique que Lolita vient à incarner une figure de Sauveur, tandis que le récit de Humbert devient une forme subversive de théologie qu’il n’est plus possible aux mortels de rejeter, sous peine de perdition.

En conclusion, nous dirons que Lolita favorise la mimesis par des personnages et un décor proches de nous, puisant également une certaine dose d’universalité dans les grands récits fondateurs afin de favoriser la mise en place du mécanisme cathartique à venir.

Un grand nombre d’éléments relevant de l’intrigue de Lolita ou de la construction des personnages relève également du tragique, nous l’avons vu. Mais est‑ce bien suffisant pour considérer le roman dans son ensemble comme une tragédie ?

Reprise des codes structuraux et littéraires de la tragédie

L’alternance action/chant

Nous le disions plus haut, les tragédies antiques étaient construites sur une opposition entre aède et chœur, ou entre acteurs et chœur. Le jeu des acteurs était caractérisé par une certaine rigidité de posture et une solennité de geste, et leur texte était déclamé. Il s’opposait en cela au chœur dont le texte était chanté et accompagné de danses. Le texte des acteurs, pour chaque « épisode » (temps entre deux interventions du chœur) joué, était écrit en vers simples proches du langage familier, dans une optique de clarté. À l’inverse, le texte du chœur était écrit en vers complexes teintés de lyrisme et de poésie (Coulet, Aristote, XII).

On retrouve cette alternance dans le récit de Humbert, qui est divisé en plusieurs tableaux écrits dans une prose romanesque plutôt classique, faisant progresser l’action sans pirouette particulière, mais qui sont flanqués de part et d’autres d’inclusions plus lyriques écrites dans une langue complexe et poétique. C’est le cas par exemple lorsque Humbert clame son amour à Lolita sous forme de poèmes dont il met en lumière la nature. La liste de classe de Lolita à Ramsdale (51‑52) est ainsi explicitement repérée comme élément empruntant à l’esthétique poétique : « It is a poem I know already by heart » (51). Cette liste, en plus d’être une séquence parfois rimée, souvent assonante ou allitérée, représente également un ensemble onomastique aux signifiants poétiques (Angel Grace — Carmine Rose), figure des points d’appel intertextuels nombreux (Byron, Marguerite — Falter, Ted — Knight, Kenneth…) et établit des résonances avec d’autres langues (Carmine, Rose — Fantasia, Stella — Haze, Dolores…). Elle est en outre un nœud dialogique qui connecte certains patronymes à d’autres sections du récit (McCoo, Virginia — McFate, Aubrey…).

Le poème dans sa forme auto‑déclarée revient à l’occasion, par exemple sous la forme d’une sentence précédant l’exécution de Quilty, que Humbert qualifie de « poetical justice » (299), ou encore lorsque Humbert emprunte à l’argot des nymphettes pour composer le poème dédié à sa Lolita disparue (254‑257). Démarrant sur les lamentations de l’amant déchu, jouant sur la forme empruntée aux magazines pour adolescentes que Humbert a retrouvés dans sa voiture, ce poème devient « a maniac’s masterpiece » (257). Il faut également faire cas des adresses régulières à Lolita, en son absence, qui se font sur le mode du chant et sous la forme de variations autour du motif de son nom (Dolores, Dolly, Lo, Lolita, etc., dès l’ouverture du roman, et à de nombreuses autres reprises). Enfin, le mode poétique est omniprésent dès lors que Humbert s’inspire du blason pour louer les qualités féminines qui se mêlent à la nature alentour, ou qui se superposent aux paysages américains grandioses qu’il traverse. Le modèle du blason sous‑tend d’ailleurs déjà les émois adolescents de Humbert avec Annabel (12‑13), et teinte le cheminement du couple Humbert-Lolita de Ramsdale à Beardsley. L’exaltation de Humbert pour le paysage qui défile commence à la page 152 et culmine p. 156 :

More mountains; bluish beauties never attainable [] heart and sky-piercing snow-veined gray colossi of stone [] pale puffs of aspen; pink and lilac formations, Pharaonic, phallic [] buttes of black lava; early spring mountains with young-elephant lanugo along their spines; end-of-the-summer mountains, all hunched up, their heavy Egyptian limbs folded under folds of tawny moth-eaten plush; oatmeal hills, flecked with green round oaks; a last rufous mountain with a rich rug of lucerne at its foot. (156, c’est moi qui souligne.)

C’est encore ce mode d’écriture qui caractérise la déclaration d’amour de Humbert à Lolita adulte (277), et qui domine lorsqu’il s’agira de sublimer la conclusion de l’épopée humbertienne en une véritable épiphanie mêlant les corps, les cris et les formes topographiques: « both brighter and dreamier to the ear than they were to the eye, was that vapory vibration of accumulated sounds that never ceased for a moment, as it rose to the lip of granite where I stood wiping my foul mouth » (307). Tous ces passages, théoriquement chantés par un chœur dans la tragédie, empruntent la forme poétique, que ce soit par leur caractère lyrique ou assonant, par l’usage de la rime, par leur construction sur un modèle poétique défini (comme celui du blason), ou encore par le fait qu’ils soient annoncés explicitement comme appartenant au domaine poétique.

Cette opposition dans la tragédie entre langue ordinaire pour les épisodes, et langue poétique pour le chœur, est encore confortée par une opposition de voix. L’opposition entre acteur et chœur est donc également mise en scène par une opposition entre singularité et pluralité, entre la voix unique de l’acteur et celle, symphonique, du chœur. Or on peut percevoir une opposition assez similaire dans le roman de Nabokov, car bien que Lolita puisse être abordée à tort comme une œuvre monologique, adoptant a priori l’unique point de vue de Humbert, il n’en est rien. On observe ainsi une alternance entre passages monologiques (où il existe une unicité relative de voix et de point de vue) et passages polyphoniques (où le dialogisme fait entendre une superposition de voix et de points de vue portés par la construction verbale — Bakhtine 276 ; Morson & Emerson 137). Force est de constater à cet égard que les passages poétiques, lyriques ou musicaux cités précédemment sont également des apothéoses polyphoniques, comme il se doit pour un chœur, mêlant les voix de multiples personnages.

La liste de classe par exemple, fait entendre l’hétéroglossie par l’apport intertextuel auquel elle fait appel (jargon d’entomologiste, plurilinguisme et locutions latines, autres références externes). Elle porte en outre les multiples histoires associées dialogiquement aux noms d’enfants qu’elle mentionne, faisant en quelque sorte entendre leurs voix. Elle est en cela une annonce de l’épiphanie finale, au cours de laquelle Humbert ajoute symboliquement la voix de Lolita au concert des voix d’enfant qui parviennent jusqu’à la corniche sur laquelle il se trouve, alors que la voix de la nymphette avait jusque‑là disparu de cette partition.

Le poème intratextuel de Humbert à sa Lolita disparue (255‑257) fait entendre la voix de la nymphette et de toutes ses cousines via l’assimilation de leur argot stéréotypé, lui‑même déjà le fruit d’un remodelage de l’anglais. De même la sentence de Quilty mélange‑t‑elle les voix : celle de Humbert et de Lolita d’abord, que l’on entend souffrir dans ces lignes aux mains de Humbert puis de Quilty ; celle de T. S. Eliot, à qui Humbert emprunte l’anaphore introductive (299) ; celles des personnages croisés sur la route par le couple en cavale, et qui viennent ajouter leur présence au poème lorsque Humbert évoque ses souvenirs ; celles des personnages d’autres civilisations appelés par Humbert à titre de comparaison ; celles enfin des poètes (bons ou mauvais), dont le style résonne dans les lignes de Humbert.

Dans les blasons, qui assimilent le corps de la femme aux éléments du paysage, la voix poétique se mêle à la voix rauque et grivoise du conteur érotique, au croisement du double-entendre. C’est également là une voix mythologique qui s’élève, celle de toutes les histoires où la figure féminine est surhumaine, naïade, nymphe ou sirène. Partout où la nature se fait sexe, c’est également, par dialogisme avec une des scènes d’ouverture déjà citées (12‑13), la voix d’Annabel que l’on entend d’outre‑tombe. Enfin, de manière caractéristique, tandis que Humbert fait parler à la fois sa mémoire (il a déjà entrevu l’Amérique par le biais de tableaux et autres projections mentales par le passé) et ses yeux, lors de sa traversée des paysages américains, le blason réifiant le corps de Lolita laisse aussi entendre la voix dissonante de l’intéressée, qui subit le voyage et n’est guère transportée par la vue (152‑157).

Découpage des tableaux

Dans la tragédie grecque, l’alternance dont nous parlions plus haut entre chœur et acteurs, entre langage complexe, lyrique d’un côté, et langage simple de l’autre, suit un schéma précis défini par Aristote (Poétique, XII). La pièce s’ouvre sur un Prologue, qui est un premier dialogue ou monologue déclamé en l’absence du chœur. Le prologue sert à situer la pièce et éventuellement à annoncer les événements qui ont précédé l’action figurée à l’ouverture.

La préface remplit en quelque sorte le rôle de prologue tragique. Comme le prologue, la préface fictive de Lolita est à la fois dans et hors du texte (car rédigée selon des codes réalistes de littérature scientifique par un éditeur fictif), et donne le cadre dans lequel la pièce va se jouer. Elle avertit de manière grave les pauvres mortels qui viendraient à lire le roman du sort tragique du héros, et de l’issue terrifiante qui attend ceux qui se hasarderaient sur les mêmes chemins. D’emblée nous sommes mis au courant de la captivité et du décès de Humbert, de l’assassinat de son ennemi, ou encore de la mort de Lolita et de sa descendance (même si cette dernière annonce se fait à ce stade encore sous forme voilée).

Puis c’est le Parodos ou chant d’entrée du chœur, qui doit donc être selon notre définition à la fois musical, poétique, et polyphonique. C’est effectivement ce que l’on trouve au chapitre 1 de la première partie. Il s’agit à première vue d’un monologue que nous devons à Humbert. Ce monologue est cependant loin d’être monologique. Il est en effet le fruit du narrateur Humbert, qui, depuis sa cellule, écrit sa Lolita et chante son amour pour elle. Cet Humbert‑là, contrairement au personnage Humbert dont on suit les actions tout au long du roman, s’est peu à peu éloigné du monstre égocentrique qu’il était à ses débuts. Il est le fruit d’un long cheminement qui lui a fait intégrer les voix discordantes de tous les personnages qu’il a rencontrés, aimés, détestés, dont il a appris les comportements, singé les postures, intégré les idiomes. Il est le fruit enfin des moments d’épiphanie qui émaillent son parcours. Ce passage dessine d’emblée toute la complexité du lien avec Lolita, incorporant jusqu’à l’existence du précurseur qu’était Annabel, dont la voix est entendue en marge des mots : « Did she have a precursor? She did […] a certain initial girl-child. In a princedom by the sea » (9). Par ces mots, ce sont le poème de Poe et toute l’histoire d’Annabel qui sont appelés dialogiquement. Enfin, Humbert projette aussi d’ores et déjà par anticipation le murmure réprobateur du jury devant lequel il doit bientôt comparaître. La voix du narrateur que l’on entend en ouverture de ce roman est donc un mélange polyphonique de toutes les voix qui ont infléchi ce qu’était originellement la conception du monde de Humbert.

Ce premier chapitre est également éminemment musical. Il compose la mélopée qui traversera l’œuvre (sous l’une ou l’autre de ses variations), et qui prend la forme de cette adresse déchirante d’un amant à sa tragique absente : Lo. Lee. Ta. Ce premier chapitre représente même une transposition de la musique au langage autant dans le fond que dans le forme, décrivant le son et l’imitant à la fois par l’allitération : « the tip of the tongue takes a trip of three steps down the palate to tap at three, on the teeth. Lo. Lee. Ta » (9). La danse même, permise au chœur des tragédies grecques, intervient dans le rythme chaloupé de la version anglaise originale.

Au‑delà du premier chapitre, c’est l’alternance qui s’installe entre épisodes et interventions du chœur. On trouve ainsi à la suite la rapide biographie, simple et efficace, mise en place par Humbert. Élément attendu, elle est indispensable et mécanique, factuelle. La polyphonie et la poésie refont surface régulièrement, mêlant les voix des personnages morts et vivants, connus ou à venir, comme lorsque Humbert intègre à sa prose la liste de classe de Ramsdale ou l’extrait du bottin théâtral, tous deux odes à Lolita, dont les noms parlent au lecteur en même temps que le narrateur. Allitérations, jeux de mots, annonces ou récurrences précoces ponctuent ces listes qui mélangent aux patronymes la somme des voix de leurs propriétaires, ainsi que leurs histoires.

La scène de la rencontre avec Lolita se fait comme on peut l’imaginer sur le mode lyrique (« a blue sea‑wave swelled under my heart and, from a mat in a pool of sun […] there was my Riviera love […] the juvenile breasts I had fondled one immortal day », 39), tandis que se mêlent au souvenir pur de Humbert personnage la compréhension et la culpabilité de Humbert narrateur, ainsi que la voix de sirène d’Annabel, enfant damnée précurseur de Lolita, présente en filigrane. Les voix et les angles de vue sur la scène se multiplient alors, avec la survenue d’une vision allégorique de Humbert visant à transcrire la complexité de son sentiment :

As if I were the fairy-tale nurse of some little princess (lost, kidnapped, discovered in gipsy rags through which her nakedness smiled at the king and his hounds), I recognized the tiny dark-brown mole on her side. With awe and delight (the king crying for joy, the trumpets blaring, the nurse drunk) I saw [Annabel] again […] I had kissed the crenulated imprint left by the band of her shorts—that last mad immortal day behind the “Roches Roses”. (39)

Une fois Lolita entrée en scène, évidemment, sa place grandissante est retranscrite toujours davantage au discours direct, et le chœur polyphonique se tait à nouveau.

Le chant polyphonique du chœur réapparaît ensuite régulièrement et sous plusieurs formes entre les épisodes joués par les acteurs. On le trouve d’abord dans les interventions remarquées du narrateur Humbert, qui s’immisce dans l’action pour y faire résonner la somme des voix qui l’ont modelé. Il résonne également au gré des blasons et poèmes, des intratextes cités ou inventés par Humbert, ou de tout autre intertexte qui vient ajouter son timbre à l’action qui se joue.

Il en va de même pour Quilty dans la seconde partie, dont le personnage, s’il prend bien substance dans les actions (il apparaît sur la route et d’hôtel en hôtel), bénéficie alternativement des louanges chantées par le chœur polyphonique. Les voix de ce chœur sont alors formées par les foisonnantes références intertextuelles qu’il laisse à l’attention de Humbert sur les registres des hôtels, et qui apportent un commentaire et un autre éclairage sur le personnage (on y lit par exemple ses points communs avec Humbert). Au fur et à mesure de la traque de Quilty, le tempo narratif s’accélère et le chœur, sous l’une ou l’autre des formes décrites ci‑dessus, s’intercale alors de plus en plus souvent entre les sommaires et les scènes (au sens genettien des deux termes). Il vient ainsi ponctuer de ses chants des séquences censées accélérer la progression de l’intrigue : le chœur bat la mesure, chante la folie et la perte des repères, matérialise le vertige qui gagne le protagoniste.

L’action finale se tient alors que Quilty et Humbert, tous deux personnages, tous deux présents (il s’agit donc d’un épisode), s’entretuent. Puis le chœur reprend le relais pour son chant de sortie constitutif de la tragédie, mêlant musicalité, poésie et polyphonie : Humbert se penche vers l’abîme, contemplant les paysages américains, somme de son épopée, et il perçoit alors des voix d’enfants jouant en contrebas. Il atteint à ce stade une sorte d’épiphanie douloureuse et comprend qu’il a retiré à jamais à Lolita la possibilité de faire partie de cet ensemble. Son récit a donc pour but absolu de replacer la voix de Lolita dans le grand ensemble des choses, et d’assurer ainsi une sorte de polyphonie quasi panthéiste, presque une clé de la compréhension du divin (Boyd qualifie ce passage de « grande épiphanie » dans le second tome de sa biographie de Nabokov, tandis que Appel, Alexandrov et Dawson voient tous en ce passage « l’apothéose morale » mentionnée par John Ray dans sa préface, comme le rappelle Leland de la Durantaye dans Style Is Matter, 88).

Schéma narratif

Le protagoniste

En étudiant de près la construction du roman de Nabokov, son apparentement à la tragédie antique apparaît encore plus clairement.

Aristote, dans sa Poétique, s’attache à décrire clairement les étapes et les principes qui président au déroulement d’une tragédie. Il décrit ainsi le caractère remarquable du héros, qui doit être perçu comme tel en dépit des défauts, même importants, qui peuvent le caractériser (XV). Ce caractère remarquable n’est plus à prouver en ce qui concerne Humbert, personnage inédit dans la littérature, « poète et pervers », transgresseur absolu des codes du xxe siècle, personnage central éminemment inhabituel pour un roman. Sa mort, inévitable, est annoncée dès la préface, et le spectateur de son parcours en connaît l’issue de la même manière que le spectateur de l’Antiquité connaissait l’issue mortelle qui attendait le héros des tragédies.

Au chapitre 29 de la première partie, Humbert définit « le héros de son livre », c’est-à-dire lui‑même, comme quelqu’un de « tenderhearted, morbidly sensitive, infinitely circumspect… » (129). C’est cette sensibilité particulière qui le rend capable de discerner une nymphette d’une simple petite fille, comme il en fait état dès l’ouverture du roman (16). Dans la mesure où ce penchant le poussera à prendre la décision d’enlever Lolita, l’engageant sur le chemin d’une mort programmée, il constitue le défaut tragique, ou Hamartia, caractéristique du héros d’une tragédie.

Comme c’est le cas par exemple dans Œdipe Roi, de Sophocle, Humbert est également lancé vers sa perte par la prophétie d’un oracle, prophétie prononcée de manière muette par la mort d’Annabel. Ainsi concède‑t‑il au chapitre 4 de la première partie que « in a certain magic and fateful way Lolita began with Annabel » (14). L’emploi du mot « fateful », traduisant l’idée de prédestination, est à cet égard significatif.

Les lunettes de soleil abandonnées sur la plage, dans la scène d’amour avec Annabel, tendent à pousser l’interprétation dans le même sens : objets métaleptiques pour le lecteur (qui, en même temps qu’il les chausse, endosse son rôle de voyeur), elles peuvent être considérées comme le symbole de l’oracle qui « voit » dans l’avenir et le passé, et qui prévoit la répétition de cette scène dans l’avenir, avec Lolita.

Développement de l’intrigue

Du point de vue de la structure, la mort inévitable du héros de la tragédie survient à l’issue d’un périple codifié qui passe nécessairement dans une tragédie par cinq grandes phases.

La première de ces phases est souvent appelée Protasis. Elle consiste en une scène d’exposition plus ou moins développée qui permet de présenter les personnages et de planter le décor. Elle est assurée dans Lolita par la courte biographie de Humbert qui figure le segment européen de son passé. Cette partie permet de cerner les multiples facettes de son personnage, son rapport aux femmes, sa pathologie, sa faiblesse face aux nymphettes. Elle s’achève après son arrivée aux États‑Unis et son installation dans la petite ville de Ramsdale auprès de Lolita. Cette période est alors caractérisée par une stase géographique et narrative. Hourglass Lake en est d’ailleurs une indication : lac à la surface figée, il symbolise l’immobilité du temps (an hourglass est un sablier). L’excursion vers ses berges en est d’ailleurs éternellement repoussée, semble‑t‑il. Humbert reste sur place et la narration ne couvre que peu de temps ; elle se contente de planter le décor principal qui sera celui des États‑Unis, et de donner leur consistance aux personnages.

Les complications inhérentes à la deuxième partie d’une tragédie, nommée Epitasis, surviennent à la suite de la mort de Charlotte. Le Destin, ou la « Bonne Fortune », comme Humbert l’appelle à la suite du décès brutal de Charlotte, laissent notre protagoniste face à un choix : la mère de Lolita étant morte, il pourrait encore à ce stade choisir d’épargner l’enfant, mais il commence immédiatement à tisser la toile des mensonges qui lui permettront de s’assurer une légitimité de tuteur. Il laisse par exemple entendre à Farlowe que Lolita serait le fruit d’une liaison qu’il aurait eue par le passé avec Charlotte, alors que cette dernière était déjà mariée (100). Puis il passera prendre Lolita et s’enfuira avec elle avant de la soumettre à ses volontés. Il est à mon avis judicieux de voir dans cette décision « l’erreur grave » commise par Humbert, telle qu’Aristote nous la décrit dans la Poétique (XIII), erreur liée à sa faille tragique. Humbert évoquera d’ailleurs par la suite à plusieurs reprises les alternatives qu’il existait à la mauvaise décision prise à cet instant. Cette Epitasis, moment de l’empêtrement du personnage et de la mise en place des complications, marque aussi la fin de la stase initiale, puisqu’Humbert s’engage sur la route avec Lolita.

La troisième partie d’une tragédie est souvent appelée climax, et figure un point de retournement décrit par Aristote. Il s’agit d’un point culminant au‑delà duquel le retour n’est plus permis pour le héros. La route vers ce point de non‑retour est annoncée dans Lolita par des références onomastiques métatextuelles (les noms propres sont choisis de manière à suggérer une interprétation particulière du référent qu’ils désignent, et renseignent sur la construction de l’œuvre) : ainsi le terme « Climax » apparaît‑il à plusieurs reprises dans l’œuvre, et en particulier immédiatement après le décès de Charlotte, événement qui conditionne justement la poursuite de la tragédie vers le climax. Ainsi un journal local, le Climax Herald (littéralement « l’annonceur de Climax », 105), annonce le décès de Charlotte, tandis que Lolita participe en l’occurrence à une randonnée qui doit la mener dans les environs de Climax (100). Enfin, nous apprenons plus tard de Lolita elle‑même (137) qu’un dénommé Charlie qui débauchait les jeunes filles (dont Lolita) au sein du camp d’été tenu par sa prude mère, tenait ses préservatifs d’un pourvoyeur établi en la ville de Climax.

Car n’oublions pas que le climax peut aussi être entendu comme le point culminant de l’activité sexuelle. Le schéma d’une tragédie peut en cela être assimilé à la montée en puissance de l’excitation, a fortiori lorsque l’œuvre dont il est question s’articule autour du désir d’un narrateur pervers. Le climax à la fois de la tragédie et de la tension sexuelle du roman trouve donc naturellement une solution en la scène censée voir la réalisation des fantasmes de Humbert, à savoir la consommation de l’amour nymphique à l’hôtel des « Chasseurs Enchantés ».

Le climax peut être accompagné ou suivi d’une anagnorèse ou épiphanie, c’est-à-dire une révélation qui frappe le héros de la tragédie, lui rendant impossible tout retour en arrière à un état d’innocence ou d’ignorance. Que se passe‑t‑il donc autour du climax de la tragédie Lolita ?

Sur le rôle charnière du passage aux « Chasseurs Enchantés » dans la structure tragique

Lors de sa gratification à l’hôtel des « Chasseurs Enchantés », Humbert découvre à sa grande surprise que Lolita est déjà bien renseignée quant aux choses du sexe, ce qui réduit un peu sa culpabilité (et potentiellement celle du lecteur par la même occasion). Cette découverte ne constitue cependant pas en elle‑même une épiphanie au sens aristotélicien, c’est-à-dire une découverte majeure modifiant l’appréhension du monde par le héros, et surtout interdisant le retour en arrière.

La scène clé de l’hôtel, située à la jointure des deux parties, est un kaléidoscope de perceptions, baigné d’onirisme et d’irréel. Humbert compare d’ailleurs dans cette scène ses perceptions à une séquence cinématographique (128). La chambre semble flotter hors du monde, telle une grotte primale dans laquelle se rejouerait une ancienne scène de transgression universelle, nous dirait Freud. Elle suinte à cet égard l’inquiétante étrangeté. Le lecteur a donc du mal à accréditer cette scène, et à la fixer dans le reste du livre, malgré son rôle charnière. Le climax revêt ainsi des allures anticlimactiques.

La concrétisation du fantasme de Humbert en elle‑même est elliptique, quasi inexistante. L’acte est déplacé du fond vers la forme : c’est le texte lui‑même qui imite l’action, long, lent et langoureux dans sa tiède description de l’attente de Humbert, puis se contractant autour de la consécration (« by six she was wide awake, and by six fifteen we were technically lovers », 132). Le peu de détails que nous glanerons seront évasifs, noyés de références aux mœurs d’autres civilisations en guise d’excuse, dans des chapitres courts qui ne racontent rien (134‑135). La seule vision de la scène qui nous est donnée l’est au moyen d’une sorte d’ekphrase (134), la description faite par Humbert d’une fresque mythologique de son propre cru, en des termes obscurs qui esquissent seulement une vision érotique.

Ce passage constitue cependant bien un point de basculement qui fixe le destin de Humbert une fois pour toutes (il ne pourra jamais revenir en arrière à partir du moment où il a eu une relation sexuelle avec une mineure dans un pays et une époque qui ne le tolèrent pas). Le modèle structurel de la tragédie semble donc ici bien respecté, afin d’assurer la progression fonctionnelle vers la catharsis du lecteur. Mais il faut bien noter que la tension sexuelle éventuellement accumulée en cours de route est désamorcée au moment clé. L’apologie de la pédophilie n’existe donc pas, seuls resteront en fin de parcours la terreur et la pitié auxquelles les passions de Humbert mèneront le lecteur. Comme le rappelle Aristote, le protagoniste de la tragédie « se retrouve dans le malheur non à cause de ses vices ou de sa méchanceté », aussi terribles soient‑ils dans le cas de Humbert, « mais à cause de quelque erreur » ou faille dans son caractère (Aristote, XIII). C’est sa sensibilité aux nymphettes et son erreur de jugement à la mort de Charlotte qui mèneront Humbert à toujours davantage de complications.

Sur l’anagnorèse

Aristote évoque dans sa Poétique plusieurs formes de reconnaissances ou anagnorèses, parmi lesquelles il semble privilégier la reconnaissance de personne (XI) : l’identité réelle d’un personnage est révélée, et doit venir tout bouleverser. La reconnaissance est parfois bilatérale. La manière dont s’effectue la découverte peut là encore être de plusieurs types, mais Aristote préfère une découverte découlant naturellement des actes accomplis par les personnages, en toute vraisemblance, ménageant si possible un effet de surprise (XVI).

Où et comment se déroule la reconnaissance dans Lolita ?

Pour commencer, même si le couple Humbert-Quilty est bâti sur une dynamique intéressante de Doppelgänger (la poursuite du double et de son identité occupe toute la seconde partie du roman), il me semble qu’une forme de reconnaissance, au sens aristotélicien du terme, se trame plutôt entre les deux personnages de Lolita et Humbert.

En effet, les conséquences de leurs actes sur la vie de l’un et de l’autre recèlent un potentiel tragique bien plus extrême, à la manière dont un Œdipe découvrirait être le fils de sa femme. Le processus de reconnaissance quant à lui démarre effectivement lors de ce passage clé de l’hôtel.

Il est d’abord intéressant de constater que le caractère mythologique de la nymphette et de la quête de Humbert disparaît de la scène centrale de l’hôtel. Humbert est contraint de le reconstruire sur une fresque qu’il imagine, comme si le mythique revenait finalement au plan d’existence fictif et pictural auquel il appartient. Car ce que Humbert découvre dans ce passage, c’est que la nymphette telle qu’il la conçoit ne peut être solipsisée, isolée et figée. Il disait plus tôt s’être fixé comme but de saisir la nature des nymphettes : « A greater endeavor lures me on: to fix once for all the perilous magic of nymphets » (133). Il ne tarde pourtant pas à avouer son échec à cet égard :

I’m trying to […] sort out the portion of hell and the portion of heaven in that strange, awful, maddening world—nymphet love. The beastly and beautiful merged at one point, and it is that borderline I would like to fix, and I feel I fail to do so utterly. (135)

Si Humbert narrateur s’exclame ainsi à la suite de sa description du moment fatidique, c’est peut‑être parce‑que ce moment scelle justement le changement inéluctable de Lolita. Humbert condamne d’abord par ses actes l’enfant Lolita à vivre l’enfer dans la suite du roman, tout en causant la perte de sa qualité de nymphette. En effet, à la toute fin de la première partie, alors que le monstre Humbert a abusé de Lolita et lui avoue pour couronner le tout que sa mère est morte, Lolita devient symboliquement une femme puisque le couple doit faire un arrêt pour acheter des serviettes hygiéniques. La fin de la nymphitude de Lolita, amorcée ici, sera exprimée de manière on ne peut plus claire par Humbert un peu plus tard (204). Son corps a alors changé, elle est devenue plus musculeuse, ses formes ont évolué, et il ne ressent plus la même attirance pour elle. Cette prise de conscience est également importante dans la mesure où elle mènera au développement d’un amour réel pour la femme Lolita, et non pour la projection fantasmée d’une nymphette qu’elle était auparavant. La catastrophe à venir, qui inclura la mort de Lolita, est également d’ores et déjà annoncée, dans la mesure où toutes les femmes touchées par Humbert semblent devoir trépasser (Valéria, Charlotte, Rita, puis Lolita).

On pourrait donc conclure en disant que l’anagnorèse ou épiphanie se fait en trois temps dans Lolita. Le premier temps correspond au passage clé de la chambre d’hotel, situé à l’hémistiche du roman, point de non‑retour conditionnant la suite du développement, marquant la fin du mythe de la nymphette intouchable et hors de ce monde (première partie, chapitre 29). Le second temps de l’anagnorèse correspond à la prise de conscience par Humbert que Lolita n’est plus une nymphette (seconde partie, chapitre 14). Le troisième et dernier temps de l’anagnorèse intervient alors que Lolita, qui a fugué pour tomber dans les bras de Quilty, s’est finalement assagie. Elle est mariée à un gentil benêt dont elle attend l’enfant. Humbert s’aventure jusqu’à eux, et découvre en voyant Lolita dans des dispositions pourtant peu flatteuses qu’il est encore amoureux, et que son amour va donc au‑delà de sa simple nympholepsie (269‑280).

Complications et fin

De même que l’anagnorèse est kaléidoscopique, la catastasis ou quatrième partie des tragédies, est progressive. Elle comporte un renversement de la bonne fortune relative dont avait pu bénéficier jusque‑là le protagoniste, et l’entraîne sur la pente descendante qui mène à la catastrophe. Ce changement de régime est perceptible assez rapidement après la scène de l’hôtel. Le dieu de l’histoire, qui semblait vouloir permettre à Humbert de donner libre cours à son imagination perverse, retire sa bénédiction. Ainsi voit‑on par exemple Humbert s’établir à dessein dans un appartement avec vue sur une école, juste avant que des ouvriers ne s’attèlent à démarrer la construction d’un bâtiment qui lui barrera cette vue. La construction sera soudainement stoppée alors que le bâtiment aura juste atteint la hauteur nécessaire pour gêner Humbert, puis les ouvriers se volatiliseront mystérieusement (179). La catastasis est censée inverser le fonctionnement ascensionnel qui semblait servir le héros avant le climax. Il est déjà intéressant de noter qu’au niveau structurel, la catastasis représente dans Lolita une partie symétrique à l’epitasis, puisque le climax est suivi d’une période de stase à nouveau, non pas à Ramsdale cette fois‑ci, mais dans une petite bourgade appelée Beardsley. Ce passage à Beardsley est marqué par une chute des valeurs morales. Humbert fait ainsi constamment du chantage à Lolita pour obtenir ses faveurs, la menace de la faire placer dans quelque austère institution, la surveille constamment, profite d’elle en des circonstances particulièrement pénibles et finit par instaurer un système de paiement à l’acte (184‑185). Cet emprisonnement progressif et l’éloignement affectif croissant entre Humbert et Lolita, encore accentué par la découverte que Lolita la nymphette s’est muée en femme, vont finalement mener aux péripéties et à la chute du héros.

Ainsi Lolita va‑t‑elle commencer à faire les choses en cachette. Elle se rapprochera d’une amie nommée Mona, qui va l’aider à mener Humbert en bateau. Ensemble elles permettront l’émergence de Quilty, personnage qui est le négatif de Humbert. Dramaturge, il écrit une pièce de théâtre (l’irruption du genre théâtral n’est pas anodine) à laquelle Lolita participera au sein de son école, malgré les réticences de son geôlier Humbert. Sentant le vent tourner, Humbert décide de reprendre la route avec Lolita, mais il a la conviction qu’il est suivi. Après maintes haltes favorables aux péripéties, Lolita finira par s’enfuir au bras de Quilty (246). Humbert continue son voyage seul un temps, poursuivant les fantômes de Lolita et Quilty sans relâche, flirtant avec la folie. Un jour il reçoit une lettre de Lolita lui apprenant que la jeune fille s’est mariée. Humbert la retrouve et apprend d’elle qui a été son ravisseur et rival. Il se met alors en quête de ce dernier et l’abat à son domicile avant d’être arrêté par la police et placé en détention.

La catastrophe (ou « événement pathétique » chez Aristote) doit apporter une solution à la tragédie et figure traditionnellement un nombre important de morts (servant au moins en partie le sentiment de terreur). Elle est bien présente dans Lolita. Quilty d’abord, meurt d’une manière fort théâtrale qui confine par moments au burlesque. Les deux hommes se battent ainsi dans un simulacre de pugilat, les balles semblent ne pas atteindre Quilty ou être molles comme du beurre. Lorsqu’il est finalement touché, il agit comme s’il ignorait avoir été blessé, continue de vaquer à ses occupations notamment en plaquant des accords sordides sur son piano, en montant un grand escalier d’apparat droit comme un I, ou en verbalisant sa douleur de manière fort histrionique tel un acteur déclamant des vers (« Ah, that hurts, sir, enough! Ah, that hurts atrociously, my dear fellow. I pray you, desist… », 303). Cette mise en scène exagérée renforce l’impression de jeu théâtral, or le sentiment de terreur, s’il est excité par l’histoire, peut l’être tout autant par le biais de l’artifice scénique, ou « spectacle » (Aristote 93). À ce stade du roman, une partie des lecteurs aura également eu tout le loisir de s’identifier au narrateur et de compatir à ses malheurs. Il s’est donc sans aucun doute également pris au jeu de la recherche du rival évanescent, et de sa mise à mort. On notera d’ailleurs que Humbert, en répétant le meurtre de Quilty quelques temps avant la véritable exécution, évoque « a cathartic spasm of mental regurgitation » (288).

Juste avant de clore sa confession, Humbert exprime à nouveau ses regrets et son amour pour Lolita, qu’il replace dans une sorte d’épiphanie panthéiste alors qu’il observe le panorama qui s’offre à lui. Ce faisant, il termine de redonner vie à Lolita par l’art, et ainsi à racheter ses actes. C’est sans conteste la jeune fille, au sort abominable et à l’impossible répit, privée même de la seconde chance symbolique qu’aurait pu lui offrir son enfant (mort‑né un 25 décembre, date anniversaire du prophète dans la tradition chrétienne), qui cristallise le sentiment de pitié. Elle bénéficiera en dernière minute de toute la portée artistique de cette tragédie des temps modernes, comme l’a voulu d’une certaine manière Humbert en couchant sur papier son récit. Cette épiphanie pastorale dont il gratifie le lecteur en fin de récit a ainsi vocation à réinscrire in extremis sur le plan du mythe non pas la nymphette, mais la femme Lolita et l’amour que lui a porté Humbert.

Ainsi Quilty est mort, et Humbert est mort (nous le savons depuis la préface). Puisque le manuscrit de Humbert est publié, il nous le rappelle à la dernière page, c’est que Lolita est également morte. Nous avons donc bien affaire aux morts multiples qui souvent marquent la tragédie. À l’aune des relations complexes qui unissaient ces personnages, de leur impossible bonheur et de leur fin tragique, c’est bien un sentiment de pitié qui domine. Les morts en série, le malheur, la ruine affective et psychologique des personnages, l’amour contrarié, la désillusion, l’arbitraire apparent avec lequel frappe le destin, s’occupent quant à eux de susciter chez le lecteur la sensation de terreur, l’autre moteur de la catharsis.

Conclusion

Lolita, plus qu’une suite d’éléments tragiques juxtaposés, s’articule comme une véritable tragédie, dont les enjeux et les mécanismes sont les mêmes que ceux décrits par Aristote. Bien sûr, comme toujours avec Nabokov, il ne s’agit pas d’un emprunt générique pur.

Je montre ailleurs qu’il s’installe dans Lolita un dialogue générique qui infléchit et/ou pervertit les codes, suscite et contrarie des attentes chez le lecteur, dialogue dont la tragédie fait partie.

Ainsi le dialogisme qui s’installe entre les genres préside‑t‑il à une économie du doute, inscrivant le roman dans un mouvement perpétuel qui va suspendre le jugement du lecteur, lui permettant de parvenir au bout de sa lecture malgré le contenu.

La construction tragique de Lolita, inspirant terreur et pitié, participe à la purgation chez ce même lecteur d’éventuels désirs de transgression, tandis que la compassion qu’il vient à nourrir pour ces personnages hautement humains, dont il n’est finalement pas si éloigné, lui enseigne également une sorte de tolérance et de relativisme. Il tire ainsi de l’œuvre un bénéfice secondaire applicable à la réalité extérieure au livre, soit lorsque la catharsis permet de désamorcer les tensions au sein de la société qui est la sienne, soit lorsque le relativisme nouvellement découvert débouche sur une compréhension plus large de la réalité extérieure.

Nabokov disait dans sa postface: « Lolita has no moral in tow » (314). Cela tombe assez bien, puisque la tragédie qui pétrit le récit ne se soucie elle non plus guère de moralité. Elle ne dit pas ce qui est bien ou non, elle se contente de représenter à un temps T un schéma vraisemblable de l’existence, afin de mettre un public face à son reflet. Cette représentation permet en l’occurrence de faire vivre au lecteur un interdit arbitraire et temporaire, lié à une époque (Humbert le montre bien), afin d’expurger les passions que tout interdit est susceptible de faire couver. La tragédie, tout comme le roman de Nabokov, ne mène pas à une apothéose morale, elle ne fait que servir un but qui, même s’il peut être instrumentalisé ou politisé (Pisistrate l’avait bien compris), est avant tout littéraire.

Bibliographie

Appel Jr., Alfred. « An Interview with Vladimir Nabokov ». Wisconsin Studies in Contemporary Literature, vol. 8, no 2, printemps 1967, p. 127‑152.

Aristote. Œuvres complètes. Éd. Pierre Pellegrin. Paris : Flammarion, 2014.

Aristote. Poétique. Éd. Michel Magnien [1990]. Paris : Librairie générale française, 2012.

Bakhtin, Mikhaïl. « Discourse in the Novel », dans The Dialogic Imagination: Four Essays by M. M. Bakhtin. Éd. Michael Holquist. Austin : University of Texas Press, 1994.

Billy, André. « Le scandale littéraire de la saison ». Le Figaro, 27 mai 1959.

Boyd, Brian. Vladimir Nabokov: The American Years. Princeton : Princeton University Press, 1991.

Chupin, Yannicke. « “A medley of voices”, polyphonie et discours rapportés dans Lolita de Nabokov ». Sillages critiques, no 11, 2010. <http://sillagescritiques.revues.org/1720>.

Coulet, Corinne. Le théâtre grec. Paris : Nathan, 1996.

Couturier, Maurice. Nabokov ou la tyrannie de l’auteur. Paris : Éditions du Seuil, 1993.

Couturier, Maurice. Roman et censure, ou la mauvaise foi d’Eros. Seyssel : Champ Vallon, 1996.

De la Durantaye, Leland. Style Is Matter: The Moral Art of Vladimir Nabokov. Ithaca : Cornell University Press, 2007.

Delorme, Jean. Les grandes dates de l’Antiquité. Paris : Presses universitaires de France, 1992.

Descartes, René. Le traité des passions. Monaco : Éditions du Rocher, 1996.

Freud, Sigmund. « Au‑delà du principe du plaisir », dans Essais de psychanalyse. Trad. S. Jankélévitch. Paris : Payot, 1973.

Freud, Sigmund. « L’inquiétante étrangeté », dans L’inquiétante étrangeté et autres textes (bilingue) [1919, 1985]. Trad. F. Cambon. Paris : Gallimard, 2001.

Freud, Sigmund. Totem et tabou. Trad. Florence Baillet, Janine Altounian, André Bourguignon, Pierre Cotet et Alain Rauzy. Paris : Presses universitaires de France, 2015.

Freud, Sigmund. Trois essais sur la théorie sexuelle. Éd. Sarah Chiche, trad. Cédric Cohen Skalli, Aline Weill et Olivier Mannoni. Paris : Payot & Rivages, 2014.

Genette, Gérard. Figures III. Paris : Éditions du Seuil, 1972.

Jakobson, Roman. « Linguistique et poétique », dans Essais de linguistique générale. Trad. Nicolas Ruwet. Paris : Éditions de Minuit, 1963.

Jung, Carl Gustav. Psychologie de l’inconscient. Genève : Librairie de l’université, 1952.

Kant, Emmanuel. Anthropologie du point de vue pragmatique. Éd. Michel Foucault. Paris : Librairie philosophique J. Vrin, 2011.

Lechini, Diomedes Gariazzo. « La distribution des rôles dans la tragédie athénienne ». Agôn, no 7, 2015. <https://doi.org/10.4000/agon.3218>.

Levine, Peter. Living without Philosophy. On Narrative, Rhetoric, and Morality. New York : SUNY Press, 1998.

Locke, John. An Essay Concerning Human Understanding: In Four Books. Written by John Locke, Gent. In Three Volumes. Farmington Hills, Michigan : Cengage Gale, 2009.

Morson, Gary Saul et Emerson, Caryl. Mikhail Bakhtin: Creation of a Prosaics. Stanford : Stanford University Press, 1990.

Nabokov, Vladimir. Lectures on Russian Literature [1981]. Éd. Fredson Bowers. Londres : Weidenfeld and Nicolson, 1982.

Nabokov, Vladimir. The Annotated Lolita [1970, 1991]. Éd. Alfred Appel, Jr. Londres : Penguin Classics, 2000.

Platon. Œuvres complètes. Éd. Luc Brisson. Paris : Flammarion, 2011.

Poe, Edgar Allan. « Annabel Lee ». <https://www.poetryfoundation.org/poems-and-poets/poems/detail/44885> (consulté le 5 juin 2016).

Romilly, Jacqueline de. La tragédie grecque [1970]. Paris : Presses universitaires de France, 2014.

Notes

1 Sauf mention contiguë d’un autre ouvrage dans le corps du texte, les références paginales simples entre parenthèses se rapportent à l’édition de Lolita annotée par Alfred Appel Jr, telle qu’elle apparaît dans la bibliographie. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Michael Federspiel, « Aristote s’invite chez Nabokov : le ressort tragique dans Lolita », Représentations dans le monde anglophone [En ligne], 17 | 2017, mis en ligne le 15 décembre 2017, consulté le 23 novembre 2025. URL : https://publications-prairial.fr/representations/index.php?id=1507

Auteur

Michael Federspiel

Michael Federspiel est professeur agrégé d’anglais. Il enseigne la littérature, la traduction et la langue anglaise à l’université d’Angers (France). Il a par le passé été attaché de recherche à l’université de Strasbourg (France) et a enseigné l’anglais scientifique à l’université de Toulon (France). Ses travaux portent sur la stylistique et l’approche littéraire des sujets sensibles. Auteur et traducteur de plusieurs articles dans le domaine de la médecine et des sciences humaines, il apprécie particulièrement l’interdisciplinarité. Il est membre fondateur et administrateur de la Société française Vladimir Nabokov.

Autres ressources du même auteur

  • IDREF

Droits d'auteur

CC BY-SA 4.0