Reimann et l’opéra littéraire
Aribert Reimann (1936-) figure parmi les compositeurs lyriques les plus importants de la seconde moitié du xxe siècle et d’aujourd’hui. N’appartenant ni à l’avant-garde identifiée avec la musique sérielle des années 1950 et 1960, ni au néoclassicisme, son contre-courant, il a élaboré un style unique en assimilant un certain nombre de techniques d’écriture contemporaines, sans toutefois adopter des procédés préexistants. Que ce soit la micro-tonalité, les clusters1, les sonorités inspirées de la musique électronique ou l’organisation dodécaphonique du matériau, Reimann appréhende de nombreux phénomènes de la musique après 1950 de façon parfaitement iconoclaste et individuelle. La prédétermination sérielle prônée par Pierre Boulez (1925‑2016) ou Karlheinz Stockhausen (1928‑2007) lui est aussi étrangère que le retour aux formes des xviiie et xixe siècles, quand bien même ses œuvres font preuve à la fois d’une construction minutieuse, partant souvent d’un matériau restreint qui se ramifie par la suite, et d’une grande expressivité lyrique. Sa maîtrise absolue de l’écriture vocale, virtuose mais toujours modelée sur la physionomie de la voix, y est pour beaucoup. Elle donne lieu à une expression profondément humaine. Reimann en a appris le vocabulaire en tant que pianiste et accompagnateur de chanteurs tels que Dietrich Fischer-Dieskau, Ernst Haefliger ou Brigitte Fassbaender. Cette exigence sans compromis de cohérence et d’individualité n’empêche pas l’évolution du style. Celui de Reimann change considérablement au cours de ses trois premiers opéras, Le Songe (1964) d’après August Strindberg, Mélusine (1971) d’après Yvan Goll et Lear (1978), pour atteindre la radicalité qui, selon lui, sied au texte de William Shakespeare. Cette partition constitue un tournant dans son catalogue d’œuvres, qui, par la suite, continueront d’engendrer de nouveaux principes sonores et formels en fonction des sujets littéraires dont il s’empare. Ses opéras représentent toujours l’aboutissement d’une transformation personnelle qui englobe aussi des projets non scéniques et concertants.
Reimann est avant tout un lecteur lucide au travail, dont l’univers artistique se conjugue à l’influence de poètes, romanciers et dramaturges. Il appartient à une génération de musiciens qui se retrouvait face au dilemme moral de vouloir ressusciter l’opéra, largement voué aux gémonies. Aux yeux d’une avant-garde qui souhaitait faire table rase avec toute idée antérieure à la Seconde Guerre mondiale, ce genre regorgeait de vestiges romantiques et représentait une société révolue qui n’avait pas connu les affres de la guerre ni la Shoah, ce qui, d’ailleurs, est un anachronisme. À toute époque, l’humanité est confrontée aux catastrophes sociales et politiques. Au reste, la récente récupération des œuvres de Richard Wagner par la propagande national-socialiste allemande n’était pas pour rassurer un milieu musical hostile à l’art lyrique, l’amalgame entre modernité et intégrité étant à l’origine de nombreux malentendus esthétiques. Pour le philosophe Theodor W. Adorno (1903‑1969), toute poésie après Auschwitz est « un leurre et une absurdité » (Adorno 51‑59). Le poète Paul Celan (1920‑1970) — un des auteurs de prédilection de Reimann qui le mit en musique à maintes reprises, parfois à l’instigation de Celan lui‑même — trouve un subterfuge hybride. En rejetant à la fois l’image candide du troubadour en proie à ses émotions et l’aberration de vouloir rester objectif face à l’inconcevable, les deux insinués par Adorno, il transforme cette conscience historique en anti-style, en langage gris (grauere Sprache), afin d’exprimer ce qui est trop abjecte pour être énoncé (Emmerich 130‑131). Il en va de même pour l’opéra littéraire qui, de par ses implications socio-psychologiques, a trait à la conception du monde, à la philosophie et au comportement des hommes, ce qu’il partage avec le théâtre, un de ses composants. Ainsi l’opéra littéraire peut être jugé « impur » par des compositeurs sériels dont l’esthétique paraît à son tour dogmatique et figée selon l’appréciation de ses adversaires. Il propose une forme éclectique opposée à la forme absolue, que des compositeurs tels que Reimann veulent renouveler à l’aune de valeurs éthiques.
Quelle est donc la définition du terme opéra littéraire ? Il s’agit d’une œuvre lyrique d’après un texte littéraire préexistant, très souvent une pièce de théâtre. Le concept n’est certes pas propre au xxe siècle, mais il existe une différence fondamentale entre l’approche romantique (par exemple Verdi mettant en musique Shakespeare) et celle de la musique contemporaine. Jusqu’à la fin du xixe siècle et l’avènement du drame musical wagnérien, l’opéra est régi par un ensemble de codes et d’éléments formels auxquels le texte est subordonné : la subdivision en air, récitatif ou ensemble et le mètre des vers, pour ne citer que deux exemples. Dans l’opéra littéraire, se réalise le processus inverse. La forme, sans cesse réinventée, est déduite du texte dont il convient de conserver le langage. Claus Hobe Henneberg (1936‑1998), auteur du livret de Lear, constate qu’un librettiste tel qu’Arrigo Boito, bien que corseté par les conventions du théâtre musical de l’époque, prend davantage de libertés avec le langage dont les lois ne gouvernent pas encore la musique (Henneberg, in Fischer 268). En outre, l’opéra des xviiie et xixe siècles s’intéresse essentiellement à l’intrigue, tandis que l’opéra littéraire met en valeur la fable, sorte de substrat de l’intrigue comparable à la morale (Dahlhaus 150‑151). Cela est important pour la démarche de Reimann qui est un témoin de l’époque. Ayant survécu à la guerre, dans laquelle il perdit son frère aîné et la famille son logement, il passa de nombreux mois en cavale, connut la privation et la peur. Par la suite, il demeura à Berlin-Ouest, sa ville natale aux prises avec la Guerre froide. Bien que cela ne soit pas son mobile principal, chacun de ses opéras est associé à un contexte historique et politique précis. Parfois, ce commentaire est direct — comme dans Troades (1986) d’après Euripide et Franz Werfel, écrit expressément contre la guerre à un moment difficile de la politique internationale —, parfois il est sous-jacent, en suspens — à l’image du Château (1992) d’après Franz Kafka, composé peu de temps après la chute du mur de Berlin lorsque les révélations sur l’état policier de la RDA foisonnaient —, parfois encore, Reimann est rattrapé ultérieurement par l’actualité de son sujet, qui n’est jamais explicitée dans le texte, mais reflétée au niveau de la fable, de l’énoncé de l’œuvre.
Le sujet et ses sources
Lear — au même titre que son pendant féminin, Médée (2009) d’après Franz Grillparzer, trente ans plus tard — est un marginal parmi les sujets de Reimann, qui proviennent tous d’un contexte littéraire entre 1890 et 1936, allant du symbolisme au surréalisme, en passant par l’expressionnisme. Dès 1968, le baryton Dietrich Fischer-Dieskau (1925‑2012) évoque le projet auprès de Reimann qui hésite, reculant surtout devant le poids de la tradition. Verdi, n’a‑t‑il pas essayé pendant des années de mettre en musique Le Roi Lear sans y parvenir ? Franz Werfel, dont Reimann choisit l’adaptation des Troyennes d’Euripide pour son opéra Troades, relate cet épisode douloureux de la vie du compositeur italien dans Verdi – Le roman de l’opéra (1923). Dieskau, fasciné par le personnage du roi qu’il souhaite interpréter sur une scène d’opéra, demande aussi à d’autres compositeurs (Henneberg, in Avant-scène Opéra 80), dont notamment Benjamin Britten. Entre-temps, Reimann croit avoir trouvé un accès à cette pièce qu’avant il jugeait trop parfaite en elle‑même pour offrir un angle d’approche au compositeur. Il entend dans ses propres œuvres des années 1970 la préfiguration de ce que sera la sonorité de Lear, cette violente force orchestrale qui lui permet d’envisager une musique suscitée par la tragédie de Shakespeare. Sa participation confirmée, Dieskau ébauche une première version du livret, mais, rapidement, leur choix se porte sur le librettiste Claus H. Henneberg avec qui Reimann a déjà travaillé dans le cadre de Mélusine. Henneberg, traducteur de formation, dramaturge et directeur de théâtre, est un des librettistes allemands les plus sollicités de la seconde moitié du xxe siècle, ayant collaboré avec Péter Eötvös, Manfred Trojahn ou encore Matthias Pintscher. Dans un premier temps, il rencontre cependant les mêmes difficultés que Reimann. Considérant l’œuvre de Shakespeare comme trop hermétique, sans point de départ possible pour la musique (Henneberg, in Schultz 29), il propose d’autres textes de la même époque ou avec un sujet similaire : Séjan, sa chute (1603) de Ben Johnson, Dommage qu’elle soit une putain (1623) de Henry Ford, L’Américain (1877) de Henry James. L’échec d’innombrables œuvres lyriques d’après Shakespeare serait dû à la trop forte vie intérieure du texte qui n’en appellent pas à la musique (Henneberg, in Fischer 262). L’écrivain Wystan Hugh Auden (1907‑1973), ami de Henneberg et librettiste d’Igor Stravinsky, Benjamin Britten et Hans Werner Henze, déclare tout bonnement que Shakespeare ne se prête pas à l’opéra, à l’exception de Peines d’amour perdues qu’il s’apprête à transformer en livret pour Nicolas Nabokov (Henneberg, in Schultz 29). Cette pièce est entourée d’une aura mythique, bien que fictive, dans le domaine de la musique contemporaine : Adrian Leverkühn, compositeur et personnage principal du roman Le Docteur Faustus (1947) de Thomas Mann, en fait une de ses œuvres de jeunesse. Nabokov, ami de Reimann et dédicataire de Lear, estime par ailleurs que Le Roi Lear est un sujet maudit (Henneberg, in Avant-scène Opéra 81) et le compositeur Michael Tippett commente : « Il n’y a que les étrangers qui soient suffisamment éhontés pour s’en prendre à Lear2. » (Henneberg, in Schultz 29) Toutefois, Henneberg doit se rendre à l’évidence, Reimann et Dieskau restent intransigeants sur le choix du sujet.
Un autre problème à résoudre est celui de la langue. La traduction des œuvres de Shakespeare qui fait référence en Allemagne, encore tardivement au xxe siècle, est signée Auguste Schlegel (1767‑1845) et Ludwig Tieck (1773‑1853), en collaboration avec Wolf von Baudissin (1789‑1878) et Dorothea Tieck (1799‑1841). Ni Reimann, ni Henneberg ne pensent pouvoir venir à bout de ce produit anachronique du mouvement romantique allemand dont le langage, certes poétique, use de mots et d’une syntaxe parfois surannés et, en même temps, d’une métrique plus régulière que celle de l’original. Les images sont plus ternes que celles de Shakespeare, ses jeux de mots rectifiés, les ambiguïtés désamorcées (Wenzel 315). Une version véritablement contemporaine, telle que celle du dramaturge John von Düffel (2017), n’existe pas encore. C’est alors que Henneberg découvre par hasard dans les étalages d’un bouquiniste berlinois la traduction rare de Johann Joachim Eschenburg (1743‑1820). Datée de 1777 et « contenant quelques erreurs » (Henneberg, in Schultz 29), elle a pourtant le mérite de présenter cette force et « dureté du langage » (Henneberg, in Fischer 266) que compositeur et librettiste cherchent désespérément. Bien qu’antérieure à la traduction dite Schlegel-Tieck, à laquelle on peut reprocher les mêmes fautes d’expression ou de concordance des temps, elle est rédigée en prose, suivant un courant allemand du xviiie siècle. Celui‑ci commence avec Christoph Martin Wieland3 (1733‑1813), dont Eschenburg perpétue le travail. Les travaux de Gottfried August Bürger (1747‑1794) ou Reinhold Michael Jakob Lenz (1751‑1792) s’y inscrivent également. Eschenburg s’appuie sur une des éditions anglaises les plus fiables de l’époque, celle de Johnson and Steevens (1773), et établit un important appareil critique, prenant en compte de nombreux commentaires sur l’œuvre de Shakespeare (Paulin 102). L’édition comporte aussi un essai du traducteur ainsi que la ballade médiévale du Roi Leir et de ses trois filles4 (Ballade vom König Leir und seinen drey Töchtern) dont Henneberg compte intégrer des éléments au livret (Henneberg, in Fischer 266). La méthode d’Eschenburg montre donc un état de documentation supérieur à ses successeurs. Roger Paulin lui trouve une précision sémantique qui fait date (Paulin 102). La traduction nivelle toutefois les trois formes de discours, à savoir le vers blanc, la prose et le poème, ce qui contribue surement à l’impression de dureté relevée par Reimann et Henneberg. Cependant, les poèmes qui parsèment le texte du Fou et d’Edgar sont conservés.
Ne sachant comment relever le défi, Henneberg commence par se poser des questions générales de dramaturgie. Un premier réflexe consiste à vouloir supprimer la partie de l’intrigue consacrée à Gloster (Gloucester) (Henneberg, in Schultz 29), mais toute l’architecture de l’œuvre repose sur la correspondance entre Lear et ses filles d’un côté et Gloster et ses fils de l’autre. La pléthore de scènes courtes est à éviter (Henneberg, in Fischer 265). Regrouper les scènes de la lande en un seul ensemble paraît s’imposer, tout comme l’idée des scènes simultanées dans la seconde partie (Henneberg, in Schultz 29).
L’épigraphe
L’œuvre est dédiée « In memory of Nicolas Nabokov ». La copie au propre du manuscrit, terminée le 12 février 1978, porte une dédicace prédatée à Nabokov, à l’occasion de son 75e anniversaire qui aurait eu lieu le 17 avril de la même année. Sa mort étant survenue le 6 avril, trois mois avant la création de Lear, Reimann était obligé de modifier l’inscription. Henneberg est d’ailleurs le traducteur de ses mémoires intitulées Cosmopolite. Reimann exprime aussi sa gratitude envers Dieskau, sans qui il n’aurait pas trouvé l’audace d’écrire cet opéra, et envers Uwe Schendel, son compagnon de l’époque et futur co‑librettiste de La Sonate des spectres d’après August Strindberg.
Le corps de texte est précédé d’une épigraphe en quatre parties, commençant par une citation de Joseph von Eichendorff :
Dans Lear, les douleurs de l’âme, après être passées par le labyrinthe de la misère humaine, finissent fatalement par prendre la forme de la folie, puisque la triste hérésie des païens, qui ne cherchent du secours que dans ce monde ici‑bas, n’est pas capable d’y voir un simple prélude à l’au‑delà rédempteur5.
La teneur religieuse de cet extrait peut surprendre si l’on se souvient que Reimann a grandi dans une famille très protestante, ce qui le marqua profondément et de manière ambiguë, au point qu’il n’écrive d’œuvres sacrées — dont un Requiem (1980/1982) substantiellement catholique — qu’après la mort de ses parents. Toujours est‑il que son premier opéra Le Songe évoque déjà la question religieuse de la condition humaine. Le choix de cette épigraphe peut être considéré comme d’autant plus personnel que Reimann, dès son plus jeune âge, met en musique la poésie d’Eichendorff, entre autres dans Nachtstück II (1978) pour baryton et piano, composé dans la foulée de Lear.
S’ensuivent trois extraits du Roi Lear, en anglais dans le texte. Le premier est une réflexion sur les origines et la lucidité de toute folie, sujet amplement débattu à travers la pièce de Shakespeare : « Lear : Quand nous naissons, nous pleurons d’être venus sur cette grande scène de fous. » (Shakespeare/Leyris 936)
Le deuxième extrait semble être un commentaire plus intime sur les effets dévastateurs d’une existence qui méprise ce qu’elle est. Cela vaut pour toute orientation, religieuse, sexuelle ou autre, mais également pour les racines et origines de l’individu. De ce fait, cet extrait prend une dimension politique. Pendant la période de gestation de Lear, l’Allemagne est traversée par une vague d’attentats terroristes connue sous le nom d’Automne allemand (Deutscher Herbst). Aux mois de septembre et octobre 1977, les membres de la Fraction armée rouge, mènent un combat extrémiste contre les représentants de la génération de leurs parents corrompus pendant le régime national-socialiste, et contre un prétendu impérialisme américain. Sans vouloir surestimer cet aspect, la question de l’identité par rapport à l’ascendance semble résonner dans cette réplique : « Albany : O Gonerille ! J’ai peur d’un caractère chez qui la nature, méprisant ses origines, ne peut se contenir en des limites certaines. » (Shakespeare/Leyris 927‑928)
Le troisième et dernier extrait va encore plus loin en évoquant directement la différence des générations dont la plus jeune est confrontée à une catastrophe imminente. Shakespeare attribue cette réplique à Edgar ou Albany, selon qu’il s’agit du Folio ou du Quarto : « Edgar : C’est le plus vieux qui a souffert le plus : nous qui sommes jeunes ne verrons jamais tant de choses et ne vivrons point si longtemps. » (Shakespeare/Leyris 952)
L’interprétation politique de ces éléments de l’épigraphe n’est pas fortuite. Reimann avait l’impression d’être rattrapé par l’actualité lorsque, composant la scène de l’aveuglement de Gloster, il apprit l’assassinat de Hanns Martin Schleyer, haut-fonctionnaire d’économie, ancien SS et membre de la NSDAP (Lembke 110). Dans son carnet de bord de l’année 1977, conservé à la Fondation Paul Sacher à Bâle, le compositeur note qu’il est très inquiet de la situation politique du moment qui devient intenable. Saisi par le lien, quoiqu’aléatoire, entre l’actualité et l’œuvre qu’il est en train d’écrire, il inscrit les événements récents dans son journal dont, entre autres, le suicide collectif des terroristes incarcérés à la prison de Stammheim, survenu un jour avant la composition de celui de Goneril qu’il vit comme un soulagement. Cependant, Reimann et Henneberg prirent soin de n’imposer aucune interprétation politique ou sociétale de leur travail. Aussi existentiel que le projet soit pour Reimann, l’œuvre ne s’inscrit dans aucune idéologie, à moins qu’il ne s’agisse d’une réflexion abstraite sur l’abus du pouvoir en général. Livret et musique sont le résultat d’une réflexion profonde sur la dramaturgie, le langage et les textes sources.
Le texte
Afin de pouvoir apprécier les détails de la proposition de Henneberg, laquelle, loin d’être un simple travail de coupures, donne une nouvelle forme au texte de Shakespeare, tout en gardant l’équilibre entre susciter de la musique et s’éclipser au profit de celle‑ci, comparons le livret définitif avec la pièce de théâtre ; Shakespeare prévoit cinq actes variant de trois à sept scènes. Henneberg conçoit deux parties, respectivement de quatre et sept scènes. Le tableau comparatif ci‑dessous identifie les scènes originales par rapport au découpage du livret :
Tableau comparatif entre les scènes originales et le découpage du livret.
Henneberg |
Shakespeare |
Première partie |
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Scène 2 : |
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Scène 3 : |
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Scène 4 : |
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Seconde partie |
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Scène 2 / Scène 3 (simultanées) : |
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Scène 4 (+ continuation scène 2) : |
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Scène 5 : |
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Scène 6 : |
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Scène 7 : |
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Nous remarquons dès à présent que Henneberg conserve le rôle de Gloucester (dit Gloster), tout en supprimant le Duc de Bourgogne, Curan, Oswald, le Héraut et le Médecin. L’essentiel est présent. Le livret suit les grandes phases de la pièce, mais opère quelques réarrangements ingénieux. L’introduction au premier Acte — Gloster présente Edmund (Edmond) à Kent — a disparu. Les informations qu’elle contient seront transmises ultérieurement dans les passages réservés à Gloster et ses fils. L’opéra commence in medias res, sans orchestre, avec un monologue de Lear qui dévoile ses desseins. Il souhaite abdiquer et repartir le royaume entre ses trois filles ; l’héritage sera à la hauteur de l’amour qu’elles éprouvent pour lui. Il y a là une idée fondamentale : la forme de l’œuvre est indissociable du personnage de Lear, elle sort de lui. Pendant qu’il entame son discours, la musique éclot à partir de la deuxième phrase « cette envie de dormir6 » (« dieses Verlangen nach Schlaf »). C’est à ce moment‑là qu’il se rend compte d’avoir commis une erreur, mais il est trop tard. La dynamique des événements est lancée et lui sera fatale. Les émanations de son propre esprit s’empareront de lui et c’est à ce titre que la tempête de la troisième scène n’est pas un phénomène naturel, mais bien une manifestation du psychisme de Lear. Les structures musicales associées à lui sont majoritairement organisées selon un système de clusters pénétrant la dramaturgie de tout l’opéra. La suite de la scène se compose de blocs distincts. Les trois filles s’expriment, Cordelia est renvoyée, Kent et France prennent sa défense.
Souhaitant marquer la fin de ce premier épisode, Henneberg crée deux ensembles qui permettent à tous les personnages d’extérioriser leurs sentiments. Bien qu’il affirme que ce texte est entièrement nouveau, celui‑ci contient des motifs de l’original. Déjà en 1973, Dieskau voit l’importance de ce type de simultanéité et conseille à Reimann de le préciser dans le livret (Dieskau). La dichotomie entre succession et simultanéité est un des principes formels fondateurs de l’œuvre et du genre de l’opéra en général7. Les deux phénomènes n’ont pas la même temporalité. Le premier se déroule dans le temps en enchaînant des informations. En revanche, avec Henri Bergson qui niait la qualité temporelle de la simultanéité, l’on pourrait affirmer que celle‑ci projette un espace (Aumand 495). Par un procédé de confrontation d’identités différentes, cet espace conserve nécessairement un état plus élevé d’expression, de poésie. Gaston Bachelard soutient que « c’est pour construire un instant complexe, pour nouer sur cet instant des simultanéités nombreuses que le poète détruit la continuité simple du temps enchaîné » (Bachelard 103).
Or, cela est significatif pour l’art lyrique : dès que deux personnages s’expriment en même temps, l’attention du public se tourne davantage vers le lien qui les unit et l’espace scénique, au détriment de l’anticipation des événements. Il conviendrait de différencier deux types de simultanéité dans Lear : la superposition d’événements proches les uns des autres, qui se traduit par une polyphonie de répliques, et l’association d’événements distants dans le temps, qui interpole un moment dans un autre plus éloigné, sans qu’il y ait d’interaction. Dans un souci de synthèse, nous ne procéderons cependant pas à une classification des moments respectifs dans Lear.
Il n’est pas surprenant que les deux occurrences de simultanéité les plus importantes se rencontrent à deux moments‑clés de l’œuvre, qui permettent un ralentissement de l’action scénique : lesdits ensembles dans la première scène ainsi que les scènes parallèles au début de la seconde partie. Dans le premier cas, Cordelia est punie, le mal est fait, Goneril et Regan ainsi qu’Edmund sont au début de leur complot. Dans le deuxième cas, Gloster vient d’être aveuglé, l’essentiel de l’intrigue s’est déroulé. Il ne manque plus que le dénouement. D’autres passages simultanés, plus courts mais non moins significatifs, se trouvent notamment dans la scène 2 de la première partie (le chœur superpose plusieurs phrases du texte, consolidant ainsi son unité), dans la scène 4 entre Lear, Edgar/Tom et Kent (la lande étant un espace à part), ainsi qu’entre Edgar et Gloster qui ne reconnaît pas encore son fils, et dans la scène 6 de la seconde partie entre Lear et Cordelia qui chantent le même texte, évoquant le repos qu’elle souhaite lui assurer. Bien que ces simultanéités soient rendues possibles par l’agencement du livret et donc implicitement prévues par Henneberg, la forme exacte des superpositions est conçue par Reimann.
Les deux ensembles qui marquent une césure dans la première scène sont rythmés par trois interventions du Fou qui, d’emblée associé à Lear, entre plus tôt que dans la pièce de théâtre. Il s’agit d’un rôle parlé chantonnant des comptines et, bien que Shakespeare lui attribue des poèmes, Henneberg n’en garde que très peu, préférant concevoir son propre chant. En l’occurrence, les trois interventions sont respectivement un fragment de la quatrième scène, une paraphrase d’une strophe de la Ballade — observant le mètre de celle‑ci, contrairement aux autres passages du livret — ainsi qu’un texte de la plume de Henneberg évoquant le lien entre Lear et Gloster : « Et Gloster ? L’image du roi […] » (« Und Gloster? Des Königs Spiegelbild […] »). S’ensuit un dialogue entre Goneril et Regan, entérinant leur feinte alliance pour parvenir à leurs fins : « L’âge a beaucoup altéré notre père » (« Das Alter hat den Vater sehr verändert »). Ce rapprochement des deux personnages, unis dans l’avidité du pouvoir, est plus manifeste que dans la pièce. Bien qu’elles forment une unité, Reimann souligne leur différence, car Regan garde un complexe d’infériorité à l’égard de sa sœur sur laquelle elle veut avoir l’avantage. Ses coloratures virtuoses visent essentiellement à éblouir Goneril. Elle affiche une malhonnêteté ostentatoire, fait contraste, mais imite et obéit (Lembke 140). Elle participe activement à l’aveuglement de Gloster. Dans la mise en scène que signe Calixto Bieito, en 2016 à l’Opéra de Paris, c’est Regan qui procède à l’exécution de Cordelia. La cruauté de Goneril est plus perverse, sous‑jacente. Elle donne des ordres, est « habituée à s’exprimer en public, quelqu’un qui a de l’aisance et de l’aplomb » (Brook 31).
La fin de la première scène voit le début du complot d’Edmund, le bâtard, qui souhaite se débarrasser de son frère dans le but de s’emparer de l’héritage. Henneberg inverse l’ordre. Edmund parle d’abord à Edgar avant de soumettre la fausse lettre, évoquant la conspiration de ce dernier contre son père, à Gloster. Les deux autres entrevues d’Edmund avec son père et son frère (II.18 et III.3) sont supprimées. L’origine du conflit est limitée à une seule scène. La relation des deux frères est de la même nature que celle entre Goneril et Regan, ce qui ne saurait surprendre dans une œuvre qui regorge de miroirs et d’équivalents. Elle est toutefois doublée d’un paradoxe moral. Edmund est un lâche. À l’image de Goneril, ses actes sont indirects ; il conspire contre son frère en attendant le résultat, il ordonne la mise à mort de Cordelia sans intervenir lui‑même. Edgar, honnête et candide, aura pourtant tué deux personnes à la fin de la pièce : Edmund et Oswald. Cet aspect se trouve amoindri dans le livret où ce dernier ne figure pas.
La deuxième scène du livret s’éloigne davantage du modèle de Shakespeare. Lear prend à son service un Kent déguisé qui tient à rester auprès du roi, et festoie avec ses chevaliers auxquels Henneberg attribue une chanson à boire de son cru : « L’âge est gai, amis flânons, trinquons » (« Ist nicht das Alter lustig und faul »). Le dialogue entre Goneril et Regan, qui se plaignent de la grossièreté de ces hommes, est une construction faite de fragments des scènes I.3 et II.4. Dans la pièce, les deux sœurs ne se trouvent pas au même château jusqu’à la fin du deuxième Acte. Le duo qui souligne à nouveau leur prétendue entente est une invention de Henneberg : « Nous prêtons serment à jamais de nous défendre » (« Wir schwören Seite an Seite uns zu schützen »). Elles découvrent Kent et, craignant sa proximité avec Lear, l’immobilisent aux ceps. Normalement, cette scène ne se produit qu’au deuxième Acte entre Regan, Cornwall et Kent. Par conséquent, toutes les apparitions suivantes de ce dernier, jusqu’à la scène de la lande, sont supprimées. Ensuite, Goneril et Regan confrontent leur père. Henneberg retourne à la scène 4 de l’Acte I avant d’accomplir un autre saut imperceptible vers le deuxième Acte (II.4), croisant une tirade de Lear avec le chant du Fou : « L’hiver n’est pas encore fini » (« Der Winter ist noch nicht vorbei »). Pour les comptines de ce dernier dans les scènes 2 et 3 du livret, Henneberg recourt aussi aux poèmes conçus tels quels par Shakespeare. La fin de la scène suit la dramaturgie originale de façon plus ramassée. Les sœurs affichent une fois de plus leur fausse solidarité en se tenant par la main, Lear, catastrophé, est renvoyé et part avec Kent et le Fou. La réplique de Gloster « Comme la nature s’égare […] Je suis aveugle » (« Die Natur geht in die Irre […] Ich werde blind »), anticipant le sort qui lui est réservé, est un ajout de Henneberg.
Les troisième et quatrième scènes regroupent toutes celles de la lande (III.2, 4 et 6), sans l’alternance prévue par Shakespeare. Le dialogue entre Edmund et Gloster (III.3), nous l’avons dit, est supprimé, tout comme celui entre Edmund et Cornwall (III.5), dont un fragment reviendra ultérieurement. Il est étonnant que Shakespeare fasse rapidement alterner plusieurs lieux, créant à son tour l’illusion de simultanéité que Reimann et Henneberg réalisent différemment et à d’autres endroits, par exemple dans les scènes simultanées de la seconde partie, que nous considérons ci‑dessous. Le début de la quatrième scène — Edgar est désormais devenu Tom — reprend un fragment du deuxième acte : « J’ai sauvé ma vie […] » (« Habe ich mein Leben retten können […] »). Les poèmes qu’il récite, affectant une folie factice, ont disparu. Ou bien, ils ont été déplacés. Reimann substitue de longues vocalises à cet élément abstrait, notamment dans l’entracte entre les scènes 3 et 4. Elles déterminent le profil vocal du rôle. Dans le texte de Shakespeare, ces poèmes représentent le lien entre Tom et le Fou ; aucun autre personnage ne s’exprime en vers. À partir de l’Acte IV, les deux deviennent pour ainsi dire un seul personnage. Henneberg néglige la transition de l’un à l’autre, plus graduelle dans la pièce de théâtre, et se concentre davantage sur la relation entre Tom et Lear. Ce dernier, étant devenu fou, n’a plus besoin d’un Fou à proprement parler. Le musicologue Wolfgang Rathert, se référant au philosophe Bernhard Taureck, soutient que Shakespeare remet en question l’identité de Lear, en superposant une correspondance entre ce dernier et Edgar/Tom à celle, plus évidente, entre Lear et Cordelia d’un côté, ainsi que Gloster et Edgar de l’autre ; c’est seulement dans la folie et confronté à la prétendue déraison de Tom que Lear est finalement capable d’empathie (Rathert 64). À supposer que cela soit vrai, Henneberg met en valeur cet aspect de l’intrigue. Si Tom endosse le rôle du Fou, c’est-à-dire la voix de la raison auprès de Lear, il le fera aussi pour sauver son père dans la seconde partie de l’opéra.
Les chevaliers qui accompagnent Gloster lorsque ce dernier rejoint Lear, Kent, Tom et le Fou dans la lande, sont une autre idée de Henneberg, qui crée un contraste avec le début de la deuxième scène et les chevaliers de Lear ; le caractère de la musique et le comportement des hommes sont diamétralement opposés. Ils chantent le début d’un poème de Tom — « Saint Vital fit la lande à pied » (« Sankt Veit schritt dreimal über die Flur ») — ainsi qu’une paraphrase de la Ballade : « Il traversa sources, forêts et collines […] » (« Er ging zu Quellen, Wald und Höh’n […] »). Vers la fin de la première partie, Lear sombre dans la folie, les phrases de Gloster « Sa vie n’est pas encore perdue […] » (« Sein Leben ist noch nicht verloren […] ») sont empruntées à une réplique de Kent. Contrairement à la dramaturgie de la pièce de théâtre, ce dernier disparaît pour de bon à la fin de la scène, lorsque les chevaliers de Gloster emmènent Lear à Douvres. Si le Fou est remplacé par Edgar/Tom, Gloster prend la place de Kent, promettant de prendre soin du roi. Bien qu’insinué par Shakespeare — Kent est absent des scènes III.6 à IV.7 — cette correspondance est beaucoup plus manifeste dans le livret. Lear, quant à lui, se voit attribuer une phrase d’un poème de Tom — « Oui, duchesse, devant le juge […] » (« Vors Gericht, Frau Herzogin […] ») — ce qui établit un lien encore plus étroit entre les deux. Le Fou chante un texte de la scène III.2 et reste seul après le départ du chœur et des autres personnages, avant de sortir dans la direction opposée. Comme dans la pièce de Shakespeare, il ne reviendra pas.
La seconde partie commence au beau milieu de l’acte III et Henneberg assume cette entrée tout aussi directe qu’au début de l’œuvre. Cornwall informe Edmund que son père vient d’être arrêté, escamotant ainsi le début de la scène 7. Edmund, dans ce qui est une paraphrase de la scène 5, répond d’une manière hypocrite qu’on lui reprochera de ne pas prendre la défense de Gloster. Henneberg a beau éviter les fréquents changements de lieu mis en œuvre par Shakespeare, son cheminement à travers la pièce n’en est pas moins sinueux. Sur ces entrefaites, la scène suit la dramaturgie originale jusqu’à l’aveuglement de Gloster et la mort de Cornwall. Les dernières paroles de celui‑ci — « Le sang coule fort » (« Es fließt viel Blut ») — sont reprises par Goneril au début de la scène suivante. Les scènes simultanées 2 et 3 croisent un monologue de Cordelia avec deux dialogues, l’un entre Edmund et Goneril — que celle‑ci souhaite assujettir en l’assurant de son amour — et l’autre avec Albany, qu’elle rejette. Henneberg affirme avoir écrit et conçu le monologue comme un « air » (Henneberg, in Avant-scène 81). En vérité, il n’y a que deux phrases qui n’existent pas dans le texte original et qui résument la bienveillance et l’amour de Cordelia, intacts dès le début de l’intrigue : « Mon cœur voit sa détresse et oublie sa grande colère » (« Wie ahnte ich sein Unglück, als ich den Zornigen verließ9 ») ainsi que « Je resterai auprès de votre couche et je veillerai sur vos rêves ! » (« Ich will an deinem Lager sitzen und über deine Träume wachen! ») Le reste de cet air consiste en fragments de la scène IV.4. Il y a donc plusieurs niveaux de proximité entre livret et pièce de théâtre. Nous revenons à cette spécificité ci‑dessous. Il convient de préciser — et c’est un aspect que d’autres analyses de ce passage de l’opéra ont tendance à occulter — que la simultanéité n’est pas réservée aux seules scènes 2 et 3. La parenthèse est plus longue. Une véritable interpénétration ne se produit qu’entre les deux, mais ce n’est qu’après la scène 4 que la fin de la scène 2 arrive finalement. Celle‑ci est ainsi étirée à travers les scènes 3 et 4, ce qui crée une sorte d’enclave textuelle. Dans la partition, cette construction marque aussi le début d’un basculement vers des sonorités plus douces, les moments les plus lyriques, entre Lear et Cordelia, étant réservés à la fin de l’œuvre. Dans un entretien, Reimann évoque un ami qui, étant hospitalisé pour un cancer généralisé, écoute à la radio une de ses pièces d’orchestre10 dont la sonorité préfigure la violence de Lear. Il l’exhorte alors à ne pas oublier qu’il y a aussi « un autre monde, celui de Cordelia » (Lembke 78). Ce dernier échange a profondément marqué le compositeur.
Henneberg fait commencer la scène 4 par une réflexion d’Edgar (Tom), qui, dans le texte de Shakespeare, vient un peu plus tard, interrompue par des appels d’un vieillard, supprimés dans le livret : « Monde, monde, ô monde ! qui ose dire : je suis le plus malheureux ? […] » (« Welt, Welt, o Welt! Wer kann sagen: Ich bin der Elendeste? […] ») Henneberg néglige donc une alternance, voire une simultanéité, proposée par Shakespeare afin de mettre en valeur un texte qui marque la fin définitive des scènes simultanées. Cette méditation d’Edgar peut être lue comme une deuxième épigraphe, correspondant à celle de Eichendorff, les deux thématisant les différents stades des douleurs de l’âme humaine. S’ensuit la rencontre de Gloster et Edgar qui, toujours incognito, emmène son père à Douvres. La scène 5 rend plus distincts les dialogues de Gloster-Edgar et Gloster-Lear, sans les interventions en aparté d’Edgar pendant l’entretien de son père avec le roi. À ce moment‑là, Shakeapeare crée une simultanéité que Henneberg ne prend pas en compte. Cela confère un caractère plus exceptionnel à ce premier véritable échange entre Lear et Gloster dont l’un est le double de l’autre, aussi bien dans le livret que dans la conception musicale. L’apparition de France, ordonnant à deux soldats d’accompagner Lear chez Cordelia, est aussi une idée de Henneberg. Dans la pièce, la phrase est proférée par un Gentilhomme lors d’une altercation entre celui‑ci, Lear et Edgar, supprimée dans le livret. La scène 6 correspond à la scène IV.7, sans le dialogue introducteur de Cordelia et Kent. Ce dernier, nous l’avons vu, ne revient pas dans la seconde partie de l’opéra. La complexe scène 7 commence par une sorte de résolution d’Edmund, variation fragmentaire de la fin de la scène V.1. Cet épisode est important afin de comprendre qu’il joue double-jeu avec les deux sœurs. Si sa relation avec Goneril est manifeste depuis les scènes simultanées, les velléités de Regan sont évoquées dans la scène IV.5 entre Oswald et elle, qui est supprimée dans le livret. La conclusion du monologue d’Edmund — « Le trône d’Angleterre est proche » (« Englands Thron ist nicht mehr fern ») — n’apparaît pas telle quelle dans la pièce de théâtre. Pas plus que le passage suivant, interpolé dans la réplique de Cordelia, qui témoigne de l’étonnement qu’Edmund éprouve face à la réconciliation de Lear avec sa fille : « La défaite a uni le père et la fille […] » (« Vater und Tochter in der Niederlage vereint? […] ») Le bref duo qui suit est une construction, le texte de Cordelia étant emprunté à celui de Lear.
Au fur et à mesure que la fin approche, Henneberg est obligé de composer avec les retombées des modifications apportées à la pièce de théâtre. Tout d’abord, dans le texte de Shakespeare, aucun personnage ne meurt sur scène ; chacun la quitte avant. La forme qu’il conçoit est étalée dans le temps et l’espace. L’on emmène Regan avant le duel entre Edgar et Edmund, Goneril sort avant le long compte rendu d’Edgar en présence d’Edmund et d’Albany — « Mon nom est Edgar » — les corps des deux sœurs sont apportés avant qu’Edmund ne soit conduit hors de la scène. Tous ces passages étant raccourcis ou supprimés dans le livret, Henneberg ne recourt pas au même modèle. La forme plus ramassée ainsi que la logique du livret le contraint à montrer la chute du triangle Goneril-Regan-Edmund, mis en valeur dès le début de l’œuvre, sous les yeux des spectateurs. Cela nécessite d’autres manipulations. Regan assiste au duel et lance des invectives contre Edmund — « Edmond ! Lève‑toi et lutte11 ! » (« Stirb nicht! Steh auf und kämpfe! ») — avant de mourir du poison administré par sa sœur en murmurant les mots qui l’obsèdent : « Mon droit… Mes titres… Tu… » (Mein Recht… mein Anspruch… Du… ») Dans un parfait inversement de la forme shakespearienne, Edgar dévoile son identité juste avant que son frère ne meure en avouant avoir donné l’ordre de l’exécution de Cordelia, ce qui précède immédiatement le suicide par arme blanche de Goneril. Si Shakespeare confère une phrase finale très allusive à cette dernière — « Les lois sont à moi, non à toi : qui pourrait me juger12 ? » — Henneberg, exposant l’acte au grand jour, est contraint de lui attribuer une tirade plus directe :
Il meurt.
La mort vient pour moi.
Les dieux m’ont abandonnée,
Corps et âme livrés à ma justice.
Mort, viens, reçois celle qui te fait faire
une si grande récolte13…
Henneberg regroupe donc en un seul passage des événements et personnages que Shakespeare présente isolément, en créant une interaction entre eux. L’on peut y voir une autre forme de simultanéité.
Tout cela étant visible sur scène, la musique peut aller à l’encontre de la violence exhibée. En effet, Reimann réduit l’orchestre aux six cors à l’unisson et aux percussions qui s’éteignent avec les timbales seules dans une nuance pp au moment de la mort de Goneril. L’irruption orchestrale qui suit n’est donc pas liée aux événements qui viennent d’avoir lieu, mais à ce qui est sur le point d’arriver : Lear entre, portant Cordelia morte. Kent ayant définitivement disparu à la fin de la première partie de l’opéra, ses apparitions, dont un dialogue avec Lear, sont supprimées. Cela s’inscrit dans la dramaturgie de Henneberg. Car tout ce qui reste à dire au roi est une dernière plainte, composée de deux répliques fragmentaires qui, dans le texte de Shakespeare, sont séparées entre autres par ledit dialogue avec Kent. Cette concentration confère davantage de force dramatique à ce monologue détaché du reste de l’environnement scénique, ce qui par ailleurs vaut pour toutes les interventions de Lear et Cordelia depuis la scène 6. Les suppressions et retranchements dramaturgiques conçus par Henneberg créent une bulle autour des deux personnages qui échangent entre eux, mais non pas avec autrui. Le chant de Lear est oratoire, il ne s’adresse à personne, toute communication avec lui étant devenue impossible, encore davantage que dans ses moments d’extrême folie. Le semblant d’interaction encore perceptible dans la pièce de théâtre s’évanouit. Par conséquent, le commentaire des autres personnages, plus abondant dans le texte, est réduit au strict minimum. Des nombreuses répliques d’Edgar, Albany et Kent, il n’en reste que deux. La première est dite par Edgar : « Romps‑toi, de grâce romps‑toi, cœur ! laisse‑le mourir, ne prolonge pas sa vie14. » Il s’agit d’une variation d’un texte de Kent : « Brise‑toi, cœur ; je t’en prie, brise‑toi ! […] Ne trouble pas son âme. Oh ! laissez‑le passer. C’est le haïr que vouloir sur le chevalet de ce dur monde l’étendre davantage. » (Shakespeare/Leyris 952) La deuxième vient d’Albany : « Il nous reste la tristesse… » (« Uns bleiben Trauer… Klagen… »). La phrase finale de l’opéra est confiée à Lear et non pas à Albany dont la dernière réplique, nous l’avons vu, est reléguée à l’épigraphe. Paradoxalement, cela permet à la musique de prendre une tournure apaisante et conciliatrice, comme si une brèche s’ouvrait dans le chagrin de Lear : « O ses lèvres… Regardez » (« Seht, ihre Lippen… Seht hier — seht… »).
L’évolution du livret
Henneberg soutient que chacune des six versions du livret représente un accomplissement, aussitôt rejeté (Henneberg, in Schultz 27), et qu’il lui est impossible d’établir une chronologie définitive (Henneberg, in Fischer 267). L’étude des manuscrits conservés à la Fondation Paul Sacher nous permet cependant d’identifier un certain nombre d’idées qui évoluent au fil du temps. En dehors de quelques feuilles volantes, que Reimann consacre entre autres à l’élaboration du dialogue de Goneril et Regan dans la première scène, nous disposons de trois copies au propre du tapuscrit, non datées, avec des annotations de la main de Reimann et Henneberg, dont l’attribution n’est pas toujours certaine. Les deux auteurs avaient l’habitude de se renvoyer les documents annotés afin de convenir des décisions à prendre. Il existe également une version antérieure, partiellement découpée et recollée, avec de longs passages manuscrits dans l’écriture de Henneberg et quelques annotations de lui et de Reimann, datée « Sperlongo, le 24. VII. 72 ». À part une première ébauche qui consistait essentiellement à faire d’importantes coupes (Henneberg, in Fischer 266), cette version est sans aucun doute un des premiers états du livret, si ce n’est le tout premier. Elle comporte d’ores et déjà quelques modifications qui ébauchent la forme finale, tout en étant très différente de celle‑ci. La forme en cinq actes est encore respectée, mais seuls les Actes I et IV sont subdivisés en respectivement deux et six scènes. Le chœur occupe une place centrale. Le rôle du Fou est supprimé, celui d’Oswald maintenu. Le début est une vaste scène de chœur « devant le château de Cairleir », une pure invention de Henneberg non dépourvue d’espièglerie phonétique, Kaerleir étant le nom gaélique de la ville anglaise de Leicester. Citoyens et soldats évoquent les préoccupations du roi, notamment sa fatigue et la question de sa succession, dans ce qui ressemble davantage à une dramaturgie de Verdi — par exemple le début d’Otello — qu’à la tournure à la fois abstraite et concise que le texte allait finalement prendre. S’ensuivent les trois dernières répliques de Kent, Edmund et Gloster, précédant le monologue de Lear. Celui‑ci souligne d’une manière plus obsessionnelle les motifs de la fatigue et de l’âge : « O, o, écoutez‑moi — m’écoutez‑vous ? Comment je me défends de cette envie de dormir. — cette dernière tâche. La nature a toléré mon âge — par trop. » (s’éveillant lentement, revenant à soi15)
Par la suite, cet aspect est mis en avant à travers de nombreuses didascalies telles que « soudainement saisi par le sommeil » ou « un autre malaise16 ». Il manque les deux ensembles. L’Acte II commence par un chœur de gardiens et l’entretien d’Edmund et Edgar, dont la première entrevue à l’Acte I est supprimée. Il se termine par une autre apparition du chœur, représentant cette fois‑ci les chevaliers de Goneril ainsi que le peuple. L’Acte III regroupe les scènes de la lande, sans III.3, mais s’arrête à la scène III.4. La partie du Fou étant éliminée, le chœur des chevaliers de Gloster reprend son poème « Quand les juges sans peur et sans reproches […] » (« Wenn Richter ohne Furcht und Tadel […] ») Les deux autres passages choraux existent déjà, mais la deuxième, reprenant un autre poème de Tom, ne recourt pas à la Ballade. Les six scènes de l’acte IV correspondent aux six premières scènes de la future seconde partie, à une exception près : les scènes simultanées n’existent pas encore. L’air de Cordelia constitue la scène 2, la rencontre d’Edgar/Tom et Gloster la scène 3, et le passage « Le sang coule fort » (IV.2) intervient en un seul bloc, sous forme de scène 4, à l’endroit que le livret final réserve simplement à la fin de cette scène. Un entracte orchestral intitulé « bataille » (Schlacht) précède l’Acte V. Le chœur revient, mais le rôle du Héraut ainsi que les passages suivant la dernière prise de parole de Lear sont d’ores et déjà rayés dans l’exemplaire de Reimann.
Les trois tapuscrits représentent un état plus tardif du livret. Le premier commence par une introduction du Fou conçue par Henneberg qui, contrairement à la forme finale, voulait éviter que le personnage principal entame son monologue ex abrupto. Les discours de Goneril et Regan sont plus courts, mais Henneberg prévoit déjà un « sermon plus long » (« längerer Sermon »). Les deux ensembles n’existent toujours pas, ce qui nous incite à supposer que cette idée s’est réalisée plus tard que Henneberg ne le soutient. D’une manière générale, la suite des répliques montre moins d’alternances et de subdivisions, ce qui résulte en une prise de parole plus longue des personnages. Cela vaut aussi pour le dialogue de Goneril et Regan — « L’âge a beaucoup altéré notre père » — dont surtout la partie de Regan est moins fournie. Reimann lui‑même élaborera cette altercation ultérieurement. Le monologue d’Edmund ne débute pas encore par l’emblématique « Pourquoi bâtard ? » (« Warum Bastard? »), prononcé plus tard dans son discours. Si la version de Sperlongo accorde un rôle central au chœur, celui des chevaliers de Lear au début de la scène 2 n’existe pas dans l’état présent du texte, qui, comparé au livret final, continue à faire preuve d’un manque d’alternance entre les répliques, ce qui concerne aussi les brèves simultanéités comme celles du Fou et de Lear « L’hiver n’est pas encore fini ». Par endroit, le texte diffère considérablement de la version définitive. Comparons à titre d’exemple une réplique de Regan : « Mon père, vous êtes vieux. Remettez‑vous‑en à votre raison qui, mieux que vous, cerne votre situation. Que peuvent vos chevaliers pour vous17 ? » avec la version retenue pour le livret : « Mon père, vous êtes vieux. Le mal vous menace de partout. N’êtes‑vous pas votre propre ennemi ? Vous tendez au poison votre timbale. Votre clé ouvre la porte à l’assassin18. »
Dès lors, les scènes simultanées sont réalisées dans la seconde partie. En revanche, la scène 4 est tronquée. Il manque notamment la réflexion introductrice d’Edgar « Monde, monde, ô monde ! », que Reimann ajoutera ultérieurement. Sauf erreur, il est à noter qu’à la toute fin de l’œuvre, la phrase « Il nous reste la tristesse… » est déclamée par Kent, remplaçant Albany, dont le retour semble prévu dans cette version du livret. Sur une copie de la première partie du même tapuscrit, Reimann, apparemment plus impliqué à ce stade de l’élaboration du livret, note trois idées à venir (parmi d’autres) : les ensembles de la première scène, l’exclamation « Pourquoi bâtard ? » d’Edmund, ainsi que le chœur des chevaliers au début de la scène 2. Dans le deuxième tapuscrit, il continue à préciser ces idées, et c’est le troisième qui correspond finalement au livret définitif, avec quelques corrections de la main du compositeur.
Langage et traduction
Consacrons quelques dernières remarques au langage de Henneberg ainsi qu’au problème des traductions. Le librettiste affirme lui‑même que 40 % du contenu ne s’appuient plus sur les propositions de l’intrigue développée par Shakespeare (Henneberg, in Fischer 268). Afin de comprendre que cette observation provocatrice cache une réalité plus complexe, il convient de regarder le monologue de Lear au début de l’œuvre19 :
Monologue introductif : original / livret / traduction.
Nous remarquons trois niveaux de proximité avec la traduction d’Eschenburg : la reprise plus ou moins littérale du texte, la paraphrase et l’invention. Ces techniques déterminent l’ensemble du livret. En l’occurrence, le motif du sommeil (Schlaf) par exemple, essentiel pour la psychologie de Lear, n’apparaît pas dans l’original. La phrase initiale « Nous vous avons convoqués ici », qui peut être lue comme une paraphrase de « Cependant, nous allons dévoiler nos plus secrets desseins », possède davantage d’autorité, notamment parce que le pronom personnel « nous », au pluriel de majesté prévu par Shakespeare, est substitué à l’adverbe « cependant ». Henneberg, sensible aux détails, crée un cheminement précis à travers les trois niveaux. Son livret prend également en compte la différence de langage en fonction des personnages. Il suffit de comparer les discours que les deux sœurs adressent à Lear au début de l’opéra : celui de Goneril est habile, employant des expressions soignées ; Regan est plus brève, retranchée derrière des questions :
Goneril : De toute ma vie, je ne saurais me rappeler un seul instant qui ne reflétât mon amour pour vous. Ma mère, je l’aurais trahie pour vous. Vous, père, que j’aime plus que la vie, l’espace et la liberté, plus que la grâce et dignité, au‑delà de toute mesure. Je vous aime d’amour20.
Regan : Les autres font beaucoup de mots pour jurer. Vous avez dû juger de tous mes actes. N’aurais‑je pas sacrifié corps et âme pour vous ? Père, je n’ai trouvé de joie que dans ce seul amour ? Ne vous en souvient‑il pas, mon père21 ?
La même différence est reflétée par le langage qu’emploient les fils de Gloster. Celui d’Edmund n’évolue pas, tandis qu’Edgar — qui mue littéralement dans la scène de la lande, en découvrant son timbre de contre-ténor — change de voix à deux reprises, avant et après sa prétendue folie. Les poèmes dont est truffée la partie de Tom en témoignent.
Cordelia, quant à elle, commence à bégayer au moment de sa défense : « … à parler pour flatter si je ne m’entends pas à l’art de parler pour flatter, flatter […] » (« Wenn ich — wenn ich die — wenn ich die glatte — wenn ich — wenn ich die glatte Kunst […] »). Cet aspect est moins marqué dans la traduction française, tandis que le livret anglais reste plus proche de l’original: « If I, if I do, if I lack the, if I if I do lack the art […]. »
C’est cette volonté de précision qui amène Henneberg à retenir quelques fragments de la traduction Schlegel-Tieck, initialement rejetée pour son excès de romantisme, et cela justement à des moments très lyriques (Henneberg, in Avant-scène Opéra 80). Lorsqu’au commencement de la tempête, Lear s’écrie « Vents, soufflez ! Crevez vos joues ! Faites rage ! », Henneberg recourt à la formule de Schlegel-Tieck « Blast, Wind’, und sprengt die Backen ! », plutôt qu’à celle d’Eschenburg « Blast, ihr Winde, und zersprengt eure Wangen ! », pour ne citer qu’un exemple.
Le rôle de Dieskau dans ce palimpseste de styles reste encore à établir. Dès leur rencontre en 1955 — Reimann n’est alors qu’un néophyte précoce de 19 ans — le célèbre baryton se fait l’avocat du jeune compositeur. À part cette indéniable réciprocité, Dieskau, son vaste répertoire à l’appui, débarrassait méticuleusement le livret de toute connotation et de tout lien fortuit qu’il pouvait y avoir entre le texte de Lear et d’autres œuvres lyriques ou concertantes (Henneberg, in Schultz 30). Il tenait à défendre une œuvre pure, exempte de stéréotypes.
Traduire cet effort d’écriture dans un autre idiome revient à la quadrature du cercle. D’autant plus que la prosodie de la musique contemporaine ne permet pas à n’importe quelle langue d’épouser une ligne vocale préexistante. Il faudrait en recomposer la physionomie. Quelques exemples des livrets anglais et français, réalisés pour les créations américaine (San Francisco, 1981) et française (Paris, 1982), suffiront à en souligner les difficultés.
La version anglaise n’est pas qu’un simple retour au langage de Shakespeare22. Des contraintes de rythme et de mètre obligent le traducteur Desmond Clayton à chercher un compromis entre traduction, texte original et la prosodie musicale de Reimann. Toujours est‑il que de nombreuses phrases shakespeariennes sont retenues. Parfois, Clayton va jusqu’à reprendre des motifs qui ne figurent pas dans le livret de Henneberg. Ainsi, la phrase d’Edmund « J’ai vu le jour un an plus tard que mon frère Edgar23 » est traduite par « I lay only twelve or fourteen moons behind my brother Edgar », ce qui reste plus proche de l’original « For that I am some twelve or fourteen moonshines lag of a brother », tout en gardant le mètre essentiellement trochaïque de la phrase allemande.
Le problème métrique est plus profond dans la traduction française. De façon générale, en français, l’accent tonique tombe sur la dernière syllabe des mots, alors que l’allemand et l’anglais privilégient l’avant-dernière syllabe. C’est dans ce sens qu’il convient de comprendre le commentaire de Reimann : « Il fallait ouvrir des parenthèses, ajouter des liaisons, ce qui n’était pas possible. Les anacrouses me rendaient fou, je passais mon temps à changer des syllabes24. » (Lembke 72‑73) Si l’écriture rythmique de Reimann, notamment le rythme libre et le masquage des temps forts, facilite un tant soit peu cette démarche, la prosodie dépend grandement de la physionomie mélodique qui réagit à la syntaxe des phrases. L’exemple suivant précisera cette difficulté. D’un point de vue quantitatif, la phrase allemande ainsi que les traductions comportent chacune neuf syllabes :
« Mein Geist beginnt sich zu verwirren. »
« Je sens ma raison qui s’égare. »
« My wits begin to turn and wander. »
Cependant, les versions allemande et anglaise esquissent un ïambe à quatre accents, tandis que la traduction française suit un dactyle à trois accents avec anacrouse. Les physionomies sont donc profondément différentes, obligeant le compositeur à rajouter des valeurs ou créer des mélismes. En outre, deux des accents de la phrase française tombent sur une voyelle nasale alors que le texte allemand prévoit une voyelle fermée. En français et en anglais, la phrase se termine par une voyelle ouverte, plus facile à produire dans l’aigu que le « i » fermé allemand. Si la syntaxe française semble engendrer une forme bipartite, les deux autres se laissent diviser en trois fragments, la césure entre « Je sens » (sans objet) et « ma raison » étant moins marquée que celle entre « Mein Geist » et « beginnt ».
Ces réflexions, qui ne se réfèrent en aucun cas à une prétendue supériorité de l’original ou de l’adaptation, mettent en relief quelques enjeux généraux de la traduction de livrets. Il s’agit bien d’un phénomène de l’époque. Aujourd’hui, l’œuvre est jouée en langue originale, quel que soit le pays de production.
Conclusion
Si quelques‑unes des premières critiques exprimaient encore des doutes quant à la longévité de Lear, sa contribution au domaine lyrique ou l’intérêt de sa musique, l’œuvre s’est rapidement rangée parmi les plus grands succès d’opéra du xxe siècle, et cela à l’échelle internationale. Avant même la création en 1978 au Bayerische Staatsoper de Munich, une deuxième production avait été entérinée, qui sortit la même année à l’opéra de Düsseldorf. La production originale fut tout de suite commercialisée sous format vinyle, chose rare aussi bien à l’époque qu’aujourd’hui. En 1982, dans ce qui dut être une démarche inédite, la télévision allemande (ARD) retransmit en direct une représentation de Munich, à l’heure de la plus forte écoute. Entre-temps, Lear avait conquis d’autres pays. Au moment de la création américaine, en 1981 à San Francisco, les voix déplorant la « pauvreté » de la musique ou ses « cris primitifs » (Commanday) s’étaient plus ou moins tues. Cela valait également pour la réception du livret. Les commentateurs fustigeant un aspect de « marionnette », dû aux nombreuses coupes (Henneberg, in Schultz 104), passaient à louer « une réussite majeure entre conception et réalisation » (Commanday). Le San Francisco Examiner témoigne d’un phénomène de culture populaire, « des journalistes faisant la queue pour obtenir une interview et des aficionados portant des t‑shirt avec l’inscription I love Aribert » (Pontzious). Un an plus tard, le triomphe de la création française au Palais Garnier — où l’œuvre retourna aussi en 2016 et 2019 — ne fut pas en reste. Depuis plus de quarante ans — et avec autant de productions — Lear est présent sur les scènes internationales à Tokyo, Budapest, Madrid, Milan, Londres… Les plus éminents metteurs en scène du Regietheater25, tels que Harry Kupfer, Hans Neuenfels ou Christoph Marthaler, s’en emparèrent. D’autres opéras suivirent, dont La Maison de Bernarda Alba d’après Federico García Lorca (2000) ou L’Invisible d’après Maurice Maeterlinck (2017). Depuis Le Château d’après Franz Kafka (1992), qui présente le texte le plus hybride du catalogue de Reimann, celui‑ci conçoit ses propres livrets.
L’originalité et l’importance de son univers sonore ainsi que son sens aigu de la dramaturgie font l’unanimité. Il est entre autres Commandeur de l’Ordre du Mérite Culturel de la principauté de Monaco, membre des Académies des beaux-arts de Berlin et Munich, et lauréat du prestigieux prix dramatique Der Faust. En 1995, il reçoit l’Ordre du Mérite de la République fédérale d’Allemagne. Si le style de Reimann n’a cependant pas fait école au sens propre du terme, l’on peut toutefois le considérer comme un des pères de la Neue Einfachheit (« Nouvelle simplicité »). Ce mouvement — qui n’en est pas un — regroupe des compositeurs différents qui, depuis les années 1970, se détournent de l’esthétique sérielle en prônant une relation positive avec la tradition, l’intégrité de la notion d’œuvre, ainsi qu’une approche plus émotionnelle de la musique, ce qui signifie « un appel à plusieurs couches de la psyché humaine » (Trojahn 110). Aujourd’hui, Reimann écrit son dixième opéra.