Tous les présidents américains ont fait l’objet de critiques, mais rares sont ceux à en avoir suscité autant que Donald J. Trump. Ses opposants considérèrent non seulement que nombre de ses décisions étaient illégales et contraires à la Constitution, mais aussi qu’il avait enfreint de nombreuses normes non écrites de la vie politique américaine. La liste de ces dernières établie par le Washington Post finit par inclure plus de 34 000 entrées (Siskind). Tout au long des quatre années d’exercice du 45e président, les démocrates ainsi qu’une minorité de républicains lui reprochèrent ses multiples entorses à l’équilibre des pouvoirs, ses conflits d’intérêt répétés avec son entreprise familiale, et ses attaques incessantes contre la liberté de la presse et l’intégrité même de la démocratie américaine. Ces accusations amenèrent la Chambre des représentants à lancer deux procédures de destitution contre lui, établissant par là même un nouveau record historique. Bien que ces procédures n’aient pas abouti, elles représentèrent le point d’orgue d’une longue série de critiques à l’encontre des tendances dictatoriales de Trump. Selon certains observateurs, son administration témoignait de la montée en puissance au niveau mondial de la démocratie dite « illibérale » (au sens d’un système politique s’appuyant sur l’élection populaire mais ne respectant pas des droits fondamentaux tels que la liberté de la presse ou l’indépendance de la justice) au même titre que le Brésil de Jair Bolsonaro, la Hongrie de Viktor Orbán, ou l’Inde de Narendra Modi (Ziblatt et Levitsky).
Cette critique était amplifiée par la place occupée par Trump dans le paysage audiovisuel. Alors même qu’il se plaignait souvent que les médias cherchaient à lui nuire en diffusant de fausses informations ou fake news, l’ironie est que peu d’autres présidents surent aussi bien que lui se servir de cet outil. Non seulement sa candidature à la Maison‑Blanche n’aurait sans doute pas été possible sans le succès de l’émission de télé-réalité The Apprentice (2004‑2015), qui contribua à redorer son image de riche homme d’affaires et à renflouer ses comptes après les nombreuses faillites qui avaient ébranlé son entreprise au début des années 1990 (McIntire, Buettner et Craig 2020), mais elle profita aussi de l’équivalent de plusieurs milliards de dollars en publicité gratuite engrangés par la fascination des journalistes pour une figure dont le discours décomplexé et iconoclaste tranchait avec la langue de bois si souvent pratiquée par les autres candidats (Saba 2016). Une fois au pouvoir, Trump mit sa présidence en scène comme il l’aurait fait pour une émission télévisée, se préoccupant avant tout de son audimat et se servant des réseaux sociaux comme Facebook et Twitter pour communiquer directement avec ses dizaines de millions de fans et dominer l’actualité. Les mêmes médias qu’il n’avait de cesse de railler en public jouèrent donc un rôle clé dans son ascension, aidant à construire l’image d’un président omniprésent et à susciter la polémique autour de ses moindres prises de paroles.
Son ubiquité médiatique ainsi que sa conception autoritaire du pouvoir contribuèrent à faire resurgir le débat autour de la « présidence impériale ». Formulé pour la première fois en 1973 par l’historien Arthur Schlesinger Jr. dans un livre éponyme, ce concept se voulait à l’origine une critique des actions de Lyndon B. Johnson et de son successeur Richard Nixon, que l’auteur jugeait coupables d’avoir violé les checks and balances qui garantissaient l’équilibre des pouvoirs, notamment avec leur gestion de la guerre du Vietnam. Schlesinger retraça dans ce livre la façon dont la présidence s’était affranchie des limites initialement fixées par la Constitution, au fil des nombreuses crises internes et externes qui jalonnèrent l’histoire américaine et qui lui permirent de s’arroger toujours plus de pouvoir. Ainsi l’institution devint-elle peu à peu « impériale », au sens qu’elle cessa d’être sur un pied d’égalité vis-à-vis du législatif et du judiciaire comme l’avaient voulu les auteurs de la Constitution, et risquait selon l’historien de devenir bientôt une « présidence plébiscitaire » qui concentrerait tous les pouvoirs (Schlesinger).
Bien que la formule de Schlesinger fît à l’origine référence au contexte historique spécifique des années 1960 et du début des années 1970, son succès fut tel qu’elle devint vite un lieu commun du débat sur l’équilibre des pouvoirs aux États‑Unis. Quelques années plus tard, le président Gerald Ford se plaignit des restrictions que lui imposa le Congrès en notant que la présidence n’était plus impériale mais imperiled, en danger (Hunter 1978). L’expression refit régulièrement surface au cours des décennies suivantes, par exemple durant l’affaire Iran‑Contra vers la fin des années 1980 (Oakes), mais elle ne revint véritablement au cœur du débat politique qu’après les attaques du 11 septembre 2001. La gestion de cette crise par l’administration de George W. Bush suscita en effet de nombreuses accusations d’abus de pouvoir, que ce soit par rapport à l’utilisation de la torture ou à la détention sans procédure judiciaire de plusieurs centaines de prisonniers sur la base de Guantanamo à Cuba (Rudalevige, U.S. Congress, House Committee on the Judiciary), parmi d’autres exemples. Alors que les voix qui accusaient Bush d’être un « président impérial » provenaient principalement de la gauche de l’échiquier politique, c’est plutôt de la droite que vinrent ensuite les critiques à l’encontre de son successeur Barack Obama, notamment en raison de sa fréquente utilisation de décrets (de Rugy). La situation s’inversa à nouveau sous Trump (Heer). Au fil du temps, le concept créé par Schlesinger il y a presqu’un demi‑siècle s’est donc affranchi de ses origines pour faire partie du vocabulaire commun de la vie politique américaine. Républicains comme démocrates l’utilisent désormais fréquemment pour couvrir d’opprobre un président du camp opposé, sans nécessairement connaître le sens originel qu’y avait attaché l’historien.
Le fait que ce concept soit souvent utilisé de façon purement partisane n’en diminue pas pour autant l’utilité pour l’étude de la fonction présidentielle. Sa relative ancienneté est un atout, dans le sens où elle permet d’éviter l’approche présentiste souvent adoptée dans les médias. L’idée d’une « présidence impériale » nous replace en effet dans la longue durée en rappelant que le 45e président ne fut pas le premier à être accusé d’abus de pouvoir, de mensonges, et de violations des normes de la vie politique américaine. Ce concept nous invite aussi à étudier le mandat de Trump en nous focalisant non pas seulement sur sa personne même (ce qui est là encore une approche souvent privilégiée par les journalistes, tant sa personnalité est haute en couleur) mais en resituant plutôt ses actions dans le cadre de la division tripartite des pouvoirs aux États‑Unis. Le but est de dépasser une perspective strictement narrative, afin de chercher à comprendre si la présidence de Trump participe d’une trajectoire d’expansion ou de repli du pouvoir exécutif sur le long terme, et si elle se situe en continuité ou en rupture par rapport à ses prédécesseurs. Il ne s’agit bien sûr ici que d’esquisser une première ébauche de réponse, étant donné le relatif manque de recul ainsi que l’accès encore très limité aux archives.
Il n’est toutefois pas trop tôt pour effectuer certains recadrages. Nous nous attacherons dans un premier temps à situer les quatre années du mandat de Trump dans la trajectoire historique à plus long terme du pouvoir exécutif aux États‑Unis, afin de démontrer qu’il fut sujet aux mêmes tendances de fond qui influencèrent ses prédécesseurs. Dans un second temps, nous étudierons plus en profondeur sa présidence elle‑même, et en particulier les différents épisodes qui laissent à penser que, malgré l’omniprésence de Trump dans les médias et son approche autoritaire du pouvoir, son bilan témoigne plus d’un exécutif en position de faiblesse que de force. Son mandat n’a pas fait exception à la règle selon laquelle l’influence du président est limitée par les contre-pouvoirs institutionnels ainsi que par le contexte politique, social, et culturel.
Le pouvoir exécutif aux États‑Unis avant Trump
Les travaux scientifiques portant sur la présidence des États‑Unis ont longtemps établi une distinction entre une conception passive ou « traditionnelle » du rôle de cette institution, qui aurait dominé jusqu’à la fin du xixe siècle, et une autre plus activiste ou « moderne », qui se serait peu à peu imposée, selon les auteurs, à partir soit de l’administration de Theodore Roosevelt (1901‑1909) soit de celle de son lointain cousin Franklin Delano (1933‑1945) (Neustadt, Greenstein, Leuchtenburg). Ces termes n’étaient eux-mêmes pas neutres, puisqu’ils furent inventés par le mouvement Progressiste qui émergea à l’aube du xxe siècle. La plupart de ses membres considéraient en effet que, étant donné l’attentisme du Congrès et le conservatisme de la Cour suprême, la seule façon pour le pays de répondre aux nouveaux défis posés par l’industrialisation, l’urbanisation, et l’immigration de masse était de renforcer les pouvoirs de la présidence. Cette distinction entre une conception active de l’exécutif, vue comme intrinsèquement bonne, et une autre plus en retrait, considérée comme désormais inadaptée, finit par s’imposer dans le discours politique.
C’est justement parce que Schlesinger faisait partie de ce mouvement Progressiste et qu’il avait lui‑même longtemps défendu l’idée d’un exécutif fort que son livre de 1973 fit date, dans la mesure où il allait à l’encontre de la position souvent défendue par sa propre famille politique. En critiquant les excès de la « présidence impériale », Schlesinger appelait à un retour à une conception plus traditionnelle. Dans son sillage, plusieurs chercheurs ont cherché à remettre en cause cette typologie, en montrant qu’une conception activiste du pouvoir exécutif existait déjà dès le xixe siècle, même si l’appareil administratif au service du président ne commença vraiment à se développer qu’à partir du siècle suivant (Skowronek).
Plutôt que d’adopter une vision binaire, il est donc plus productif d’interpréter l’évolution de la fonction présidentielle de façon dialectique ou cyclique, comme le résultat d’un rapport de force entre la présidence et d’autres centres d’influence. Cette dialectique existe, d’une part, au sein même de l’exécutif, entre le président et l’appareil administratif, dont les fonctionnaires de carrière obéissent depuis la fin du xixe siècle à des règles de professionnalisme, d’indépendance, et d’expertise qui peuvent parfois faire obstacle aux motivations plus strictement politiques de l’occupant de la Maison‑Blanche et de son cabinet. À ce rapport de force interne s’ajoute, d’autre part, celui externe entre l’exécutif et les deux autres pouvoirs, à savoir le législatif et le judiciaire, ainsi qu’avec d’autres non définis dans la Constitution comme l’opinion publique ou la presse. Nous nous attarderons ici surtout sur le rôle du Congrès, qui n’a jamais cessé de défendre ses propres prérogatives (Vergniolle de Chantal).
La dialectique interne entre président et administration remonte à l’adoption en 1883 du Pendleton Civil Service Reform Act, qui posa les jalons d’une fonction publique indépendante et recrutée sur le principe du mérite plutôt que du clientélisme. Ce n’est néanmoins que sous le New Deal, un demi‑siècle plus tard, que la bureaucratie placée sous la responsabilité du président entra véritablement dans une phase d’expansion : en 1949, le nombre de fonctionnaires fédéraux dépassait les 2 millions, un chiffre quatre fois supérieur à celui de 1929 (S. B. Carter et al. 894‑903). La croissance rapide de ce qu’on commençait à appeler the fourth branch of government, ou le quatrième pouvoir, suscita des interrogations : comment s’assurer que le président puisse véritablement contrôler un appareil administratif si important (Grisinger, Kornhauser) ? Chaque nouvel occupant de la Maison‑Blanche tenta d’imposer son propre train de réformes pour améliorer l’efficacité de la machine gouvernementale (Moe), mais les années 1980 marquèrent une rupture avec le mandat de Ronald Reagan (1981‑1989). Celui‑ci fut en effet le premier à envisager sa relation avec l’administration sous un angle ouvertement antagoniste, déclarant lors de son discours inaugural que « le gouvernement n’est pas la solution à notre problème » mais bien « le problème » (Reagan). L’ancien gouverneur de Californie tenta de saper l’action du service public en nommant à la tête de certaines agences administratives des personnalités ouvertement opposées à leur mission et en diminuant les impôts, ce qui eut pour effet de réduire leur budget (une stratégie que les conservateurs appelèrent starving the beast, ou « affamer la bête ») (Bartlett). Bien que tous ses successeurs ne partageassent pas son idéologie néolibérale, ils durent eux aussi se confronter à un appareil administratif qui ne se pliait pas toujours à leurs ordres : ainsi George W. Bush renvoya‑t‑il en décembre 2006 plusieurs procureurs fédéraux qui refusaient d’agir à des fins strictement politiques, tandis qu’Obama poursuivit en justice un plus grand nombre de lanceurs d’alerte que tous ses prédécesseurs réunis (Dearborn, King et Skowronek). Ces exemples montrent bien que l’appareil d’État n’a pas toujours agi de concert avec le pouvoir exécutif, même s’il est en théorie sous ses ordres.
L’un des rapports de force externe les plus importants concerne celui entre l’exécutif et le législatif, qui s’est développé beaucoup plus tôt. Durant la guerre de Sécession (1861‑1865), Abraham Lincoln se servit de l’état d’urgence militaire pour prendre plusieurs initiatives sans l’accord explicite du Congrès, comme la suspension de l’Habeas Corpus pour les individus soupçonnés d’espionner pour le compte du Sud. À la suite de son assassinat en avril 1865, les législateurs cherchèrent à réaffirmer leur propre primauté en lançant une procédure de destitution contre son successeur Andrew Johnson, qui n’échoua qu’à un vote près. Pour l’essentiel des trois décennies qui suivirent, le Congrès redevint le centre de gravité incontesté de la vie politique nationale. Cela dura jusqu’à l’arrivée à la Maison‑Blanche de Theodore Roosevelt en 1901, qui fut le premier à se servir du prestige associé à son poste pour dominer l’espace médiatique créé par le développement récent de la presse. Le même effet de balancier eut lieu en réaction à la présidence de Woodrow Wilson (1913‑1921), qui se servit lui aussi de l’état d’urgence créé par la Grande Guerre pour accroître ses propres pouvoirs et restreindre les droits civiques. En retour, les républicains menèrent campagne en 1920 en appelant au « retour à la normale », par lequel ils entendaient notamment « mettre fin à l’autocratie de l’exécutif et rendre au peuple leur gouvernement constitutionnel » (Republican Party Platform of 1920). Les trois présidents de leur parti qui se succédèrent au 1600 Pennsylvania Avenue entre 1921 et 1933 tinrent cette promesse, dans la mesure où ils partageaient la même vision limitée du rôle de la fonction présidentielle. Le centre de gravité des institutions fédérales oscilla donc entre le Congrès et la Maison‑Blanche de façon cyclique.
La présidence de Trump peut être vue comme le résultat d’un mouvement de balancier similaire, qui s’enclencha en 1974 à la suite de la démission forcée de Richard Nixon pour éviter une destitution humiliante. Le scandale du Watergate et les nombreuses révélations sur les excès commis par le pouvoir exécutif conduisirent à l’adoption de plusieurs lois cherchant à réaffirmer la primauté du législatif sur l’exécutif : pour ne citer que deux exemples, le War Powers Act de 1973 rendit nécessaire l’accord du Congrès pour toute opération militaire de plus de 60 jours, tandis que l’Ethics in Government Act de 1978 créa l’Office of the Independent Counsel qui avait pour mission d’enquêter sur les affaires de corruption au sein de la Maison‑Blanche. Ces restrictions nourrirent le ressentiment du mouvement conservateur, dont les figures de proue au sein du Parti républicain réagirent en développant une nouvelle théorie dite de « l’exécutif unitaire », selon laquelle l’article II de la Constitution (qui définit la nature du pouvoir exécutif) donnerait au président le contrôle total des différentes entités administratives placées sous sa responsabilité. C’est au sein de l’Office of Legal Counsel de Ronald Reagan dans les années 1980 que ce concept fut pour la première fois déployé de façon systématique par des juristes conservateurs comme Samuel Alito, qui s’en servirent pour défendre les prérogatives de l’exécutif face à ce qu’ils considéraient comme les empiétements du judiciaire et du législatif (Barilleaux et Kelley 1‑14). En l’espace de quelques années, la défense d’une présidence forte devint ainsi une cause associée non plus au camp libéral mais à celui conservateur.
Ce renversement idéologique s’accompagna dans le dernier tiers du xxe siècle d’un autre mouvement de fond, à savoir la polarisation croissante de la vie politique, qui contribua à réduire la marge de manœuvre du président. Au milieu de ce siècle, il était encore relativement facile pour les deux principaux partis de trouver des points d’entente, dans la mesure où ils étaient chacun divisés entre une aile conservatrice et une aile libérale, ce qui permettait à ceux qui partageaient les mêmes idées de trouver des compromis en surmontant les étiquettes partisanes. Cette situation changea à partir des années 1960, lorsque ces deux partis (ainsi que, dans une moindre mesure, la population américaine dans son ensemble) commencèrent à se réorganiser lentement autour de deux pôles idéologiques opposés — les républicains devenant de plus en plus uniformément conservateurs et les démocrates de plus en plus uniformément libéraux, au sens américain du terme (Klein). Plusieurs facteurs contribuèrent à ce processus, mais l’un des plus importants fut sans doute la montée en puissance du mouvement conservateur, qui se traduisit par la création de nombreuses organisations très influentes, comme la Federalist Society dans le domaine juridique ou la chaîne d’information télévisée en continu Fox News dans le paysage médiatique (Zelizer et Kruse). Chacune à leur manière, ces différentes institutions aidèrent à recréer la forte polarisation qui caractérisait déjà le paysage politique américain à la fin du xixe siècle.
Alors que les deux principaux partis devenaient de plus en plus homogènes idéologiquement, ils virent aussi leur contrôle sur la vie politique s’affaiblir sous l’effet de la personnalisation croissante de celle‑ci durant cette même période. Trois facteurs y contribuèrent. En premier lieu, les primaires occupèrent une place de plus en plus importante dans le processus de sélection des candidats aux élections présidentielles à partir de la fin des années 1960, ce qui affaiblit le rôle des notables du parti (Shapiro et Rosenbluth 95‑127). Plus récemment, les réformes sur le financement des campagnes politiques sont aussi allées dans le même sens : le Bipartisan Campaign Finance Reform Act de 2002 a strictement limité le montant des fonds que les partis politiques pouvaient lever eux-mêmes afin d’influencer le résultat d’une élection (soft money), tandis qu’une série de décisions de la Cour suprême, dont la plus connue est Citizens United v. F.E.C. (2010), amena au contraire à la dérégulation presque totale des autres sources de financement disponibles aux candidats en leur nom propre, en particulier en provenance d’entreprises ou de riches donateurs privés, ces derniers étant de plus en plus en mesure d’exercer leur influence indépendamment des partis (Schaffner et La Raja). Enfin, la diffusion de nouveaux moyens de communication comme l’internet, les chaînes d’information en continu, et les réseaux sociaux rendit plus facile le contact direct entre candidats et électeurs, diminuant ainsi d’autant plus l’importance des partis politiques, dont l’une des fonctions principales avait toujours été de servir de courroie de transmission entre le niveau national et celui local. En personnalisant fortement la vie politique et en réduisant le contrôle exercé sur celle‑ci par les partis, ces trois facteurs rendirent plus facile le succès de candidats non adoubés par l’establishment.
En toile de fond de ces différents développements, la confiance de la population américaine vis-à-vis de son gouvernement connut aussi un déclin marqué à partir de la fin du xxe siècle. En 1972, seulement 29 % des participants à un sondage organisé par la firme Gallup affirmaient n’avoir peu ou aucune confiance en leur gouvernement pour gérer les problèmes de politique intérieure ; ils étaient 46 % en 2005 et un peu plus de la moitié en 2016. Cette baisse est d’autant plus remarquable qu’elle n’affecta pas les trois branches du gouvernement américain de façon égale : alors que deux tiers des répondants maintinrent leur confiance envers le pouvoir judiciaire au cours de ces cinq décennies, la situation de l’exécutif et du législatif se détériora très fortement. Le pourcentage de réponses négatives concernant ce dernier passa de seulement un quart en 1972 à près des deux tiers en 2016, tandis que la part de ceux qui ne faisaient pas confiance à l’exécutif augmenta du quart à près de la moitié de la population durant la même période (« Trust in Government » n.d.). Le fait que cette baisse de confiance se soit vérifiée pendant près d’un demi‑siècle, quelle que soit l’affiliation politique de l’occupant de la Maison‑Blanche, montre bien que c’est la fonction elle‑même qui a perdu de son prestige.
L’influence de ces différentes tendances de fond se fit sentir au début du nouveau millénaire. Sous George W. Bush (2001‑2009), les conservateurs continuèrent à défendre la vision d’une présidence forte à laquelle ils s’étaient ralliés plusieurs décennies plus tôt. En tant que directeur de cabinet de Gerald Ford au milieu des années 1970, son vice‑président Richard Cheney avait lui‑même fait l’expérience d’un exécutif faible, et il nomma aux postes à responsabilité au début des années 2000 des personnes qui étaient comme lui déterminées à empêcher le retour d’une telle situation. Durant cette période, l’administration Bush utilisa le terme d’« exécutif unitaire » 145 fois en public, se servant de cette théorie pour défendre sa vision unilatéraliste et refuser toute coopération avec le législatif (Barilleaux et Kelley 5). L’élection de Barack Obama en 2008 confirma le déclin de l’influence des appareils de parti, en montrant qu’il était possible pour un outsider de s’imposer face à la candidate désignée de l’establishment démocrate, Hillary Clinton. Cet exploit était le résultat à la fois du charisme d’Obama et de l’utilisation systématique par sa campagne des réseaux sociaux pour mobiliser sa base et solliciter le plus de donations possibles (Johnson). Même s’il ne partageait pas la vision d’un exécutif tout-puissant défendue par le mouvement conservateur, une fois en poste Obama chercha néanmoins comme tous ses prédécesseurs à défendre les prérogatives de l’exécutif, n’hésitant pas par exemple à se servir des décrets présidentiels pour agir unilatéralement sur des sujets importants lorsque le Congrès s’y refusait, comme ce fut le cas en 2012 lorsqu’il institua un programme de protection pour les enfants arrivés sur le sol américain sans papiers (Deferred Action for Childhood Arrivals, ou DACA).
Avant même que Trump n’accède au pouvoir en janvier 2017, la fonction qu’il allait occuper avait donc déjà subi une profonde transformation sous l’influence de plusieurs facteurs, tant sur le long terme qu’à plus courte échéance. En lieu et place de la poignée d’employés chargés du courrier sous William McKinley (1897‑1901), près de 1 800 personnes travaillaient maintenant sous l’autorité directe du président avec un budget de plus de 700 millions de dollars (Executive Office of the President). Cette croissance prononcée de la capacité administrative de la fonction présidentielle s’est accompagnée d’une réduction tout aussi marquée de son autorité symbolique après le scandale du Watergate, qui marqua le début du déclin de la confiance accordée à l’exécutif par la population. Deux autres tendances de fonds de la vie politique américaine à la fin du xxe siècle jouèrent aussi leur rôle : d’une part le fait que celle‑ci se soit repolarisée, réduisant ainsi de façon significative la marge de manœuvre accordée au président en le forçant à s’identifier plus fermement avec l’un ou l’autre des deux pôles idéologiques, et d’autre part le fait qu’elle se soit fortement personnalisée, ce qui donna au président une plus grande liberté d’action vis-à-vis des appareils de partis et autres corps intermédiaires, comme par exemple la presse. Enfin, Trump fut élu dans le sillage d’un renversement historique qui vit le camp conservateur s’approprier la défense d’un pouvoir exécutif fort. Ce processus allait connaître son apogée durant son administration.
Les limites de la présidence Trump
Si la fonction présidentielle fut façonnée par plusieurs tendances de fond historiques qui dépassaient Trump, il est important de souligner que lui-même ne représentait pas non plus une offre politique entièrement neuve. Bien au contraire, ses idées et son parcours représentaient plutôt la convergence de plusieurs archétypes profondément inscrits dans la tradition politique américaine depuis plus d’un siècle. Il était par exemple loin d’être le premier homme d’affaires à se servir de sa fortune personnelle pour construire sa carrière politique. En 1918, le magnat de l’automobile Henry Ford fut candidat au Sénat dans le Michigan (il perdit de justesse) et il utilisa plus tard son propre journal afin de diffuser les théories antisémites inventées par Les Protocoles des Sages de Sion. En 1992 et en 1996, l’homme d’affaires milliardaire Ross Perot fit campagne pour l’élection présidentielle en tant que populiste, s’opposant au libre-échange et appelant à durcir la politique migratoire. Son message connut un succès certain, puisqu’il obtint près de 19 % des voix lors de sa première tentative et 8 % lors de sa seconde (Federal Election Commission). Nombreux furent aussi ceux qui, à travers l’histoire américaine, cherchèrent à exploiter la peur et la haine envers certains groupes sociaux : après Ford vint par exemple dans les années 1930 le prêtre catholique Charles Coughlin, qui se servit de ses talents d’orateurs pour attaquer les Juifs dans une émission radiophonique à succès. Le fameux slogan de Trump, « America First », avait par ailleurs une longue histoire : il fut utilisé d’abord par le Parti républicain à la fin du xixe siècle avant d’être repris par le second Ku Klux Klan dans l’entre-deux-guerres pour appeler la population WASP à se mobiliser contre les nouveaux immigrants d’Europe du Sud et de l’Est, puis enfin d’être récupéré par l’America First Committee, un groupe de militants isolationnistes formé à la fin des années 1930 pour maintenir les États‑Unis en‑dehors de la Seconde Guerre mondiale (Churchwell).
Le soutien affiché de Trump pour la mouvance suprémaciste blanche ne constituait pas non plus une rupture mais bien un retour au registre ouvertement raciste qu’avaient employé de nombreux hommes politiques pour s’opposer aux avancées du mouvement des droits civiques au milieu du xxe siècle. Parmi ceux‑ci, le plus connu fut sans aucun doute George Wallace, le gouverneur démocrate de l’Alabama qui fit candidature trois fois à l’élection présidentielle dans les années 1960 et 1970 ; comme Trump, son message raciste décomplexé s’adressait principalement à la classe ouvrière blanche (D. T. Carter). Le natif de New York ne fut de surcroît pas le premier à utiliser sa maîtrise de la communication et des médias à des fins politiques : dans les années 1930, Huey Long se servit de ces mêmes talents pour transformer l’État de Louisiane en son fief personnel, mettant en place un régime clientéliste où la loyauté passait avant la compétence et où les médias qui le critiquaient étaient censurés (White). À l’aube de la guerre froide, le républicain du Wisconsin Joseph McCarthy sut lui aussi jouer sur l’appétit des médias pour le sensationnel afin de nourrir sa propre croisade anti-communiste sans se préoccuper outre mesure de la véracité de ses accusations. Enfin, c’est en mettant à profit son talent d’orateur que l’ancien acteur Hollywoodien Ronald Reagan se fit un nom au sein du mouvement conservateur, ce qui lui ouvrit la voie vers la Maison‑Blanche — c’est d’ailleurs de sa campagne présidentielle de 1980 qu’est né le slogan « Make America Great Again ». Que Trump en soit conscient ou non, le chemin qu’il suivit pour accéder à la Maison‑Blanche avait été balisé par ces nombreux prédécesseurs.
Une fois élu, il dut néanmoins faire face à de nombreuses difficultés, au premier rang desquelles se trouvait un système politique conçu pour favoriser le compromis mais dont le fonctionnement était rendu de plus en plus difficile par la polarisation. Alors même qu’il fit campagne sur un programme populiste promettant de ne pas diminuer les aides sociales et dénonçant la façon dont l’économie profitait surtout aux plus riches, toute coalition avec le Parti démocrate (dont beaucoup des membres partageaient ces idées) fut rendue presque impossible par ses nombreuses prises de position racistes et xénophobes ainsi que par son désintérêt marqué pour toute tentative de négociation sérieuse. Il fut donc forcé de se plier aux préférences du camp républicain, ce qui le conduisit à défendre un projet de réforme fiscale, le Tax Cuts and Jobs Act de 2017, qui se rapprochait de l’orthodoxie conservatrice en bénéficiant surtout aux plus riches et en creusant de façon significative le déficit. Cette loi s’avéra être la seule réussite législative majeure de son mandat, dans la mesure où sa tentative d’abroger la réforme de l’assurance santé passée par son prédécesseur se solda par un échec cuisant. Face à la difficulté de faire adopter ses projets de loi par le Congrès, Trump eut de plus en plus fréquemment recours aux décrets présidentiels (executive orders), tout comme Obama avant lui. Dès les premiers jours de son mandat, il interdit ainsi aux ressortissants de plusieurs pays à majorité musulmane d’entrer sur le territoire américain. En l’espace de trois ans et demi au pouvoir, il fit recours à ces décrets presque 50 fois par an en moyenne (Rudalevige 24), une pratique que ses opposants voyaient comme la preuve de son penchant autoritaire mais qui constituait en réalité surtout un aveu de faiblesse. Bien que ces décrets lui permissent d’agir de façon unilatérale, ils n’avaient en effet pas force de loi et pouvaient donc plus facilement être remis en cause ultérieurement — comme ce fut le cas par exemple lorsque les tentatives de Trump d’annuler le programme DACA par décret furent plusieurs fois reboutées par des juges (Shear et Dickerson).
Si la polarisation exacerbée diminua ses marges de manœuvre, Trump dut aussi gérer le conflit avec l’administration. Il fut le premier président à se poser si ouvertement en adversaire de la bureaucratie, se servant de l’image du deep state ou « État profond » dans sa stratégie de communication afin de dénoncer les fonctionnaires qui se servaient selon lui de leur position protégée dans l’appareil d’État pour saboter la mise en œuvre de ses politiques et divulguer des informations confidentielles aux médias. L’hostilité de Trump se manifesta d’abord dans sa décision de ne pas pourvoir un nombre record de postes clés dans sa propre administration, tout en nommant à la tête de certaines agences des personnalités ouvertement opposées à leur mission, comme Scott Pruitt à l’Environment Protection Agency (EPA), Rick Perry au Department of Energy, et Eugene Scalia au Department of Labor (Osnos 2018), faisant ainsi écho à la stratégie mise en place avant lui par Reagan. Cette guerre ouverte entre fonctionnaires de carrière et responsables politiques se traduisit soit par une vague de démissions, comme au Department of State (Farrow 2018), soit par des tentatives plus ou moins ouvertes de sabotage parmi les administrateurs qui choisirent de rester (Davenport 2020). Le fait que plusieurs hauts fonctionnaires décidèrent de témoigner contre Trump lors de la première procédure de destitution intentée contre lui en 2019‑2020 montre bien qu’ils étaient nombreux à considérer sa présidence comme une atteinte aux valeurs de professionnalisme, d’indépendance, et d’expertise dont ils se voulaient les garants.
Trump eut beau se servir de l’image du deep state pour alimenter son message populiste, son conflit ouvert avec l’administration finit par se retourner contre lui lorsqu’il fallut répondre à la pandémie de COVID‑19 qui fit surface début 2020. Deux ans plus tôt, son administration avait réformé le National Security Council en éliminant la structure spécifiquement dédiée à la surveillance des menaces biologiques créée par Obama, ce qui rendit la coordination de la réponse gouvernementale plus difficile. Trump contribua à brouiller encore plus les cartes en changeant constamment de message lors de ses interventions publiques : de janvier à la mi-mars, il n’eut de cesse de minimiser le danger posé par le virus, et ce alors même qu’il recevait depuis plusieurs mois déjà des rapports de ses services de renseignement l’avertissant de sa dangerosité. Alors même que les principaux experts en santé publique appelaient la population à prendre cette menace au sérieux, Trump envoya ensuite le message inverse en promettant que la crise serait finie avant Pâques, en refusant de porter un masque en public, et en critiquant ouvertement les experts qui le contredisaient (Rutledge). Bien que l’opération Warp Speed, qu’il lança au printemps 2020, ait beaucoup aidé à accélérer le développement de nouveaux vaccins, Trump handicapa la réponse à l’épidémie en refusant d’utiliser la pleine mesure de ses pouvoirs pour faciliter la production de produits de première nécessité et de coordonner l’action des gouverneurs d’États. Le résultat est que, alors même que les États‑Unis étaient considérés en 2019 comme le pays le mieux préparé au monde face aux risques sanitaires, plus d’un an après le déclenchement de la pandémie ils étaient aussi celui qui comptait le plus grand nombre de morts du virus en termes absolus (plus de 600 000 à la fin mai 2021) (Cameron et al.). Dans la mesure où la dégradation de la situation sanitaire à l’automne 2020 contribua à la défaite de la campagne de Trump pour un second mandat (Baccini et al.), on peut en conclure que son combat contre l’administration finit par se retourner contre lui.
Pour justifier son approche autoritaire du pouvoir, Trump se reposa sur la même théorie de l’exécutif unitaire déployée par ses prédécesseurs républicains. Durant la première phase de l’épidémie au printemps 2020, alors qu’il était en conflit avec les gouverneurs des États fédérés par rapport à la gestion de crise, il déclara ainsi que « [l]orsque quelqu’un est le président des États‑Unis, l’autorité est totale » (Baker et Haberman). Cette attitude était manifeste dès les premiers jours de sa présidence : sa décision de lancer par décret en janvier 2017 la construction d’un mur à la frontière avec le Mexique, sans l’accord préalable du Congrès, suscita des inquiétudes même parmi les rangs de ceux qui avaient défendu l’idée d’une présidence forte sous George W. Bush (Yoo). Trump ne dévia néanmoins pas de sa ligne, n’hésitant pas à aller défendre jusque devant la Cour suprême l’idée que la fonction présidentielle ne devrait être sujette à aucun contrôle externe (un argument que cette même Cour rejeta néanmoins par une majorité de 7 voix contre 2) (Liptak). Son dernier ministre de la Justice, William Barr, fut choisi en grande partie parce qu’il le rejoignait sur ce point : lui‑même avait défendu de telles idées depuis les années 1980, et en particulier sous la présidence de George H. W. Bush, dont il fut déjà le ministre de la Justice. Durant la première procédure de destitution intentée contre Trump, Barr appuya l’argument des avocats du président selon lequel rien ne les obligeait à collaborer avec le Congrès en fournissant les documents nécessaires à l’instruction du dossier (Rohde 2020).
Ces différentes prises de position eurent un effet paradoxal. Elles contribuèrent à renforcer l’idée, très répandue parmi ses opposants, selon laquelle Trump constituerait un danger mortel pour la démocratie américaine. Avec un peu de recul, on constate néanmoins que sa présidence eut aussi l’effet inverse, amenant à une revigoration de certaines des institutions les plus importantes de cette même démocratie, comme par exemple la presse. Malgré ses attaques répétées contre les fake news et ses menaces — jamais mises à exécution — d’affaiblir les protections légales dont bénéficiaient les médias, son arrivée au pouvoir s’avéra être une véritable bénédiction pour les organes de presse nationaux les plus en vue tels que le Washington Post, le New York Times, ou le New Yorker, qui virent le nombre de leurs abonnés augmenter considérablement, au point que l’on parla d’un « Trump Bump » (Doctor). Non seulement les attaques du 45e président incitèrent‑elles un grand nombre d’Américains à soutenir plus activement leurs institutions médiatiques, mais ses nombreuses allégations mensongères conduisirent aussi à un changement subtil dans l’éthique d’objectivité à laquelle souscrivaient la plupart des journalistes du pays, selon laquelle ils devaient laisser de côté leur propre opinion pour fournir l’information la plus factuelle et neutre possible (Kaplan). Au début de sa campagne présidentielle en 2015, la plupart des organes de presse les plus importants ne dénoncèrent pas ouvertement le caractère fallacieux de ses propos, qui viraient souvent à la théorie du complot : ce ne fut par exemple qu’en septembre 2016, longtemps après que Trump commença à répandre des fausses rumeurs sur le lieu de naissance de Barack Obama, que le Times publia une manchette reconnaissant ces allégations pour ce qu’elles étaient, à savoir un mensonge délibéré (lie) (Barbaro). Vers la fin de son mandat, le même journal ne se privait plus de pointer ouvertement et régulièrement les écarts du président avec la réalité : dans une manchette à propos des efforts de Trump pour s’assurer le soutien d’un état pivot pour sa réélection en 2020, on pouvait par exemple lire que « Trump Encourages People in North Carolina to Vote Twice, Which Is Illegal » (Haberman et Saul). La dernière partie de ce titre montre bien comment l’utilisation constante de contre-vérités par le 45e président a amené la presse à abandonner, ou du moins à nuancer, la stricte séparation qui régnait jusqu’alors entre faits et opinions pour adopter une attitude plus engagée, contribuant donc à affaiblir le prestige et l’autorité dont jouissait jusqu’alors le bully pulpit de l’occupant de la Maison‑Blanche.
Ce qui est vrai pour la presse l’est aussi pour d’autres pans de la société. Tout au long des années 2010, les plus grandes entreprises américaines prirent des positions de plus en plus libérales sur de nombreux sujets en dehors de la sphère strictement économique, comme la défense des droits accordés aux personnes LGBTQ, l’avortement, ou la brutalité policière (Sorkin). De façon plus générale, le fossé entre le degré de soutien de la population pour le Parti démocrate par rapport à celui pour le Parti républicain se creusa sous l’administration Trump, comme l’a illustré par exemple le plus grand nombre de contributions que recueillit la campagne de Biden par rapport à celle de Trump en 2020 (Schaul et al.). Le même fossé se retrouve lorsque l’on observe le nombre de personnes ayant participé à des manifestations politiques majeures au cours des dix dernières années : alors que le mouvement conservateur du Tea Party n’avait mobilisé à son pic que plus d’une dizaine de milliers de personnes lors de la Taxpayer March on Washington en 2009, la Women’s March en janvier 2017, la March for Our Lives en 2018, et les manifestations du mouvement Black Lives Matter en réaction au meurtre de George Floyd à l’été 2020 rassemblèrent chacune plusieurs millions de personnes, voire des dizaines de millions pour ces dernières (Hanania). Trump n’est certes pas entièrement à l’origine de cette vague de mobilisation sociale (les sondages montrent qu’une part grandissante de l’opinion publique soutenait déjà des positions plus libérales sur des questions de société avant même le début de son mandat), mais il semble néanmoins avoir fait l’effet d’un catalyseur en servant de repoussoir à une grande partie de la gauche (Yglesias). Si l’on peut juger le succès d’une présidence par sa capacité à créer le consensus derrière ses idées, il semble donc que celle de Trump ait été là aussi contre-productive, puisqu’elle conduisit plutôt à renforcer la mobilisation de ses adversaires (même si celle de ses supporteurs n’a pas non plus faibli, dans la mesure où il remporta 10 millions de voix supplémentaires en 2016 par rapport à 2020) (Fessenden et al.).
Certains aspects de la politique étrangère de Trump eurent le même effet contre-productif. Son mépris affiché pour le multilatéralisme ne réussit par exemple qu’à affaiblir la position à la fois symbolique et stratégique de son propre pays. Là encore, cette préférence pour l’unilatéralisme n’était pas entièrement neuve : à la suite des attaques du 11 Septembre, George W. Bush n’avait pas non plus hésité à passer outre l’opposition de pays comme la France ou l’Allemagne pour envahir l’Irak. Trump alla toutefois encore plus loin en retirant les États‑Unis de plusieurs accords et institutions internationales dans lesquels ils avaient pourtant joué un rôle clé (tels que l’Organisation mondiale de la Santé, les Accords de Paris sur le climat, ceux de Vienne sur le nucléaire iranien, ou encore le Partenariat transpacifique), laissant ainsi le champ libre à d’autres puissances montantes comme la Chine. Il ne se priva pas non plus de critiquer ouvertement les alliés historiques de son pays tels l’Union européenne, le Japon, ou la Corée du Sud, qu’il voyait moins comme des partenaires essentiels d’un ordre mondial créé par les États‑Unis et plus comme des rivaux commerciaux déloyaux. Même dans le domaine de la politique étrangère, où le président jouissait traditionnellement d’une plus grande autonomie, Trump ne put toutefois pas se désolidariser complètement du Congrès, qui bloqua par exemple sa décision prise à l’été 2020 de diminuer de plus de 10 000 le nombre de soldats américains présents en Allemagne en réponse au refus du gouvernement Merkel de contribuer plus à sa propre défense (Cooper). L’attitude erratique et arrogante du 45e président conduisit aussi à une perte considérable de prestige pour son pays sur la scène internationale, comme on put le voir par exemple lors de son discours devant l’assemblée générale de l’ONU en septembre 2018, où sa déclaration d’avoir accompli « plus que n’importe quelle autre administration dans l’histoire » de son pays provoqua l’hilarité générale du public (Schwirtz).
Conclusion
Tant sur le plan de la politique étrangère que de celle intérieure, le mandat de Trump n’eut donc d’impérial que le nom. Son omniprésence dans les médias et son mépris affiché pour les normes de la vie politique américaine amenèrent nombre de commentateurs à s’alarmer de la montée en puissance d’un exécutif autoritaire. Avec le bénéfice du recul, il est aujourd’hui clair que le 45e président se montra néanmoins tout aussi incapable que ses prédécesseurs de renverser les tendances de fond qui avaient contribué à affaiblir sa fonction depuis déjà plusieurs décennies. La polarisation du système politique réduisit ses marges de manœuvre et le força à traiter en priorité avec les élites conservatrices qui dominaient le Parti républicain mais ne partageaient pas nécessairement ses idées populistes. La situation était paradoxale : d’une part, l’affaiblissement des appareils de parti dû à la montée en puissance des primaires et des réseaux sociaux permit à Trump d’abord d’être élu alors qu’il était loin d’être le candidat favori de l’establishment de son parti, puis ensuite de s’assurer la loyauté presque inconditionnelle d’une grande partie de sa base électorale, qui ne le considérait pourtant pas comme le candidat idéal au départ. D’autre part, les élites républicaines en poste au Congrès ainsi que leurs alliés au sein de la Cour suprême continuèrent à jouer leur rôle de contre-pouvoirs, en refusant par exemple de soutenir sa tentative de rapprochement avec la Russie ou en rejetant l’argument selon lequel le président serait au-dessus des lois. Les attaques incessantes de Trump contre les fake news ne firent qu’encourager un plus grand nombre d’Américains à s’abonner à des organes de presse, tandis que ses positions outrancières sur plusieurs sujets de société mobilisèrent contre lui une partie grandissante de la société. Enfin, le conflit larvé entre la Maison‑Blanche et l’administration fédérale, qui couvait déjà depuis les années 1980, prit cette fois une place centrale dans le discours politique. Là encore, il n’est toutefois pas sûr que Trump en soit sorti vainqueur, dans la mesure où ses efforts pour politiser la gestion de la crise sanitaire furent en grande partie responsables de l’aggravation de celle‑ci et donc indirectement de sa défaite aux urnes en novembre 2020.
À l’heure où la confiance accordée par le public américain à l’exécutif continue d’être à un niveau historiquement bas, nous sommes donc loin de l’aura d’autorité dont jouissait le président dans les années 1960 et contre laquelle réagit Schlesinger avec The Imperial Presidency en 1973. Les limites au pouvoir du président demeurent aujourd’hui bien réelles, même si elles sont obscurcies par la fascination que celui‑ci exerce dans les médias. Au lieu d’un empereur en puissance, la présidence Trump semble plutôt témoigner d’un exécutif en position de faiblesse ou du moins défensive, non seulement vis-à-vis des deux autres pouvoirs définis par la Constitution mais aussi d’autres acteurs clés du jeux politique comme l’opinion publique, la bureaucratie, et la presse. Le fait que Trump se soit senti obligé d’insister si fréquemment en public sur l’étendue de ses pouvoirs en dit sans doute beaucoup, en creux, sur les limites auxquelles il se savait confronté.
Dans la mesure où les différentes tendances de fond que nous avons évoquées continuent d’être à l’œuvre aujourd’hui, il est difficile d’imaginer que la situation de l’exécutif puisse changer profondément dans un futur proche. Il n’est toutefois pas impossible qu’un nouveau président plus consensuel et compétent que Trump soit en mesure de remplir à nouveau le capital de confiance épuisé par ce dernier, ou qu’une nouvelle crise du même type que celles décrites par Schlesinger ne lui accorde encore plus de pouvoir. Il ne faut pas non plus exagérer l’étendue du déclin de l’exécutif aux États‑Unis, car les pouvoirs à sa disposition — notamment dans les domaines de l’immigration, de la défense, et du renseignement — demeurent encore de loin supérieurs à ceux dont jouissent bien d’autres chefs d’État à travers le monde. La déchéance de la « présidence impériale » est donc très relative.
Gardons‑nous aussi de conclure que le système politique américain serait hors de danger, simplement parce que l’influence de Trump aurait été exagérée. Son administration n’a fait qu’accélérer un processus déjà enclenché depuis plusieurs décennies et qui continuera très vraisemblablement après elle, à savoir la réorganisation du Parti républicain autour de la défense des intérêts d’une majorité de la population blanche face aux minorités raciales. Au nom de ce combat, de plus en plus de membres de ce parti se sont montrés prêts à s’affranchir des règles élémentaires du jeu politique, comme on put le voir avec l’assaut sur le Capitole du 6 janvier 2021. Le fait que les leaders du Parti républicain aient refusé de soutenir le projet d’une commission bipartisane pour mener l’enquête sur les origines de cette insurrection montre bien qu’ils restent encore attachés aux idées défendues par Trump, même si lui-même n’est plus en poste. Le principal facteur d’instabilité menaçant actuellement les États‑Unis est donc moins l’accroissement des pouvoirs du président que la radicalisation du système politique dans son ensemble, qui semble encore loin d’être arrivée à son terme.