Dans le premier tome de son ouvrage De la Démocratie en Amérique, publié en 1835, Alexis de Tocqueville écrivait au sujet des États‑Unis :
Il n’y a au monde que le patriotisme, ou la religion, qui puisse faire marcher pendant longtemps vers un même but l’universalité des citoyens […] Aux États‑Unis, la patrie se fait sentir partout […] L’habitant s’attache à chacun des intérêts de son pays comme aux siens mêmes. Il se glorifie de la gloire de la nation […] Il a pour sa patrie un sentiment analogue à celui qu’on éprouve pour sa famille. (135)
L’observation de Tocqueville concernait un pays en plein essor, mais déjà marqué par les tensions raciales générées par la présence de l’esclavage dans les États du Sud. Quelques années plus tard, en 1852, c’est du reste le leader abolitionniste africain-américain, Frederick Douglass, qui égratigna la notion de patriotisme dans son discours intitulé « What to the Slave Is the 4th of July? »1. Il souligna alors l’impossibilité pour une grande partie de la nation américaine, les esclaves africains-américains du Sud, mais également les Noirs libres du Nord, de voir le patriotisme comme une valeur commune à l’ensemble des habitants du pays. Tout au long du xixe siècle, et ce même après l’abolition de l’esclavage, puis au cours du xxe siècle, avec le long mouvement pour les droits civiques2, la communauté africaine-américaine, au sein de laquelle les sportifs professionnels jouèrent un rôle prépondérant3, insista, comme Frederick Douglass, sur la fragilité du socle patriotique dans un pays encore divisé par les inégalités raciales. En effet, le patriotisme, défini ici comme l’amour de la nation et de ses symboles, pour reprendre les termes de Jim Sidanius (106), était une idée abstraite pour une minorité africaine-américaine dont l’intégration économique, politique et sociale demeurait fragile. Les avancées obtenues suite au Civil Rights Act de 1964 et au Voting Rights Act de 1965, ainsi que les progrès, souvent symboliques, comme une meilleure représentation politique, une certaine réussite économique pour certains4, contribuèrent à apaiser en apparence les tensions raciales5 au cours des dernières décennies du xxe siècle.
Dans ce contexte, au début du xxie siècle, les attentats du 11 septembre 2001, perpétrés par le groupe terroriste Al‑Qaïda, provoquèrent une crise nationale qui contribua à effacer temporairement toute forme de contestation contre les valeurs américaines, au sein d’une société où l’idée d’un patriotisme exacerbé fut véhiculée par les autorités, le gouvernement et certains médias, entre autres. Désireux de voir émerger le sentiment d’une unité nationale, ces discours insistaient sur le fait que les attentats avaient touché tous les Américains, de manière indifférente aux questions de classe ou de race. Dès lors, s’il était un espace6 au sein duquel l’expression et la représentation du patriotisme constituaient un enjeu, il s’agissait de l’espace du sport. Par espace du sport, on entendra ici prioritairement les lieux dédiés à la pratique du sport professionnel et donc des compétitions majeures au sein de la National Football League (NFL), la Major League Baseball (MLB) ou encore la National Basketball Association (NBA)7, pour n’en citer que quelques-unes. Il s’agira d’analyser la communication autour de cet espace, à la fois par les sportifs eux‑mêmes, comme par les dirigeants ou les médias, dont la représentation du sport influe sur la perception de la société. En effet, historiquement, le sport occupe une place prépondérante, à la fois comme vecteur d’une certaine idée des États‑Unis, et comme lieu de divertissement incontournable générant des revenus significatifs pour l’économie nationale. Il semblait logique que la sphère sportive soit directement impactée par les conséquences des attaques et qu’elle joue un rôle dans la période de l’après‑11 Septembre, comme le souligne journaliste et auteur africain-américain Howard Bryant8 :
Of all American social institutions, 9/11 most radically altered sports, from the place where fans escaped the world and its problems to the definitive staging ground for the nation’s war effort, the restoration of its wounded spirit, of taking back everything Osama Bin Laden took from it. Sports would embody the way the United States would view itself and its institutions.
C’est donc à travers le prisme de l’espace sportif que l’on portera un regard sur le 11 Septembre, près de 20 ans après les attentats, en s’intéressant plus particulièrement à la question du patriotisme américain, de sa représentation et de son utilisation dans le sport, et ce sous l’angle des athlètes africains-américains, majoritaires au sein de certaines ligues. S’intéresser à l’idéal patriotique dans la sphère sportive permet d’interroger l’évolution de la communication autour de celui‑ci dans un espace que les sportifs africains-américains ont régulièrement utilisé pour montrer les failles de la nation. Il conviendra donc de se demander comment, au sein de l’espace sportif, le patriotisme nationaliste de l’après‑11 Septembre, où toute voix dissonante était impossible, a progressivement été contesté par une autre vision patriotique, portée par certains sportifs africains-américains désireux de relancer le débat sur la question de la justice et de l’inclusion raciale. À l’image des « sous-nationalismes » évoqués par Benedict Anderson dans Imagined Communities (3), on peut dès lors penser que les élites sportives africaines-américaines mobilisées politiquement ont souhaité mettre en avant un patriotisme contestataire, ou patriotisme dissident9 plus représentatif à leurs yeux. Cette approche vise non plus simplement à changer la perception des sportifs africains-américains au sein de la population10, mais de manière plus globale à alerter la société dans son ensemble sur l’impact d’un racisme systémique ou institutionnel, c’est‑à‑dire s’appuyant sur des processus et des procédures profondément ancrés dans l’ordre racial établi.
À l’heure où les États‑Unis se remémorent les attentats du 11 Septembre, vingt ans après, cet article invite donc à s’interroger sur la communication du patriotisme dans l’espace sportif entre le 11 septembre 2001 et les événements liés à la mobilisation des sportifs africains-américains, notamment depuis l’émergence du mouvement Black Lives Matter. Nous rappellerons dans un premier temps que les enceintes sportives et les compétitions professionnelles ont été le théâtre d’une expression patriotique exacerbée au lendemain des attentats du 11 Septembre, tendant à brouiller la frontière entre patriotisme et nationalisme. Néanmoins, nous démontrerons que ces pratiques ne furent qu’un frein très temporaire à l’utilisation de l’espace sportif comme lieu de revendication pour les sportifs africains-américains, s’inscrivant ainsi dans une tradition militante plus longue et opérant ce qui fut perçu comme une rupture avec l’impératif patriotique, voire une forme de non-patriotisme. Enfin, nous proposerons l’idée selon laquelle, cette (re)‑politisation de l’espace sportif dans l’Amérique post‑11 Septembre reviendrait à redéfinir et repenser l’idéal patriotique comme un concept fluide.
L’espace sportif et l’après-11 Septembre : entre patriotisme symbolique et nationalisme
Les crises à l’échelle nationale semblent constituer un terreau favorable sur lequel le patriotisme peut prospérer et s’intensifier, comme l’évoque Martha Nussbaum, faisant référence au philosophe français Ernest Renan :
The nation is a spiritual principle. This spiritual principle involves, on the one hand, a story of the past, usually a story adversity and suffering, and then a commitment to the future, a willingness to live together and face adversities for the sake of common goals. (Nussbaum 2012).
Dans ces circonstances, si la nation se sert de l’adversité pour se créer un idéal commun, le patriotisme devient un outil : il revêt une fonction réparatrice et apaisante ; il sert de socle sur lequel le pays peut retrouver des valeurs communes11, alors que les fondations nationales semblent s’effondrer face au danger. C’est exactement la situation à laquelle les États‑Unis ont fait face avec les attentats du 11 septembre 2001, qui mirent au jour la vulnérabilité du pays et fragilisèrent ses fondements, tout en forçant la nation à redéfinir un idéal commun, comme l’indique Dana Heller : « the term “9/11” has attained the cultural function of a trademark, one that symbolizes a new kind of national identification—or national branding awareness » (3).
Le monde du sport professionnel est (re)‑devenu après le 11 Septembre un espace visible, médiatique et populaire servant de lieu d’exposition d’une foi inébranlable en l’idéal américain et en la capacité de la nation à se relever. L’espace sportif a acquis cette fonction, d’autant plus importante dans un contexte international où les ligues professionnelles américaines, à l’heure de la mondialisation télévisuelle, pouvaient non seulement envoyer un message aux amateurs de sports aux États-Unis, mais également à travers le monde. Le sport et le patriotisme ont convergé pour participer à la construction d’une certaine idée de cohésion du peuple américain. Fortes d’une communication élaborée et soignée, les ligues ont cherché à représenter le sport comme un élément constitutif de cette unité nationale. Le sport, dans l’Amérique post‑11 Septembre, a été façonné de telle façon à brouiller la frontière entre ce qui se passe dans les stades et dans la société américaine. Howard Bryant écrit : « Nothing about the current state of the sports world can be explained without the context of September 11, 2001. It wasn’t an intersection of American life. It was a full freeway interchange » (100). Michael Butterworth est allé plus loin dans cette analyse puisqu’il explique que l’espace sportif, et plus particulièrement les stades dans lesquels les Américains se sont retrouvés après les attentats, ont servi de lieu de mémoire, de lieu de souvenir, convoquant indirectement des images de la nation en référence avec 9/11 : « Sports has arguably been “the most visible site for the memorialization of 9/11” in the United States, the consequence of which is that it has the capacity to shape “understandings of citizenship and democratic unity” » (2009). Par ce processus, le sport fut utilisé à la fois comme outil pour interpréter et construire un passé commun à travers la mémoire ou les souvenirs partagés, mais également comme un socle permettant à la société de se plonger dans un après caractérisé par la résilience et la résistance face à l’adversité nouvelle rencontrée par les États‑Unis. Pour autant, comme nous le verrons par la suite, cette approche n’a pas complètement réussi son entreprise car le sport est resté un lieu où le rapport à l’unité démocratique fut remis en question à la lumière des tensions raciales non apaisées au cours des deux premières décennies du xxe siècle.
Observons alors comment cette relation intrinsèque entre sport et patriotisme s’est manifestée, immédiatement après les attentats, puis au cours des années qui ont suivi. Cette réification de l’élan patriotique a, dans un premier temps, vu le jour sous la forme du symbolisme exacerbé attaché à l’utilisation du drapeau américain, véritable icône présente dans tous les stades. Si la présence du drapeau dans les stades était loin de constituer une nouveauté dans le sport américain, on peut noter que ce symbole fut surinvesti après le 11 Septembre, le but étant souvent de mettre en évidence un drapeau énorme comme pour mieux affirmer la force de la nation face à l’adversité. On parlera ici de patriotisme symbolique12. Cette volonté de montrer, de présenter et d’admirer le drapeau, s’est traduite par la distribution d’exemplaires miniatures aux spectateurs ou, peu de temps après les attentats, lors des World Series 2001, les séries finales du championnat national de baseball, opposant les New York Yankees aux Arizona Diamondbacks, par l’utilisation d’un drapeau retrouvé sous les décombres des tours jumelles, exposé au‑dessus du tableau d’affichage, comme un symbole de la résilience nationale face à la tragédie, résilience d’autant plus forte que la reprise du sport professionnel fut interprétée comme un retour à la normal salvateur pour New York, donc pour le pays. De plus, l’hymne national, le « Star-Spangled Banner », acquit une fonction toute particulière dans ce contexte où l’ensemble hymne-drapeau, devint le « package », pour reprendre des termes propres au milieu publicitaire, vendant l’image d’un pays uni, soudé, solidaire, et de nouveau debout et triomphant. Ajoutons à cela, le premier lancer, parfait, lors de ce même match, de George W. Bush, contribuant à renforcer l’image du pays par la trinité séculaire drapeau-hymne-présidence (impériale)13. Tel fut le cas, lors de ce même match du 21 septembre 2001 à New York, lorsque la chanteuse africaine-américaine, Diana Ross, entonna l’hymne américain, contribuant ainsi à projeter l’image d’un pays ayant supposément dépassé les clivages raciaux face à la tragédie : « The attacks of September 11 […] have been considered by many to be race neutral since Americans were targeted, irrespective of race » (Harlow et Dundes 2004). Pour autant, comme le développent Harlow et Dundes dans leur étude, la perception des attaques et des conséquences de celles‑ci selon les communautés raciales fut parfois différente. Parmi les personnes interrogées dans leur étude, une majorité d’Américains blancs insista sur le fait que ces attentats avaient un caractère presque personnel contre une certaine idée de l’Amérique (blanche). De leur côté, les Africains-Américains interrogés exprimèrent leur indignation face à ces attentats, mais soulignèrent également que ceux‑ci pouvaient être perçus comme étant le résultat d’une politique américaine dominante et oppressante à l’étranger, similaire à celle expérimentée par les membres de la communauté noire14. Ici encore, on observe que le patriotisme en réaction face aux attentats s’est construit de manière distincte selon le rapport privilégié au groupe mis en avant par deux catégories d’Américains.
L’utilisation accrue de l’espace sportif pour mettre en avant un patriotisme flamboyant prit également la forme d’une ode à la nécessité de défendre le pays face aux agresseurs, et c’est alors que les sportifs professionnels dans leur ensemble ont vu d’autres « héros » occuper une place prépondérante au sein de cette sphère : les policiers, les pompiers, immédiatement après le 11 Septembre, puis les soldats, lorsque les opérations militaires ont commencé à la demande du président George W. Bush avec l’autorisation du Congrès le 18 septembre 2001. Un sentiment de consensus national fut véhiculé à travers l’espace sportif pour que ses stades deviennent le lieu où l’on puisse vanter les mérites d’institutions comme la police ou l’armée. Les joueurs arborèrent fièrement des maillots et des casquettes à l’effigie de la police ou des pompiers de New York, et continuent, du reste, de le faire régulièrement chaque année lors des anniversaires du 11 Septembre15. La tradition perdura, notamment jusqu’au dixième anniversaire des attentats qui fut l’occasion d’honorer de nouveau la mémoire des héros sacrifiés. Ainsi, Roger Goodell, le président de la National Football League, donna une tonalité patriotique à son intervention le 11 septembre 2011 :
We remember our great country and the people that died in this tragic incident, the first responders and their families and all the people that kept our country safe. This is a chance for everyone to come together and feel great about our country, the sacrifices so many people have had and what we all have in front of us. We’ve got a lot to be proud of. (Butterworth 2014).
La NFL devint l’exemple paradigmatique de cette quête permanente de mise en scène du patriotisme américain dans l’espace sportif américain. Longtemps à la lutte avec le baseball pour détenir le titre honorifique de sport le plus populaire auprès des Américains, le football, et par extension la NFL, semble avoir détrôné son rival au cours des dernières décennies, grâce à sa plus grande attractivité télévisuelle, comme en atteste la sacralisation du Super Bowl chaque année. Le football acquit une dimension symbolique suite au 11 Septembre en mettant au jour l’hyper-militarisation16 de la société et du patriotisme américains alors que le pays était en guerre en Afghanistan et en Irak. La NFL s’engagea à promouvoir le tourisme à New York ou à collecter des fonds pour les victimes des attentats, n’hésitant pas à sortir du cadre de l’enceinte sportive comme ce fut le cas en septembre 2002 lors du lancement en grandes pompes de la saison en plein cœur de Times Square (King 2008). Ici encore, on voit que la réflexion autour du sport professionnel américain consiste à prendre en compte la dimension communicationnelle et stratégique associée à cet espace. Le sénateur de l’État de Virginie, George Allen, demanda même au commissaire17 de l’époque, Paul Tagliabue, de dédier la saison 2004 à Pat Tillman, un ancien joueur professionnel ayant préféré renoncer à un contrat de plusieurs millions de dollars pour s’engager dans l’armée américaine en 2002, avant d’être abattu au combat par des tirs alliés en 2004 (King 2008).
Progressivement, ce lien entre NFL et armée américaine s’intensifia et participa de cette militarisation de la société face à laquelle peu de voix s’élevèrent, dans un premier temps, la ligue allant jusqu’à soutenir des actions militaires engagées par le gouvernement de George W. Bush :
After the invasion of Iraq in 2003, the NFL shifted the emphasis of its post‑9/11 community outreach activities away from disaster relief and tourist promotion to more explicitly patriotic and militaristic projects carried out in collaboration with the Bush administration. (King 2008)
La NFL devint même de manière contractuelle la vitrine d’exposition pour la défense de l’image de l’armée américaine, comme l’ont conclu les sénateurs John McCain et Jeff Flake, dans un rapport intitulé Tackling Paid Patriotism publié en 201518. Ce dernier alerta sur le fait que l’armée américaine rémunéra les équipes de NFL pour organiser des événements comme ceux décrits précédemment (Bryant 204). Le rapport démontre comment la NFL, à travers ses diverses activités sur et en dehors des stades, a joué un rôle dans la promotion des activités militaires américaines et le recrutement par l’armée, suite au 11 septembre 2001. Ces pratiques mettent en évidence le lien ténu entre le patriotisme véhiculé par le sport et les retombées économiques que les ligues professionnelles génèrent. Cette militarisation de l’espace sportif devint une norme annihilant l’émergence de voix discordantes, sous peine d’accusations d’anti‑américanisme, à une époque où le pays devait se relever des attentats et soutenir les troupes engagées à l’étranger pour vaincre le terrorisme, comme le souligne Michael Butterworth :
Since 2001, ubiquitous presentations of red, white, and blue imagery, flyovers, performances of “God Bless America”, appearances by the Armed Forces, on‑field military enlistment ceremonies, and endless pleas to “support the troops” have all worked to normalize a culture of war and discourage democratic dissent […] in the more than 10 years of such events mediated sport has consistently featured an intense and restricted form of patriotism. (2014)
Dès lors, la construction de cet idéal national exposé dans l’espace sportif pose la question de la place des dissidents et de leur rapport au patriotisme, d’autant plus lorsque ceux-ci sont des membres de minorités raciales, comme cela est très majoritairement le cas dans le sport professionnel américain. Émettre une critique à l’encontre de ce patriotisme nationaliste positionne les athlètes à la marge du récit national, et ce d’autant plus que le sport professionnel reste dominé par une classe blanche qui voit dans le corps noir l’expression d’une puissance et d’une force athlétiques, tout en reniant la possibilité d’intellectualiser ce corps. Comme l’explique Nicolas Martin-Breteau, le sport a, depuis la fin du xixe siècle, servi de tremplin pour « l’élévation de la race » par une pratique désireuse de changer le regard de la société sur les Africains-Américains (15). Néanmoins, dans le sport professionnel américain, divers exemples traduisent un rapport de forces inégales entre minorités et Blancs, au profit de ces derniers. C’est notamment la thèse défendue par David J. Leonard dans son ouvrage intitulé Playing While White: Privilege and Power on and off the Field. Dans un article pour The Undefeated, le site spécialisé dans les relations entre sport, race et culture populaire, Leonard écrit ceci :
Whiteness can be seen in the celebration of Brady, Aaron Rodgers, Tim Tebow and countless white athletes as leaders and role models on and off the field. Praised as disciplined, hardworking and humble, while their black peers are consistently depicted as either “ungrateful millionaires” or “natural athletes,” the power of race can be seen in the descriptors afforded different athletes. (2017)
Dans la pratique, cela se traduit par une présence disproportionnée de dirigeants ou d’entraineurs blancs dans une immense majorité des équipes de NBA ou de NFL, alors que près de 80 % des joueurs sont africains-américains. Sur le terrain, on constate également que les postes dits stratégiques, comme meneur, ou de manière encore plus évidente quarterback en football américain, sont occupés majoritairement par des athlètes blancs. À l’inverse, les postes perçus comme physiques, qui requièrent de la force, de la puissance, de la vitesse, sont très généralement réservés aux joueurs africains-américains. Ce phénomène déjà observé dans les années 1960, appelé « stacking » participe de la persistance d’une perception racialisée des relations entre sportifs issus des minorités et Blancs :
Au milieu du siècle, les performances des athlètes d’origine africaine étaient pourtant en passe d’inverser le stéréotype établi qui insisterait désormais sur la supériorité innée du corps sportif « noir ». Ce stéréotype, associé à celui symétriquement inverse concernant l’infériorité innée de l’intellect « noir », permit de justifier la réaction conservatrice aux avancées obtenues par le mouvement pour les droits civiques. En effet, ces stéréotypes légitimèrent la relégation des sportifs noirs à des positions subalternes d’exécution plutôt que de direction sur le terrain. (Martin Breteau 322)
Dans ce contexte, au regard de leur position dominée, les manifestations et contestations des sportifs africains-américains au cours des dernières années furent d’autant plus perçus comme étant en rupture avec une certaine vision de l’espace sportif, censé perpétuer un patriotisme et des valeurs ayant tendance à exclure les minorités racialisées.
Mobilisation politique dans l’espace sportif : vers la fin du consensus patriotique post-11 Septembre ?
La maîtrise de voix dissidentes au sein de l’espace sportif apparaissait d’autant plus normale dans l’Amérique post‑11 Septembre que la décennie précédente avait été marquée par une forme de consensus de la non‑politisation du sport par les Africains-Américains. Cette position était incarnée, par exemple, par l’icône des années 1990, le basketteur Michael Jordan, qui avait toujours refusé de prendre position sur les questions politiques et raciales, bien que ses performances eussent pour vertu de mettre en lumière la légitimité et la respectabilité des sportifs africains-américains : « bien qu’elle ait historiquement varié selon l’âge, la classe et le genre des individus concernés, l’élévation de la race a toujours eu pour but d’opposer l’excellence au mépris afin de construire la fierté des siens tout en imposant le respect aux autres et in fine la justice pour tous » (Martin-Breteau 334). Pour autant, il a toujours semblé que la politisation avouée et publique de l’espace sportif par les minorités pouvait être perçue comme controversée par les élites dirigeantes et le silence de certains sportifs africains-américains semblait confirmer cette impression. Remettre en question la dimension sacrée de l’espace sportif comme lieu de la célébration d’un patriotisme décomplexé, militarisé, mais aussi marchandisé19 et indissociable des valeurs capitalistes qu’il véhicule, marquait une rupture avec le consensus désiré. Par conséquent, lorsque certains athlètes africains-américains, au cours des vingt dernières années, ont cherché à réinvestir l’espace sportif pour renouer avec une tradition militante observée notamment dans les années 196020, par exemple, ils ont dû faire face aux critiques mettant en cause leur manque de patriotisme et soulignant leur marginalité, voire leur anti-américanisme. Ce fut le cas avant même le 11 Septembre, du reste, comme l’atteste l’exemple du basketteur Mahmoud Abdul Rauf, converti à l’islam et refusant de célébrer l’hymne américain avant les matchs NBA en 1996. Il provoqua ainsi une controverse qui fait aujourd’hui écho au mouvement aperçu dans de nombreux sports professionnels aux États‑Unis. De manière générale, en remettant sur le devant de la scène les questions de justice raciale et en relançant le débat sur les violences policières contre les membres de la communauté africaine-américaine dans l’Amérique post‑11 Septembre, les sportifs africains-américains mobilisés furent accusés de déconstruire les valeurs d’un destin commun qui puiserait sa source dans le traumatisme national causé par les attentats. Dans le milieu du sport professionnel où tout est codifié, cette volonté de réorienter le débat politique fut perçue comme un élément perturbateur déclenché par des athlètes censés être des soldats du divertissement et des symboles d’une réussite socio-économique, écho d’un idéal : celui du rêve américain.
De fait, si on analyse les changements au sein de la communauté sportive africaine-américaine, on constate que progressivement, les athlètes noirs ont tenté de redéfinir l’espace au sein duquel ils évoluent, par des actions symboliques, puis par une mobilisation politique plus médiatique, visant à inciter à la participation au débat politique, selon la définition de la notion de mobilisation politique proposée par Steven Rosenstone et John Mark Hansen21. Ces choix forts, dans le contexte de l’après-11 Septembre, posèrent une série de questions au sujet de l’appartenance à la communauté (raciale ou nationale) et autour de la fonction du patriote américain, constamment débattue, comme l’indique Howard Bryant :
What followed was an ongoing struggle over the meaning of patriotism: of who gets to be a patriot, of who gets to speak, of when black athletes are allowed to use their voice—especially in a time when the very word patriotism is being politicized, commercialized, and racialized in a time of questionable hero narratives and endless war. (xiii)
En effet, comme le souligne Martha Nussbaum (2012), le patriotisme invite constamment à une forme d’introspection pour déterminer les « bons » Américains et les éléments extérieurs, dans ce processus cherchant à œuvrer pour le bien commun, ou l’intérêt national.
Avant même que des actions spectaculaires et médiatiques voient le jour, on évoquera premièrement le rôle des joueurs africains-américains en NBA qui, depuis l’instauration d’un « dress code22 » en 2005, n’ont cessé de jouer avec les règles décidées à l’époque par le président de la ligue, David Stern. Ce dernier avait choisi de codifier la façon de s’habiller des joueurs lors de tout événement lié à leur activité en tant que basketteurs professionnels représentant la ligue. Désireux d’initier une rupture avec l’image du « bad boy » longtemps associée au joueur de basket issu de milieux urbains, donc noirs, et incarné au début des années 2000 par Allen Iverson, le meneur de jeu des Sixers de Philadelphie, la NBA interdit les éléments symboliques de la culture hip‑hop comme les pantalons extra‑larges, les bandanas cachant des tresses, les « cornrows », les bijoux portés de manière ostentatoire à la façon des rappeurs, ou encore les lunettes de soleil en intérieur. Cette volonté d’imposer une tenue en adéquation avec l’image de l’homme d’affaires (fonction symboliquement attaquée lors des attentats sur les tours jumelles du World Trade Center), pouvait être interprétée comme une volonté de codifier le corps noir selon les normes d’une éthique du travail des Blancs, enfermant le sportif africain-américain dans un statut subalterne de professionnel du divertissement, dont le rôle principal consiste à jouer et à être performant (Garcia, 2018). Or, progressivement, plutôt que de céder face à ce « dress code », les joueurs africains-américains, en NBA, ont détourné les règles afin de les utiliser comme un moyen d’expression d’une identité propre, non imposée, pour proposer une déconstruction de l’idée de tenue professionnelle décente, chère aux dirigeants de la ligue, allant jusqu’à exploiter le moment de leur arrivée dans les salles23 comme un événement médiatique leur permettant d’afficher ce que l’on peut qualifier de sous‑culture (voir Hebdidge dans Garcia 2018) ou même une contre-culture, face à la volonté des autorités de la ligue d’uniformiser le corps noir. Exacerbant le classique costume-cravate, ou le revisitant complètement, plusieurs joueurs africains-américains ont choisi de renouer avec le « Black dandyism », une tradition héritée de la période qui suivit l’esclavage, durant laquelle certains hommes noirs s’efforcèrent de s’habiller de manière délibérément très élégante, comme un signe de liberté, de pouvoir et d’expression d’une identité, rompant avec les codes de l’hyper-masculinité soumise et exclusivement caractérisée par la force du corps travaillant dans les champs de coton, entre autres. W. E. B. Du Bois, déjà à la fin du xixe siècle, puis au début du xxe, avait réfléchi à la question du dandyisme, comme le souligne Monica L. Miller dans son ouvrage Slaves to Fashion: Black Dandyism and the Styling of Black Diasporic Identity :
Therefore, instead of simply removing the burnt cork from the dandy figure associated with minstrelsy or inserting Matthew [an activist dandy character] and African America into a European aesthetic philosophy with no real provisions for race, Du Bois creates a dandy who, in this moment, racializes his aesthetics with significance for the uses of art. (159)
Désormais, à travers cette pratique, l’arrivée des joueurs est scrutée, décortiquée, analysée, à l’image d’un défilé de mode. Cette tendance tend à soutenir une vision subversive, exagérément en adéquation avec le « dress code », en apparence, et permet à ces athlètes de se réapproprier un espace sportif dont ils sont les principaux acteurs, imposant une nouvelle règle, tout en restant dans le cadre défini par la ligue. Cette attitude s’inscrit dans une volonté de reconnaître l’héritage culturel complexe de la nation, en écartant une vision monolithique réductrice, dénonçant la construction de l’image des joueurs noirs comme acteurs passifs dans un milieu marchandisé où une seule et unique vision de la nation prévaut, comme l’analyse Franck Garcia :
Black dandyism mobilizes political critiques and deconstructions of hegemonic power, institutions, ideologies, and normative identity categories that attempt to place the lives of Black persons under erasure or to forcibly modify their identities.
Forts de leurs qualités sportives et de leurs performances en tous points remarquables, les joueurs africains-américains en NBA contribuent ici à changer la perspective sur leur corps, en utilisant les médias comme un vecteur leur permettant de projeter une image qu’ils entendent maîtriser et même exploiter24, faisant d’eux des nouveaux leaders de la race, privilégiant l’image des « Talented Tenth » de W. E. B. Du Bois.
Au‑delà de ce symbole, la prétendue rupture avec l’impératif patriotique né des attentats du 11 septembre 2001, a, pour certains, véritablement vu le jour un peu plus de dix ans après les attaques. En effet, au cours du deuxième mandat de Barack Obama, alors que les violences policières contre les Africains-Américains ont semblé être en recrudescence, le monde du sport professionnel, par le biais d’athlètes africains-américains populaires, s’est mobilisé. La NBA fut le fer de lance de cette mobilisation, dans le sillage du mouvement Black Lives Matter lancé en 201325. Suite aux meurtres de Trayvon Martin, Eric Garner ou encore Michael Brown, respectivement en Floride, à New York et dans l’État du Missouri, plusieurs basketteurs comme LeBron James, Carmelo Anthony, Dwyane Wade, Derrick Rose ou encore Chris Paul, ont choisi d’exprimer leur indignation en portant des t‑shirts revendicatifs pendant l’échauffement, en participant à des manifestations Black Lives Matter ou en utilisant une cérémonie comme les ESPY Awards (Excellence in Sports Yearly Awards) pour dénoncer les inégalités raciales et inciter la société américaine à se mobiliser. Depuis 2012, cette mobilisation n’a cessé de prendre de l’ampleur, jusqu’à l’été 2020 au cours duquel le meurtre de George Floyd à Minneapolis, plongea les États‑Unis dans une période de manifestations massives dans plusieurs villes du pays, en pleine pandémie de COVID‑19, et au cœur de la campagne présidentielle. Dépassant le symbolisme caractéristique des premières années de la mobilisation, le discours et les actions s’affirmèrent à tel point qu’au cours des play‑offs disputés sous la bulle sanitaire d’Orlando, l’équipe des Bucks de Milwaukee, décida de faire grève26 le 26 août 2020, après l’arrestation violente par la police, de Jacob Blake, un homme noir, dans la ville de Kenosha, dans l’État du Wisconsin.
Ces actions se sont inscrites dans un mouvement dont la visibilité n’a cessé de croître au cours des dernières années, parfois au‑delà des ligues professionnelles étiquetées comme progressistes27. L’exemple le plus probant demeure celui de Colin Kaepernick, genou à terre, en 2016, dénonçant les violences policières et les inégalités raciales dans le pays. Au‑delà de ce renouveau militant qui replace sur le devant de la scène des pratiques observées durant le Mouvement des droits civiques par des organisations comme le Student Nonviolent Coordinating Committee, par exemple, on constate que c’est la figure de l’autorité, du policier, très souvent, qui est remise en question, figure même qui fut célébrée et acclamée au lendemain des attentats. On défendra la thèse selon laquelle ce positionnement fort des athlètes noirs contre les dérives de ces institutions a contribué à générer cette perception d’une rupture avec l’impératif patriotique. Au sein de la communauté noire, et chez les athlètes africains-américains mobilisés contre les injustices raciales, cette figure du policier, certes glorifiée après le 11 Septembre de manière systématique, a en fait longtemps incarné ce racisme systémique, que certains rapports ont mis au jour plus récemment dans des villes comme Baltimore ou Ferguson. Le sport est un espace où ces tensions historiques autour de l’interprétation de l’idéal patriotique, s’expriment comme elles ont pu le faire par le passé dans un autre cadre28. Les réactions survenues alors que Colin Kaepernick avait refusé de se lever lors de l’hymne national, préférant s’agenouiller pour souligner la domination dont les minorités raciales sont victimes, rappellent combien les symboles de la nation, célébrés après le 11 Septembre, restent au cœur du débat patriotique dans l’espace sportif. Dès lors, si ce mouvement de fond qui semble désormais caractériser le monde du sport professionnel, a permis de relancer le débat sur le consensus patriotique post‑11 Septembre, et de repenser la maîtrise symbolique de cet espace, il n’est pas nécessairement l’incarnation d’une rupture, comme le prétendent certains, mais peut‑être l’exemple d’une redéfinition du patriotisme vingt ans après des attentats qui auront simplement temporairement occulté des tensions intrinsèques à l’histoire des relations raciales aux États‑Unis.
Mobilisation politique de l’espace sportif : la réinvention du patriotisme américain
L’utilisation à des fins politiques de l’espace sportif suggère un degré élevé de conscience citoyenne et patriotique, contrairement aux accusations formulées, par exemple, par Donald Trump29, au moment de la forte mobilisation au sein de la NFL où les joueurs protestataires furent présentés comme des traitres pour le pays, les forces de l’ordre et toute autre figure incarnant la défense du pays. En effet, le patriotisme, en tant que sentiment exprimant l’amour de la nation et des idéaux que celle‑ci incarne, peut aussi être envisagé sous l’angle d’un appel au pays pour prendre conscience de ses faiblesses et de ses maux afin de mieux les dépasser. Étant donné que le patriotisme peut être instrumentalisé en temps de crise, il peut servir de levier pour dénoncer les fragilités de la société. Ce patriotisme de contestation refuse ainsi le consensus forcé et imposé pour élargir le débat national, ce qui est d’autant plus vrai aux États‑Unis où la question raciale n’a jamais cessé d’agiter le pays dans son ensemble, et le monde du sport en particulier. Cette forme de patriotisme se révèle être une injonction faite à la nation pour que celle‑ci devienne meilleure et s’enrichisse des problèmes qui la traversent pour en sortir grandie et transformée. C’est l’idée que propose Simon Keller qui met en évidence le rôle fondamental de ces militants, sorte de lanceurs d’alerte du patriotisme qui pointent du doigt le chemin à parcourir pour que les États‑Unis dépassent les clivages qui polarisent et affaiblissent la société :
There are dissidents who count themselves as patriotic, even while making broad condemnations of their own countries, and who indeed see themselves as expressing their patriotism through their very concern that their countries become better than they are. This is what we might call patriotic dissent.
C’est à travers cette approche que nous souhaitons analyser la mobilisation politique des athlètes noirs au sein de l’espace sportif depuis les attentats du 11 septembre 2001, bien que cette idée d’un patriotisme dissident ne soit pas nouvelle et propre à cette période tant elle a toujours fait partie de l’histoire des Africains-Américains depuis les débuts de la nation.
Dans la tradition politique et militante africaine-américaine, cette forme de patriotisme a, du reste, été plébiscitée par plusieurs leaders de la lutte pour l’égalité raciale. Lorsqu’au début du xxe siècle, W. E. B. Du Bois cherchait à trouver un compromis entre son identité noire et son identité américaine, il exprimait déjà sa volonté de concilier deux points de vue initialement en tension, comme il l’indiquait dans The Souls of Black Folks, appelant à généraliser l’accès des Africains-Américains au droit de vote et à la sphère politique dans son ensemble. D’autres exemples dans l’histoire africaine-américaine ont permis de mettre en lumière ces tensions. Dans une étude de juillet 2020, parue sur le site de NPR, la chercheuse Farah Jasmine s’est intéressée au rapport des Africains-Américains au patriotisme en soulignant la volonté d’une grande partie de la communauté noire d’exprimer un patriotisme critique, progressiste et réformateur (Summers 2020). Elle cite un résident d’Atlanta qui propose l’analogie suivante entre patriotisme et relation humaine :
When you love someone or something, you demand better from it. If you love your child, you don’t look at everything your child does and say, “Oh, that’s great!” At some point you are going to have to teach them a lesson or instil a value in them that they haven’t been expressing. You have to correct the behavior. And if you love the country, you have to correct the behavior.
Le défi que représente la question du racisme pour la société américaine symbolise cette aspiration à un futur meilleur pour le pays et dont les patriotes de contestation doivent se faire le porte‑parole. Selon les principes de l’égalitarisme radical avancés par le politologue Michael Dawson, ce « patriotisme investi30 » cherche à souligner les progrès restant à accomplir pour que la communauté nationale se projette dans un idéal américain en construction et non figé. C’était tout le sens du message véhiculé par Barack Obama, en mars 2008, lorsqu’il n’était que candidat à la présidence et qu’il délivra son discours intitulé « A More Perfect Union ». Du reste, si l’élection de Barack Obama en novembre 2008, sept ans après les attentats du 11 Septembre, avait été perçue comme un signe de progrès, les huit années de sa présidence ont, elles, mis en évidence, de manière brutale, la nécessité de constamment participer à la construction de cet idéal national où la question raciale demeure l’un des points de tension les plus saillants au sein de la société américaine.
Le travail effectué depuis de nombreuses années désormais par le basketteur LeBron James s’inscrit dans cette approche. Le joueur des Los Angeles Lakers a lancé un projet de soutien aux entrepreneurs de la ville de Cleveland, dans l’État de l’Ohio dont il est originaire. Lors de son passage en tant que joueur des Cavaliers de Cleveland il a ainsi proposé des initiatives visant à combiner progrès racial et économique, fusionnant les idées de Booker T. Washington et de W. E. B. Du Bois, tout en adhérant aux valeurs traditionnelles du travail qu’il incarne en étant lui-même un sportif-entrepreneur. C’est encore le sens de sa démarche en tant que producteur d’une émission de télévision intitulée The Shop, dans laquelle il invite des personnalités dans un salon de coiffure noir, un « barber shop », pour venir discuter des questions de société, et souvent de la place de la question raciale aux États‑Unis. En sortant de la sphère purement sportive, LeBron James utilise néanmoins son aura et sa popularité d’athlète pour servir une cause sociétale et ainsi engager le pays dans une réflexion autour de problèmes persistants. Il s’inscrit dans une lignée de sportifs africains-américains engagés qui, par le passé, ont déjà souligné l’importance de l’engagement politique. Dans les années 1970 et 1980, le joueur de tennis Arthur Ashe avait ainsi insisté sur la nécessité pour la jeunesse africaine-américaine de ne pas identifier simplement le sport comme levier de progrès pour l’ensemble de la communauté (Martin-Breteau 329). LeBron James, lui, utilise l’étendu des moyens de communication contemporains pour véhiculer des messages (émissions de télévision, réseaux sociaux, etc.), exploitant ainsi les différents vecteurs à sa disposition pour toucher un auditoire encore plus important.
LeBron James est allé encore plus loin récemment dans la politisation de l’espace sportif puisqu’au cours de la dernière campagne présidentielle de 2020, il a créé l’organisation More Than a Vote, en compagnie de personnalités du sport et de la culture. Ne cachant pas son engagement pour le Parti démocrate, LeBron James fut à l’initiative d’un projet consistant à inciter les électeurs noirs à voter, à participer, à se mobiliser sur le plan politique, tout en rappelant combien leurs droits civiques étaient mis en danger par certaines décisions politiques. Désireux particulièrement de combattre toutes formes de discrimination et de procédures visant à rendre la participation électorale des Africains-Américains difficile, voire impossible, More Than a Vote renouvelle l’engagement de W. E. B. Du Bois, puis de Martin Luther King dans les années 1960, et d’autres militants africains-américains dans la lutte pour l’accès de chaque citoyen à jouir de ses droits civiques. Sous l’impulsion de LeBron James, durant l’été 2020, la NBA a même passé un accord avec les propriétaires de salles de basket d’équipes professionnelles pour que des enceintes soient converties en bureau de vote, ce qui fut le cas pour quatre équipes : les Bucks de Milwaukee, les Clippers de Los Angeles, les Wizzards de Washington et les Pacers d’Indianapolis. Cette stratégie incarne la mutation ultime de ce qu’on appellera l’hyper-politisation de l’espace sportif, non seulement dans sa dimension symbolique mais également dans sa dimension physique, où l’enceinte sportive devient le lieu de l’expression de la démocratie américaine (exercer son droit de vote peut être vu comme un acte patriotique), fruit de l’implication d’athlètes noirs31. Renouant avec l’approche d’élévation de la race que d’autres avant lui avaient cherché à promouvoir32, LeBron James est devenu un sportif militant au fil du temps, dont la voix porte au sein de son sport, mais également dans la communauté africaine-américaine. Il incarne ainsi la redéfinition de l’espace sportif, se positionnant comme un pendant de Colin Kaepernick, dont l’image est associée à l’idée de patriotisme iconoclaste33. Loin de s’opposer, ces deux visions contribuent à mettre en évidence le militantisme africain-américain dans le sport contemporain, réinscrivant ce dernier dans une lutte pour l’égalité raciale et renouant avec une longue histoire d’utilisation du sport à des fins politiques.
En vingt ans, l’espace sportif a donc évolué, et ce en partie sous l’impulsion des athlètes africains-américains qui ont réinvesti cette sphère, renouant avec l’héritage laissé par la génération du Mouvement des droits civiques. Suite au décès de George Floyd durant l’été 2020 et aux manifestations qui ont suivi, des sportifs de tous horizons ont rejoint la cause de la justice et de l’égalité raciale, et de nombreux athlètes non noirs ont participé à des actions, que ce soit dans le monde du football, du soccer, du basket, du baseball ou encore du tennis, pour ne citer que quelques domaines. Pour conclure, comme un écho au lancement de la saison NFL 2002, évoquée précédemment, on peut mentionner la vidéo diffusée par cette même NFL en septembre 2020 afin d’inaugurer le début du championnat. Intitulée « It Takes All of Us », cette vidéo, dont on ne peut ignorer la stratégie politique et communicationnelle (comme ce fut le cas après les attentats), met en scène le football américain comme un microcosme34 de la société américaine, faisant de ce sport un reflet, un miroir des évolutions sociétales, en utilisant en voix off le discours de LaiDanian Tomlinson lors de son introduction au Hall of Fame en 2017. Tomlinson attira l’attention de la NFL à cette époque en prononçant un discours fort, appelant à l’égalité raciale, citant Barack Obama, et évoquant le sort de ses ancêtres esclaves. Dans une démarche rare de politisation assumée, la ligue propose des images des manifestations qui ont eu lieu après le décès de George Floyd, accordant ainsi aux militants une forme de légitimité rare. La vidéo superpose ces images à d’autres qui saluent le combat des soignants américains dans la lutte contre le COVID‑19 également à son pic au cours de l’été, prenant ainsi position contre la politique jugée irresponsable de l’administration Trump. En s’éloignant du patriotisme militarisé du post-11 Septembre, la NFL propose ici un patriotisme qui appelle la nation à panser les plaies de ses divisions internes en mettant sur un même plan deux crises nationales d’ampleur historique et en utilisant l’espace sportif comme un lieu de réconciliation. Cela permet ainsi d’élaborer un récit qui place la nation au‑dessus de tout. On ne parlera pas ici d’une transformation fondamentale de la NFL. Le cas de Colin Kaepernick, marginalisé et exclu de la Ligue depuis ses prises de position en 2016, le montre. D’autres sports, où la persistance de conflits liés aux inégalités raciales, certes, mais également de genre, mettent en évidence le travail restant à accomplir pour que la communication renouvelée des ligues soit désormais suivie de faits dans la mise en place de politiques tendant vers plus de justice sociale. Néanmoins, au moins d’un point de vue symbolique, sur le plan de la communication (politique) un tel changement souligne une évolution difficilement envisageable il y a une vingtaine d’années.
Si l’on ne peut exclure de la mémoire collective de l’espace sportif l’ombre du 11 Septembre, et son impact sur la société américaine (Butterworth 2019), il convient donc de mettre en lumière les évolutions substantielles qui ont émaillé l’histoire récente du sport américain et plus particulièrement le rapport de celui‑ci avec la notion de patriotisme. Il serait hasardeux de penser que la sphère sportive a perdu de sa capacité à générer du patriotisme, parfois même du nationalisme. Néanmoins, on peut penser que sous l’impulsion d’une nouvelle génération d’athlètes désireux d’utiliser leur aura et leur popularité à l’heure où les vecteurs médiatiques ont explosé, les questions politiques et raciales ont refait surface de manière spectaculaire dans l’espace sportif. Symbolisant une continuité ou encore une volonté de rattachement avec la lutte des athlètes africains-américains depuis la fin du xixe siècle, cette mobilisation politique a rompu avec une forme de consensus aperçu à la fin du xxe siècle et souhaité dans l’Amérique post‑11 Septembre. Cette politisation prouve que le patriotisme reste un concept fluide, qui s’adapte aux évolutions de la société. Sa redéfinition permet de contribuer à tendre vers un idéal national en constante construction, dont les tensions inhérentes servent de socle pour bâtir, peut‑être à terme, « A More Perfect Union35 ». Cependant, les réactions violentes, que ce soit de la part des hommes politiques, ou de certains dirigeants sportifs, ou encore des fans, et même, à un degré moindre, de certains sportifs blancs36, soulignent que la représentation du patriotisme demeure pour quelques‑uns monolithique et uniforme, laissant ainsi peu de place à la contestation. La question concerne donc le futur de la communication des ligues et des sportifs autour de cette question du patriotisme, gardant en toile de fond les lignes de tension qui continuent de s’exprimer au sein de la société américaine, et dont le sport se fait parfois simplement l’écho. Comme un symbole de la fluidité nécessaire à l’expérience du patriotisme chez les sportifs et de l’interrelation entre conflits de classe, de genre et de race autour de cette question, les mots d’Ibtihaj Muhammad, escrimeuse africaine-américaine convertie à l’islam et première athlète américaine à porter le voile lors de Jeux olympiques, résument la complexité de cette question :
My parents made a very intentional effort to make sure that me and my siblings understood our own history as descendants of an enslaved community. And so I am very proud of the country that my ancestors had built for free, and I don’t allow other people to dictate that connection to patriotism. I never have. (Abrams 2021)