En 2016, l’élection de Donald Trump, présentée comme celle d’un candidat populiste, antisystème et anticonformiste, avait surpris un grand nombre d’observateurs, aussi bien aux États‑Unis qu’à travers le monde. Cette élection fut d’autant plus étonnante que peu de sondages avaient prédit la victoire de celui qui, dès les primaires républicaines, n’avait pas été pris au sérieux par ses adversaires — on pense à ses différentes passes d’armes lors des débats avec Jeb Bush ou Ted Cruz. Sa victoire avait, du reste, relancé le débat sur le système électoral puisque Donald Trump perdit le vote populaire face à Hillary Clinton de près de 3 millions de voix, ce qui ne l’empêcha pas de remporter un nombre conséquent de grands électeurs1, et ce même dans des États considérés comme des bastions du Parti démocrate.
Après quatre ans d’une présidence houleuse, marquée par une utilisation frénétique de Twitter — signe d’une « politique d’avilissement » (Ott) façonnée par les fake news —, de relations diplomatiques tendues avec les alliés traditionnels des États‑Unis (Yarhi-Milo) et de scandales qui se sont succédés, pour finalement mener à une mise en accusation (impeachment), en 2019, dont il a été acquitté par un Sénat à majorité républicaine (Fandos), les élections présidentielles de 2020 se sont inscrites dans un contexte de polarisation (Pew Research Center) politique exacerbée par la personnalité clivante du président républicain. Si les plus fidèles supporters de Donald Trump rêvaient d’une Amérique encore plus grande, ses détracteurs, notamment dans le camp démocrate, n’avaient qu’une idée en tête : faire du président sortant, un « one-term president ». Les élections sont finalement arrivées comme une lueur d’espoir pour certains, ou comme une menace pour d’autres.
Une élection décisive compliquée par la pandémie de COVID‑19
En décembre 2019, moins d’un an avant l’élection, les indicateurs économiques étaient au beau fixe — l’économie américaine ne s’était jamais aussi bien portée depuis 2001 (Sparks) — laissant présager la possible réélection du président républicain, aussi controversé fût‑il. En effet, les sondages le donnaient au coude à coude, dans certains États clés, avec les deux favoris des primaires démocrates qui allaient s’ouvrir quelques mois plus tard (Sparks), Bernie Sanders et Joe Biden.
C’était sans compter sur la pandémie de COVID‑19 qui est venue compliquer non seulement la fin de mandat du président sortant, mais également l’organisation de l’élection elle-même. Si la résilience de l’économie américaine était mise à l’épreuve par l’ampleur inattendue de la crise sanitaire qui frappa durement les États‑Unis — premier pays en nombre de victimes, lors de la première vague de COVID, au printemps 2020 (Andrew) — la posture du président, réfutant les arguments scientifiques pour proposer des solutions farfelues comme s’injecter de l’eau de Javel ou s’exposer au soleil (Dale et al.), ainsi que sa gestion hasardeuse de la crise (Huberfeld et al.) allaient également fortement l’ébranler.
Après des primaires elles aussi compliquées par la crise sanitaire et précocement interrompues, le camp démocrate a finalement choisi un candidat « qui réconcilie les différents courants du parti » (Célia Belin in Haset et Gydén). Joe Biden, à la traîne lors des premiers scrutins — qui virent émerger des candidats plus jeunes mais aussi moins expérimentés à l’instar du maire de South Bend, dans l’État de l’Indiana, Pete Buttigieg — s’imposa finalement face à Bernie Sanders (Krieg) et Elizabeth Warren, représentants de l’aile plus progressiste du Parti démocrate. Soutenue par un mouvement populaire de grande ampleur, cette « Next Left » qui mit en avant des propositions chocs telles que l’effacement de la dette étudiante ou encore la création d’une assurance maladie universelle, allait infléchir les propositions du candidat Biden (Dorrien), connu pour ses positions de centriste modéré, fort de son expérience de vice-président sous Barack Obama.
De manière symbolique, à l’été 2020, Joe Biden marqua l’histoire en choisissant comme colistière la Sénatrice californienne africaine-américaine et d’origine indienne, Kamala Harris. Au-delà d’une volonté d’inscrire sa candidature dans une nouvelle ère, ce choix stratégique permit à Joe Biden non seulement de rajeunir son image, mais également de fédérer deux électorats cruciaux pour les démocrates — les femmes et les Africains Américains — qu’il tentait jusque-là de reconquérir, pour les premières, et de mobiliser fortement pour les seconds (Haquet et Gydén), afin de ne pas reproduire le scénario de 2016 avec Hillary Clinton.
Aussi antithétiques qu’ils puissent paraître — Biden représentant l’homme américain blanc issu de l’establishment, et Harris l’Amérique jeune, issue du melting pot —, ce « tandem de centristes » (Boulet-Gercourt) incarnait la modération, face à un Donald Trump qui n’avait jamais caché ses positions extrêm(ist)es — voire qui en avait fait son fonds de commerce —, que ce soit en matière d’immigration, de sécurité aux frontières ou de politique étrangère.
L’élection présidentielle de 2020 eut donc lieu dans un contexte plus qu’exceptionnel, alors que le pays connaissait une crise sanitaire couplée d’une crise économique hors du commun, qui monopolisa une grande partie de la campagne, Biden promettant de tout mettre en œuvre pour endiguer la propagation du virus, en prenant appui sur les conseils scientifiques, contrairement à son opposant2.
Elle eut également lieu à un moment où la société américaine n’avait peut-être jamais été autant polarisée, divisée, fracturée, notamment sur les questions raciales, tout du moins depuis la fin du mouvement des droits civiques. Si les violences policières contre les Africains Américains avaient connu une médiatisation nouvelle sous la présidence Obama, marquée par l’émergence, en 2013, du mouvement Black Lives Matter, la dernière année du mandat de Donald Trump ne peut être déconnectée d’un contexte racial des plus tendus. En effet, le meurtre de George Floyd, un Africain Américain de 46 ans, par un policier blanc à Minneapolis, dans l’État du Minnesota, le 25 mai 2020, provoqua une série d’émeutes et de manifestations qui démontrèrent une fois de plus combien la question des relations raciales reste centrale aux États‑Unis. Dès lors, entre Donald Trump, qui fit le choix de se positionner comme le garant de l’ordre et de la loi, et Joe Biden, dont la cote de popularité au sein de la communauté africaine-américaine contribua à relancer sa campagne lors des primaires3, les États‑Unis semblaient divisés à la veille des élections. À cela, on rajoutera que les minorités ethno-raciales — majoritairement démocrates — avaient, dans l’ensemble, plus souffert de la pandémie, en raison notamment d’une plus grande précarité socio-économique (Center for Disease Control).
Ainsi, à l’aube du scrutin, plusieurs enjeux se dessinaient : « Sleepy Joe » saurait‑il mobiliser les électeurs et regagner la confiance des classes moyennes blanches qui, se sentant délaissées, avaient voté Trump en 2016 (Benedetti et Beylier) ? Parviendrait‑t‑il à reconstruire le « mur bleu » (blue wall) — les États industriels du Midwest et des Grands Lacs qui votent traditionnellement démocrate mais avaient basculé pour Trump quatre ans plus tôt —, un enjeu d’autant plus crucial que certains — la Pennsylvanie, l’Ohio, le Michigan et le Wisconsin — constituent des swing states ou États-pivots pouvant pencher d’un côté ou de l’autre et ainsi déterminer l’issue de l’élection ? À l’inverse, le président sortant pourrait‑il remobiliser et élargir sa base électorale en capitalisant sur la plateforme qu’offre la tête de l’exécutif à grand renfort de fake news aux tonalités populistes, alors qu’il se trouvait dans une posture délicate, l’année écoulée ayant galvanisé l’opposition ?
Enfin, l’un des enjeux principaux de l’élection résidait dans le sort de la démocratie américaine, mise à mal par l’élection de 2016 et les ingérences de la Russie dans celle‑ci, mais également par le président lui‑même et ses abus de pouvoirs divers et variés — du limogeage du directeur du FBI en charge de l’enquête sur d’éventuelles collusions avec la Russie, en passant par le scandale avec l’Ukraine qui lui a valu sa première mise en accusation, sans oublier ses relations tendues avec le Congrès qui ont plongé les États‑Unis dans le plus long shutdown de leur histoire en raison d’un désaccord entre le président et la Chambre des Représentants concernant le financement du mur frontalier avec le Mexique (Restuccia).
À contexte historique, élection historique
Lorsque le vote eut finalement lieu, le 3 novembre, tous les regards se tournèrent vers les États‑Unis. Toutefois, alors qu’un résultat était attendu le soir même ou le lendemain matin, le scrutin était si serré dans certains États qu’il fallut attendre plusieurs jours avant d’avoir un résultat définitif. Alors qu’au matin du 4 novembre le président sortant engrangeait 213 grands électeurs, le candidat Biden en comptait, quant à lui, 220 (CNN). Un à un, ces États pivots basculèrent du côté démocrate — le Wisconsin, puis le Michigan, la Géorgie4 et, finalement la Pennsylvanie — et Joe Biden fut finalement déclaré vainqueur le samedi 7 novembre, à l’issue d’un suspense haletant. Dans le contexte particulier de la pandémie de COVID‑19 qui a vu un nombre important d’électeurs voter soit par courrier, soit par anticipation, les allégations de fraudes électorales avancées par Donald Trump, et dans une moindre mesure, par le camp républicain, jetèrent le trouble sur le scrutin, le président sortant refusant même de reconnaître sa défaite (Liasson). Cette situation quasi-historique prit une tournure d’autant plus exceptionnelle au cours de la transition présidentielle entre Donald Trump et Joe Biden, lorsque le 6 janvier 2021, des manifestants pro‑Trump envahirent le Capitole, provoquant une instabilité démocratique rare dans l’histoire récente des États‑Unis.
Ce numéro se propose donc d’examiner les principaux enjeux qui ont marqué la campagne et l’élection de 2020, à la fois en amont du 4 novembre 2020, puis dans les premiers mois qui ont suivi l’entrée en fonction de Joe Biden, en couvrant diverses thématiques.
Bilan de la présidence Trump sous l’angle institutionnel et culturel
Pour commencer, Olivier Burtin dresse un bilan de la présidence Trump qu’il interprète par le prisme du concept de « présidence impériale », mis au point dans les années 1970 par l’historien Arthur Schlesinger. Il replace Donald Trump dans le temps long pour montrer que sa présidence ne constitue en aucun cas une rupture mais qu’elle s’insère dans le contexte des transformations qu’a subies le paysage institutionnel américain depuis le xixe siècle.
Loïc Laroche, ensuite, revient sur l’éditorial publié par le sénateur républicain de l’Arkansas, Tom Cotton, dans lequel il défendit l’idée d’apporter un soutien militaire à la police dans le contexte des manifestations suite à la mort de George Floyd. Cette publication ébranla le New York Times et eut des répercussions dans la presse mainstream américaine. Démontrant que les guerres culturelles au sein de la presse ne sont que le reflet d’une polarisation plus large de la société américaine, cette analyse permet d’étudier la situation dans l’État du Minnesota à travers le prisme médiatique. Cette approche illustre également les tensions intergénérationnelles entre divers courant idéologiques qui circulent au sein de la société américaine. C’est également l’occasion de revenir sur le rôle de la presse en particulier, alors que s’est achevée une présidence marquée par la grande défiance de Donald Trump envers les médias traditionnels.
Le rôle des primaires : stratégie territoriale et refonte des idéologies à gauche
Dans une deuxième partie, ce numéro reviendra sur les primaires démocrates et les débats idéologiques qui ont agité le parti à l’heure où celui‑ci s’est vu tiraillé entre une aile progressiste de plus en plus influente, notamment au sein de la base, et un establishment tentant de garder la main par une approche plus modérée. Si l’élection de Joe Biden a, semble‑t‑il, acté, tout du moins temporairement, la victoire de l’aile centriste, il n’en demeure pas moins que le nouveau président devra s’évertuer à réaliser une synthèse idéologique s’il veut satisfaire les électeurs démocrates de plus en plus attirés par des propositions progressistes. Un retour sur les primaires s’avère donc judicieux pour comprendre les enjeux stratégiques et idéologiques au sein du Parti démocrate.
Si les élections américaines ont toujours lieu le premier mardi après le premier lundi du mois de novembre, le processus électoral commence bien en amont, notamment avec la désignation des candidats officiels des deux grands partis au cours des élections primaires, qui commencent en début d’année et peuvent durer plusieurs mois. C’est ce sujet que Raphaël Ricaud examine, en s’intéressant aux caucus de l’Iowa, qui ouvrent la « course à l’investiture ». Il revient sur leur histoire et leur fonctionnement pour montrer comment ce petit État du Midwest se retrouve, tous les quatre ans, sous le feu des projecteurs, alors même qu’il est loin de représenter la diversité de la société américaine. Pour illustrer son propos, il présente notamment les stratégies mises en place par deux des candidats centristes — Joe Biden et Pete Buttigieg — dans la campagne de 2020.
C’est également le rôle des primaires qu’analyse Thomas Jeangirard à l’aune du mouvement socialiste. Il revient d’abord, plus largement, sur la difficulté des partis tiers à émerger dans le paysage politique états‑unien, dominé par un bipartisme quasi-inébranlable. Il souligne par la suite comment, pour surmonter cet obstacle, les forces contestataires — notamment socialistes — doivent utiliser l’appareil électoral, et notamment les primaires, pour se constituer une base et ainsi soit infléchir de l’intérieur l’orientation idéologique du parti, soit, sur le moyen terme, constituer leur propre parti. Ces forces contestataires cherchent notamment à « symétriser » la radicalisation que le Parti républicain a connue ces dernières années, en optant pour des positions de plus en plus conservatrices.
L’élection présidentielle à l’échelle locale : zoom sur certains États‑clés
Comme pour toutes élections présidentielles, il est tentant de regarder l’événement à travers le prisme national. Néanmoins, la particularité du système électoral pousse les observateurs à s’intéresser de manière plus précise aux enjeux locaux également, notamment lorsqu’il s’agit d’État susceptibles d’influencer le sort de l’élection. En posant un regard sur le Minnesota, Martine Azuelos et Cynthia Ghorra‑Gobin reviennent sur la victoire des démocrates dans un État qui aura été, sans doute malgré lui, au cœur des débats en 2020. Elles analysent les tenants et les aboutissants du succès de Joe Biden dans le Minnesota, en proposant une approche qui décortique une réalité plus complexe pour le Parti démocrate en raison d’enjeux locaux et de restructurations territoriales qui illustrent la polarisation politique et qui invitent à considérer la portée de l’élection de l’ancien vice-président de Barack Obama avec prudence, allant jusqu’à évoquer une potentielle victoire en trompe-l’œil pour les démocrates.
Cléa Fortuné, de son côté, s’intéresse à un autre État qui, dans les jours qui ont suivi le vote de novembre 2020, a attiré tous les regards. L’Arizona, « bastion républicain » depuis la fin des années 1990, a été l’un des États qui a basculé dans le camp démocrate et a ainsi donné la victoire à Joe Biden. L’article revient sur les changements démographiques qu’a connus l’État ces dernières années et qui expliquent ce basculement. Elle analyse également les enjeux en matière de sécurité frontalière et d’immigration qui ont structuré le débat politique sous la présidence Trump et pendant la campagne pour expliquer le réalignement idéologique dont l’État a fait l’objet.
Conclusion
Enfin, François Vergniolle de Chantal, nous invite à nous projeter dans l’après‑4 novembre 2020 en analysant les premiers mois de la présidence Biden à travers la relation de la nouvelle administration avec le 117e Congrès. Revenant sur les cent premiers jours de Joe Biden à la Maison‑Blanche et sur une prise de fonction qui, pour un président démocrate, fait écho à celle de certains de ses prédécesseurs au vu du contexte — on pense notamment à Franklin Delano Roosevelt et Barack Obama — François Vergniolle de Chantal souligne les efforts du nouveau chef de l’exécutif pour satisfaire une base démocrate très progressiste. Il souligne combien le contexte particulier de l’élection de Joe Biden peut être l’occasion d’une approche transformatrice à partir d’un pari réformateur qui ferait alors date dans l’histoire législative et institutionnelle des États‑Unis, alors même que le pays sort de quatre années d’une présidence elle aussi exceptionnelle à bien des égards.